La Presse Anarchiste

Commentaires sur le 2e congrès de l’I.F.A. – Août 1971

Disons tout d’a­bord que nous n’a­vons reçu les bul­le­tins C.R.I.F.A. N° 9 – 10 qu’à notre arri­vée à Paris, et dans ces condi­tions, n’ayant pas d’élé­ments d’ap­pré­cia­tion sur les thèses devant s’af­fron­ter, nous n’a­vons pu pré­sen­ter une inter­ven­tion du groupe autre que celle figu­rant dans une par­tie des bul­le­tins CRIFA 9 – 10.

L’O.R.A. et les groupes F.A. d’As­nières et Kro­po­tI­nine ont dif­fu­sé dès la pre­mière séance divers docu­ments qui situaient d’emblée les points d’a­chop­pe­ment du congrès.

La posi­tion de l’O.R.A. est solide, cohé­rente et vise essen­tiel­le­ment à orien­ter l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire clas­sique vers le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire d’ins­pi­ra­tion mar­xiste-léni­niste (thèse sta­li­nienne de l’an­ti-cos­mo­po­li­tisme, inser­tion dans les mou­ve­ments de libé­ra­tion natio­nale, déter­mi­nisme éco­no­mique, pri­mau­té de la lutte poli­tique, orga­ni­sa­tion cen­tra­li­sée et homo­gène). Une telle démarche sup­pose l’é­li­mi­na­tion des diverses options anar­chistes (indi­vi­dua­lisme, anar­cho-syn­di­ca­lisme, huma­nisme, espé­ran­tisme, under­ground etc.) des­ti­nées « à la pou­belle de l’his­toire », et ten­dra de plus en plus à se dis­tin­guer de l’a­nar­chisme tra­di­tion­nel par le rejet du vocable « anar­chisme » et l’a­dop­tion du terme exclu­sif « com­mu­nisme libertaire ».

Il s’a­gis­sait de savoir si les orga­ni­sa­tions pré­sentes au congrès, repré­sen­ta­tives du mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal, se révé­le­raient prêtes à emboî­ter le pas. Cela devait se tra­duire au niveau du congrès par la défi­ni­tion claire et pré­cise d’une stra­té­gie révo­lu­tion­naire, mais cela impli­quait éga­le­ment la recherche d’une majo­ri­té déter­mi­nant l’o­rien­ta­tion sou­hai­tée et la condam­na­tion voire l’ex­clu­sion des opposants.

En fait il s’a­gis­sait de reje­ter la notion d’une inter­na­tio­nale plu­ra­liste pour s’o­rien­ter vers une inter­na­tio­nale de ten­dance exclu­sive « com­mu­niste-liber­taire » qui devait se confondre avec « l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire ». L’emploi de ce der­nier terme était réel­le­ment l’ar­gu­ment-mas­sue de l’O.R.A., car l’I.F.A. dans l’es­prit de ses pro­mo­teurs devait être repré­sen­ta­tive de l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire. Tou­te­fois le mot « révo­lu­tion­naire » recouvre nombre d’op­tions dif­fé­rentes et ne sau­rait se réduire à une ten­dance exclu­sive ; il a fal­lu attendre le qua­trième jour pour que la qua­si-una­ni­mi­té se fasse sur une concep­tion « syn­thé­tique » de l’a­nar­chisme défen­due par le délé­gué de la F.A.I. (Esp.)

L’af­faire cubaine devait être symp­to­ma­tique à cet égard. Nous qui conce­vions le congrès comme un tra­vail d’in­for­ma­tion sur les luttes et la situa­tion des mou­ve­ments anar­chistes dans le monde, comme une confron­ta­tion entre les dif­fé­rentes thèses et posi­tions de l’a­nar­chisme inter­na­tio­nal, nous pou­vions admettre une motion fai­sant res­sor­tir la contra­dic­tion entre la posi­tion cubaine réfor­miste et le mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal, nous ne pou­vions admettre qu’une orga­ni­sa­tion liber­taire pré­co­ni­sant une stra­té­gie « style Leval » qui res­sort éga­le­ment de la pen­sée anar­chiste soit exclue de ce fait (à moins de prou­ver la col­lu­sion avec la C.I.A. ce qui n’a pas été fait).

Pour qu’une stra­té­gie révo­lu­tion­naire puisse se déter­mi­ner (en admet­tant que ce soit là l’ob­jec­tif du congrès), il est essen­tiel que la thèse évo­lu­tion­niste puisse se faire entendre, à défaut nous assis­te­rons à une sur­en­chère révo­lu­tion­naire déma­go­gique, à un véri­table ter­ro­risme intel­lec­tuel, à une phra­séo­lo­gie creuse autant qu’inconséquente.

