La Presse Anarchiste

Au nom de plusieurs…


[/​Ceci est un article-programme,

une expli­ca­tion, une confession,

ce que vous voudrez./]

Je vois bien qu’il faut que j’y passe.

Je n’aime pas les articles-pro­grammes, et je pen­sais que le conte­nu du jour­nal indi­que­rait suf­fi­sam­ment, en quelques numé­ros, la direc­tion que nous allions suivre. De même qu’un astro­nome prou­va un jour le mou­ve­ment en se met­tant à mar­cher, de même La libre Fédé­ra­tion aurait affir­mé par sa pro­pa­gande les prin­cipes d’i­ni­tia­tive révo­lu­tion­naire, d’ef­forts col­lec­tifs d’é­man­ci­pa­tion, d’u­nion et d’ac­tion pro­lé­ta­riennes, de « libre fédé­ra­tion » – en oppo­si­tion à l’or­ga­ni­sa­tion par en haut, par les méthodes d’au­to­ri­té et d’ex­ploi­ta­tion, par l’É­tat et le Capi­tal, par la cen­tra­li­sa­tion. Mais non, il faut que j’y aille de quelques explications.

Je vou­lais me bor­ner à faire la cui­sine du jour­nal et lais­ser dire à tous ceux qui l’au­raient dési­ré ce qu’ils ne peuvent pas dire ailleurs, parce qu’ils ne chantent pas sur le ton d’é­glise. Une seule condi­tion était posée ici aux col­la­bo­ra­teurs : défendre le socia­lisme des pro­duc­teurs et les idées de liberté.

C’est une base nette.

Il parait que ce n’est pas assez net.

Eh bien, si nous sommes pour le socia­lisme des pro­duc­teurs, ça veut dire que c’est l’é­man­ci­pa­tion du tra­vail que nous vou­lons, la ges­tion de la pro­duc­tion par les pro­duc­teurs libre­ment orga­ni­sés, et non pas une sorte de socia­lisme muni­ci­pal, ou à mono­poles, ou de petits bourgeois.

Et si nous lut­tons pour la liber­té, c’est que nous vou­lons le res­pect de la femme comme de l’homme, que nous récla­mons le droit de pen­ser, de par­ler et d’é­crire sans res­tric­tion, et c’est, natu­rel­le­ment, que nous sommes contre la hié­rar­chie à l’a­te­lier, contre la dis­ci­pline à l’é­cole, contre le fonc­tion­na­risme syn­di­cal, contre la caserne, contre la poli­tique par­le­men­taire, contre les Églises, et contre toutes les ins­ti­tu­tions qui dimi­nuent la pen­sée, contraignent la vita­li­té des tra­vailleurs et de leur famille, main­tiennent la cruau­té, la lai­deur, la misère, l’i­gno­rance et l’i­ner­tie. Bref, arri­ver à ce qu’on fiche la paix aux gens. Mais il y a la ques­tion de la guerre ?

Ah ! oui, il y a la guerre, il y a sur­tout la guerre.

C’est même la guerre qui force socia­listes, syn­di­ca­listes et anar­chistes, à pré­ci­ser beau­coup de leurs concep­tions. C’é­tait bou­gre­ment nécessaire.

Nous sommes contre la cruau­té, avons nous dit.

Nous serons donc mani­fes­te­ment contre l’ac­tion des armées alle­mandes en Bel­gique et au nord de la France.

Quant aux per­son­nages qui viennent décla­rer qu’en Bel­gique comme en Alle­magne il n’y a, pour les pro­lé­taires, que des capi­ta­listes à com­battre, et que c’est bien égal si l’on a affaire avec M. Neu­mann ou avec M. van der Vuit, ii n’y a plus moyen de les entendre. Ils vous servent ce qu’il y avait de plus mau­vais dans la social-démo­cra­tie alle­mande, et leur façon de s’en laver les mains, à la Ponce Pilate, est sou­ve­rai­ne­ment déplai­sante, pour ne pas dire plus.

Il ne s’a­git pas de défendre les capi­ta­listes de France et de Navarre.

