La Presse Anarchiste

Bakounine et l’État marxiste


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L’État admi­nis­tre­ra et diri­ge­ra la culture de la terre au moyen de ses ingé­nieurs appoin­tés et com­man­dant à des armées de tra­vailleurs ruraux, orga­ni­sés et dis­ci­pli­nés pour cette culture. En même temps, sur la ruine de toutes les banques exis­tantes, il éta­bli­ra une banque unique, com­man­di­taire de tout le tra­vail et de tout le com­merce inter­na­tio­nal [[L’es­sen­tiel de ces buts figu­rait dans le pro­gramme de la social-démo­cra­tie allemande.]].

« On conçoit qu’au pre­mier abord, un plan d’or­ga­ni­sa­tion si simple, en appa­rence au moins, puisse séduire l’i­ma­gi­na­tion d’ou­vriers plus avides de jus­tice et d’é­ga­li­té que de liber­té, et qui s’i­ma­ginent fol­le­ment que l’une et l’autre peuvent exis­ter sans liber­té, comme si, pour conqué­rir et pour conso­li­der la jus­tice et l’é­ga­li­té, l’on pou­vait se repo­ser sur autrui et sur des gou­ver­nants sur­tout, quelque élus et contrô­lés qu’ils se disent par le peuple ! En réa­li­té, ce serait pour le pro­lé­ta­riat un régime de caserne, où la masse uni­for­mi­sée des tra­vailleurs et des tra­vailleuses s’é­veille­rait, s’en­dor­mi­rait, tra­vaille­rait et vivrait au tam­bour ; pour les habiles et les savants un pri­vi­lège de gou­ver­ne­ment ; et pour d’autres, allé­chés par l’im­men­si­té des spé­cu­la­tions des banques inter­na­tio­nales, un vaste champ de tri­po­tages lucratifs.

« À l’in­té­rieur ce sera l’es­cla­vage, à l’ex­té­rieur la guerre sans trêve, à moins que tous les peuples des races “infé­rieures”, latine et slave, l’une fati­guée de la civi­li­sa­tion bour­geoise, l’autre l’i­gno­rant à peu près et la dédai­gnant par ins­tinct, ne se résignent à subir le joug d’une nation essen­tiel­le­ment bour­geoise et d’un État d’au­tant plus des­po­tique qu’il s’ap­pel­le­ra l’État populaire. »

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Une paren­thèse semble s’im­po­ser. C’est sur l’Al­le­magne et l’État socia­liste alle­mand que Marx sem­blait alors, après avoir pro­nos­ti­qué, en ver­tu du socia­lisme « scien­ti­fique » et de la concen­tra­tion indus­trielle, que l’An­gle­terre ouvri­rait la marche (en 1882 il admet­tra dans la pré­face à l’é­di­tion russe du Mani­feste Com­mu­niste que ce puisse être la Rus­sie), c’est en Alle­magne que Marx voyait main­te­nant réa­li­ser ses concep­tions. Réa­li­sa­tion qui devait se baser sur un État fort, lequel pren­drait la tête de l’In­ter­na­tio­nale, et par consé­quence iné­luc­table, domi­ne­rait les autres nations. Or, c’est en Rus­sie que la révo­lu­tion mar­xiste s’est pro­duite. Mais il y a une simi­li­tude frap­pante dans cette domi­na­tion des autres nations par la pre­mière « patrie socia­liste mar­xiste » ; cela découle de la concep­tion cen­tra­liste de l’État-guide laquelle Marx était parvenu.

Contradiction de la dictature « prolétarienne »

Bakou­nine pose à nou­veau le pro­blème dans son livre Éta­tisme et Anar­chie, écrit en russe et pour la Rus­sie, en 1873. Contrai­re­ment à ce qui a été affir­mé, ce livre n’est pas supé­rieur à divers écrits que nous trou­vons dans les Œuvres. Il n’a pas une valeur théo­rique fondamentale.

Il a été tra­duit du russe à l’es­pa­gnol, et c’est à l’é­di­tion argen­tine que j’emprunte la cri­tique de l’État « pro­lé­ta­rien » et de la dic­ta­ture de la classe domi­nante pro­lé­ta­rienne. Il appa­rais­sait alors à Bakou­nine que, la révo­lu­tion sociale ayant triom­phé, la classe pos­sé­dante — aris­to­cra­tie ter­rienne, bour­geoi­sie, capi­ta­lisme — devrait auto­ma­ti­que­ment dis­pa­raître, et que la néces­si­té de la domi­na­tion d’une classe par une autre, au moyen de l’État pour la faire dis­pa­raître, n’a­vait aucun sens.

« Si, deman­dons-nous, le pro­lé­ta­riat se conver­tit en classe domi­nante, sur qui domi­ne­ra-t-il ? Il res­te­ra donc un autre pro­lé­ta­riat sou­mis à cette nou­velle domi­na­tion, et à un autre État ? C’est, par exemple, le cas de la masse pay­sanne qui, comme on sait, ne jouit pas de la bien­veillance des mar­xistes et, se trou­vant à un niveau de culture infé­rieur, sera sans doute gou­ver­née par le pro­lé­ta­riat des villes et des fabriques ; ou, si nous consi­dé­rons la ques­tion du point de vue natio­nal, par rap­port au pro­lé­ta­riat alle­mand vain­queur [[Nous pour­rions dire aujourd’­hui le pro­lé­ta­riat russe par rap­port aux pays satel­lites, dépouillés d’une par­tie de leur pro­duc­tion au pro­fit du peuple – ou de la classe domi­nante – russe.]] les esclaves tom­be­ront sous un joug ser­vile, sem­blable à celui que ce pro­lé­ta­riat subit de sa bourgeoisie.

