La paix d’Algérie approche, et les partis politiques de gauche (ne parlons pas de la droite qui précipite les élections pour bénéficier de « sa » paix) qui, pendant toute cette tuerie ont poursuivi un jeu très subtil : solidarité verbale avec les algériens, et solidarité réelle avec le pouvoir – ces partis ont dévoilé leur seul souci : les combines politiques pour « après ».
Voyons les faits. Ils sont brutaux : un soir de février, 8 antifascistes sont morts et, pour eux, on s’est enfin mis d’accord pour faire une heure de grève le vendredi 9 du même mois (la prochaine fois, on aura 2 heures de grève pour 16 morts, ensuite 3 heures pour 24…) !
Sentant le vent, les partis « ouvriers », P.C. en tête, jouent les durs et les purs et vont maintenant donner des leçons de révolution à tout le monde. On en « remet » d’autant plus qu’on a plus longtemps roupillé et fait roupiller les autres, le phénomène est bien connu. Aussi, tout camarade qui rappelle les saloperies passées ou met en garde contre les présentes et futures devient automatiquement un nazi camouflé, ça aussi on le connaît ! Les coups suivent souvent les injures et, le lendemain même des solennelles funérailles parisiennes, on voit des vendeurs de « l’Huma » agresser les syndicalistes révolutionnaires distribuant le bulletin « Voix ouvrière » aux portes d’une usine de St Ouen, en les traitant évidemment de fascistes. Petit fait en regard des tragiques événements précédents, dira-t-on, certes, mais combien significatif. Pourquoi cette bagarre ? Parce que les camarades de « Voix ouvrière » (avec lesquels nous ne sommes pas d’accord sur tout, loin delà, mais auxquels nous adressons en cette affaire le témoignage de notre solidarité fraternelle) ont, entre autres choses, osé écrire dans leur bulletin :
« La lutte contre l’O.A.S. ne peut se mener qu’indépendamment de tout recours à l’appareil d’État bourgeois ».
… phrase avec laquelle nous sommes parfaitement d’accord.
Qu’on nous permette d’ajouter autre chose. Les 8 morts que le P.C. a pleuré bruyamment et que tous nous pleurons, plus simplement, parce qu’ils étaient nos frères, ces huit-là étaient aussi français et huit ouvriers français assassinés là, en France, sous nos yeux, c’est sale et ça se voit. Ce qui était moins sale, c’était ces villages algériens que « nos » troupes (petits gars du contingent compris, oui, oui, les preuves sont innombrables) brûlaient en représailles, c’était la magnéto, c’était toute cette crasse et ce sang, et ces morts-là aussi étaient nos frères.
C’étaient nos camarades d’Espagne tombant ici et chez Franco (exemple : Sabaté et ses camarades de la C.N.T., morts en janvier 1960 à la frontière, et tant d’autres…), tombant pour nous, pour tous les exploités, contre la tyrannie que les travailleurs de « notre » pays n’abattirent pas en 1945 et qui laissent en ce moment bâillonner la presse des exilés antifranquistes.
Tous ceux-là qui étaient loin, que vous ne vouliez pas connaître, les avez-vous pleurer ?
Pendant 15 ans la cocarde a fleuri sous les faucilles-marteaux, sous les étoiles rouges et les trois flèches, aujourd’hui il y a ces huit morts, humbles militants communistes pour la plupart, peut-être morts à cause du chauvinisme et des trahisons passées. De ces huit morts, entre autres, les grands partis « ouvriers » devraient rendre compte mais lesdits partis s’en moquent, ils tiennent le bon bout (ou croit le tenir, il y a tellement de surprises !) et ne le lâcheront pas. Plus que jamais, et à moins d’un putsch toujours possible (le 1⁄2 million de parisiens aux obsèques, s’il est positif, ne liquide pas pour nous, automatiquement, toute menace) nous voyons les successeurs se préparer pour la relève, une fois le cessez-le-feu accompli en Algérie.
D’ores et déjà ils marquent des points et le P.C. recrute assez abondamment pour sa « bonne conduite » actuelle. Quant à Mendès, il attend son heure, laquelle pourrait bien sonner un jour au profit aussi du Mollet d’Arras, toujours à surveiller celui-là, son Deferre à gauche, son Lacoste à droite. Cet homme qui, après les tomates algéroises, envoya ses rares militants à la République pendant que lui, l’ignoble salaud, se planquait dans son fief, au milieu de « ses » mineurs ! Allait-il leur conseiller, précisément, une plus grande solidarité avec leurs frères de Decazeville, lesquels crevèrent lentement, inutilement, au milieu de l’indifférence générale (ils n’eurent pas la chance, eux, d’être foutus en l’air dans une mine sarroise à cause du manque de sécurité. Á Decazeville, des paresseux, en Sarre, des martyrs ?). Oui, il y eut bien des millions de collectés mais la grève, mais l’action de tous pour un soutien effectif, où furent-elles ?
Tous ces reniements, tous ces abandons, ce peuple les paie aujourd’hui de 8 morts, de milliers d’autres en Algérie, en Indochine autrefois. Il les paie aussi d’un nazisme honteux, l’O.A.S., gagne-petit de l’assassinat à domicile, spécialiste en « ratonnades » et autres faits d’armes. Il risque de les payer bien plus cher si demain les fascistes tentaient leur coup, envers et contre tout. Contre cette paix, principalement, qui après plus de sept années de guerre apparaît au loin, derrière la fumée des combats.
Cette paix où la révolution algérienne commencera sa deuxième bataille : quand, les fusils enfin silencieux, s’engagera la lutte pour la construction d’un monde plus fraternel et peut-être, aussi, plus réellement socialiste.
Mais cette paix, combien nous aimerions la saluer avec des cris de joie en même temps que des millions d’êtres humains déchirés, fatigués, meurtris, désespérés, des deux côtés de la Méditerranée.
Et pourtant, elle aussi s’annonce avec les fracas des explosions, les crépitements des mitraillettes, l’éclatement de la haine et du génocide.
Tant de promesses, de démagogie, de « je vous ai compris », d’illusions et de mensonges perpétués, tant d’ambitions, de chantages et de jeux de poker ont réussi à placer une bonne partie de la population en Algérie dans une impasse de désespoir, dans un climat de folie collective. Et si l’on ajoute à ce tableau cette recherche de la violence, du racisme, de la haine comme instrument de lutte des deux côtés – l’ensemble représente un vrai cauchemar…
La réalité est là : une domination colonialiste s’achève dans le sang et dans la douleur. Pouvait-il en être autrement ? Pour les moyens, peut-être ; mais le but ne pouvait être autre, l’indépendance nationale était trop fortement désirée pour être ajournée jusqu’à l’infini.
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