Il nous semble d’ailleurs aber­rant de vou­loir défi­nir une orien­ta­tion unique pour l’a­nar­chisme mon­dial, les condi­tions sociales, éco­no­miques, poli­tiques, cultu­relles, etc., de chaque région, nation, conti­nent étant le plus sou­vent tota­le­ment dif­fé­rentes, l’a­nar­chisme doit au contraire emprun­ter les voies diverses et spé­ci­fiques de chaque pays, ceci à par­tir de pos­tu­lats fon­da­men­taux et sans devoir tran­si­ger si peu que ce soit sur les posi­tions de prin­cipe, et c’é­tait réel­le­ment le tra­vail du congrès de mesu­rer les obs­tacles, les dif­fi­cul­tés, de trou­ver aus­si les points de ren­contre où la coor­di­na­tion entre les divers pays repré­sen­te­rait un gigan­tesque pas en avant.

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L’in­di­vi­dua­lisme anar­chiste en tant que ten­dance exclu­sive, se cou­pant des réa­li­tés sociales, éco­no­miques et poli­tiques, évo­lue très rapi­de­ment vers une concep­tion aris­to­cra­tique, éso­té­rique, et à la limite finit par se confondre avec l’in­di­vi­dua­lisme bourgeois.

Le com­mu­nisme liber­taire, s’il n’est impré­gné d’in­di­vi­dua­lisme anar­chiste, s’il ne se fonde pas sur l’ac­tion anar­cho-syn­di­ca­liste dans les classes-ouvrières, dégé­nère en un avant-gar­disme poli­tique qui ne se dis­tingue guère du com­mu­nisme auto­ri­taire qui lui aus­si se réclame d’un fina­lisme anti-éta­tique et libertaire.

L’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme, s’il n’est ani­mé du souffle com­mu­niste liber­taire, s’il méprise tout l’ap­port indi­vi­dua­liste anar­chiste, se cor­rompt et s’embourbe dans la conci­lia­tion et le réformisme.

L’ex­trême dif­fi­cul­té d’une for­ma­tion syn­thé­ti­sant les dif­fé­rentes options anar­chistes peut expli­quer ces luttes fra­tri­cides dans le camp liber­taire qui occupent sou­vent plus de place que le com­bat contre les deux faces d’un même enne­mi : l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique et l’op­pres­sion politique.

La cou­pure qui s’est faite entre les délé­ga­tions nor­diques et anglo-saxonnes d’une part, et les fédé­ra­tions latines d’autre part réin­tro­duit une nou­velle dimen­sion. Il s’a­git de savoir si l’a­nar­chisme social tra­di­tion­nel est en mesure d’être revi­go­ré par les formes nou­velles de la révolte mar­gi­nale ou non ; le mou­ve­ment under­ground réac­tua­lise les thèses indi­vi­dua­listes les plus clas­siques, la libre sexua­li­té, l’an­ti­mi­li­ta­risme, le paci­fisme, la vie com­mu­nau­taire, etc., il nous rap­pelle que nous ne détrui­rons les fon­de­ments socio-éco­no­miques de cette socié­té sans bri­ser les « cadres de l’a­lié­na­tion » et inver­se­ment. Il nous rap­pelle que la lutte révo­lu­tion­naire est mul­ti­forme et ne sau­rait se réduire au seul ter­rain éco­no­mique et poli­tique, il nous rap­pelle que toute la puis­sance du capi­ta­lisme réside clans la sou­mis­sion des tra­vailleurs et qu’à la base même de cette sou­mis­sion, il y a l’im­pré­gna­tion de valeurs tra­di­tion­nelles bour­geoises et religieuses.

Si l’a­nar­chisme « orga­ni­sé » est inca­pable de faire place à ces formes nou­velles de lutte, et il est en fait le seul à pou­voir les inté­grer d’une façon consé­quente car elles sont d’ins­pi­ra­tion authen­ti­que­ment liber­taire, elles seront récu­pé­rées autant par les cir­cuits com­mer­ciaux que par les confu­sion­nistes de tout poil chez qui l’on retrouve tou­jours l’empreinte du dieu Mao.

Il ne s’a­git pas ici d’un choix arbi­traire entre vio­lence et non-vio­lence, chaque mou­ve­ment doit pou­voir défi­nir ses propres méthodes de lutte où vio­lence et non-vio­lence ne sont que les aspects tac­tiques cir­cons­tan­ciés d’une stra­té­gie révolutionnaire.

