La Presse Anarchiste

La révolution cubaine

Notre cama­rade Renof a séjour­né plu­sieurs mois à Cuba, en 1960. La ques­tion cubaine sou­le­vant de nom­breuses contro­verses dans les milieux de « gauche » et aus­si dans le mou­ve­ment anar­chiste, nous croyons utile de livrer ses impres­sions et obser­va­tions à nos lec­teurs. Ce sera notre contri­bu­tion à l’é­tude d’un « dos­sier » qui, par delà Cuba concerne en fait le pro­blème de la Révo­lu­tion dans les pays du tiers-monde (dits aus­si « pays sous-déve­lop­pés ») un des pro­blèmes capi­taux de notre époque.

Signa­lons que notre cama­rade parle cou­ram­ment l’es­pa­gnol, ce qui, en l’oc­cur­rence a son impor­tance. Enfin la situa­tion à Cuba étant en constante évo­lu­tion, nous nous réser­vons de reve­nir sur la ques­tion, en fonc­tion bien enten­du de l’in­té­rêt sou­le­vé par le sujet traité.

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« Le socia­lisme est pos­sible et impos­sible à n’im­porte quelle époque ; il est pos­sible quand il existe des hommes aptes, qui le veulent, c’est-à-dire qui le font ; et il est impos­sible quand les hommes ne le veulent pas, ou pré­tendent sim­ple­ment le vou­loir, sans le réa­li­ser. » _​ (Lan­dauer, tiré du livre « Cami­nos de Uto­pia », Buber).

En juillet-août 1960, j’ai fait un séjour à Cuba, volon­tai­re­ment, en le payant, pour me rendre compte de la Révo­lu­tion. Mais avant de l’é­tu­dier, il faut connaître quelques don­nées élémentaires.

PRESENTATION GEO-POLITIQUE

Cuba est située dans les Antilles, dans un vaste golfe for­mé prin­ci­pa­le­ment par le Vene­zue­la, Pana­ma, Le Mexique, et les USA, qui, avec la Flo­ride, ne sont qu’à 100 km de Cuba (15 minutes en avion). Cuba a 115 000 km² (1/​5 de la France) ; six mil­lions d’ha­bi­tants, donc une den­si­té de 51 (chiffre très éle­vé pour ce conti­nent, Mexique : 16, Bré­sil : 8, Argen­tine : 8). La popu­la­tion est com­po­sée de 70% de blancs, 27% de mulâtres, 3% de chi­nois et de réfu­giés de la guerre d’Es­pagne. Elle est urbaine à 57% et rurale à 43%. Les moins de 14 ans forment 22% de la popu­la­tion. La popu­la­tion active atteint envi­ron le chiffre de 2.000.000 d’in­di­vi­dus, dont 51% étaient employés. Le chô­mage était dif­fi­cile à éva­luer : il allait de 25 à 50% sui­vant l’é­poque de la récolte du sucre. Il semble que l’on puisse éva­luer ces chô­meurs à 600.000 avant 1959. Le reve­nu est de 333 dol­lars par tête (un des plus éle­vés d’A­mé­rique du Sud).

Cuba était une colo­nie espa­gnole jus­qu’à la guerre contre les USA en 1898. Après cette guerre elle obtint théo­ri­que­ment son indé­pen­dance. En fait, jus­qu’en 1959, elle fut sous la main­mise des USA : « notre colo­nie Cuba » disaient les socio­logues amé­ri­cains. Les USA l’a­vaient tou­jours convoi­tée et en 1898 leur mot d’ordre était : « liber­té et indé­pen­dance de Cuba » (for­mule réem­ployée lors du débar­que­ment anti­cas­triste d’a­vril 1961). Cette belle phrase se carac­té­ri­sait par une clause de la consti­tu­tion cubaine, l’a­men­de­ment Platt, qui recon­nais­sait aux USA « le droit d’in­ter­ve­nir pour sau­ve­gar­der l’in­dé­pen­dance cubaine » (sic) ; de plus les USA s’oc­troyaient une base navale à Guan­ta­na­mo (jus­qu’en 1999). Bien enten­du les USA avaient le droit de veto sur les trai­tés de com­merce cubains avec l’étranger.

