La Presse Anarchiste

La censure et la guerre

L’ar­ticle ci-des­sous a été refu­sé, sous sa pre­mière forme, par la cen­sure française.

La guerre n’é­tait pas sitôt décla­rée que tous les gou­ver­ne­ments, sous pré­texte de gar­der secrets les mou­ve­ments des armées, se dépê­chèrent d’é­ta­blir la cen­sure. Jus­qu’i­ci, dans la monar­chique Angle­terre, la cen­sure s’est tenue dans les limites qui lui étaient assi­gnées par les motifs de sa créa­tion ; elle ne s’exerce que sur ce qui concerne les choses mili­taires ; mais chaque Anglais garde intact le droit d’ex­pri­mer sa pen­sée, et même de cri­ti­quer ce qui se fait pour la défense.

En France, le public est trai­té en mineur, ou comme un idiot inca­pable de s’oc­cu­per de ses propres affaires. La cen­sure qui ne devait s’exer­cer que sur ce qui concer­nait les opé­ra­tions mili­taires, et en tant que cela pour­rait four­nir des indi­ca­tions à l’en­ne­mi, s’est éten­due à toutes les mani­fes­ta­tions de la pen­sée. Non seule­ment il est défen­du de recher­cher com­ment la guerre aurait pu être évi­tée, mais défense éga­le­ment d’ex­pri­mer une opi­nion sur les clauses qui devront être dis­cu­tées lors­qu’on trai­te­ra de la paix future.

Ce que ne fait pas la monar­chique Angle­terre ; ce que n’a­vaient pas osé faire l’Em­pire de 1870, ni le gou­ver­ne­ment, faus­se­ment appe­lé de la Défense natio­nale : muse­ler l’o­pi­nion publique, un gou­ver­ne­ment répu­bli­cain com­po­sé d’ex-révo­lu­tion­naires, de socia­listes, l’a fait en un tour de main, sans tâton­ner ni hési­ter. Dès le pre­mier jour de son exis­tence, la cen­sure a don­né la mesure de ce qu’elle était capable de faire.

Bien pire, le gou­ver­ne­ment exis­tant ayant com­pris que, pour avoir de la force dans le pays il devait s’ad­joindre quelques membres socia­listes-révo­lu­tion­naires, n’ayant pas encore, comme l’a­vaient déjà fait la plu­part des membres qui le com­posent, abju­ré leurs convic­tions, a ouvert ses rangs à MM. Sem­bat, Guesde et Tho­mas. Et ceux-ci, sans doute, très flat­tés de l’hon­neur, au lieu de poser leurs condi­tions, puis­qu’on avait besoin d’eux, d’exi­ger la sup­pres­sion de la cen­sure, en ce qui concer­nait les idées, se sont fait les com­plices de cette mons­truo­si­té qui fait que le peuple doit subir de voir déci­der de son sort, de son ave­nir, sans avoir le droit d’in­ter­ve­nir ou de don­ner son avis. Il doit payer de sa peau, de son argent, mais il est trop bête pour avoir le droit d’ex­pri­mer une opinion !

Le pire est que l’o­pi­nion publique s’y est sou­mise. Voi­là un an déjà que s’exerce sans appel cette puis­sance occulte, et ce ne sont encore que de très timides pro­tes­ta­tions qui se font entendre.

J’ad­mets, à la rigueur, la cen­sure sur les opé­ra­tions mili­taires, sur cer­taines opé­ra­tions ; quoique, au fond, je crois que cer­tains silences n’ont pas d’autre effet que de tenir le pays dans l’an­xié­té, engen­drant l’in­quié­tude, le pes­si­misme ; sur­tout quand on est à même de consta­ter, à leur lec­ture, le manque de véra­ci­té des bul­le­tins officiels.

Par exemple, lors­qu’on empêche de dire que tel régi­ment est sur le front, en telle loca­li­té, n’est-ce pas plu­tôt enfan­tin ? Celui-ci étant jour­nel­le­ment en contact avec l’en­ne­mi, y a‑t-il besoin de la presse alliée, ou de n’im­porte quelle indis­cré­tion, pour apprendre à ce der­nier quelles sont les uni­tés contre qui il a à opé­rer dans chaque direc­tion ? Les pri­son­niers qu’il fait, les morts qu’il ramasse sur le champ de bataille lui apportent tous ces ren­sei­gne­ments. Il n’y a que les inté­res­sés, les parents, les amis de ceux qui se battent, pour igno­rer le sort de ceux qu’ils aiment. Et, sans doute, aus­si l’ad­mi­nis­tra­tion qui les y a envoyés, Si on s’en rap­porte aux récla­ma­tions qui affluent de tous côtés, pour se plaindre que les lettres, les man­dats, les colis expé­diés aux com­bat­tants ne leur arrivent pas.

Je suis d’a­vis que l’on ne publie pas d’a­vance le mou­ve­ment de troupes, l’at­taque que l’on pré­pare. Pour­quoi nous cacher le résul­tat d’une action, où nous sommes tous inté­res­sés ? Les Alle­mands n’ont pas besoin de lire les jour­naux alliés pour apprendre qu’ils ont été atta­qués sur tel point, bat­tus sur tel autre, vic­to­rieux ailleurs. Mais le peuple inté­res­sé, lui, est, encore une fois, trop bête pour avoir le droit de savoir, Qu’il se fasse tuer, qu’il paie les frais de l’o­pé­ra­tion, c’est tout ce qu’on lui per­met. Et de fait, puis­qu’il l’ac­cepte ain­si, je suis ten­té de croire qu’il est trai­té selon ses mérites.

