Fidèles à leurs traditions, les anarchistes n’ont pas procédé à l’examen de leur attitude, ou du comportement des anarchistes russes pendant la révolution de 1917, et les années qui suivirent immédiatement. Cela pourtant en aurait valu la peine. Pendant son séjour de quatre mois et demi à Moscou, en 1921, où il fut délégué de la C.N.T. espagnole au congrès constitutif de l’Internationale Syndicale Rouge, et durant lesquels il devait découvrir l’épouvantable réalité du régime bolchevique et de la soi-disant dictature du prolétariat, l’auteur de ces lignes avait reçu auprès des anarchistes russes encore en liberté (mais obligés de se taire) qu’il connut, l’impression d’une absence totale d’idées constructives, de solutions, même théoriques, qui auraient pu ouvrir le chemin à des solutions pratiques, de vue d’ensemble pour une politique révolutionnaire, susceptible de contrecarrer, du moins en partie, celle des nouveaux maîtres. Et une étude plus approfondie nous montrerait le cas de personnalités qui se mirent au service des bolcheviques, pensant les influencer dans un sens libertaire, parce qu’elles ne voyaient pas ce qu’il fallait faire en dehors de cette attitude.
Oui, Il aurait été très utile de faire cette étude ; mais les anarchistes se considèrent irréprochables, même quand, comme ce fut le cas de Zelieznakoff, ils fermèrent, au bénéfice des bolcheviques, l’Assemblée Constituante qui de toute façon représentait une certaine démocratie socialiste originale, pour implanter, ou contribuer à implanter, l’effroyable et mortelle dictature bolchevique.
Il aurait été utile aussi d’examiner, du moins « entre militants », les erreurs commises pendant la révolution espagnole, le pourquoi de ces erreurs et les leçons à en tirer. Mais il faudrait avoir un tout autre esprit que celui qui domine.
Pour aujourd’hui, nous allons reproduire une page du livre de Nestor Makhno,
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Les anarchistes jouèrent, dans ce coup d’État à Petrograd, à Moscou, et d’autres villes industrielles, un rôle particulièrement saillant, à l’avant-garde des matelots, des soldats et des ouvriers [[Il s’agit ici de ce qu’on appelle la révolution d’octobre 1917.]]. Mais, étant désorganisés, ils ne purent avoir sur le pays une influence révolutionnaire comparable à celle de ces deux partis qui avaient formé un bloc politique sous la direction de ce même astucieux Lénine, et savaient exactement ce qu’ils devaient entreprendre avant tout et à cette époque de quelle force ils pouvaient disposer.
Leur voix se fit entendre au bon moment dans tout le pays, clamant avec force le désir séculaire des masses des travailleurs : la conquête de la terre, du pain, de la liberté.
Pendant ce temps, les anarchistes, désorganisés, ne trouvaient même pas le moyen de faire voir aux masses le mensonge et la pauvreté de ces deux partis politiques qui, pour s’emparer de la Révolution, se servaient de formules essentiellement antigouvernementales, contraires à leurs idées gouvernementales.
Les masses de travailleurs, pendant la période des agissements contre-révolutionnaires, des agissements du gouvernement provisoire et ses agents directs, les socialistes de droite et les Cadets, voyaient dans les bolcheviques et les socialistes révolutionnaires de gauche des défenseurs des aspirations des travailleurs. Elles ne remarquèrent pas toute la ruse et la fausseté de ces partis politiques. Seuls les anarchistes révolutionnaires, anarchos-communistes et anarcho-syndicalistes auraient pu les amener à examiner ces partis avec plus de discernement. Mais, avant la Révolution, les anarchistes, fidèles en cela à une vieille tradition, ne s’inquiétaient pas de réunir leurs différents groupes en une organisation puissante et, au moment de la Révolution, le travail urgent des uns parmi les ouvriers, des autres dans les journaux, ne leur permit pas de penser sérieusement à leur faiblesse et d’y mettre fin en créant une organisation qui leur eût permis d’influer sur la marche des événements révolutionnaires dans le pays.
Il est vrai que peu de temps après le début de la Révolution ils formèrent des Fédérations et Confédérations anarchistes, mais les événements d’octobre montrèrent qu’elles n’avaient pas atteint leur but. Il semblait que les anarchistes communistes et syndicalistes auraient dû se mettre rapidement à modifier la forme de leur organisation, la rendre plus stable et la mettre en rapport avec l’élan de la Révolution. Hélas ! il n’en fut rien.
