La Presse Anarchiste

De la « trahison » de Munich (?) à la normalisation tchécoslovaque

J’avais bien l’in­ten­tion d’échap­per aux con­traintes bru­tales de l’ac­tu­al­ité, de nég­liger les défor­ma­tions et les vio­lences de la polémique, d’ex­plor­er avec le max­i­mum d’ob­jec­tiv­ité et sous le signe de la Fra­ter­nité humaine — tout sim­ple­ment, tout naïve­ment — le trag­ique prob­lème des peu­ples sous-dévelop­pés. Mais ma sen­si­bil­ité est à nou­veau excitée par une nou­velle sim­pli­fi­ca­tion de l’His­toire et une accu­sa­tion de trahi­son qui vise évidem­ment des hommes d’État respon­s­ables, et atteint par ric­o­chet des mil­lions de dupes ou com­plices par­mi lesquels je suis bien obligé de me compter.

On m’ob­jectera qu’il ne s’ag­it pas d’ac­tu­al­ité, puisque je fais inter­venir l’His­toire. Le mal­heur c’est que juste­ment on ne sim­pli­fie l’His­toire que pour jus­ti­fi­er une posi­tion actuelle. On pou­vait penser que les odieux procès de Prague oblig­eraient tous les hommes libres à s’ac­corder dans une protes­ta­tion suff­isam­ment élo­quente pour trou­bler les plus « incon­di­tion­nels » défenseurs de l’U.R.S.S.

M. Jacques Fau­vet, directeur du Monde,. entend « dis­tinguer »… comme le jésuite de Pas­cal. Dans son leader du 22 août 1972, il refuse implicite­ment aux « Muni­chois » de 1938 le droit de con­damn­er l’in­va­sion sovié­tique de 1968, cause exclu­sive de la « nor­mal­i­sa­tion » de 1972. Certes, M. Jacques Fau­vet, dis­tingue … encore entre les Muni­chois de 1938 et les Sovié­tiques de 1968, afin de ne pas impos­er à ceux-ci une injurieuse con­fu­sion. « La trahi­son de Munich, écrit-il, n’a pas seule­ment livré mil­i­taire­ment la Tché­coslo­vaquie à Hitler, elle a pré­paré diplo­ma­tique­ment le pacte ger­mano-sovié­tique, ain­si que l’avaient prophétisé quelques-uns, dont l’am­bas­sadeur sovié­tique, alors en poste à Paris. »

Voilà qui est clair. Si instru­its que soient les lecteurs du Monde, ils peu­vent avoir oublié ou ignoré des événe­ments dont en grande majorité, ils ne furent pas con­tem­po­rains. Éclairons sim­ple­ment les som­maires références de M. Fauvet.

Le 29 sep­tem­bre 1938 à Munich, un accord fut con­clu entre Hitler et Mus­soli­ni d’une part, Cham­ber­lain (Pre­mier min­istre bri­tan­nique) et Dal­adier (prési­dent du Con­seil français) d’autre part, impli­quant l’an­nex­ion par l’Alle­magne du ter­ri­toire dit des Sudètes, peu­plé en grande majorité d’une pop­u­la­tion alle­mande, que les traités de 1919 avaient annexé à la Tché­coslo­vaquie, nou­v­el État issu de la dis­so­ci­a­tion du vieil empire aus­tro-hon­grois (les Alle­mands étaient instal­lés depuis des siè­cles sur le ter­ri­toire des Sudètes).

Le 23 août 1939 à Moscou, en présence de Staline, von Ribben­trop (min­istre des Affaires. Étrangères du Troisième Reich) et Molo­tov (son homo­logue d’U.R.S.S.) sig­naient le pacte ger­mano-sovié­tique dit de non-agres­sion — mais qui était com­plété par un accord secret impli­quant l’abo­li­tion de l’État polon­ais et un nou­veau partage de la Pologne entre l’Alle­magne et l’U.R.S.S. Délivré de la crainte d’être pris entre deux fronts, Hitler fai­sait entr­er ses troupes en Pologne, le 1er sep­tem­bre. Seize jours plus tard, cinq armées sovié­tiques envahis­saient la Pologne ori­en­tale. Le 23 sep­tem­bre, Varso­vie était prise par l’ar­mée alle­mande. L’État polon­ais n’ex­is­tait plus géo­graphique­ment. Le cinquième partage de la Pologne était accompli.

M. J. Fau­vet pense que cette alliance mon­strueuse pou­vait être prévue un an plus tôt, et que l’aver­tisse­ment en avait été for­mulé dès cette époque par l’am­bas­sadeur sovié­tique à Paris. Il ne fait pas à ses lecteurs l’hon­neur de pré­cis­er ses références. Dommage !