C’est ain­si qu’a­près qua­rante ans de Répu­blique, après presque un siècle d’exer­cice de suf­frage uni­ver­sel, nous avons conser­vé les mœurs de la monar­chie abso­lue. Par des trai­tés secrets, sans le consul­ter, on force le pays à des enga­ge­ments qui le lancent dans d’ef­froyables conflits ; il est défen­du de le consta­ter et de dire qu’il fau­drait chan­ger de mœurs.

En ce moment se déroule le drame le plus affreux qui ait bou­le­ver­sé l’hu­ma­ni­té, com­pro­mis son évo­lu­tion. Le pays se bat pour ne pas être écra­sé sous la lourde botte de l’Im­pé­ria­lisme alle­mand, mais il va être pié­ti­né par le talon rouge des cour­tauds de bou­tique qui ont chaus­sé les sou­liers des cour­ti­sans de Louis xiv.

Et le pire est que si on étouffe toutes paroles sen­sées ayant pour but de rap­pe­ler qu’il faut dis­tin­guer entre le peuple alle­mand – qui en ce moment peut bien être un ins­tru­ment, mais est, avant tout, une vic­time des maîtres qui l’ont façon­né pour en faire un ins­tru­ment aveugle – et ces mêmes maîtres, qui seuls sont les vrais auteurs de l’é­pou­van­table catas­trophe, on laisse la réac­tion prê­cher le meurtre de tout ce qui est alle­mand, pro­cla­mer que la nation alle­mande doit être effa­cée de la carte, ou être mise en ser­vi­tude indé­fi­nie, pro­fé­rant ain­si, sous le patro­nage des auto­ri­tés fran­çaises, les men­songes avec les­quels la diplo­ma­tie alle­mande a réus­si à dres­ser le peuple alle­mand contre l’Eu­rope. Nos propres maîtres, par cette atti­tude incon­ce­vable, se fai­sant, ain­si, les com­plices béné­voles – incons­ciem­ment j’aime à l’es­pé­rer – des men­songes du par­ti mili­ta­riste allemand !

On se réclame de l’in­té­rêt du pays pour jus­ti­fier ces mesures pro­con­su­laires ! Comme si l’in­té­rêt du pays n’é­tait pas de savoir où il va, de dire ce qu’il craint, ce qu’il veut. Per­sonne, autre que lui, n’a le droit de le dire en son nom, ni de lui mesu­rer la part de véri­tés qu’il a le droit de connaître. Nous sommes gou­ver­nés par le sys­tème des majo­ri­tés ; ce n’est, certes, pas le meilleur ; qu’on ne l’ag­grave pas en biseau­tant les cartes. Ce n’est qu’en lais­sant toutes les opi­nions libres de se for­mu­ler que l’on sau­ra ce que veut réel­le­ment le pays, et que sa volon­té aura une base raisonnée.

Et la presse, qui pré­tend être la gar­dienne de la véri­té, le rem­part de nos liber­tés, la presse qui a la pré­ten­tion d’être une puis­sance et un sacer­doce, grogne, mais prête le dos à la « cor­rec­tion » : parce qu’on l’a mena­cée de l’é­teindre comme une simple lumière du ciel, la presse se laisse dévo­rer par ce « chancre mou » qu’elle doit à ses rap­ports avec l’autorité.

Et cepen­dant, comme ils auraient été penauds, nos gou­ver­nants, si la presse les avaient pris au mot, leur répon­dant : « Vous nous refu­sez la liber­té de par­ler, vous ne vou­lez pas nous lais­ser dire à nos lec­teurs ce qui nous sem­ble­ra vrai ? Dans ce cas, nous refu­sons de ser­vir de pas­se­port à vos men­songes, car c’est men­tir de ne dire que des demi-véri­tés. Osez donc nous sup­pri­mer ! Si vous ne le faites pas, c’est nous qui ne paraî­trons pas, qui ferons la grève du silence, et, avant de dis­pa­raître, en expli­que­rons nos rai­sons au public. »

Que l’on s’i­ma­gine un gou­ver­ne­ment sans presse, sans autre jour­nal que le « jour­nal offi­ciel », et sur­tout avec cette expli­ca­tion que si les direc­teurs de jour­naux se refu­saient de publier leurs feuilles, c’é­tait pour ne pas men­tir à leur conscience !

La conscience d’un jour­na­liste, d’un direc­teur de jour­nal, par-des­sus le mar­ché ! Voi­là le point faible de la ques­tion. S’ils avaient eu l’éner­gie d’a­gir ain­si, le gou­ver­ne­ment, devant l’in­quié­tude du public, aurait mis les pouces avant qu’une semaine se fut écou­lée ; c’est à genoux qu’il serait venu deman­der aux direc­teurs de jour­naux de reve­nir sur leur décision.

Oui, mais… pour cela il aurait fal­lu que les pro­prié­taires de jour­naux fissent pas­ser l’in­té­rêt de la véri­té, du bien public, avant le leur ; il aurait fal­lu des jour­na­listes ayant sou­ci de la digni­té de leur pro­fes­sion. À la tête des jour­naux, nous n’a­vons que des tri­po­teurs d’af­faires, des poli­ti­ciens en mal de deve­nir ministres ; que des lar­bins à tout faire en guise d’é­cri­vains. Et, il faut bien l’a­jou­ter, une opi­nion publique qui, peut-être, pense quelque chose, mais n’en a nul­le­ment l’air, puis­qu’elle souffre qu’on la traite comme trop faible de juge­ment pour lui lais­ser le droit de s’ex­pri­mer sur les affaires qui la concerne.

[/​J. Grave/​]

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