La Presse Anarchiste

Le droit à la révolte

L’ac­cu­sé se leva. Sa voix hési­tante et trou­blée s’af­fer­mit en par­lant, ses gestes vio­lents et expres­sifs mar­quaient de l’in­di­gna­tion, son ardente convic­tion enfla­mait sa parole.

— Mon­sieur le Pré­sident, vous m’ac­cu­sez d’a­voir, dans une église, trou­blé le ser­vice du culte ; vous dites que j’ai inter­pel­lé le pré­di­ca­teur dans sa chaire, inju­rié les prêtres, les fidèles, que j’ai en un mot, pro­duit du scan­dale dans un lieu consa­cré au ser­vice du culte. Vous m’ac­cu­sez et j’a­voue. Votre tache est facile, vous avez un accu­sé qui avoue ; il ne reste qu’à condam­ner ; mais, aupa­ra­vant, souf­frez que je m’explique.

Mon acte inex­pli­qué est incom­pré­hen­sible à la plu­part des hommes, or je l’ai fait moins pour lui-même que pour sa por­tée morale. J’ai insul­té le dieu des chré­tiens, ses prêtres, ses ado­ra­teurs, pour prou­ver que ce dieu est un mythe et ain­si por­ter le trouble dans les consciences : la néga­tion est saine et néces­saire Autre­fois ceux qui ado­raient Christ étaient per­sé­cu­tés, mar­ty­rises ; aujourd’­hui, c’est sous son nom qu’on per­sé­cute, qu’on mar­ty­rise — mon cas en est la preuve ; le cru­ci­fié est deve­nu cru­ci­fi­ca­teur, le faible men­diant s’est mué en puis­sant redou­table, le doux s’est cour­rou­cé. Celui qui prê­chait la paix sème la semence de haine, de dis­corde, de guerre, par les bouches innom­brables de ses zéla­teurs ; des sol­dats ont per­cé son flanc, main­te­nant les sol­dats appellent sur eux sa misé­ri­corde divine pour qu’ils aient encore la force de tuer ceux qui ne l’a­dorent pas… 

Dieu n’est rien sans fidèles ; il est pauvre, faible, on se rit de lui, on le tourne en déri­sion, on le tue en com­pa­gnie de voleurs de grands che­mins ; il est tout main­te­nant qu’il a ses par­ti­sans ; il est le grand hor­lo­ger, au nom duquel tout s’ac­com­plit, au nom duquel on tue en com­pa­gnie de voleurs ceux qui attentent à sa divi­ni­té, qui vous consacre juges, puisque du cru­ci­fix des gouttes de sang semblent tom­ber sur vous. Mes­sieurs du tri­bu­nal. D’ailleurs il faut bien que vous inter­ve­niez, puisque Dieu se laisse bafouer jusque dans ses temples.

