IV
[[Voir les numéros précédents.]]
Économiquement, le régionalisme, ou même le nationalisme économique est impossible. C’est ce que je me suis efforcé de faire comprendre à mes camarades catalans d’Espagne — qui malheureusement sont si souvent sourds à toute argumentation. Je leur ai dit à plusieurs reprises que l’industrie textile, la plus importante de la Catalogne, dépend de la laine qui provient de la Mancha, et autres régions d’Espagne, du coton acheté aux États-Unis, au Brésil et à l’Égypte, du jute, importé de l’Inde, du charbon, extrait dans les Asturies et en Angleterre ; que les matières de base de l’industrie chimique étaient produites par le soufre et le cuivre des mines de Cartagène, de Huelva et de Rio Tinto ; que le fer pour leur sidérurgie venait du Pays basque, que la viande qu’ils consommaient venait de la Galice et de l’Estrémadure, et le blé de la Castille. Par-dessus le marché, s’ils ne pouvaient, grâce à un protectionnisme dont ils bénéficient, vendre à toutes ces autres régions leurs tissus et leurs machines, leur économie s’effondrerait.
On pourrait servir ce même genre d’arguments à tous les régionalistes du monde, à tous ceux qui conçoivent le fédéralisme sous la forme d’autonomie régionale, et plus encore cantonale.
Cette « autonomie » rêvée par certains au nom du fédéralisme n’est pas seulement une vue de l’esprit. Elle est dans une certaine mesure une immoralité. En cette année 1959, la nation bolivienne est en train d’en faire l’expérience. Le gouvernement installé à La Paz, a, suivant l’esprit socialiste hardi de ceux qui le composent, réalisé une réforme révolutionnaire, en expropriant tous les grands propriétaires fonciers qui détenaient l’immense majorité des terres cultivées, en remettant ces terres, pour leur exploitation, aux communautés indiennes, parfois ressuscitées à cet effet, les « ayllus ». Il en résulte une diminution verticale de la production agraire. Car, auparavant, les propriétaires faisaient travailler et produire pour vendre le plus possible aux villes, qui étaient alimentées par les campagnes. Mais les Indiens agriculteurs sont indifférents à ce commerce. Leurs besoins sont simples et minimes. Ils produisent donc pour eux, et vivent à peu près comme ils vivaient auparavant, mais plus librement et avec la certitude de ne pas manquer de pommes de terre, de maïs et de coca. Cela leur suffit. Tout au plus se procurent-ils, par l’échange, quelques outils ou quelques menus produits venus des villes.
Mais dans celles-ci, la nourriture manque, et le gouvernement bolivien doit acheter à l’extérieur des produits alimentaires dont le paiement est une des causes des difficultés que traverse cette expérience socialisante. Vivre sur soi-même a de telles répercussions, et cela se produirait à une très vaste échelle au nom de l’intégration régionale, si n’intervenaient pas des conceptions et des pratiques plus larges de la vie, et une compréhension de la solidarité qui unit entre eux les habitants d’un pays, les peuples et les continents. Le fédéralisme de l’économie régionale est impensable dans les pays évolués.
Les nations sont liées par leurs efforts et leurs productions complémentaires. Prétendre parvenir à une autarcie qui ressemble beaucoup au nationalisme économique et qui est en contradiction avec le libéralisme économique et politique, avec l’internationalisme et l’universalisme qui doivent nous caractériser, est en opposition avec l’évolution fatale, et nécessaire de l’humanité.
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Nécessaire même, pour des raisons qui dépassent le simple point de vue de l’économie. Car, heureusement, ce n’est pas seulement du point de vue matériel, mais aussi du point de vue moral que notre esprit s’élargit à l’échelle du globe. À mesure que l’on étudie le niveau d’existence de toutes les populations de la Terre, une partie de celles qui sont favorisées, ou plus exactement de leurs élites, a mauvaise conscience devant la différence des standards de vie.
Différents hommes d’État, des économistes, des sociologues ont répété à plusieurs reprises que les deux tiers de l’humanité ne reçoivent pas la ration quotidienne de calories indispensable à la vie de chacun. Et ils ont demandé aux nations de se mettre d’accord pour alléger le fardeau des armements afin de venir en aide aux régions déshéritées, ou sous-développées.
Si, comme il faut l’espérer, la guerre n’éclate pas on s’acheminera petit à petit vers cette pratique nécessaire et noble. Mais quand nous analysons les conséquences du fédéralisme régionaliste et séparatiste, nous constatons qu’il créerait, de triompher, une situation exactement opposée à ce que préconisent les esprits les plus clairvoyants.
