L’O.R.A. et les groupes F.A. d’Asnières et KropotInine ont diffusé dès la première séance divers documents qui situaient d’emblée les points d’achoppement du congrès.
La position de l’O.R.A. est solide, cohérente et vise essentiellement à orienter l’anarchisme révolutionnaire classique vers le mouvement révolutionnaire d’inspiration marxiste-léniniste (thèse stalinienne de l’anti-cosmopolitisme, insertion dans les mouvements de libération nationale, déterminisme économique, primauté de la lutte politique, organisation centralisée et homogène). Une telle démarche suppose l’élimination des diverses options anarchistes (individualisme, anarcho-syndicalisme, humanisme, espérantisme, underground etc.) destinées « à la poubelle de l’histoire », et tendra de plus en plus à se distinguer de l’anarchisme traditionnel par le rejet du vocable « anarchisme » et l’adoption du terme exclusif « communisme libertaire ».
Il s’agissait de savoir si les organisations présentes au congrès, représentatives du mouvement anarchiste international, se révéleraient prêtes à emboîter le pas. Cela devait se traduire au niveau du congrès par la définition claire et précise d’une stratégie révolutionnaire, mais cela impliquait également la recherche d’une majorité déterminant l’orientation souhaitée et la condamnation voire l’exclusion des opposants.
En fait il s’agissait de rejeter la notion d’une internationale pluraliste pour s’orienter vers une internationale de tendance exclusive « communiste-libertaire » qui devait se confondre avec « l’anarchisme révolutionnaire ». L’emploi de ce dernier terme était réellement l’argument-massue de l’O.R.A., car l’I.F.A. dans l’esprit de ses promoteurs devait être représentative de l’anarchisme révolutionnaire. Toutefois le mot « révolutionnaire » recouvre nombre d’options différentes et ne saurait se réduire à une tendance exclusive ; il a fallu attendre le quatrième jour pour que la quasi-unanimité se fasse sur une conception « synthétique » de l’anarchisme défendue par le délégué de la F.A.I. (Esp.)
L’affaire cubaine devait être symptomatique à cet égard. Nous qui concevions le congrès comme un travail d’information sur les luttes et la situation des mouvements anarchistes dans le monde, comme une confrontation entre les différentes thèses et positions de l’anarchisme international, nous pouvions admettre une motion faisant ressortir la contradiction entre la position cubaine réformiste et le mouvement anarchiste international, nous ne pouvions admettre qu’une organisation libertaire préconisant une stratégie « style Leval » qui ressort également de la pensée anarchiste soit exclue de ce fait (à moins de prouver la collusion avec la C.I.A. ce qui n’a pas été fait).
Pour qu’une stratégie révolutionnaire puisse se déterminer (en admettant que ce soit là l’objectif du congrès), il est essentiel que la thèse évolutionniste puisse se faire entendre, à défaut nous assisterons à une surenchère révolutionnaire démagogique, à un véritable terrorisme intellectuel, à une phraséologie creuse autant qu’inconséquente.
Il nous semble d’ailleurs aberrant de vouloir définir une orientation unique pour l’anarchisme mondial, les conditions sociales, économiques, politiques, culturelles, etc., de chaque région, nation, continent étant le plus souvent totalement différentes, l’anarchisme doit au contraire emprunter les voies diverses et spécifiques de chaque pays, ceci à partir de postulats fondamentaux et sans devoir transiger si peu que ce soit sur les positions de principe, et c’était réellement le travail du congrès de mesurer les obstacles, les difficultés, de trouver aussi les points de rencontre où la coordination entre les divers pays représenterait un gigantesque pas en avant.
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L’individualisme anarchiste en tant que tendance exclusive, se coupant des réalités sociales, économiques et politiques, évolue très rapidement vers une conception aristocratique, ésotérique, et à la limite finit par se confondre avec l’individualisme bourgeois.
Le communisme libertaire, s’il n’est imprégné d’individualisme anarchiste, s’il ne se fonde pas sur l’action anarcho-syndicaliste dans les classes-ouvrières, dégénère en un avant-gardisme politique qui ne se distingue guère du communisme autoritaire qui lui aussi se réclame d’un finalisme anti-étatique et libertaire.
L’anarcho-syndicalisme, s’il n’est animé du souffle communiste libertaire, s’il méprise tout l’apport individualiste anarchiste, se corrompt et s’embourbe dans la conciliation et le réformisme.