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La can­di­da­ture de l’Écosse à la prise en charge de la CRIFA posa sans doute le pro­blème le plus impor­tant. Lorsque le délé­gué ita­lien tente de réfu­ter toute dis­tinc­tion por­tant sur l’an­ta­go­nisme des géné­ra­tions, il n’a­borde véri­ta­ble­ment pas la ques­tion essen­tielle qui est beau­coup plus grave (quoique beau­coup moins déses­pé­rante en milieu anar­chiste) que cette que­relle d’âge. Il ne suf­fit pas de dire que l’on a fait place aux jeunes dans les fonc­tions res­pon­sables, toutes les for­ma­tions poli­tiques ou autres le font, il ne suf­fit pas de moder­ni­ser un lan­gage, de réno­ver la façade de l’or­ga­ni­sa­tion, il faut l’ou­vrir en per­ma­nence aux couches nou­velles militantes.

Dans toutes les orga­ni­sa­tions liber­taires, une cer­taine décan­ta­tion fait appa­raître un noyau mili­tant qui tend à se confondre avec un appa­reil plus ou moins occulte qui peut à la limite trans­for­mer les débats internes en for­ma­li­tés d’ap­pro­ba­tion des déci­sions prises entre quelques-uns. Le pro­blème n’est pas d’é­vi­ter ce phé­no­mène de décan­ta­tion, ce qui serait condam­ner l’or­ga­ni­sa­tion à une rapide déli­ques­cence, tout groupe humain n’a d’exis­tence que dans la for­ma­tion de ce noyau actif qui est en quelque sorte la colonne ver­té­brale du groupe.

Le véri­table pro­blème est de faci­li­ter la for­ma­tion per­ma­nente de ce noyau en don­nant à cha­cun la pos­si­bi­li­té de révé­ler le meilleur de lui-même. À par­tir du moment où la for­ma­tion per­ma­nente de ce noyau est blo­quée, la sclé­rose s’ins­talle et c’est alors la dégé­né­res­cence bureau­cra­tique où l’ap­pa­reil condamne l’or­ga­ni­sa­tion à tour­ner en rond autour de sa propre image.

La for­ma­tion per­ma­nente de ce noyau mili­tant ne peut être assu­rée que par l’a­dop­tion impé­ra­tive du prin­cipe de non-renou­vel­le­ment des man­dats de res­pon­sa­bi­li­té. Certes, dans la pra­tique, ce prin­cipe ne peut être appli­qué d’une façon abso­lue, mais une orga­ni­sa­tion qui ne fixe pas une limite à trois ou cinq ans pour le renou­vel­le­ment des man­dats ne peut pré­tendre être repré­sen­ta­tive d’un mou­ve­ment en prise sur l’é­vé­ne­ment, elle se condamne inévi­ta­ble­ment à la sclé­rose et à la bureau­cra­tie. Le mili­tant le plus dévoué devient un fonc­tion­naire sur qui repose toute l’or­ga­ni­sa­tion, qui s’i­den­ti­fie à elle, qui tiens celle-ci à bout de bras et qui passe le plus clair de son temps à refou­ler toute ten­ta­tive pou­vant déran­ger son petit confort intellectuel.

Ceci n’est pas écar­ter les mili­tants anciens, mais au contraire leur don­ner davan­tage de poids dans les orga­ni­sa­tions en refai­sant d’eux des mili­tants lucides et expé­ri­men­tés qui sont irrem­pla­çables dans une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire, et non plus des sym­boles d’une époque révo­lue figés et dépas­sés par la contes­ta­tion qu’ils sécrètent.

Ce n’est pas aux anar­chistes que nous décri­rons le méca­nisme du désordre, celui-ci se fonde sur la mesure auto­ri­taire, et l’in­ci­dent des bar­rières en est la plus écla­tante démons­tra­tion (mesure. Coer­ci­tive – contes­ta­tion – répres­sion – explo­sion) ; cet inci­dent révèle aus­si que nous ne sommes pas à l’a­bri de la pra­tique bureau­cra­tique et auto­ri­taire dont nous n’ex­tir­pe­rons les racines que par la trans­mu­ta­tion per­ma­nente de l’or­ga­ni­sa­tion, alors celle-ci devien­dra réel­le­ment anar­chiste et fédé­ra­liste, alors réel­le­ment elle sera en étroite sym­biose avec la sen­si­bi­li­té d’une époque.