En véri­té, vous trou­vez étrange que j’aille dans une église cla­mer la parole de véri­té, de paix et d’a­mour. Où vou­lez-vous que j’aille ? Il n’y a plus de forum, vos lois inter­disent les attrou­pe­ments et je n’ai pas d’autre local. Où sont les lieux, où les foules s’as­semblent, si ce ne sont les temples ? Vous pré­ten­dez que j’en­trave la liber­té des croyants, mais eux n’en­travent-ils pas la mienne ? Ce moine prê­cheur, dans son ser­ment, n’é­vo­quait-il pas la guerre pour orner d’une auréole le front du prêtre, du digne aumô­nier qui, le soir de la bataille, pro­digue aux mou­rants les conso­la­tions de la reli­gion, cepen­dant qu’à tra­vers un nuage appa­raît le radieux tableau du vil­lage loin­tain où l’a­go­ni­sant voit sa famille, réunie autour de l’âtre, triste encore de son départ, et que, dans l’a­go­nie qui s’a­chève, passe sur ses lèvres bleuies le doux nom de mère ; le prêtre appa­rais­sait alors comme le conso­la­teur suprême, sou­la­geant les bles­sés, l’en­voyé du ciel et de la famille, l’a­pôtre de la paix accou­rant à tra­vers mille périls au che­vet des mou­rants. N’est-ce pas pour conser­ver tout leur pou­voir que les prêtres rendent les hommes faibles, les mettent face à face avec l’i­mage de leurs maux, font réson­ner à leurs oreilles l’é­cho de leurs plaintes, les san­glots de leurs lamen­ta­tions. Ne sont-ils pas les grands défen­seurs de l’i­dée de patrie et les patries diverses et rivales ne sont-elles pas les causes des guerres, car sup­pri­mez les fron­tières vous abo­lis­sez les guerres. Christ avait-il une patrie ? Il n’en avait point, il n’é­tait ni patriote, ni citoyen ; c’é­tait le doux phi­lo­sophe, aimant et dévoué, qui prê­chait la haine contre les tra­fi­quants, puis­qu’il chas­sait les mar­chands du tempe. N’a-t-il pas dit : « Il est plus facile à un cha­meau de pas­ser par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’en­trer dans le royaume des Cieux ». Et ces prêtres, bien nour­ris, bien vêtus, bien logés, qui offi­cient dans des temples somp­tueux, sou­te­nus par des colonnes de marbre, d’une archi­tec­ture admi­rable, où l’or et l’argent riva­lisent avec les pein­tures des grands maîtres, pour embel­lir les nefs immenses, ces prêtres parlent au nom du divin va-nu-pieds. Ne sont-ils pas des impos­teurs ? Est-ce qu’ils ne sont pas les ser­vi­teurs des riches, ne le sont-ils pas eux-mêmes ? Ne com­plotent-ils pas contre la liber­té de tout indi­vi­du qui croit en la puis­sance de la véri­té, de la soli­da­ri­té, de la rai­son humaine ? N’est-ce pas contre moi qu’ils orga­nisent une lutte de tous les ins­tants, n’an­ni­hilent-ils pas tous mes efforts en asser­vis­sant mes contem­po­rains par des pra­tiques dites reli­gieuses, qui font que tous sont ligués contre moi et qu’ain­si mes ten­ta­tives pour me libé­rer font que je me heurte contre vos lois, vos poli­ciers, vos sol­dats ? Dieu n’est-il pas la clef de voûte de l’ordre social, et cet ordre social n’est-il pas le chaos le plus épou­van­table qu’on puisse ima­gi­ner ? Selon vous, il fau­drait que je laisse pai­si­ble­ment s’or­ga­ni­ser ces com­plots d’i­gno­rants diri­gés par des fourbes et qui font que je suis et conti­nue­rai d’être pro­lé­taire, cor­véable et taillable à mer­ci ; il fau­drait que je res­pecte ce qui me doit oppres­ser et oppresse. Non, Mes­sieurs mes juges, ces églises, c’est moi qui les ai bâties, en ai scel­lé les lourdes pierres de mon sang et de ma sueur, les géné­ra­tions des miens ont pei­né, souf­fert ter­ri­ble­ment pour les édi­fier, et vous vou­driez que je n’aie pas le droit d’y péné­trer, de dire aux foules assem­blées qu’on leur prêche le men­songe, qu’on les asser­vit et les enchaîne dans des liens qu’ils ne bri­se­ront peut-être jamais ?

Si, je veux crier à la face de tous qu’aus­si moi je veux dans d’im­menses salles pro­cla­mer ce que je crois vrai ; je veux pou­voir dire que les riches, les gou­ver­nants, les sol­dats sont à l’hu­ma­ni­té ce qu’est la ver­mine à l’être humain, des para­sites, les prêtres disent bien que ce sont des bien­fai­teurs. Tant que des hommes, sous le cou­vert d’une phi­lo­so­phie ou reli­gion quel­conque, s’en­ten­dront entre eux afin de me tenir sous le joug, je cla­me­rai mon droit à la révolte. Ma révolte ces­se­ra quand je n’au­rai plus contre quoi me révol­ter, quand j’au­rai d’im­menses salles, ma part d’é­glises, de temples, comme les prêtres ont les leurs, et que nous pour­rons nous y assem­bler entre indi­vi­dus libres pour y prendre les déci­sions propres à assu­rer la sau­ve­garde de notre liber­té, quand encore dans leurs églises les chré­tiens ou reli­gieux quel­conques s’as­sem­ble­ront pour ce qu’ils vou­dront, mais jamais pour y encen­ser, créer ou sou­te­nir des pou­voirs, des auto­ri­tés, des forces comme les vôtres, qui m’op­pressent, m’ex­ploitent et m’a­mènent, pieds et poings liés, à votre tri­bu­nal d’in­jus­tice ! Alors seule­ment, les chré­tiens, libres comme moi, dans leurs églises prê­che­ront, comme nous le ferons dans nos salles de confé­rences qui seront des églises désaf­fec­tées par la révo­lu­tion de leur attri­bu­tion primitive.

Et ce temps est proche, vos sièges sont ver­mou­lus ; votre foi est morte : la science a tué Dieu et nous serons bien­tôt assez nom­breux pour ren­ver­ser l’ordre des choses éta­bli sur le vol, le men­songe, la domi­na­tion et la peur. Les phi­lo­so­phies diverses, reli­gieuses et athées, auront et leurs par­ti­sans et leurs temples ; mais ce temps sera quand la masse du peuple bri­se­ra d’un seul geste tout indi­vi­du qui le vou­dra dominer.

C’est tout ce que je vou­lais dire dans l’é­glise au moine prêcheur.

[/​G. Butaud/​]

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