En 1938, alors que toute la presse com­mu­niste dénonçait avec une vio­lence et une bru­tal­ité dépas­sant même le ton cepen­dant très élevé de ses dia­tribes habituelles, la soumis­sion des min­istres français à Hitler, il aurait été quelque peu savoureux d’en­ten­dre le représen­tant offi­ciel de l’U.R.S.S., prédire l’ac­cord Hitler-Staline… et peut-être le toast porté par le dic­ta­teur sanglant de Moscou à la san­té du « dic­ta­teur sanglant » de Berlin ; le « Père des Peu­ples » jus­ti­fi­ant son geste par « l’amour que le peu­ple alle­mand por­tait à son Führer ». Cet ambas­sadeur — au lende­main des atro­ces procès de Moscou — qui aurait ain­si dévoilé l’ar­rière-pen­sée de son Maître, aurait prou­vé non seule­ment une clair­voy­ance excep­tion­nelle, mais encore une héroïque sincérité.

Il est vrai qu’à la con­férence de Munich ne par­ticipèrent ni les représen­tants de la Tché­coslo­vaquie, ni ceux de l’U.R.S.S. L’ab­sence des pre­miers était en effet scan­daleuse. Nous en con­venons d’au­tant plus facile­ment que de ce point de vue, nous dépas­sons cer­taine­ment M. Fauvet.

Il con­state que « par deux fois un peu­ple a été privé du droit de choisir son avenir ». Peut-être voudra-t-il recon­naître que ce n’est pas excep­tion­nel. Et que les grandes puis­sances ont toutes soumis le Droit à la Force, ou plutôt usé de la Force pour créer le « Droit » (? !) « N’ayant pu faire que ce qui est juste soit fort, les hommes ont fait que ce qui est fort soit juste » dis­ait déjà Pas­cal. Mais nous préférons tou­jours le cynisme à l’hypocrisie. Car, le Droit des gens impose aujour­d’hui cer­taines pré­cau­tions poli­tiques et diplo­ma­tiques. Par la force (Staline était passé maître en ces grossières impos­tures) on impose un gou­verne­ment à un peu­ple. Et ensuite on oblige le gou­verne­ment à sign­er… « libre­ment » les traités qu’on lui impose. Le Droit des petits États en face des grands est un des thème de la pro­pa­gande gaulliste et post­stal­in­i­enne. Mais le droit des peu­ples, c’est pour nous le droit de tous les humains qui for­ment ce peu­ple à jouir de la lib­erté de choisir leur des­tin, à jouir des lib­ertés fon­da­men­tales de l’être humain. Et cela ne se con­fond pas du tout avec le Droit des États petits ou grands. Lorsque tout le peu­ple n’est pas appelé à une libre et publique con­sul­ta­tion, précédée d’une libre et publique infor­ma­tion, nous n’ad­met­tons pas dans le pays la sou­veraineté de l’État subi par ce peu­ple. Cela vaut pour la Tché­coslo­vaquie, pour les « démoc­ra­ties pop­u­laires », pour l’U.R.S.S. pour la Chine, pour Cuba, pour les États africains… comme pour la France, les U.S.A. et Israël, et naturelle­ment pour le Viet­nam du Nord et du Sud.

Revenons à 1938. Munich ne fut pas un accord brusque­ment con­clu. Y suivirent la mis­sion d’in­for­ma­tion de Lord Runeiman en Tché­coslo­vaquie, les entre­tiens de Eercht­es­gaden et de Godes­berg entre Hitler et Cham­ber­lain, entre lesquels se pla­cent les accords de Lon­dres signés par les min­istres anglais et français. De sa pre­mière entre­vue avec Hitler, le Pre­mier bri­tan­nique rap­por­tait le principe de la ces­sion à l’Alle­magne du Ter­ri­toire des Sudètes, qui fut accep­tée à Lon­dres, puis soumise au gou­verne­ment tché­coslo­vaque, obligé de céder, car la résis­tance à la volon­té belliqueuse d’Hitler néces­si­tait l’in­ter­ven­tion franco-anglaise.

C’est en apprenant cet accord et non au lende­main de Munich (comme on le dit encore) que Léon Blum écriv­it dans le Pop­u­laire « qu’il était partagé entre un lâche soulage­ment et la honte ».

De retour en Alle­magne, à Godes­berg, Cham­ber­lain por­tait à Hitler les accords de Lon­dres. Mais il se heur­ta à une déli­rante man­i­fes­ta­tion du Führer, exigeant l’oc­cu­pa­tion immé­di­ate des ter­res des Sudètes. Ce fut la rup­ture. À ce moment-là, la guerre parais­sait inévitable.