Dans toutes les nations sans exception, il est des régions favorisées par la nature. Le sous-sol contient ici de riches gisements, et n’en contient pas ailleurs ; là, le sol est fertile et donne des rendements splendides, tandis que, trois cents kilomètres plus au sud, au nord, à l’est ou à l’ouest, il est pauvre et les rendements sont misérables ; dans telle région l’eau tombe en quantité suffisante pour assurer la croissance régulière des cultures, mais elle manque dans telle autre, vers laquelle le vent ne charrie pas les nuages. Certaines zones montagneuses sont pourvues d’abondantes chutes d’eau, qui permettent d’installer des usines, ou de capter à bon marché la force motrice, ce qui favorise l’établissement d’industries de transformation ; d’autres en manquent, et de charbon. On ne finirait pas d’énumérer les différences de possibilités économiques, de richesse et de pauvreté qui caractérisent les multiples parties du globe et celles de chaque pays. Et contrairement à ce que disent parfois ceux qui résolvent théoriquement ou littérairement ces questions sans les avoir étudiées, on ne peut renoncer à la production des régions pauvres, car les régions favorisées ne pourraient pas produire suffisamment pour toute l’humanité. Cela nous est montré par les statistiques, si l’on se donne la peine de les étudier pour ne pas parler à tort et à travers.
Qu’arrive-t-il, dans les pays centralisés, ou dont le fédéralisme n’empêche pas une étroite organisation d’ensemble ? Sans en parler, l’État applique, en faveur des zones défavorisées, des mesures compensatrices. Il pompe, dans les zones naturellement riches, sous forme d’impôts directs et indirects qu’elles peuvent payer grâce à leurs plus grandes ressources, un pourcentage donné de leurs richesses exprimées ici en forme monétaire, et emploie une partie des sommes qu’il se procure pour construire des routes, des barrages, des écoles, des chemins de fer, de nouveaux éléments de production, aider au défrichement où à la défense des terres, ou à l’amélioration du cheptel là où cela serait impossible sans son intervention.
Certains secteurs économiques du Nord de la France, et en Espagne, de la Catalogne se sont plaints et se plaignent d’apporter ainsi des contributions disproportionnées par rapport à l’Ouest, au Centre et au Sud. Mais ces contributions ne sont pas disproportionnées, eu égard à la richesse produite grâce à une terre plus fertile, à des gisements plus rentables ou à une force motrice abondante. Si l’on obtient 100 ici, et l’on paye 25%, il restera 75 ; si l’on obtient 40 ailleurs, et l’on paye aussi 25%, soit dix seulement, il ne restera que 30. L’État atténue donc les disproportions, l’inégalité inhérente à la nature. Serait-ce à nous, partisans de l’égalité économique, de l’en critiquer ? Et ne comprend-on pas que le fédéralisme régionaliste ne pourrait, en faisant que chaque région ne vive que sur ses propres ressources, que condamner les unes à la pauvreté, tandis que d’autres vivraient dans l’opulence, sans que cela corresponde à un mérite supérieur ?
J’expliquais récemment ce mécanisme de l’État — si néfaste sous d’autres rapports – à un jeune instituteur qui venait de traverser les départements de la Lozère, de la Dordogne, et quelques autres du Centre-Ouest de la France. Il comprit alors seulement comment il était possible que l’on ait construit de belles écoles qu’il avait vues dans ces régions qui, certes, n’auraient pu le faire par elles-mêmes. Ce sont les contribuables du Nord, et de l’Est, ou de la région parisienne qui avaient fourni l’argent nécessaire. Et n’était-il pas juste qu’il en fût ainsi ? N’est-il pas juste que les contribuables de la Catalogne, dont le standard de vie est deux ou trois fois plus élevé, contribuent à construire les écoles pour les enfants de l’Estrémadure ou les provinces misérables de la vieille ou la Nouvelle Castille ?