Il ne s’a­git pas d’être des patriotes hon­teux ou seule­ment des répu­bli­cains péni­tents. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Nous vou­lons tout sim­ple­ment sau­ve­gar­der ce qu’il peut y avoir de révo­lu­tion­naire en France, de res­pect de l’in­di­vi­du en Angle­terre, de paci­fisme cer­tain en Bel­gique et dans les popu­la­tions ouvrières et pay­sannes de ses deux grands alliés. C’est quelque chose. Et ceci n’a rien à voir avec la France et sa répu­blique actuelle, avec l’An­gle­terre et son gou­ver­ne­ment, avec le roi Albert et son Congo.

Nous sommes en dehors de toute patrie. Nous sommes pour un cer­tain patri­moine d’i­dées, de mœurs, conquis par nos aînés au prix de mil­liers d’ef­forts insur­rec­tion­nels et de dévoue­ments, sou­vent sur les bar­ri­cades, en 1789, en 1830, en 1848, en 1871, patri­moine arra­ché dure­ment aux classes nan­ties. Nous avons le sens d’une cer­taine orien­ta­tion. Et le dégoût des politiques.

La guerre, nous n’y par­ti­ci­pons pas et nous n’y enver­rons per­sonne. Nous sommes hors de la guerre comme nous sommes hors de la patrie. Ce n’est pas un mérite. Nous voyons les évé­ne­ments très objec­ti­ve­ment. Nous en atten­dons des résul­tats dont nous espé­rons pro­fi­ter. Nous tâche­rons de sau­ver de la catas­trophe, de tirer de la guerre ce que nous avons essayé de tirer de la paix : le plus de liber­tés pos­sibles pour les peuples.

Appe­lons un chat un chat, et l’im­pé­ria­lisme alle­mand, indé­nia­ble­ment par­ta­gé par la presque una­ni­mi­té des Alle­mands (ouvriers com­pris), un for­mi­dable dan­ger pour ceux qui aspirent à l’au­to­no­mie des régions et des grou­pe­ments, à la libre asso­cia­tion entre tra­vailleurs, entre syn­di­cats ou entre popu­la­tions, pour ceux qui ont besoin du fédé­ra­lisme et de tout ce qu’il com­porte de bien-être et de liberté.

Nous avons lut­té contre le colo­nia­lisme, les guerres de conquête au Trans­vaal, au Maroc, en Mand­chou­rie et à Tri­po­li. Et nous n’au­rions pas le droit de pro­tes­ter, au nom de nos prin­cipes, fer­me­ment sou­te­nus, contre la conquête de la Belgique ?

Oui, c’est là notre pierre d’a­chop­pe­ment, puis­qu’il faut encore, après quinze mois de guerre, abor­der ce sujet qui devrait être com­pris et clas­sé pour tous ceux qui ont quelque chose d’hu­main dans le corps : le sac de la Bel­gique et ce qui y res­semble nous révolte. Il n’y a pas d’in­ter­na­tio­na­lisme qui puisse tolé­rer, excu­ser, légi­ti­mer l’a­gres­sion, l’é­cra­se­ment, l’as­sas­si­nat métho­dique de mil­lions de gens paisibles.

Il y a là un for­fait qui ne peut être admis.

Il faut pro­tes­ter jus­qu’à ce que jus­tice soit ren­due. Et savoir quel ser­vice immense rendent à la civi­li­sa­tion ceux qui aident à l’é­ta­blis­se­ment de cette jus­tice, fût-ce avant tout dans les tranchées.

Au nom du socia­lisme, de tout ce qu’il y a de révo­lu­tion­naire. dans le socia­lisme, nous lut­te­rons contre la cruau­té, la lai­deur, la misère, l’i­gno­rance et l’i­ner­tie, que ce soit par la faute du Capi­ta­lisme des Schnei­der ou des Krupp, du Tsa­risme, du Cler­gé fran­çais, de la Cen­sure suisse ou des Armées du kaiser.

On a vou­lu un article-pro­gramme. Le voilà.

Mais j’au­rais pré­fé­ré ne pas l’é­crire. Notre action, ici à La libre Fédé­ra­tion, prou­ve­ra mieux qu’une confes­sion com­bien nous aimons la liber­té et le socia­lisme. Mais on a vou­lu une confes­sion. Je n’y suis pour rien si elle déplaît.

[/​Jean Wintsch/​]

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