C’est à une suprême ini­tia­tive de Mus­soli­ni que l’on doit la réu­nion de Munich. Que fal­lait-il faire ? Fal­lait-il refuser de sign­er un accord qui repre­nait, avec quelques amé­nage­ments, les ter­mes de la con­clu­sion de Lon­dres ? Lais­sons la parole à Ray­mond Aron — lucide et objectif — :

« Fal­lait-il s’op­pos­er à l’en­tre­prise hitléri­enne en 1938, fût-ce au risque de déclencher la guerre générale ? Encore aujour­d’hui l’his­to­rien de bonne foi se refuse à tranch­er. Ceux qui à gauche, affir­maient qu’Hitler bluffait, se trompaient et trompaient les Français (on sait que le Führer était résolu à la guerre). Le com­plot des généraux aurait-il déposé Hitler en cas de résis­tance fran­co-bri­tan­nique ? Quelques sur­vivants l’ont affir­mé. On l’ig­no­rait à l’époque, on n’en est pas sûr aujour­d’hui. Eût-il été préférable que la guerre éclatât en 1938 plutôt qu’en 1939 ? On con­tin­ue d’en dis­cuter, puisque l’on ne saura jamais ce que l’U­nion Sovié­tique qui à l’époque, n’avait pas de fron­tière com­mune avec l’Alle­magne, aurait fait en cas de guerre à l’Ouest ». (Espoir et peur du Siècle).

Reste l’ab­sence de l’U.R.S.S. à Munich. Ce fut peut-être une erreur sur le plan diplo­ma­tique. Mais qui peut s’ex­pli­quer formelle­ment. La France était liée à la Tché­coslo­vaquie par un traité. La France et la Grande-Bre­tagne étaient sol­idaires. L’I­tal­ie était liée à l’Alle­magne par un pacte. Ces qua­tre États étaient donc directe­ment engagés par le con­flit. Pou­vait-on compter sur l’U.R.S.S., pour le sou­tien de la Tché­coslo­vaquie attaquée par Hitler ? M. Georges Bon­net, alors min­istre des Affaires Étrangères le con­teste. Son témoignage, évidem­ment dis­cutable, ne peut cepen­dant être nég­ligé. D’autre part, pour atta­quer l’Alle­magne, l’U.R.S.S. aurait dû tra­vers­er le ter­ri­toire polon­ais. La Pologne refu­sait le pas­sage aux armées sovié­tiques. D’abord par sa méfi­ance — que les événe­ments ultérieurs ont jus­ti­fiée — à l’é­gard de l’U.R.S.S. Ensuite parce qu’elle était hos­tile à la Tché­coslo­vaquie et qu’elle comp­tait con­clure une alliance avec l’Alle­magne d’Hitler.

La France seule ne pou­vait espér­er vain­cre l’Alle­magne. Elle ne pou­vait ris­quer le con­flit que si elle était assurée de l’in­ter­ven­tion de la Grande-Bre­tagne. Celle-ci n’é­tait pas liée à la Tché­coslo­vaquie. J’ad­mire vrai­ment la cer­ti­tude de M. Jacques Fau­vet et de pas mal d’autres, quant à l’év­i­dence de la « trahi­son de Munich ». Ce qui s’est passé en 1939 et en 1940 pour­rait, au con­traire, prou­ver… « rétro­spec­tive­ment »… que la Tché­coslo­vaquie était du moins aus­si vul­nérable que la Pologne (mil­i­taire­ment plus forte)… et que l’ar­mée française en 1938 comme en 1939, menée par des généraux « qui sont tou­jours en retard d’une guerre », inca­pables d’of­fen­sive, se serait révélée, dans la défen­sive, aus­si impuis­sante que pen­dant la débâ­cle que nous avons vécue.

J’avoue ne pas béné­fici­er de la com­pé­tence infail­li­ble de M. Fau­vet. Je ne sais pas aujour­d’hui, après les épreuves subies pen­dant trente ans, quel était le devoir en 1938.

Pris entre notre paci­fisme et notre antifas­ciste, la seule atti­tude pos­si­ble — peut-être dés­espérée — était-elle le refus de nous engager dans le débat poli­tique sur Munich, de refuser à la fois la guerre et la servi­tude, et de nous pré­par­er à une résis­tance clandestine ?

