La Presse Anarchiste

L’anarchisme et le Tolstoïsme

J’ai sim­ple­ment l’in­ten­tion de don­ner en quelques mots mon appré­cia­tion sur les deux doc­trines, de les com­pa­rer, de recher­cher leur ana­lo­gie et leur dif­fé­rence, et vous prie de ne pas attendre de cet article un expo­sé com­plet, sys­té­ma­tique de cha­cune d’elles : je ne trai­te­rai que les points essen­tiels de ces doc­trines entre les­quels je constate une grande affi­ni­té et ceux qui carac­té­risent cer­taines diversités.

Toute idée nou­velle et vitale sur­git du mécon­ten­te­ment de l’ordre des choses exis­tant, qui régit la vie aus­si bien au point de vue inté­rieur, qu’ex­té­rieur, c’est comme disent les mathé­ma­ti­ciens la condi­tion indis­pen­sable et suf­fi­sante pour la nais­sance d’une idée nou­velle. Et, cer­tai­ne­ment, sur ce point l’a­nar­chisme et le tol­stoïsme sont d’ac­cord. Mais cette res­sem­blance se pour­suit encore plus loin. Ces deux doc­trines sont ana­logues maintes fois dans la cri­tique de l’é­tat actuel de la socié­té, au point de vue poli­tique, consi­dé­rant tout gou­ver­ne­ment comme obs­tacle au déve­lop­pe­ment du pro­grès au point de vue éco­no­mique, jugeant comme inique au plus haut degré la répar­ti­tion actuelle des biens, et sur­tout au point de vue moral, trou­vant extrê­me­ment regret­table l’é­cra­se­ment actuel de l’in­di­vi­du par quan­ti­té de codes mili­taires, civiques et ecclé­sias­tiques, se révol­tant par­ti­cu­liè­re­ment contre la per­ver­sion de l’âme humaine exer­cée par toutes sortes d’ins­ti­tu­tions et d’ins­ti­tu­teurs dits religieux.

Dans cette cri­tique, l’a­na­lo­gie est évi­dente à tel point que sou­vent les repré­sen­tants de l’une ou de l’autre doc­trine s’empruntent mutuel­le­ment les exemples de la lit­té­ra­ture critique.

Ain­si, le point de départ des deux théo­ries est analogue.

Mais pour le déve­lop­pe­ment et la pro­pa­ga­tion de ces idées, leur pra­tique, leur appli­ca­tion dans la vie est néces­saire. Ici encore, heu­reu­se­ment, je remarque une grande res­sem­blance entre les deux doctrines.

Les par­ti­sans sin­cères de l’a­nar­chisme, aus­si bien que ceux du tol­stoïsme, blâ­mant et pro­tes­tant contre les deux élé­ments prin­ci­paux du mal contem­po­rain : la vio­lence et le men­songe, se font un prin­cipe de les exclure de leur propre vie.

Dans la sphère des rela­tions. poli­tiques et civiques, ils refusent de par­ti­ci­per à la consti­tu­tion d’é­tats et de gou­ver­ne­ments, fussent-ils même socia­listes et bien enten­du ne veulent pas être sol­dats et ne recou­rant pas aux ins­ti­tu­tions natio­nales, muni­ci­pales et poli­cières, pour leur défense et celle de leur bien.

Dans la sphère éco­no­mique, Ces enne­mis de l’au­to­ri­té cessent tout d’a­bord d’ac­cu­mu­ler du capi­tal, qu’ils savent être un moyen de vio­lence ; ils cherchent à employer, autant que pos­sible, équi­ta­ble­ment et rai­son­na­ble­ment, la for­tune qui acci­den­tel­le­ment se trou­vait en leur pos­ses­sion, avant qu’ils ne fussent venus à l’i­dée ; dans toutes les affaires pra­tiques ils tâchent d’en­trer dans les coopé­ra­tives libres, ils sim­pli­fient leur vie et dimi­nuent leurs besoins, jus­qu’à leur mini­mum, au-des­sous duquel leur acti­vi­té phy­sique et intel­lec­tuelle se trou­ve­rait gênée.

Enfin, dans la sphère morale, les repré­sen­tants de deux doc­trines, cherchent à conser­ver dans leur vie la liber­té de leur indi­vi­dua­li­té, le déve­lop­pe­ment indé­pen­dant de leur esprit, tendent à main­te­nir leur digni­té humaine, tout en res­pec­tant celle des autres et se créent un ensemble de rela­tions cor­diales et rai­son­nées avec les gens, cher­chant à deve­nir un pro­duc­teur utile dans tous les sens. En un mot, les par­ti­sans de ces deux doc­trines n’at­tendent pas que quelques loi éco­no­miques, his­to­riques ou poli­tiques agissent et trans­forment le monde. Ils agissent et le trans­forment eux-mêmes.

Mais, le mal existe, et l’ac­tion posi­tive du bien y ren­contre sou­vent des obs­tacles à pre­mière vue insur­mon­tables. C’est là dans la lutte avec ces obs­tacles, que les deux doc­trines, que nous sommes en train de com­pa­rer, se dis­tinguent for­te­ments. Et cette dis­tinc­tion n’est pas acci­den­telle, mais découle de cer­tains prin­cipes des concep­tions dif­fé­rentes, cor­res­pon­dante à cha­cune des deux théories.

