[/Le vingtième siècle ouvrira l’ère des fédérations.
Proudhon./]
Les idées fédéralistes ont été submergées par la guerre de 1870. L’Allemagne impérialiste victorieuse, et prise à son propre piège, devait développer son militarisme à de telles formidables proportions qu’il était devenu une menace pour tout le monde. Pendant un demi siècle tous les peuples, tenus en haleine, copièrent servilement les méthodes allemandes et, suivant leurs ressources, même au delà, se tinrent sur pied de guerre. Le militarisme devait aboutir nécessairement à une centralisation outrancière. Ce fut le cas dans tous les pays paraissant lutter tout à la fois contre l’ennemi extérieur et aussi contre les ouvriers ou les paysans à l’intérieur. La guerre actuelle, qui devait être le résultat de cette préparation, aura pour conséquence de changer l’orientation des peuples si l’Allemagne militaire avec ses junkers, ses financiers et ses gros capitalistes, industriels et métallurgistes, est définitivement écrasée, ce qui est à souhaiter au nom même des principes que nous défendons.
Comme la Renaissance, sortie de la chape de plomb que fut le Moyen-âge, entrainant après elle, la Réforme, la révolte des paysans contre les villes aristocratiques et procédant à un immense réveil de la pensée, préparant les voies de la liberté et de la tolérance, il sortira de la formidable conflagration actuelle, pour laquelle tous les peuples se trouvent armés, un mouvement contraire à cette pesante, grossière et anachronique conception de militarisation des peuples et de centralisation paralysante. Ce ne sera pas par vocation sentimentale issue du désastre général, mais bien sous la pression des nécessités sociales inéluctables qu’il prendra naissance.
Il est évident que ce ne sera pas sans lutte acharnée que le fédéralisme reprendra ses droits Il a contre lui la tradition jacobine. En France, il aura à lutter contre les traditions de la Révolution de 1789, demeurée bourgeoise dans ses résultats, déclarant la république une et indivisible, et qui ont été, transportés dans le domaine économique, la cause de l’affaiblissement des volontés particulières dans la nation, de la direction donnée aux initiatives chancelantes vers les fonctions salariées de l’État, vers la bureaucratie fainéante, ouvrant l’ère des concussions, des pots de vin, et des collusions d’intérêts inavouables qui lui ont valu le Panama et tous les scandales politico-financiers des deux empires, de la monarchie constitutionnelle tout aussi déplorable et des deux républiques.
La guerre actuelle aura pour conséquence, parallèlement à un effort tenté vers la liberté par tout ce qui restera dans le pays de volontés agissantes, de diriger vers les voies faciles du fonctionnarisme paissant l’herbe du budget tous ceux auxquels l’immense dépense d’énergie de la lutte aura enlevé tout ressort. Trop longtemps, pères et mères de France ont rêvé pour leur progéniture une vie sans lutte, sans soucis, la pâtée prête de l’État, pour que le renoncement à un si beau rêve de simples ruminants puisse être l’œuvre d’un jour. Il faudra une volonté tenace et une critique sans répit pour écarter des esprits cette tentation de l’existence facile.
Les fédéralistes auront donc contre eux tous les budgétivores à tous les degrés et ceux qui espèrent le devenir et c’est une armée nombreuse à combattre. Les parlementaires ouvriront la marche, car ce sera pour eux le pain retiré de la bouche. Que n’ont-ils pas répondu aux timides vœux de fédéralisme des Paul-Boncour, Foncin, Beauquier et de tant d’autres, abondant dans leur sens pour leur mieux opposer la réalisation pour plus tard… quand la république n’aura plus à craindre les irréconciliables adversaires monarchistes, sans prétendants sérieux à la couronne, cependant, et surtout sans énergie combattive ?
Puis encore, parallèlement à la défense de tout ce qui est enlisé dans l’ornière étatiste, nous aurons aussi comme opposants, les néo-autoritaires, ceux qui rêvent de changer les mœurs, les traditions à coups de décrets, par la loi mise au service de leurs conceptions sans tenir compte de la puissance individuelle jetée sur la voie de la révolution, et qui seront – très probablement – si l’on en juge par leurs écrits, par leur activité politique, par éducation bourgeoise dont ils sont saturés, les défenseurs prévenus de la conception étatiste.
Soudé aux défenseurs de l’État, appuyé par les castes de domination, qui ne voudront pas renoncer à leur main-mise sur le peuple et que défend si bien la conception du pouvoir central, le socialisme parlementaire n’ayant aucune force en dehors de la politique nationale, fera corps pour combattre le fédéralisme. Ce sera au mieux car nous aurons devant nous des adversaires et non plus le chaotique méli-mélo du passé, adversaires du gouvernement parfois, et décrétant avec lui, en d’autres temps, des lois d’exception pour tout ce qui pouvait nuire à leur trafic infra et extra-parlementaire.
Le fédéralisme ne s’applique point uniquement aux questions politico-économiques. Grâce à sa souplesse, il est du domaine de toute action générale. Il y a tant de champs d’action où il peut s’exercer et où, malgré la loi qui s’y est toujours opposé, il est parvenu quand même, malgré tous les périls, à vaincre les résistances du pouvoir central. C’est une preuve du besoin constant de liberté ; toujours refréné, toujours circonscrit par la prétendue unité nationale, qui n’est autre souvent qu’une entrave néfaste au génie populaire. Il y a dans ce dualisme entre la vitalité d’un peuple toujours renaissante et l’éteignoir de la centralisation, calqué sur celui du cléricalisme, tant d’énergies qui n’ont pu aboutir, tant d’initiatives avortées qu’un retour au fédéralisme, à l’action sous des formes variées et convergentes permettra une véritable renaissance. Il y a aussi tant d’efforts particuliers dispersés qui n’ont pu être fécondés par l’association toujours pour la raison d’État, que nous verrons surgir tout à coup, tant le besoin d’agir est latent chez les individus ligotés par l’État, toute une floraison d’associations naissant de besoins toujours comprimés. Tous les domaines d’activité et de lutte seront vivifiés par cet esprit nouveau et nous assisterons à une transformation de l’esprit public qu’on pouvait à bon droit, sous l’écrasement prémédité de l’État, croire définitivement anémié et sans ressort tendu vers un but collectif.
L’État est la négation de la liberté sous prétexte de la défendre contre des ennemis dont il fait ses confidents et ses servants : le cléricalisme et la puissance d’argent ; il tue mieux que la religion toutes volontés indépendantes sous mobile de les faire converger, sous sa houlette unitaire, à un but national où tout est confondu, où tout se perd et se désaffecte.
Le fédéralisme est, par sa nature, constamment souple et modifiable, la négation formelle du principe d’autorité, et c’est en même temps un excellent moyen de ralliement de ceux qui aspirent à autre chose qu’à être tenus en laisse et à ne s’inspirer que des conceptions moyenâgeuses et monarchiques de la discipline quand même et de l’écrasement systématique des volontés libres.
[/Georges