Et en partie pour cette raison, en partie pour d’autres raisons de moindre importance, le mouvement anarchiste, si vivant et si plein d’enthousiasme révolutionnaire se trouva en queue des événements, et même, parfois tout à fait hors d’eux, étant incapable de suivre une voix autonome et de faire profiter la Révolution de ses idées et de sa tactique.
La majorité de ceux qui se prétendaient les chefs de l’anarchisme russe se trouvaient à ce moment-là, sinon dociles aux pouvoirs centraux du bloc bolchevique‑S.R. [[S.R., c’est-à-dire socialistes révolutionnaires.]] de gauche, en tout cas en dehors de l’action directe révolutionnaire, restant ainsi en marge de la Révolution.
Tels étaient les anarchistes syndicalistes et les anarchistes-communistes les plus en vue. Je ne parle point des anarchistes individualistes qui n’existaient pas en Russie, ni surtout en Ukraine.
Quelques groupes anarchistes de paysans et d’ouvriers prenaient souvent, à leurs risques et périls, des décisions tardives, il est vrai, et se lançaient sur tous les fronts dans la tempête populaire où ils se consumaient honnêtement avec un amour ardent pour la Révolution et pour leur idéal. Mais hélas ! ils périssaient prématurément et sans beaucoup de profit pour le mouvement anarchiste.
Comment cela a‑t-il pu se faire ? Personnellement je n’ai qu’une réponse à donner : « N’étant pas organisés, les anarchistes manquaient d’unité d’action. Les bolcheviques et les S.R. de gauche, par contre, profitèrent, en ces jours, de la confiance des travailleurs dans la Révolution, opposant méthodiquement aux intérêts de ces derniers, leurs intérêts de parti.
À aucun moment, dans des conditions et des circonstances différentes, ils n’auraient osé substituer à l’œuvre commune révolutionnaire la cuisine politique de leurs Comités centraux. Mais ils se rendirent compte que, dans les événements actuels, il n’y avait personne pour les démasquer ; les socialistes de droite étaient alors menés en laisse par la bourgeoisie, et les anarchistes restaient seuls pour diriger les forces des travailleurs contre ces machinations.
Mais nous, anarchistes, ne disposions pas de forces organisées, conscientes des questions et des problèmes du jour.
Les bolcheviks et les S.R. de gauche, sous la conduite de l’astucieux Lénine, remarquèrent l’impuissance de notre mouvement, et s’en réjouirent, car le fait seul que notre manque d’organisation nous empêchât d’opposer à leurs intérêts de parti l’œuvre de tout le peuple travailleur liée d’un bout à l’autre à l’idée anarchiste donnait du courage aux étatistes. Ils abordèrent plus résolument les masses, et les alléchant par la devise : “Tout le pouvoir aux Soviets locaux !”, établirent, aux dépens des travailleurs leur propre pouvoir politique de parti étatiste, lui subordonnant tout dans l’œuvre révolutionnaire, et d’abord les travailleurs qui venaient à peine de rompre leurs chaînes, mais ne s’en étaient pas encore affranchis entièrement.
Par leur collaboration avec la bourgeoisie au moment où tous les travailleurs étaient contre cette collaboration, les S.R. de droite et les mencheviques contribuèrent au succès des bolcheviks et des S.R. de gauche. À ce moment les travailleurs ne reniaient pas encore les S.R. de droite. Ils se contentaient d’élargir les programmes de ces derniers qui, pour ne pas être seuls à porter le poids de la camaraderie avec la bourgeoisie, et de la reconnaissance du pouvoir légal avec l’Assemblée Constituante, etc., etc., tachaient d’entraîner leur suite, dans cette cabale les travailleurs.
Toutes ces idées défendues par les socialistes de droite étaient par elles-mêmes inacceptables pour les travailleurs. De plus, à cette époque, les socialistes de droite travaillaient déjà nettement contre la Révolution. Il résulta de tout cela que les travailleurs donnèrent leur préférence aux bolcheviques et aux S.R. de gauche.
Ce phénomène, tragique pour la Révolution, était connu de tout anarchiste révolutionnaire qui, dans son œuvre révolutionnaire directe, avait travaillé en collaboration intime avec les travailleurs des villes et des villages, et avait partagé avec eux les succès et les erreurs de l’action.