L’a­nar­chisme, dans le sens de ce que géné­ra­le­ment l’on entend par ce mot, se base sur la concep­tion maté­ria­liste. Le tol­stoïsme — sur la concep­tion idéaliste.

La syn­thèse du maté­ria­lisme, sur lequel s’ap­puie l’a­nar­chisme, est un déter­mi­nisme, qui n’est pas tout à fait consé­quent — c’est la néga­tion du libre arbitre avec, comme cor­rec­tif, l’i­ni­tia­tive indi­vi­duelle. D’autre part, l’a­nar­chisme repose sur la théo­rie bio­lo­gique, qui veut que le bon­heur de la vie s’ob­tienne par la satis­fac­tion har­mo­nique de toutes les néces­si­tés de l’organisme.

Le point de vue idéa­liste, ser­vant de base au tol­stoïsme, briè­ve­ment expri­mé, se résume ain­si. La vie du monde exté­rieur, y com­pris moi-même, comme objet, est la mani­fes­ta­tion d’une idée intel­li­gente, exis­tant par elle-même et ayant son expres­sion dans les diverses mani­fes­ta­tions de l’ac­ti­vi­té spi­ri­tuelle, ain­si que dans les formes et les actes exté­rieurs, ser­vant à indi­quer les idées, qui leur correspondent.

Sup­po­sons que sur la voie de leur acti­vi­té posi­tive, un anar­chiste ou un tol­stoïen ren­contre un obs­tacle insur­mon­table, comme par exemple son arres­ta­tion par un gen­darme, qui le déporte, l’en­ferme ou l’exé­cute, qui, pour tout dire, le sup­prime du nombre des militants.

Quelle doit être la conduite de l’un et de l’autre ?

L’ac­ti­vi­té de l’a­nar­chiste, dès ce moment, si elle ne s’in­ter­rompt pas com­plé­te­ment (par exemple dans le cas de peine capi­tale), du moins elle cesse momen­ta­né­ment ou dimi­nue sen­si­ble­ment. En outre, l’a­nar­chiste mili­tant change, pour ain­si dite, de moyen et de but de lutte : au lieu d’un but loin­tain, idéal, il se donne un but proche, maté­riel, celui de sur­mon­ter les obs­tacles ren­con­trés et pour cela il prend dans ses mains l’arme qu’il repousse lui-même, mais qu’il aper­çoit dans la main de l’en­ne­mi : la vio­lence et le men­songe.

Et, par ce fait, il accom­plit un affreux com­pro­mis, détrui­sant toute l’œuvre qu’il ser­vait avec tant d’héroïsme.

Mais il ne peut guère, agir autre­ment, car il craint que l’obs­tacle qu’il ren­contre ne mette fin à son acti­vi­té et il lui faut si non sau­ver sa per­sonne, au moins vendre cher la vie qu’on lui prend.

Lorsque les mêmes obs­tacles se ren­contrent dans la vie d’un tol­stoïen, ils ne doivent pas même un seul ins­tant ébran­ler la direc­tion de son acti­vi­té, ni trou­bler la gran­deur de ses principes.

Dans le gen­darme, qu’il voit appa­raître devant lui, et toutes les consé­quences qui s’en suivent, il voit l’es­sence du mal, pour l’a­néan­tis­se­ment duquel est ‘diri­gée sa vie et c’est pour­quoi il cherche à ras­sem­bler toutes ses forces, pour y résis­ter, et à la vio­lence répondre par l’a­mour, et au men­songe oppo­ser la vérité.

Plus il réduit son acti­vi­té exté­rieur plus grande est sa force inté­rieure, et si son orga­nisme phy­sique doit périr, par exemple dans le cas de la peine de mort, sa nature spi­ri­tuelle atteint en ce moment sa plus grande force d’influence.

Ain­si donc, par rap­port aux obs­tacles, qui s’op­posent à la réa­li­sa­tion de l’une et de l’autre idée, je voie déjà une dif­fé­rence essentielle.

La dif­fé­rence consiste en ce que, alors que l’a­nar­chiste périt dans la lutte héroïque — ou phy­si­que­ment, sous l’é­cra­se­ment des obs­tacles insur­mon­tables ou mora­le­ment par le résul­tat des com­pro­mis, inévi­tables dans sa lutte, le tol­stoïen triomphe, dépouille son enve­loppe per­son­nelle égoïste et s’é­pa­nouit à la nou­velle lutte d’i­dées, qui le conduit sûre­ment sur le che­min du pro­grès vers le bon­heur universel.

Si j’ai réso­lu de choi­sir ce sujet pour le pre­mier numé­ro de votre jour­nal, c’est parce que j’ai vou­lu vous com­mu­ni­quer mon opi­nion sur la ques­tion pour moi la plus chère, c’est par ce que je ne connais rien de plus éle­vé et néces­saire aux hommes, que ces deux doctrines.

Je vou­drais de tout cœur mar­cher la main dans la main avec mes frères les anar­chistes et avec plai­sir et recon­nais­sance je suis prêt à m’ins­truire chez eux, à leur emprun­ter leur héroïsme et la force de volon­té, qui nous manquent si sou­vent et avec joie je vou­drais par contre leur com­mu­ni­quer une plus grande pure­té de prin­cipes et une foi plus solide, qui leur manque si fréquemment.

[/​P. Biru­koff/​]

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