Avant l’ar­ri­vée de Fidel Cas­tro, voi­ci quelle était la situa­tion éco­no­mique. Du point de vue indus­triel, Cuba a beau­coup de richesses miné­rales, aus­si les USA empê­chaient leur exploi­ta­tion : car ils pré­fé­raient les tenir en réserve pour pou­voir ain­si contrô­ler les prix mon­diaux. Seul, le fer était extrait, on le trans­por­tait en Flo­ride, là on le raf­fi­nait, et il reve­nait à Cuba sous forme de machines, et tout cela était payé par les Cubains. Toutes les choses étaient « made in USA », depuis le papier hygié­nique jus­qu’à la voi­ture. Mais la grande et l’u­nique richesse de Cuba est le sucre de canne.

Après 1898, les USA firent de Cuba pra­ti­que­ment leur four­nis­seur exclu­sif de sucre de canne. Deve­nue pre­mier pays expor­ta­teur de sucre (80% des devises, 500.000 tra­vailleurs) Cuba pra­ti­quait la mono­cul­ture et était donc à la mer­ci des fluc­tua­tions du mar­ché mon­dial. C’est ce qui arri­va en 1945, où on lais­sa pour­rir la moi­tié des récoltes de canne. On pour­ra m’ob­jec­ter avec bonne foi, que les USA ache­taient le sucre cubain au-des­sus du cours mon­dial, ce qui pou­vait com­pen­ser les pertes des mau­vaises années ; en réa­li­té, les USA ne fai­saient cela que parce que les bet­te­ra­viers amé­ri­cains (aus­si en…nuyeux que les nôtres) – impor­tants élec­teurs – auraient été rui­nés si les USA avaient ache­té le sucre de canne au cours mon­dial. Donc, pas d’er­reur : les USA ne fai­saient pas de cadeaux. La culture de la canne entraî­nait une exploi­ta­tion de l’homme à peine croyable. D’a­bord la canne ne demande que peu de soins, aus­si les ouvriers agri­coles ne sont employés que pen­dant la récolte, c’est-à-dire, de 5 à 6 mois par an. Le reste de l’an­née, les ouvriers ache­taient, dépen­saient leur pauvre salaire, et s’en­det­taient : cer­taines familles enga­geaient leur futur salaire, et même sur plu­sieurs géné­ra­tions (la vie de leurs enfants). Les com­pa­gnies amé­ri­caines avaient leur police pour répri­mer les grèves, et, cou­tume bien amé­ri­caine, elles usaient du racisme contre les nom­breux ouvriers mulâtres. Elles pos­sé­daient les meilleures terres de l’île, et quelles pos­ses­sions ! Uni­ted Fruit : 1107 km², Atlan­tique du Golfe : 2500 km². 

« Quelles mer­veilles la Révo­lu­tion a‑t-elle trou­vées en par­ve­nant au pou­voir à Cuba… 600.000 chô­meurs, 3.000.000 de per­sonnes sans élec­tri­ci­té… 3.500.000 vivant dans des tau­dis… 37,5% de la popu­la­tion était anal­pha­bète. 1,5% du total des pro­prié­taires contrô­laient 46% de la super­fi­cie totale du pays. »

(Cas­tro, ONU, sep­tembre 1960).


En outre, 11% seule­ment des pay­sans buvaient du lait, 4% man­geaient de la viande, 2% des œufs. À 100 km des USA, 3.000.000 de cubains vivaient dans la misère, beau­coup n’a­vaient jamais été dans une ville : lors­qu’ils vinrent à la Havane la plu­part igno­raient que la mer est salée, et ils met­taient la main dans l’eau pour s’en convaincre.

Dans un tel pays, les gens pen­saient sur­tout à émi­grer aux USA – leur grand espoir pour faire for­tune – ils y étaient reçus comme les Algé­riens en France (pas aus­si mal cependant).