L’extrême difficulté d’une formation synthétisant les différentes options anarchistes peut expliquer ces luttes fratricides dans le camp libertaire qui occupent souvent plus de place que le combat contre les deux faces d’un même ennemi : l’exploitation économique et l’oppression politique.
La coupure qui s’est faite entre les délégations nordiques et anglo-saxonnes d’une part, et les fédérations latines d’autre part réintroduit une nouvelle dimension. Il s’agit de savoir si l’anarchisme social traditionnel est en mesure d’être revigoré par les formes nouvelles de la révolte marginale ou non ; le mouvement underground réactualise les thèses individualistes les plus classiques, la libre sexualité, l’antimilitarisme, le pacifisme, la vie communautaire, etc., il nous rappelle que nous ne détruirons les fondements socio-économiques de cette société sans briser les « cadres de l’aliénation » et inversement. Il nous rappelle que la lutte révolutionnaire est multiforme et ne saurait se réduire au seul terrain économique et politique, il nous rappelle que toute la puissance du capitalisme réside clans la soumission des travailleurs et qu’à la base même de cette soumission, il y a l’imprégnation de valeurs traditionnelles bourgeoises et religieuses.
Si l’anarchisme « organisé » est incapable de faire place à ces formes nouvelles de lutte, et il est en fait le seul à pouvoir les intégrer d’une façon conséquente car elles sont d’inspiration authentiquement libertaire, elles seront récupérées autant par les circuits commerciaux que par les confusionnistes de tout poil chez qui l’on retrouve toujours l’empreinte du dieu Mao.
Il ne s’agit pas ici d’un choix arbitraire entre violence et non-violence, chaque mouvement doit pouvoir définir ses propres méthodes de lutte où violence et non-violence ne sont que les aspects tactiques circonstanciés d’une stratégie révolutionnaire.
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La candidature de l’Écosse à la prise en charge de la CRIFA posa sans doute le problème le plus important. Lorsque le délégué italien tente de réfuter toute distinction portant sur l’antagonisme des générations, il n’aborde véritablement pas la question essentielle qui est beaucoup plus grave (quoique beaucoup moins désespérante en milieu anarchiste) que cette querelle d’âge. Il ne suffit pas de dire que l’on a fait place aux jeunes dans les fonctions responsables, toutes les formations politiques ou autres le font, il ne suffit pas de moderniser un langage, de rénover la façade de l’organisation, il faut l’ouvrir en permanence aux couches nouvelles militantes.
Dans toutes les organisations libertaires, une certaine décantation fait apparaître un noyau militant qui tend à se confondre avec un appareil plus ou moins occulte qui peut à la limite transformer les débats internes en formalités d’approbation des décisions prises entre quelques-uns. Le problème n’est pas d’éviter ce phénomène de décantation, ce qui serait condamner l’organisation à une rapide déliquescence, tout groupe humain n’a d’existence que dans la formation de ce noyau actif qui est en quelque sorte la colonne vertébrale du groupe.
Le véritable problème est de faciliter la formation permanente de ce noyau en donnant à chacun la possibilité de révéler le meilleur de lui-même. À partir du moment où la formation permanente de ce noyau est bloquée, la sclérose s’installe et c’est alors la dégénérescence bureaucratique où l’appareil condamne l’organisation à tourner en rond autour de sa propre image.
La formation permanente de ce noyau militant ne peut être assurée que par l’adoption impérative du principe de non-renouvellement des mandats de responsabilité. Certes, dans la pratique, ce principe ne peut être appliqué d’une façon absolue, mais une organisation qui ne fixe pas une limite à trois ou cinq ans pour le renouvellement des mandats ne peut prétendre être représentative d’un mouvement en prise sur l’événement, elle se condamne inévitablement à la sclérose et à la bureaucratie. Le militant le plus dévoué devient un fonctionnaire sur qui repose toute l’organisation, qui s’identifie à elle, qui tiens celle-ci à bout de bras et qui passe le plus clair de son temps à refouler toute tentative pouvant déranger son petit confort intellectuel.
Ceci n’est pas écarter les militants anciens, mais au contraire leur donner davantage de poids dans les organisations en refaisant d’eux des militants lucides et expérimentés qui sont irremplaçables dans une organisation révolutionnaire, et non plus des symboles d’une époque révolue figés et dépassés par la contestation qu’ils sécrètent.