Mais ce que je sais, c’est que — à la seule excep­tion des stal­in­iens (au moins des chefs) — tous les Français se sont réjouis des accords de Munich. Je dis tous. Ce fut spon­tané­ment qu’une foule immense se por­ta au-devant de Dal­adier, pour l’ac­clamer à son retour de Munich. Le Syn­di­cat nation­al des Insti­tu­teurs et le Syn­di­cat des agents des P.T.T. avaient lancé trois jours avant Munich, une péti­tion con­tre la guerre qui avait déjà recueil­li des mil­liers de sig­na­tures (dont celle de Romain Rol­land). Nous en por­tions les pre­mières feuilles au min­istère de la Guerre, le soir de l’en­vol de Dal­adier pour Munich. Sur le per­ron, nous avons ren­con­tré Albert Bayet, un des par­ti­sans les plus vir­u­lents de la poli­tique de fer­meté, diamé­trale­ment opposé à nos con­cep­tions paci­fistes. Non seule­ment il se réjouis­sait de la per­spec­tive de Munich, mais encore il en tirait argu­ment : « Nous avions rai­son, Hitler recule devant la guerre… »

Mais il est une ques­tion que l’on n’abor­de de guère. Celle de la reven­di­ca­tion hitléri­enne. Pour nous, le nation­al­isme ne peut con­di­tion­ner notre juge­ment. Même si la majorité de la pop­u­la­tion voulait être alle­mande, c’é­tait en effet, en fin de compte une trahi­son que de livr­er un peu­ple au total­i­tarisme brun, comme ce fut une trahi­son de livr­er les peu­ples de l’Eu­rope cen­trale et balka­nique au total­i­tarisme rouge, comme ce serait une trahi­son de livr­er les peu­ples de l’Asie au total­i­tarisme maoïste.

Mais pour M. Jacques Fau­vet, notre human­isme lib­er­taire paraî­tra utopique et ridicule. Or, de son point de vue, la reven­di­ca­tion hitléri­enne peut être jus­ti­fiée rétro­spec­tive­ment par les social­istes autrichiens — enne­mis irré­ductibles de la monar­chie des Hab­s­bourg — protes­tant en 1919 con­tre l’an­nex­ion des ter­ri­toires alle­mands des Sudètes à la Tché­coslo­vaquie. Elle le fut postérieure­ment en 1945. En effet, sous l’au­torité de Staline, on recon­nut que le ter­ri­toire des Sudètes était bien peu­plé de trois mil­lions d’Alle­mands. Pour qu’il devi­enne tchèque, on a tout sim­ple­ment « déplacé » les Alle­mands. « Les expul­sions d’Alle­mands se firent selon les méth­odes dont le Reich avait don­né l’ex­em­ple, c’est-à-dire avec une inhu­man­ité, voire même une féroc­ité et un sadisme qui con­stituent une véri­ta­ble honte pour l’hu­man­ité » (Jacques Pirenne : Les grands courants de l’His­toire Universelle).

Avec la même cer­ti­tude, M. Fau­vet établit une rela­tion de cause à effet entre Munich et le pacte Hitler-Staline. Il est vrai qu’il peut ici se baser sur un témoignage… d’une haute valeur hiérar­chique… sinon morale : celui de Staline lui-même, qui, à la con­férence de Yal­ta, man­i­fes­tant une haine implaca­ble à l’é­gard de l’Alle­magne, avait enten­du Churchill et Roo­sevelt lui recom­man­der plus de mod­éra­tion, avec une dis­crète allu­sion au traité du 23 août 1938.

Faut-il accepter la réplique du dic­ta­teur comme une jus­ti­fi­ca­tion incon­testable et défini­tive ? Est-il encore néces­saire de repren­dre le débat ?

Rien ne prou­ve que Staline était décidé à inter­venir en Tché­coslo­vaquie ? Rien ne prou­ve qu’il aurait accep­té de négoci­er à Munich ? Et l’af­faire tché­coslo­vaque n’a jamais été évo­quée, lors de la rup­ture entre Berlin et Moscou… voulue par Hitler, que Staline n’avait pas prévue et qu’il s’é­tait effor­cé d’éviter.

Ce qui est prou­vé, c’est que les pour­par­lers entre les Alle­mands et les Sovié­tiques ont com­mencé dès les pre­mières semaines de 1939 et qu’ils ont avancé pro­gres­sive­ment jusqu’à leur con­clu­sion — que Staline a mené par­al­lèle­ment les négo­ci­a­tions avec Hitler — et celles avec les Alliés — et que celles-ci avaient abouti à des accords sur tous les points litigieux… lorsque von Ribben­trop se ren­dit à Moscou.