Les USA, non contents de lais­ser Cuba végé­ter dans une éco­no­mie colo­niale, avaient fait de Cuba une île « tou­ris­tique », c’est-à-dire que Cuba était rem­plie de tri­pots et de mai­sons closes. Cuba était éga­le­ment un refuge pour les capi­taux amé­ri­cains à cause de l’ab­sence d’im­pôts sur les reve­nus, socié­tés. En outre, quand leurs capi­taux étaient mena­cés, les USA inter­ve­naient direc­te­ment ou presque (Gua­te­ma­la 1954). Le régime au pou­voir était for­cé­ment une dic­ta­ture, afin de conte­nir les révoltes pay­sannes pos­sibles ; et il chan­geait très sou­vent, car dans un tel régime, gou­ver­ner consiste à rece­voir les royal­ties des com­pa­gnies amé­ri­caines si Pérez était au pou­voir, par exemple, Jime­nez, lui, vou­lait aus­si rece­voir les royal­ties… révo­lu­tion… 2 mois plus tard Gar­cia prend le pou­voir. Ain­si cette fameuse insta­bi­li­té de l’A­mé­rique du Sud est le fait du colo­nia­lisme des USA, de même que le Congo est le fait du colo­nia­lisme belge.

L’homme au pou­voir était Batis­ta. Déjà dic­ta­teur de 1935 à 1944, il par­tit sans vio­lence après avoir été bat­tu aux élec­tions qu’il avait lui-même orga­ni­sées. Il revint par un coup d’É­tat en 1952. Violent, bête, il usa de la force et de la vio­lence sans ména­ge­ment, réus­sis­sant à se mettre à dos tout le monde, capi­ta­listes, bour­geois, et même les catho­liques. Il n’y eut que les USA et les com­mu­nistes pour l’ap­prou­ver. Les com­mu­nistes en effet, aiment beau­coup les dic­ta­teurs en Amé­rique du Sud. En 1933, ils avaient déjà bri­sé une grève géné­rale contre le dic­ta­teur Macha­do : en échange le PC fut recon­nu offi­ciel­le­ment. Le grand amour conti­nua avec Batis­ta, qui auto­ri­sa en 1938 la publi­ca­tion du jour­nal « Hoy » organe du PC. La même année le comi­té cen­tral avec son secré­taire géné­ral Blas Roca, déclare : « on doit adop­ter une atti­tude plus posi­tive envers le colo­nel Batis­ta, qui n’est plus le point de conver­gence de la réac­tion, mais le défen­seur de la démo­cra­tie ». En 1939, la Confé­dé­ra­tion des Tra­vailleurs Cubains (CTC) est confiée à Pena, com­mu­niste notoire. Aux élec­tions de 1940, les com­mu­nistes votent pour Batis­ta, et obtiennent 10 dépu­tés. En 1943, pour la pre­mière fois en Amé­rique du Sud, un pays a deux ministres com­mu­nistes : c’est Cuba, avec Mari­nel­lo et Rafael Rodri­guez. Aux élec­tions de 1944, le PC vote pour Batis­ta, mais ils sont bat­tus tous les deux. À par­tir de cette date, le PC se fait appe­ler : Par­ti Socia­liste Popu­laire. En 1948, Pena est rem­pla­cé par Mujal, autre com­mu­niste au poste de secré­taire géné­ral de la CTC. En 1958, la CTC, pous­sée par Mujal, sou­tient Batis­ta contre Castro.

Mais pour­quoi la révo­lu­tion écla­ta-t-elle ? Elle fut la volon­té d’un homme : Fidel Cas­tro. En effet, la même situa­tion exis­tait (et existe encore) au Gua­te­ma­la, Nica­ra­gua, Haï­ti, etc. pour­tant c’est seule­ment à Cuba qu’elle a acquis un conte­nu révolutionnaire.