Ce n’est pas aux anarchistes que nous décrirons le mécanisme du désordre, celui-ci se fonde sur la mesure autoritaire, et l’incident des barrières en est la plus éclatante démonstration (mesure. Coercitive – contestation – répression – explosion) ; cet incident révèle aussi que nous ne sommes pas à l’abri de la pratique bureaucratique et autoritaire dont nous n’extirperons les racines que par la transmutation permanente de l’organisation, alors celle-ci deviendra réellement anarchiste et fédéraliste, alors réellement elle sera en étroite symbiose avec la sensibilité d’une époque.
La déléguée de l’ORA a fait justement remarquer ce vide entre les générations de militants, vide qui tend à prouver l’inexistence des organisations anarchistes durant les dernières décennies. Si l’on veut prouver ainsi la nécessité de redonner à l’anarchisme son contenu socialiste révolutionnaire en éliminant tout le fatras d’un « humanisme poussiéreux », l’on oublie que la ré-actualisation de l’anarchisme est due en bonne part à ses multiples facettes humanistes libertaires.
Il y a une cinquantaine d’années, le communisme bolcheviste pouvait sembler à beaucoup « la jeunesse du monde » ; le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme ne semblaient plus que combat d’arrière-garde et les derniers bastions de l’anarchisme furent écrasés les uns après les autres (U.R.S.S., Italie, Espagne). Le mythe soviétique a régné sur le monde et a déterminé les luttes ouvrières durant des dizaines d’années pendant lesquelles nos camarades peu nombreux, isolés, coupés souvent des racines populaires, ont tenu la permanence de la pensée anarchiste et nous ne l’oublions pas.
L’effondrement du bluff soviétique devait laisser un vide béant que ne parvenaient pas à combler les séductions d’une société de consommation qui pouvait cependant transformer en veaux les adultes traumatisés par les massacres, les privations et les destructions de la seconde guerre mondiale. L’homme ne vit pas que de pain et recherche sans cesse de nouvelles raisons de vivre et d’espérer, il ne pouvait accepter la hantise de la bombe sans chercher à démonter le mécanisme.
Face à un socialisme d’État qui mutile et oppresse l’individu, face à un capitalisme qui ne peut survivre qu’en broyant l’homme toujours davantage, l’on vit resurgir la revendication libertaire, sans que nos organisations y soient pour grand-chose et aussi sans que nous sachions nous inscrire efficacement dans cette revendication.
Parce que le langage était nouveau et comportait de nombreuses ambiguïtés, nous avons joué les professeurs, sermonné, repoussé, nous n’avons pas compris que c’était nous qui avions davantage à apprendre, mais ceci ne serait rien encore car le militant anarchiste est le plus souvent ouvert à toute formulation nouvelle, mais nos grands prêtres inamovibles maintinrent le mouvement en chapelles s’excommuniant les unes les autres et refusèrent de sortir des schémas traditionnels. Et nous en avons la démonstration flagrante lorsque nous voyons une internationale anarchiste soutenir la fiction d’une seule fédération par pays, alors que chaque délégation nationale devrait être représentative de l’ensemble du mouvement dans chaque pays, un congrès anarchiste ne peut avoir de sens que dans la confrontation des thèses spécifiquement anarchistes, en dehors de toute discrimination reposant nécessairement sur la manipulation du concept de majorité, le vote ne devant intervenir que pour des questions mineures ou de procédure.
Il semblait que nous devions nous défendre en permanence contre l’infiltration d’idéologie marxiste, il apparaît de plus en plus que c’est notre impuissance elle-même à pratiquer une organisation rigoureuse et conséquente sur des bases fondamentalement anarchistes qui sécrète en permanence un déviationnisme marxisant, et lorsque nous situons le véritable problème comme organisationnel, nous avons conscience, à tort ou à raison, de nous attaquer aux racines du mal dont souffre tout le mouvement.
Tels sont les quelques commentaires que nous tenions à faire sur ce congrès, et ne serait-ce que parce qu’il nous a aidé considérablement à préciser notre pensée, nous le considérons extrêmement intéressant et riche d’enseignements.
[/La délégation au congrès international
Union Anarchiste d’Alsace (groupe Voline)
fédération anarchiste/]