Il y a une espèce de contre-offensive capitaliste contre la campagne déclenchée simultanément par le Club de Rome, composé de spécialistes en écologie assessorés par les calculs des ordinateurs, par les hauts techniciens de l’Institut de Technologie du Massachusetts, et par les savants anglais dont certains des plus illustres, qui ne sont pas des petits garçons, et qui ne s’amuseraient pas à alarmer le monde s’ils n’avaient de sérieuses raisons pour le faire.
Dans un « face à face » récent, M. Manshold, qui avait proposé auparavant une planification technocratique de l’économie agraire européenne, et qui s’est converti à l’appel des institutions plus haut citées, avait affirmé la nécessité d’arrêter l’expansion de la production industrielle afin de freiner le gaspillage des matières premières, gaspillage d’autant plus insensé que la population augmente à une cadence que son adversaire, représentant du grand capitalisme, reconnaissait être vrai.
Mais ce dernier accumula une série d’affirmations et de chiffres qui, forcément, semèrent le doute parmi les auditeurs. Et M. Manshold n’avait pas assez préparé son sujet. Ce fut d’autant plus regrettable que sa position était, visiblement, imprégnée d’un humanisme et d’un sens de la justice sociale dont l’évidence s’imposait.
Depuis, plusieurs déclarations du grand patronat industriel ont coïncidé avec celles de l’adversaire de M. Manshold, quant aux démonstrations chiffrées sur les réserves vitales que recèlent le sol et le sous-sol de la planète. Ne plus développer la production ? S’arrêter au point zéro ? Cela causera le chômage, et aggravera la situation. Le prétexte est bon. En vérité, cela, surtout, arrêtera le développement des entreprises capitalistes, des bénéfices correspondants. Car peu importe aux grandes — et petites — sociétés industrielles, ce qui aura lieu dans un siècle. Si l’humanité pullulante et trois ou quatre fois plus nombreuse qu’il ne faudrait est réduite au point qu’une partie, la plus avancée, sera poussée à envahir, massivement les régions les moins avancées, ou les plus arriérées, et d’en exterminer les populations, pour s’installer à leur place.
Car c’est cette perspective qui se dessine à travers les brouillards de l’avenir. Il se peut qu’elle se concrétise un siècle plus tard mais qu’est-ce qu’un siècle dans la vie de notre espèce, qui se compte par millions d’années et n’avons-nous pas le devoir de penser aux générations futures, à la survie de nos descendants ?
Le capitalisme n’a pas pensé à ce petit détail, et il n’en a cure. Pourtant, les faits s’accumulent, qui prouvent le bien-fondé de nos inquiétudes. Nous en avons maintenant enregistré trois en quelques jours.
Un navire pétrolier de cent mille tonnes vient de sombrer, après avoir été éperonné par un autre sur les côtes sud-africaines. Rien à craindre, ont communiqué les autorités, car le carburant n’a pas été poussé vers les côtes. Mais s’il n’a pas été poussé vers les côtes, c’est que les courants marins, ou le vent, l’ont poussé ailleurs, toujours à la surface de l’océan. Et quand on se rappelle tout ce qu’avaient couvert les 27.000 tonnes du Torre-Canyon, on peut supposer ce que doivent couvrir les 100.000 tonnes libérées par ce naufrage.
Or, des accidents de ce genre sont fréquents. Des règlements internationalement adoptés enjoignent bien aux commandants des pétroliers de vidanger et de stériliser les eaux de vidange de telle façon qu’elles ne représentent plus un danger de pollution, mais d’abord il y a ceux qui ne respectent pas les règlements, comme il y a les propriétaires d’usines qui polluent consciemment les rivières, détruisant de plus en plus leurs habitants, soit par indifférence pour les répercussions, soit parce que le développement de l’Industrie oblige coûte que coûte à employer l’eau courante. Les mesures de préservation seront appliquées dans certains cas, comme elles le sont aujourd’hui pour le lac d’Annecy. Mais il y a tous les autres cas où elles ne le seront pas.
Deuxième fait retenu : le Brésil vient d’atteindre cent millions d’habitants. Cent millions ! Il est vrai que, par son étendue seize fois supérieure à celle de la France, il devrait pouvoir leur assurer une vie décente, d’autant plus qu’il y a des matières premières nombreuses. Particulièrement des gisements de fer, et une énergie hydraulique formidable. Mais, comme tous ceux d’Amérique latino-indienne, le Brésil est un pays sous-développé, où les structures, de la propriété agraire et du capitalisme empêchent d’atteindre un niveau décent d’existence matérielle. L’augmentation de la population n’y signifie donc pas celle du bien-être, et cela ne fait qu’aggraver le problème population-ressources vitales. Pour l’Amérique du Sud, et pour le monde.
Nous voici maintenant aux U.S.A. On vient de s’y apercevoir que les réserves de gaz naturel diminuent de façon alarmante. Ce combustible a, depuis longtemps, représenté de 30 à 35 pour cent du total de l’énergie employée dans le pays, raison pour laquelle on extrayait moins de charbon qu’en U.R.S.S. et pour laquelle aussi les statisticiens bolcheviques exploitaient la différence du tonnage de charbon pour faire croire à la supériorité de l’U.R.S.S.
Mais les ressources du sous-sol ne sont pas inépuisables. Quant à celles du gaz naturel, elles sont passées de 8.137 milliards de mètres cubes en 1968 à 7.630 milliards actuellement. En même temps, la consommation a augmenté, de 547 milliards à 796 milliards. Il y aurait donc encore du gaz naturel pour dix ans à peine — et moins si, suivant son rythme actuel, la consommation continue d’augmenter.
D’autre part, les U.S.A. qui produisent cependant beaucoup de pétrole et ses dérivés, doivent emporter une partie de ce qu’ils utilisent, d’autant plus que la consommation d’essence croît tous les ans (de 7% l’an passé, contre 4,5% l’année d’avant). Une des raisons est que pour lutter contre la pollution atmosphérique on emploie une essence sans plomb, et qu’il en faut plus de volume pour un même résultat.
Identique genre de problème pour le fuell, et par conséquent le chauffage domestique.
Pour faire face à ces déficits, qui s’ajoutent à d’autres concernant les matières premières, particulièrement le fer, la Commission de l’énergie a passé — après trois ans de pourparlers — un contrat avec le gouvernement algérien, qui vend déjà à la France du gaz liquéfié, et qui va en fournir aux États-Unis. Mais voici que cette nation dépendra demain, si elle continue à gaspiller follement ses richesses, de nations sous-développées qui ne lui pardonnent pas son développement. Et par exemple, dans la compétition mondiale qui l’oppose à la Russie, celle-ci dans un laps de temps imprévisible, finira par se trouver en situation de supériorité dont elle — ou dont sa clique gouvernementale — profitera, pour le malheur du monde.
P.-S. — Il faudrait ajouter maintenant le cas, qui a soulevé tant de protestations auxquelles nous ajoutons les nôtres, des 4.000 tonnes de déchets radioactifs qu’on vient d’immerger dans le golfe de Gascogne. On ignore si, d’ici un temps plus ou moins long — 15 à 20 ans, par exemple — les particules radio-actives n’auront pas désagrégé les containers où elles sont enfermées. Alors ce serait la Grande catastrophe. Et le malheur est qu’on accumule, dans diverses parties du monde, bien des matériaux qui constituent, et constitueront, une menace de catastrophes semblables.
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