Cas­tro, né en 1926 est le fils d’un gros pro­prié­taire fon­cier ; il fit des études (« j’ai sou­vent cité l’exemple du fait que dans le vil­lage où je suis né, par­mi quelque mille enfants, je fus le seul qui put faire des études uni­ver­si­taires », Cas­tro, juillet 1961), chez les jésuites, puis devint avo­cat. Idéa­liste, révol­té par l’in­jus­tice, il réunit des cama­rades étu­diants et ils passent à l’ac­tion. « Je ne suis pas né pauvre, je suis né riche ; je ne suis pas un pay­san sans terre, mais le fils d’un pro­prié­taire fon­cier ; je n’ai pas vécu dans une hutte avec la terre comme sol, et je n’ai pas mar­ché les pieds nus. J’ai vu de près la pau­vre­té sans arri­ver à la sup­por­ter. C’est pour­quoi je ne suis pas un défen­seur des pro­prié­taires fon­ciers, mais du peuple, des pay­sans » (février 1959). Le 26 juillet 1953 ils attaquent une caserne, mais échouent : com­po­sée de 158 hommes et de 2 femmes, la petite troupe ayant subi peu de pertes, se rend ou se dis­perse. Mais l’ar­mée de Batis­ta se déchaîne : les pri­son­niers et des inno­cents sont tor­tu­rés et abat­tus. Pour la pre­mière fois, l’é­glise prend par­ti ; l’ar­che­vêque de la ville de l’at­taque, San­tia­go, Pérez Serantes, inter­vient. Un peu tard, car pour le pro­cès, il ne reste que 8 hommes et 2 femmes. L’af­faire a secoué le pays : mais l’op­po­si­tion désap­prouve cette action : ce n’est pas démo­cra­tique, la force ne sert à rien, le par­ti com­mu­niste s’in­digne, « Cas­tro est un agi­ta­teur bour­geois ». Le pro­cès a lieu ; le meneur Cas­tro brave les juges, et plaide des heures durant, condam­nant le régime et tous ses scan­dales : « on nous a mariés au men­songe, et on nous a for­cés à y vivre, aus­si le monde semble crou­ler lorsque nous enten­dons la véri­té. Comme s’il ne valait pas la peine que le monde s’é­crou­lât plu­tôt que de vivre dans le men­songe ». Les juges n’osent pas condam­ner Cas­tro à mort, et il est envoyé au bagne pour 20 ans ; 2 ans plus tard, en 1955, une cam­pagne a lieu en sa faveur, et il est amnis­tié et exi­lé. Alors Cas­tro part au Mexique, avec son argent, et 50.000 dol­lars four­nis par des sym­pa­thi­sants lors d’une tour­née aux USA, il achète des armes, contacte des cubains éga­le­ment émi­grés, il enrôle des hommes, en par­ti­cu­lier un méde­cin argen­tin, Gue­va­ra. Il reçoit des conseils de Bayo, ancien de la guerre d’Es­pagne (qui a depuis, par­ti­ci­pé à l’é­qui­pée de la San­ta-Maria). Quand il se sent prêt, Cas­tro embarque ses 82 hommes sur un bateau et part pour Cuba, en annon­çant son départ. Les auto­ri­tés prennent la chose très au sérieux ; les hommes de Cas­tro débarquent sous les bombes de l’a­via­tion et de l’ar­tille­rie ; il n’y a que 12 sur­vi­vants, mais cette fois, un immense espoir se lève dans l’île, Cas­tro est reve­nu, les pay­sans aident les maqui­sards. À tel point que Cas­tro s’é­crie : « nous sommes 12, mais main­te­nant, nous sommes sûrs de gagner ».

La guerre s’en­gage. Elle est très sem­blable à celle du FLN : appui total de la popu­la­tion civile, gué­rilla, exter­mi­na­tion des sol­dats de Batis­ta. Les réac­tions du peuple sont diverses. Les pay­sans ont tou­jours vécu aban­don­nés spi­ri­tuel­le­ment : l’E­glise pré­fé­rait pour des rai­sons finan­cières, s’oc­cu­per des riches, si bien qu’il n’y a aucune église dans les cam­pagnes. Anal­pha­bètes, féti­chistes, les pay­sans avaient la liber­té de mou­rir en silence. Fidel Cas­tro, l’homme de 1953, le seul qui ait joint la cri­tique des armes à la cri­tique de la parole, leur sem­bla et leur semble un dieu : l’é­ma­na­tion des rites chré­tiens et afri­cains qui amène la liber­té et le bon­heur. Ils appor­tèrent donc leur sou­tien com­plet et total à la lutte.

Les autres sec­teurs de la popu­la­tion, igno­rant, ou vou­lant igno­rer la misère pay­sanne, gar­dèrent une atti­tude pas­sive ou atten­tiste, sauf la jeu­nesse qui par­ti­cipe à fond, à la lutte.

L’E­glise sou­tient dis­crè­te­ment Cas­tro (n’ou­blions pas qu’il était ancien élève des jésuites) ; le capi­ta­lisme, la bour­geoi­sie, les USA lui envoyèrent des fonds pour prendre des options sur l’a­ve­nir (cf. le FLN). Quant à Batis­ta, il fit pas­ser les rebelles pour des com­mu­nistes (cf. pro­pa­gande OAS).