« Que signi­fie « le pro­lé­ta­riat éle­vé au rang de classe domi­nante » ? Serait-ce le pro­lé­ta­riat entier qui se met­trait à la tête du gou­ver­ne­ment ? Il y a envi­ron qua­rante mil­lions d’Al­le­mands, ima­gine-t-on ces qua­rante mil­lions membres du gou­ver­ne­ment ? Le peuple entier gou­ver­ne­ra et il n’y aura pas de gou­ver­nés. Mais alors il n’y aura pas de gou­ver­ne­ment, il n’y aura pas d’es­claves ; tan­dis que s’il y a État, il y aura des gou­ver­nés, il y aura des esclaves.

« Dans la théo­rie mar­xiste, ce dilemme se résout faci­le­ment. On entend par gou­ver­ne­ment du peuple le gou­ver­ne­ment par un petit nombre de repré­sen­tants élus par le peuple. Le suf­frage uni­ver­sel — le droit de vote par tout le peuple des repré­sen­tants du peuple et des gérants de l’État — tel est le der­nier mot des mar­xistes, avec celui de la mino­ri­té domi­nante d’au­tant plus dan­ge­reuse qu’elle appa­raî­tra comme l’ex­pres­sion de la soi-disant volon­té populaire.

« Ain­si, de quelque côté qu’on exa­mine le pro­blème, on arrive tou­jours au même triste résul­tat : le gou­ver­ne­ment de l’im­mense majo­ri­té des masses du peuple par la mino­ri­té pri­vi­lé­giée. Mais, nous disent les mar­xistes, cette mino­ri­té sera com­po­sée de tra­vailleurs. Oui, d’ex-tra­vailleurs peut-être, mais dès qu’ils se conver­ti­ront en gou­ver­nants ou en repré­sen­tants du peuple, ils ces­se­ront d’être des tra­vailleurs et ils consi­dé­re­ront le monde des tra­vailleurs du haut de leur posi­tion éta­tique ; dès lors ils ne repré­sen­te­ront plus le peuple, mais eux-mêmes, et leurs pré­ten­tions de vou­loir gou­ver­ner le peuple. Celui qui veut en dou­ter ne connaît rien de la nature humaine.

« Mais ces élus seront d’ar­dents convain­cus, et de plus, des socia­listes scien­ti­fiques. Ces mots « socia­listes scien­ti­fiques » qui se trouvent conti­nuel­le­ment dans les œuvres et les dis­cours des las­sa­liens et des mar­xistes prouvent que le pré­ten­du État popu­laire ne sera qu’une admi­nis­tra­tion assez des­po­tique des masses du peuple par une aris­to­cra­tie nou­velle, très peu nom­breuse, des vrais et pseu­do savants. Le peuple n’est pas savant, et par consé­quent il sera entiè­re­ment exemp­té des pré­oc­cu­pa­tions gou­ver­ne­men­tales et glo­ba­le­ment inclus dans le trou­peau des admi­nis­trés. Belle libération !

« Les mar­xistes voient cette contra­dic­tion, et recon­nais­sant qu’un gou­ver­ne­ment de savants — le plus insup­por­table, le plus outra­geant et le plus mépri­sant de tous — serait, mal­gré toutes les formes démo­cra­tiques, une véri­table dic­ta­ture, se consolent en disant que cette dic­ta­ture serait pro­vi­soire et de courte durée. Ils disent que leur seul sou­ci et leur seul but seront d’é­du­quer et d’é­le­ver le peuple, tant au point de vue éco­no­mique que poli­tique, à un niveau tel que tout gou­ver­ne­ment devien­dra bien­tôt super­flu, et que l’État, per­dant tout carac­tère poli­tique, c’est-à-dire de domi­na­tion, se trans­for­me­ra en une orga­ni­sa­tion abso­lu­ment libre des communes.

« Nous sommes devant une contra­dic­tion fla­grante. Si l’État était vrai­ment popu­laire, pour­quoi l’a­bo­lir ? Et si le gou­ver­ne­ment du peuple est indis­pen­sable pour l’é­man­ci­pa­tion réelle du peuple, com­ment osent-ils l’ap­pe­ler populaire ?

« Grâce à la polé­mique que nous avons sou­te­nue avec eux, nous leur avons fait décla­rer que la liber­té ou l’a­nar­chie, c’est-à-dire l’or­ga­ni­sa­tion libre des masses tra­vailleuses de bas en haut, est le but final du déve­lop­pe­ment social, et que tout État, sans excep­ter l’État popu­laire, est un joug qui, d’une part engendre le des­po­tisme, de l’autre l’esclavage.

« Ils déclarent qu’une telle dic­ta­ture du joug éta­tique est un moyen tran­si­toire inévi­table pour atteindre l’é­man­ci­pa­tion inté­grale du peuple : l’a­nar­chie, ou la liber­té, est l’ob­jec­tif ; l’État, ou la dic­ta­ture, le moyen. Ain­si donc, pour éman­ci­per les masses labo­rieuses, il faut d’a­bord les asservir. »

(à suivre)

[/​Gaston Leval/​]

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