La Presse Anarchiste

À propos de tout et de rien

On pré­voit une ges­ta­tion très pénible. De braves cher­cheurs se sont mis en quête de trou­ver l’« inté­rêt suisse ». Ils ne se sont pas encore mis d’ac­cord sur le mot même puisque d’au­cuns parlent de l’« esprit suisse ». Peut-être eût-il été bon de s’en­tendre avant tout départ. Mais ces Mes­sieurs sont pres­sés. On dirait par­bleu qu’il y a une récom­pense au bout de leur trou­vaille. Le point de départ de cette aven­ture est la diver­gence qui s’est mani­fes­tée entre la Suisse alle­mande, la fran­çaise et l’i­ta­lienne au sujet de la guerre et des sym­pa­thies diverses et mar­quées qu’elle a fait naître.

On s’est deman­dé com­ment il s’est fait que la par­tie de langue alle­mande du pays, qui était favo­rable aux Fran­çais en 1870, soit deve­nue à ce point sym­pa­thique à l’Al­le­magne dans cet espace de qua­rante-cinq ans qui sépare les deux guerres. La vol­te­face a été très rapide dans les sphères gou­ver­ne­men­tales comme il convient à tout acte de lâche­té offi­cielle devant ce qui devient fort. L’in­fluence ger­ma­nique s’est beau­coup accrue dans le pays. Des entre­prises alle­mandes se sont ins­tal­lées sur le ter­ri­toire ; une nom­breuse affluence d’ou­vriers alle­mands a sui­vi tout natu­rel­le­ment ; la lit­té­ra­ture a trou­vé un ter­rain de culture facile et les intel­lec­tuels de la Suisse alle­mande, trou­vant débou­chés et fonc­tions en Alle­magne, ont si bien tra­vaillé dans le sens ger­ma­nique que — ain­si le pré­ten­daient du moins les jour­naux alle­mands — la Suisse alle­mande est deve­nue une pro­vince de l’Em­pire. Il faut dire aus­si qu’il y a simi­li­tude de carac­tère. En s’en­flant outre mesure à la suite de leurs vic­toires et en se gra­ti­fiant du titre de « peuple élu » les Alle­mands ont entraî­né à leur suite tout ce qui avait plus ou moins subi l’in­fluence de leur culture. En 1870, l’in­va­sion de la Bel­gique neutre aurait sou­le­vé la plus grande indi­gna­tion dans nos can­tons de langue alle­mande. Qua­rante cinq ans après, le fait patent n’a fait tres­saillir per­sonne. La chose a été trou­vée toute natu­relle. On s’est conten­té de consta­ter que l’Al­le­magne en aurait agi autre­ment avec la Suisse. Depuis, les sym­pa­thies pour les empires cen­traux sont allées leur petit che­min et même, au début du moins, le haut com­man­de­ment des troupes suisses ne s’est point gêné pour mon­trer pareilles sym­pa­thies dans des ordres du jour qui demeu­re­ront his­to­riques. Les auto­ri­tés fédé­rales se sont mon­trées d’une condes­cen­dance extrême dans le même sens et d’une sévé­ri­té anor­male dans l’autre. Il est évident que les visites de l’empereur Guillaume, l’oc­troi de son por­trait à nos hauts fonc­tion­naires — c’est un type dans le genre de M. Land­houille de Cour­te­line, fai­sant don de son image à tout le monde, neveux, concierge et amis ; son cadeau de beau drap résé­da, en bon com­mis voya­geur qu’il était alors, tout cela n’a peu contri­bué à le rendre sym­pa­thique — tant il est vrai que les petits cadeaux entre­tiennent l’a­mi­tié — à une popu­la­tion non encore débar­ras­sée de tout servilisme.

Dans la Suisse de langue fran­çaise et ita­lienne la répro­ba­tion contre les actes du gou­ver­ne­ment alle­mand s’est fait immé­dia­te­ment jour dans le peuple même et les sym­pa­thies sont allées en aug­men­tant sans arrière-pen­sée et sans se deman­der quels seraient en défi­ni­tive les vain­queurs et les vain­cus de la mêlée actuelle. Cette atti­tude franche et déci­dée, dés­in­té­res­sée tout à fait, a même fait res­sor­tir plus vive­ment la couar­dise de ses gou­ver­nants, atten­dant de voir d’où venait le vent de la victoire.

Ces cou­rants contraires de sym­pa­thies ne pou­vaient man­quer d’at­ti­rer l’at­ten­tion des gens de juste milieu, nou­veaux pré­voyants de l’a­ve­nir, trou­vant dans le som­meil popu­laire la plus sûre des tran­quilli­tés à leur état de digé­rants convain­cus. De là la recherche de quelque élixir som­ni­fère qu’il s’a­git de lan­cer sous le nom d’« esprit suisse », dont la for­mule reste encore à trou­ver. Nous en repar­le­ront quand ces braves quié­tistes nous expo­se­rons les résul­tats de leurs veilles intel­lec­tuelles. Ça pro­met d’être amusant !

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La cen­sure conti­nue à avoir une mau­vaise presse. Mau­vaise n’est peut-être pas le mot propre, car les gens qui s’en plaignent — même ceux qui ont été atteints par elle — trouvent qu’elle est néces­saire en pareil temps, utile même et je crois que si les argu­ments en sa faveur ne devaient pas contra­rier leur défense pro domo, nous ver­rions ces plai­gnants d’un nou­veau genre conti­nuer sur ce ton et nous faire benoî­te­ment l’a­po­lo­gie de l’ins­ti­tu­tion. Tel est le cas, entr’autres, du très dis­tin­gué direc­teur de la Biblio­thèque uni­ver­selle, M. Mau­rice Mil­lioud. C’est vrai­ment man­quer de cou­rage, et accep­ter pour les autres le bât qui ne va pas sans bles­ser quelque peu. Cette ins­ti­tu­tion monar­chique révé­rée quand même, après tous ses exploits, sa par­tia­li­té révol­tante, son esprit étroi­te­ment uni­la­té­ral, ne voyant uni­que­ment que la défense de la bonne cause, la cause alle­mande, ce mépris évident de la pen­sée romande, ce déclen­che­ment de bêtise sans pareille, tout cela n’est sans doute pas admis par M. Mil­lioud, mais il demande quand même une cen­sure, après avoir décla­ré que l’ins­ti­tu­tion se trompe et qu’é­tant œuvre des hommes, il ne peut en être autre­ment, du moins, s’il ne le dit pas, c’est la conclu­sion logique. C’est vrai­ment déplo­rable de voir en temps pareil un oppor­tu­nisme de si mau­vais aloi.

[/G.H/]

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