Enfin l’op­po­si­tion tra­di­tion­nelle et démo­cra­tique, c’est-à-dire les par­tis : démo­crates-chré­tiens, centre, com­mu­nistes, etc. est scan­da­li­sée et dédaigne ce révo­lu­tion­naire qui a omis de prendre une carte de mili­tant. Rafael Rodri­guez, membre du comi­té cen­tral du PC cubain se basant sur une géniale ana­lyse mar­xiste, dia­lec­tique et his­to­rique de la situa­tion, décla­rait en juin 1958 : « s’il exis­tait déjà dans le pays les forces capables de mettre en déroute Batis­ta et d’y ins­tal­ler au pou­voir un gou­ver­ne­ment pro­gres­siste et anti-impé­ria­liste, les choses seraient faciles. Mal­heu­reu­se­ment, il n’en est pas ain­si ». Le pre­mier jan­vier 1959, Cas­tro ren­ver­sait Batis­ta. Cas­tro l’emportait sur une armée moderne de 50 000 hommes équi­pée par les USA, mais sans idéal (pas même fas­ciste !) et cor­rom­pue. Le «  petit agi­ta­teur bour­geois » avait réus­si à chas­ser le pas­sé, la Révo­lu­tion allait commencer.

LES RÉVOLUTIONNAIRES AU POUVOIR

Les débuts sont timides. Se sen­tant sans expé­rience poli­tique, les révo­lu­tion­naires font appel à des poli­ti­ciens de métier : « le pou­voir n’est pas ce qui m’in­té­resse, et je peux assu­rer que je n’ai pas l’in­ten­tion de m’en empa­rer » (Cas­tro, 3/​1/​1959).

Un cer­tain Urru­tia est donc nom­mé pré­sident de la Répu­blique et forme un gou­ver­ne­ment de poli­ti­ciens pré­si­dé par Miro Car­do­na (avo­cat réfu­gié à Mia­mi d’où il encou­ra­geait « de la voix » ceux qui se bat­taient). Mais le peuple n’a pas confiance dans les nou­veaux arri­vants, ni les révo­lu­tion­naires, car les poli­ti­ciens ne pensent qu’à ména­ger le pas­sé. Le gou­ver­ne­ment démis­sionne, le pré­sident Urru­tia refuse de signer les décrets de réforme agraire et est éli­mi­né (condam­né à mort). Cas­tro et les révo­lu­tion­naires prennent les affaires en main.

On peut dès lors dis­tin­guer deux périodes dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire : l’une où la Révo­lu­tion se cherche dans la voie « huma­niste » (avec toutes les incer­ti­tudes que ce mot peut conte­nir) et l’autre, la période actuelle, où elle se déclare « socialiste ».

Voi­ci com­ment Cas­tro défi­nis­sait l’Hu­ma­nisme le 25 avril 1959 : 

« Je ne suis pas d’ac­cord avec le com­mu­nisme, nous sommes une démo­cra­tie. Nous sommes contre toutes les forces de dic­ta­ture… Entre les deux idéo­lo­gies ou posi­tions poli­tiques qui se par­tagent le monde nous avons une posi­tion qui nous est propre, nous l’a­vons appe­lée Huma­nisme en rai­son de ses méthodes humaines, car nous vou­lons libé­rer l’homme des craintes, des consignes et des dogmes… Par Huma­nisme, nous vou­lons dire que, pour satis­faire les besoins maté­riels de l’homme, il n’est pas néces­saire de sacri­fier ses liber­tés qui sont ses plus chers dési­rs ; et que les liber­tés les plus essen­tielles à l’homme n’ont aucune signi­fi­ca­tion si on ne satis­fait pas aus­si ses besoins matériels. »

Dans le même cou­rant d’i­dées, Cas­tro décla­ra à Sartre : « jamais je ne sacri­fie­rai cette géné­ra­tion aux sui­vantes, ce serait abs­trait… Avec le mot Liber­té on ne mange pas. La liber­té avec la faim, n’est pas la liber­té, nous vou­lons une liber­té avec du pain » (Cas­tro, mars 1959).