L’Italie nous offre, actuellement, une illustration supplémentaire de cette indispensable solidarité qui bouscule, nécessairement et heureusement, les barrières régionalistes. Le Sud de ce pays est, on le sait, misérable. Un concours de circonstances géographiques et historiques a sévi dans d’autres régions méditerranéennes par les guerres, la sécheresse du climat, l’érosion du sol, le manque de ressources métallifères et énergétiques, et l’abandon du gouvernement central (mais oui !) après l’isolement de siècles de fédéralisme séparatiste où les régions se méconnaissaient quand elles ne se combattaient pas. Tout cela a engendré, avec l’accroissement de la population, une misère croissante aussi. Le gouvernement (hélas ! il a fallu que ce fût lui, car les ouvriers de Milan ou de Turin ne s’en souciaient guère) a décidé d’aider au développement économique de cette région. Et là encore, par différentes méthodes, dont la Cassa per il Mezzogiono [[Au départ, en 1952, les ressources étaient fixées à 100 milliards de lires par an dont 80% provenaient des subsides directs de l’État, et des fonds de contrepartie, des monopoles d’État et d’emprunts lancés à l’étranger. Plus tard, on porta les crédits à 1.280 milliards de lires pour une période de douze ans : 485 milliards devaient servir à la bonification des terres, 280 milliards à la réforme agraire, 225 milliards à la conservation du sol et aux travaux dans les bassins de montagne, 145 milliards aux aqueducs, 115 milliards aux routes, 7 milliards aux chemins de fer, et 30 milliards aux touristes.
Il est évident que le Sud italien n’aurait jamais pu obtenir de sa propre substance les moyens économiques et financiers nécessaires. Et, soit dit en passant, comment envisageons-nous, en économie libertaire, de réaliser de semblables entreprises quand elles seront nécessaires ?]], il prélève une partie des ressources fournies par les riches plaines du Nord et par l’industrie prospère créée grâce aux sources d’énergie fournie par les torrents, les rivières et les fleuves descendus des Alpes. Sans cette solidarité qu’il faut bien imposer tant qu’elle n’est pas volontaire, la population du Midi italien, et celle de la Sicile qui peut bien peu par elle-même, seraient condamnées à une misère, une décadence, physiologique et humaine irrémédiables. Il était grand temps d’y porter remède.
Le fédéralisme séparatiste ne songe pas à ces problèmes, et dans toutes les nations fédéralistes la différence de niveau d’existence et de possibilités d’élévation de ce niveau frappe l’observateur. Aux U.S.A., la population de certains États vit trois ou quatre fois moins bien que celle d’autres États. Le « poor white man » du Sud est un pauvre misérable par rapport au citoyen moyen des autres régions. Comme chaque État a son budget propre, qui dépend de ses ressources, celui qui est riche peut toujours aller de l’avant, réaliser de nouveaux travaux publics, fomenter de nouvelles activités, construire plus d’écoles ou améliorer l’habitat. Le pauvre ne le peut pas. Et le gouvernement fédéral, gêné par l’esprit et le droit de protestation fédéralistes, ne peut aider autant que le pourrait un gouvernement centraliste ou fédéraliste intégrationniste.
Les mêmes faits se produisent en Suisse. Il est des cantons riches, il est des cantons pauvres. Ce n’est pas que, dans les premiers, les hommes soient plus méritoires. C’est qu’ils sont placés près des cours d’eau — surtout le Rhin — par lesquels on amène les matières premières ; qu’ils disposent de chutes d’eau abondantes, que les communications avec la France et l’Allemagne sont plus faciles. Ou que la beauté des sites, l’emplacement, la facilité de la vie aident puissamment le tourisme. Chaque canton a sa vie propre. Elle diffère énormément de celui de Zurich à celui de Schwytz, de celui de Genève à celui de Glaris ou d’Uri. Si bien que, comme il arrive dans d’autres pays, les habitants des cantons pauvres émigrent dans les cantons riches. Mais attention ! J’ai écrit plus haut que le régionalisme était, le plus souvent, un sous-nationalisme. C’est pis encore pour le cantonalisme suisse, et c’est encore un des aspects que Proudhon a ignorés. Car le natif d’un canton est « étranger » dans un autre canton. Les Suisses sont solidaires pour la défense nationale. Pour le reste, s’il y a pénurie, un Zurichois n’a pas, à Genève, les mêmes droits pour s’établir commerçant, pour travailler, voire habiter un logement, qu’un Genevois. Les plans faits par un architecte de Genève ne sont pas valables dans le canton de Lausanne. Pour le plus grand nombre des rapports, la nation est le canton, et qui n’est pas du canton est, répétons-le, un étranger. Même les droits politiques lui sont refusés. Et nombre de nos camarades, venus de canton plus pauvres à Genève, afin de mieux vivre, se voient dans l’impossibilité de mener une vie militante active sous peine d’être « expulsés » dans leur « pays » d’origine. On trouve dans cette ville, près du pont du Mont-Blanc, une statue qui célèbre l’accord établi entre trois cantons qui ont établi l’égalité des droits de leurs ressortissants respectifs. Le fait est si extraordinaire qu’il mérite un monument.
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