La Presse Anarchiste

Ici et là

Dangereux nigauds

Il s’a­git des clé­ri­caux et des monar­chistes français.

Voi­là des gens qui, à jour­née faite, — et des réac­tion­naires fief­fés comme Mau­rice Muret, de la Gabelle de Lau­sanne, emboîtent le pas — voi­là des gens qui vont décla­rant que si la répu­blique laïque n’é­tait pas un régime de déli­ques­cence, de dis­so­cia­tion, d’in­cu­rie, elle aurait pré­pa­ré de fortes armées qui auraient été capables d’emblée de s’op­po­ser à l’in­va­sion alle­mande en France. C’est parce que le pays a été trop paci­fiste, en proie aux dis­sen­sions de par­tis que per­met une répu­blique, qu’on n’é­tait pas prêt et qu’on se trouve embar­ras­sé. Ah ! si le duc d’Or­léans était roy, ah ! si le prince Napo­léon était empe­reur, ah ! si l’on avait un ambas­sa­deur chez Le pape, et des clé­ri­caux et des monar­chistes par­tout, vous auriez vu cette armée ! Les Prus­siens n’en auraient pas mené large ! Mais voi­là, on a lais­sé opé­rer les répu­bli­cains, les socia­listes, les anar­chistes, tous anti­mi­li­ta­ristes avé­rés. De là l’invasion…

Ce que je trouve de plus extra­or­di­naire dans ces pro­pos, c’est qu’on ait l’au­dace de les tenir. Voyons, en 1870, n’y avait-il pas un Napo­léon à la tête du pays ; les catho­liques, les monar­chistes, n’é­taient-ils pas les maîtres de l’heure ? Le désastre de Sedan et ses suites ont rapi­de­ment mon­tré à l’Eu­rope les capa­ci­tés d’une caste mili­taire au pou­voir. C’é­tait au-des­sous de tout, à tous les points de vue.

En outre, par ses pro­cé­dés poli­ciers, inqui­si­teurs, des­po­tiques, la France s’é­tait alié­né les sym­pa­thies de tous les peuples. Certes, les clé­ri­caux et les monar­chistes sont bien venus de repro­cher ses fautes à la répu­blique, c’est vrai­ment réussi !

Mais ne voyons-nous pas que c’est pré­ci­sé­ment parce que la répu­blique fran­çaise n’é­tait pas mili­ta­riste qu’elle a éveillé des sym­pa­thies ? C’est parce que pay­sans et ouvriers de France étaient anti­mi­li­ta­ristes qu’ils se sont cabrés devant les faits et gestes d’une horde guer­rière. Et c’est parce que, mal­gré ses poli­ti­ciens véreux, ses ban­quiers louches, ses capi­taines Fra­casse, le peuple fran­çais a résis­té à un déve­lop­pe­ment mili­ta­riste, que tous ceux qui ont tant soit peu l’es­prit civil, sur cette terre, font des vœux pour son existence.

On aime dans un peuple ce qu’il a de répu­bli­cain, de paci­fiste, de laïque, telle est la véri­té qu’on peut extraire des cou­rants d’o­pi­nions contemporains.

Sur un congrès

On pou­vait espé­rer qu’a­près le vote una­nime des cré­dits mili­taires par les socia­listes du Reichs­tag, à la séance du 4 août 1914, on nous fiche­rait la paix avec la pro­pa­gande social-démo­crate. Du moment que ce par­ti est for­cé­ment com­plice du mili­ta­risme par le fait qu’il est éta­tiste – car il n’y a pas de puis­sance d’É­tat sans sanc­tion armée – quelle manie ont donc les socia­listes de le vou­loir remettre sur pieds à tout prix ? Va-t-on recons­ti­tuer les cadres social-démo­crates alle­mands, fran­çais, belges, ita­liens, bul­gares, russes, hol­lan­dais et suisses, afin de recom­men­cer la même équi­voque ins­pi­rée des mar­xistes : faire une vague pro­pa­gande paci­fiste, puis au moment d’une guerre, bien mieux, au moment d’une offen­sive guer­rière, voter le bud­get de l’ar­mée, ain­si qu’en ont don­né le triste exemple les 110 dépu­tés social-démo­crates allemands ?

Non, ce n’est pas possible.