Les jeunes révo­lu­tion­naires (29 ans en moyenne) se mirent à l’œuvre aus­si­tôt. Idéa­listes, enthou­siastes, ils agis­saient de façon intran­si­geante. Ain­si, trou­vant les loyers trop chers ils les bais­sèrent de 50% en moyenne, et cela mal­gré la consé­quence faci­le­ment pré­vi­sible : la ruine de l’in­dus­trie du bâti­ment et la mise en chô­mage de ses 80.000 ouvriers. La mesure s’ex­plique, il est vrai, par l’at­ti­tude du pro­lé­ta­riat. En effet, le pro­lé­ta­riat cubain est très dif­fé­rent de ce que l’on pour­rait ima­gi­ner. Bien que les ouvriers aient fait des grèves dès 1890 (sous l’in­fluence des anar­cho-syn­di­ca­listes) et qu’ils soient puis­sam­ment orga­ni­sés dans la CTC, le pro­lé­ta­riat n’a jamais consti­tué une force ou un dan­ger. Plu­sieurs fac­teurs en sont cause – conscients d’être une mino­ri­té bien payée, les ouvriers d’u­sine n’ont pas vou­lu ris­quer de perdre leur place en grèves de soli­da­ri­té pour les ouvriers de la canne à sucre, dont les grèves étaient répri­mées à la mitraillette – la proxi­mi­té des USA et le haut niveau de vie des ouvriers amé­ri­cains ont ren­for­cé la convic­tion des ouvriers cubains de se limi­ter aux reven­di­ca­tions éco­no­miques – la sur­en­chère com­mu­niste à la CTC a com­plè­te­ment vicié la men­ta­li­té ouvrière. Déjà en 1953, Alba, spé­cia­liste de l’A­mé­rique Latine, disait : « le mou­ve­ment ouvrier, encore au ber­ceau, n’exerce aucune influence poli­tique déci­sive, sur­tout parce qu’il se tient à l’é­cart des pro­blèmes essen­tiels de la révo­lu­tion, qui est celui de la terre ». Ain­si les ouvriers de la Havane refu­sèrent, un mois avant que Cas­tro ne prit le pou­voir (12/​1958) de faire des grèves de sou­tien en sa faveur, mon­trant bien par là que, dans un pays colo­nial, la classe ouvrière est com­plice des exploi­teurs. Et comme si ce n’é­tait pas assez, le pro­lé­ta­riat com­men­ça dès jan­vier 1959, quand le régime était à peine ins­tal­lé, une série de grèves tour­nantes pour obte­nir des aug­men­ta­tions. La baisse des loyers parut aux ouvriers une aubaine. Ils pré­ten­dirent, non contents, de n’a­voir rien fait pour la Révo­lu­tion, en tirer par­ti. Aus­si dut-on leur limi­ter le droit de grève et pla­cer à la tête de la CTC un révo­lu­tion­naire authen­tique, David Salvador.

La Révo­lu­tion s’at­taque ensuite à la Réforme agraire, tâche essen­tielle dans un pays sou­mis à la mono­cul­ture, et où les pay­sans vivaient en esclave.

Les terres en friche furent dis­tri­buées aux familles pay­sannes ; les terres mal culti­vées furent expro­priées (rem­bour­se­ment en 20 ans) ; les pay­sans loca­taires de moins de 27 ha, devinrent direc­te­ment pro­prié­taires. La limite des pro­prié­tés agri­coles est fixée à 400 ha. « En Europe 400 ha consti­tuent une très grande pro­prié­té. À Cuba, où cer­tains mono­poles amé­ri­cains pos­sé­daient jus­qu’à 200.000 ha envi­ron – je répète 200.000 ha au cas où quel­qu’un aurait mal enten­du – une réforme agraire était pour ces mono­poles une loi inad­mis­sible ” (Cas­tro, sep­tembre 1960). À titre d’in­for­ma­tion il faut savoir que dans les pays « socia­listes » la pro­prié­té est limi­tés à 5 ou 10 ha ; et que l’on com­mence par satis­faire le désir de pro­prié­té des pay­sans pour, quelques années plus tard, les réunir en coopératives.