La délé­guée de l’O­RA a fait jus­te­ment remar­quer ce vide entre les géné­ra­tions de mili­tants, vide qui tend à prou­ver l’i­nexis­tence des orga­ni­sa­tions anar­chistes durant les der­nières décen­nies. Si l’on veut prou­ver ain­si la néces­si­té de redon­ner à l’a­nar­chisme son conte­nu socia­liste révo­lu­tion­naire en éli­mi­nant tout le fatras d’un « huma­nisme pous­sié­reux », l’on oublie que la ré-actua­li­sa­tion de l’a­nar­chisme est due en bonne part à ses mul­tiples facettes huma­nistes libertaires.

Il y a une cin­quan­taine d’an­nées, le com­mu­nisme bol­che­viste pou­vait sem­bler à beau­coup « la jeu­nesse du monde » ; le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire et l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme ne sem­blaient plus que com­bat d’ar­rière-garde et les der­niers bas­tions de l’a­nar­chisme furent écra­sés les uns après les autres (U.R.S.S., Ita­lie, Espagne). Le mythe sovié­tique a régné sur le monde et a déter­mi­né les luttes ouvrières durant des dizaines d’an­nées pen­dant les­quelles nos cama­rades peu nom­breux, iso­lés, cou­pés sou­vent des racines popu­laires, ont tenu la per­ma­nence de la pen­sée anar­chiste et nous ne l’ou­blions pas.

L’ef­fon­dre­ment du bluff sovié­tique devait lais­ser un vide béant que ne par­ve­naient pas à com­bler les séduc­tions d’une socié­té de consom­ma­tion qui pou­vait cepen­dant trans­for­mer en veaux les adultes trau­ma­ti­sés par les mas­sacres, les pri­va­tions et les des­truc­tions de la seconde guerre mon­diale. L’homme ne vit pas que de pain et recherche sans cesse de nou­velles rai­sons de vivre et d’es­pé­rer, il ne pou­vait accep­ter la han­tise de la bombe sans cher­cher à démon­ter le mécanisme.

Face à un socia­lisme d’État qui mutile et oppresse l’in­di­vi­du, face à un capi­ta­lisme qui ne peut sur­vivre qu’en broyant l’homme tou­jours davan­tage, l’on vit resur­gir la reven­di­ca­tion liber­taire, sans que nos orga­ni­sa­tions y soient pour grand-chose et aus­si sans que nous sachions nous ins­crire effi­ca­ce­ment dans cette revendication.

Parce que le lan­gage était nou­veau et com­por­tait de nom­breuses ambi­guï­tés, nous avons joué les pro­fes­seurs, ser­mon­né, repous­sé, nous n’a­vons pas com­pris que c’é­tait nous qui avions davan­tage à apprendre, mais ceci ne serait rien encore car le mili­tant anar­chiste est le plus sou­vent ouvert à toute for­mu­la­tion nou­velle, mais nos grands prêtres inamo­vibles main­tinrent le mou­ve­ment en cha­pelles s’ex­com­mu­niant les unes les autres et refu­sèrent de sor­tir des sché­mas tra­di­tion­nels. Et nous en avons la démons­tra­tion fla­grante lorsque nous voyons une inter­na­tio­nale anar­chiste sou­te­nir la fic­tion d’une seule fédé­ra­tion par pays, alors que chaque délé­ga­tion natio­nale devrait être repré­sen­ta­tive de l’en­semble du mou­ve­ment dans chaque pays, un congrès anar­chiste ne peut avoir de sens que dans la confron­ta­tion des thèses spé­ci­fi­que­ment anar­chistes, en dehors de toute dis­cri­mi­na­tion repo­sant néces­sai­re­ment sur la mani­pu­la­tion du concept de majo­ri­té, le vote ne devant inter­ve­nir que pour des ques­tions mineures ou de procédure.

Il sem­blait que nous devions nous défendre en per­ma­nence contre l’in­fil­tra­tion d’i­déo­lo­gie mar­xiste, il appa­raît de plus en plus que c’est notre impuis­sance elle-même à pra­ti­quer une orga­ni­sa­tion rigou­reuse et consé­quente sur des bases fon­da­men­ta­le­ment anar­chistes qui sécrète en per­ma­nence un dévia­tion­nisme mar­xi­sant, et lorsque nous situons le véri­table pro­blème comme orga­ni­sa­tion­nel, nous avons conscience, à tort ou à rai­son, de nous atta­quer aux racines du mal dont souffre tout le mouvement.

Tels sont les quelques com­men­taires que nous tenions à faire sur ce congrès, et ne serait-ce que parce qu’il nous a aidé consi­dé­ra­ble­ment à pré­ci­ser notre pen­sée, nous le consi­dé­rons extrê­me­ment inté­res­sant et riche d’enseignements.

[/​La délé­ga­tion au congrès international

Union Anar­chiste d’Al­sace (groupe Voline)

fédé­ra­tion anarchiste/]

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