Cette orga­ni­sa­tion, encom­brée de bureau­cra­tie, de fonc­tion­naires, avec une cen­tra­li­sa­tion à outrance, cette enré­gi­men­ta­tion des pro­lé­taires sous la hou­lette de pro­fes­sion­nels du socia­lisme, cette masse dont toutes les pré­oc­cu­pa­tions ont fini par être tour­nées vers quelques petits pro­fits de caisse d’as­su­rance, non ! rien de cela n’est socia­liste et ne vaut d’être sau­vé, arran­gé, rafistolé.

Ne bou­geons pas d’une semelle pour cela.

Il y a autre chose à faire.

Aus­si le congrès offi­cieux de Berne, qui vient de ras­sem­bler une tren­taine de délé­gués socia­listes de divers pays, dont une dizaine d’Al­le­magne et deux de France, en vue de récla­mer la paix, nous laisse-t-il dans une grande méfiance.

De quelle paix s’agit-il ?

De quelle inter­ven­tion socia­liste s’agit-il ?

Paix armée, à l’an­cienne mode, ou régime de désar­me­ment comme les gens du peuple le veulent de plus en plus ; sus­pen­sion des hos­ti­li­tés jus­qu’à ce qu’on se soit refait, ain­si que le vou­draient les pan­ger­ma­nistes, ou fédé­ra­tion euro­péenne avec le res­pect de l’au­to­no­mie régio­nale ; voyons, quelle paix vou­lez-vous, citoyens Grimm, Lede­bour, Merrheim ?

Et quel socia­lisme allez-vous sou­te­nir désor­mais ? Le socia­lisme impé­ria­liste à la Hil­de­brand ou le socia­lisme fédé­ra­liste de Prou­dhon. Bref, est-il ques­tion de l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail dans la liber­té ou d’une lutte cor­po­ra­tiste pour un Quatrième-État ?

Les délé­gués de Berne n’ont pas pipé mot, ni de la paix qu’ils veulent, ni du socia­lisme qu’ils défendent. Ces hommes paraissent n’a­voir rien appris. Et ils vont nous redres­ser cette misère de social-démocratie.

Espé­rons que le peuple en a soupé.

Et que le socia­lisme auquel il va s’at­ta­cher à l’a­ve­nir, comme la paix à laquelle il va s’in­té­res­ser, seront basés, l’un et l’autre sur le tra­vail et sur la liberté.

Où il est parlé des ennemis

Dans le 12e numé­ro des Cahiers vau­dois, le citoyen Roor­da écrit la jolie chose que voici :

« Si je ne m’en­tends pas avec ce mon­sieur, ce n’est pas parce qu’il est d’un autre pays que moi : c’est parce qu’il est d’un autre temps ».

Com­bien ce mot est exact. Dans n’im­porte quel métier, entre méde­cins, mineurs, maîtres d’é­cole, appa­reilleurs, de nations dif­fé­rentes, n’ar­ri­vons-nous pas à nous com­prendre immédiatement ?

Quelles que soient les ren­contres que nous fai­sons au cours de notre exis­tence, nous sym­pa­thi­sons entre gens ayant mêmes élé­ments pour juger de la vie, mêmes besoins de tra­vailler pour avoir le pain quo­ti­dien, mêmes aspi­ra­tions vers la jus­tice. C’est de l’in­ter­na­tio­na­lisme dans les faits.

Et nous ne nous sen­tons mal qu’a­vec ceux qui ont gar­dé les pré­ju­gés et les pro­cé­dés du temps des Romains : auto­ri­ta­risme, esprit de conquête, droit d’u­ser et d’a­bu­ser des hommes, des bêtes et des choses, esprit de pro­prié­té en un mot. Voi­là nos ennemis.

Nous sommes de notre siècle.

Nos adver­saires sont d’un autre temps.

Félonie

C’est sous ce titre que les jour­naux suisses insé­raient le 30 sep­tembre der­nier le com­mu­ni­qué que voici :

« Sui­vant des infor­ma­tions d’ex­cel­lente source, le gou­ver­ne­ment bul­gare a livré aux auto­ri­tés turques tous les déser­teurs grecs qui s’é­taient réfu­giés en ter­ri­toire bul­gare. Leur nombre serait assez impor­tant ; la plu­part seraient ori­gi­naires de la Thrace turque. »

L’in­di­gna­tion de notre grande presse est, certes, fort com­pré­hen­sible. Il y a bien félo­nie dans le fait de livrer des déser­teurs, envers et contre le droit des gens, en vio­la­tion de la plus élé­men­taire loi d’hos­pi­ta­li­té, à leurs maîtres, afin de les faire condam­ner et éven­tuel­le­ment fusiller. Oui, c’est la une bas­sesse et une infamie.