[|* * * *|]

Je ren­con­tre encore de vieux amis qui n’osent pas avouer qu’ils furent soulagés par les accords de Munich et qu’ils n’éprou­vèrent aucune honte à se féliciter du recul de la guerre.

Dans le film tiré du roman de Radiguet : le Dia­ble au corps, une scène se passe la veille du 11 novem­bre 1918, dans un café bruyant. Au milieu des chants, des dans­es, des rires, un farceur annonce la sig­na­ture de l’armistice. Un homme sérieux télé­phone pour avoir con­fir­ma­tion. Il annonce que la nou­velle est fausse : « Ça ne fait rien. Si ce n’est pas aujour­d’hui, ce sera demain — Alors un jour de guerre de plus, ce n’est rien pour vous ? »

Munich — qu’au­cun d’en­tre nous n’a célébré comme une vic­toire, qui représen­tait pour nous la suite désas­treuse des aber­ra­tions du traité de Ver­sailles — n’a fait sans doute que reculer l’échéance fatale d’un an. Mais un an de guerre de moins, ce n’est pas rien pour nous.

« Les Sovié­tiques, écrit encore M. Jacques Fau­vet, ont ver­sé trop de sang pour la résur­rec­tion de l’État tché­coslo­vaque — et de l’État polon­ais — pour admet­tre un seul instant que 1968 puisse rap­pel­er 1938 ».

Plus de 25 mil­lions de Russ­es, sol­dats et civils, sont morts, en effet, non pour les Tchèques et les Polon­ais, mais pour assur­er la toute-puis­sance de Staline, tan­dis que 7 mil­lions 500.000 Alle­mands mouraient pour Hitler. Et, non en 1968, mais en 1945, les États tché­coslo­vaque et polon­ais n’ont été formelle­ment refor­més que pour être vas­sal­isés par Staline. Et Tchèques, Slo­vaques et Polon­ais n’échap­pèrent à la tyran­nie d’Hitler que pour subir un asservisse­ment aus­si rigoureux et aus­si inhumain.

Alors, il con­viendrait d’être pru­dent, en for­mu­lant la ter­ri­ble accu­sa­tion de trahi­son. Lorsqu’on n’a que le choix entre une paix boi­teuse et le mas­sacre d’un peu­ple décidé à la Résis­tance sans que l’on puisse inter­venir effi­cace­ment pour le sauver, il est sans doute plus dif­fi­cile de con­naître son devoir que de l’ac­com­plir. Nous n’avons guère de sym­pa­thie pour les hommes d’État des démoc­ra­ties occi­den­tales. Mais, leurs hési­ta­tions, devant une déci­sion engageant le sort de mil­lions d’hommes, si dis­cuta­bles qu’elles soient, sont juste­ment dis­cuta­bles, parce qu’elles sont humaines. Alors que les dic­ta­teurs nous pla­cent tou­jours devant le fait accom­pli, lais­sant à d’ingénieux intel­lectuels le soin de jus­ti­fi­er après coup ce qu’ils n’avaient pu ni prévenir, ni même prévoir. Et la sin­istre dés­in­vol­ture de ces per­son­nages his­toriques plan­tant le bou­quet du con­struc­teur sur des mon­tagnes de cadavres n’ap­pelle jamais l’ac­cu­sa­tion de trahi­son. Parce qu’on sait fort bien qu’au­cun traité, aucun con­trat, aucun engage­ment ne peut les lier M. Fau­re, si sévère pour les Muni­chois, hausserait sans doute les épaules, si nous lui rap­pe­lions que l’U.R.S.S. et la Pologne étaient liées par un traité signé en 1932, renou­velé le 28 novem­bre 1938, com­plété en jan­vi­er 1939. Staline répon­dit tout sim­ple­ment le 8 sep­tem­bre 1939 aux appels du gou­verne­ment polon­ais qu’il ne pou­vait pas vio­l­er le pacte ger­mano-sovié­tique et déclara aus­si sim­ple­ment le 17 sep­tem­bre que l’État polon­ais n’ex­is­tant plus, le traité ger­mano-polon­ais avait per­du toute rai­son d’être… Mais il n’a rien trahi, pas plus qu’Hitler… et que les dic­ta­teurs actuels. Cha­cun d’eux peut dire, comme le Gœtz de Satre, dans « le Dia­ble et le bon Dieu » : « Il n’y avait que moi ; j’ai décidé seul du Mal, seul j’ai inven­té le Bien ». Mais ne pas abat­tre ces idol­es, ne pas bris­er ces stat­ues, ne pas dénon­cer ces mon­stres… n’est-ce pas la pire des trahisons !

[/Roger Hag­nauer/]


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