Mais, hono­rables jour­na­listes suisses, avez-vous pro­tes­té et par­lé de félo­nie lorsque notre pou­voir fédé­ral, par l’or­gane du pro­cu­reur de la Confé­dé­ra­tion, l’illustre Kro­nauer, a livré aux auto­ri­tés alle­mandes le déser­teur Paul Schreyer et à la France le déser­teur Albert Lou­ra­dour ? Ces félo­nies-là datent de quelques jours seule­ment, et per­sonne, par­mi nos démo­crates, n’en a souf­flé mot.

On voit la crasse du gou­ver­ne­ment bul­gare, mais on ferme l’œil sur celle du gou­ver­ne­ment suisse. Véri­té en deçà, erreur au delà.

Et cepen­dant ni le citoyen Schreyer, ni le citoyen Lou­ra­dour n’ont été condam­nés en Suisse ; ils ne sont pas pour­sui­vis par l’é­tran­ger. Ils sont tom­bés dans les pattes de la police « pour avoir don­né lieu à des plaintes » — for­mule équi­voque qui veut dire d’ha­bi­tude qu’on n’est pas d’ac­cord avec les opi­nions poli­tiques de son gou­ver­ne­ment. Au sur­plus, aucune action pénale n’est inter­ve­nue. Alors quoi ? En ver­tu de quelle loi l’illustre Kro­nauer a‑t-il fait extra­der, par quel nou­vel accroc aux garan­ties les plus légales a‑t-il osé remettre des déser­teurs à leur pays d’origine ?

Ce fonc­tion­naire, qui paraît vrai­ment être irres­pon­sable, devrait bien éveiller un peu, pour sa félo­nie, l’in­di­gna­tion des jour­na­listes, à l’ins­tar des Kro­nauer bul­gares. Car qui ne dit rien consent.

Renaissance socialiste

Il y a quelque chose de tou­chant, d’é­mo­tion­nant, de récon­for­tant, dans la hâte que met une par­tie de la popu­la­tion à se por­ter à la ren­contre des éva­cués, des enfants belges, et sur le par­cours des grands bles­sés ren­voyés par les pays enne­mis à leur pays d’origine.

À Fri­bourg, à Lau­sanne, à Genève, en Suisse alle­mande idem., des foules énormes, com­po­sées de petites gens, de condi­tions modestes, des femmes d’ou­vriers, des employés de bureau, des demoi­selles de maga­sins, des jeunes gens sans luxe, bref tout un peuple pauvre accourt avec des pro­vi­sions, des fleurs, des frian­dises, et par­fois ense­ve­lit presque les bles­sés sous les pré­sents. On se lève au milieu de la nuit, on fait de grands tra­jets à pied, on attend le pas­sage du train à trois heures du matin, qu’il pleuve ou vente. On veut mani­fes­ter son inté­rêt aux vic­times de la guerre, et l’on prend à peine garde à la natio­na­li­té des bles­sés. Sim­ple­ment un peu plus de rete­nue pour ceux-ci ou pour ceux-là, mais les quelques pro­pos échan­gés laissent des traces pro­fondes, ineffaçables.

On se sort ain­si de ses mes­quines pré­oc­cu­pa­tions de clo­cher, on veut répa­rer dans la mesure de ses forces l’im­mense mal fait par les castes finan­cières et mili­ta­ristes. Il faut tra­vailler pour le mieux, on cherche une base de rela­tions humaines autre que le com­bat meur­trier, on fait effort pour une civi­li­sa­tion basée sur l’en­tr’aide et sur la sym­pa­thie inter­na­tio­nale, on vibre avec les souf­frantes, on s’a­ban­donne à un renou­veau socia­liste, parce qu’on sent que là est le salut de l’humanité.

L’É­tat orga­nise le meurtre.

La foule ano­nyme des civi­li­sés orga­nise la solidarité

C’est cer­tain, le peuple labo­rieux fera dis­pa­raître le gou­ver­ne­ment — et la guerre.

La Presse Anarchiste