À Cuba, un grand nombre de pay­sans étant en réa­li­té des ouvriers agri­coles, on est pas­sé sans tran­si­tion à la coopé­ra­tive de pro­duc­tion. « Les com­mu­nistes consi­dèrent cela comme une héré­sie, car il faut satis­faire l’as­pi­ra­tion héré­di­taire à la pro­prié­té » (Dumont, pro­fes­seur à l’Ins­ti­tut d’A­gro­no­mie, il conseille la réforme agraire cubaine). La dis­tri­bu­tion des terres consis­tant à sup­pri­mer la rente fon­cière (30 à 70% de la pro­duc­tion des pay­sans) a été dou­blée par une réor­ga­ni­sa­tion du com­merce. Cette mesure vise les four­nis­seurs des pay­sans (bazar, ven­deurs d’ou­tils, etc.) chez les­quels ils ache­taient et s’en­det­taient (voir plus haut). Des « bou­tiques du peuple » qui vendent les articles néces­saires aux pay­sans de 20 à 30% moins cher qu’au­tre­fois, ont été créées dans toute l’île, et cette mesure, ajou­tée à l’aug­men­ta­tion des salaires des ouvriers du sucre, fait que la consom­ma­tion pro­gresse plus que la pro­duc­tion agricole.

La Réforme Agraire a créé des coopé­ra­tives ; les pre­mières furent fon­dées avec l’ac­cord des pay­sans car Cas­tro l’a­vait recom­man­dé, et Cas­tro est un dieu à Cuba. L’en­thou­siasme fut extra­or­di­naire, les ouvriers de la canne baissent leur salaire, font des heures sup­plé­men­taires gra­tuites pour aider la Révo­lu­tion ; il y eut même des vols de trac­teurs entre coopé­ra­tives pour tra­vailler davan­tage. Les résul­tats furent pour 1959 et 1960 extra­or­di­naires dans la pro­duc­tion, l’é­le­vage, etc. il est vrai que la terre est très riche et qu’elle n’é­tait pas culti­vée. En outre, les achats de sucre des pays de l’Est aug­men­tant, les USA ne s’a­dres­sant plus à Cuba, font que la demande sur le mar­ché mon­dial s’ac­croît et que les prix montent, ce dont en retour béné­fi­cie Cuba. Une poli­tique d’an­ti-mono­cul­ture bien com­prise, consis­tant à dou­bler la pro­duc­tion de canne à l’hec­tare pour libé­rer la moi­tié des terres actuel­le­ment des­ti­nées à la canne à sucre et y culti­ver tout ce qui manque à Cuba, semble par­ache­ver la Réforme Agraire. Pour­tant l’en­thou­siasme pay­san a bais­sé, la preuve en est que Gue­va­ra a dû faire un dis­cours pour les enga­ger à plus d’ar­deur. La cause réside dans la subor­di­na­tion des coopé­ra­tives à l’É­tat, l’é­touf­fe­ment de toute ini­tia­tive dans un diri­gisme de plus en plus poli­tique et sec­taire : « la patrie ou la mort », « pour ou contre Cuba », disent les slo­gans officiels. 

Actuel­le­ment les coopé­ra­tives occupent 12% des terres culti­vables et 250.000 familles. Des « granges du peuple » qui grou­pe­raient 100.000 familles et occu­pe­raient 30% des terres sont en pro­jet et en cours d’exé­cu­tion. Il ne s’a­git que d’une imi­ta­tion des sov­khozes sovié­tiques. L’É­tat pos­sède 50% des terres culti­vables et achète 50% de la pro­duc­tion, autre­ment dit, tout est pra­ti­que­ment nationalisé.

De toute façon, avec ses défauts et ses qua­li­tés, la Réforme Agraire est la seule digne de ce nom à se faire en Amé­rique. (Au Mexique, la bour­geoi­sie et le pro­lé­ta­riat amé­ri­ca­ni­sé ont cou­pé ras les mesures de 1917. Au Vene­zue­la, une réforme agraire vient d’a­vor­ter dans l’œuf).

À pro­pos de la Réforme Agraire, il convient de par­ler des accords sucriers. Cuba est le pre­mier pays expor­ta­teur dans le monde. Les USA étaient le prin­ci­pal client de Cuba ; en tant que tel ils espé­raient bien, en 1960, échan­ger leur achat de sucre contre un recul de la révo­lu­tion. L’URSS s’in­ter­po­sa et ache­ta le sucre des­ti­né aux USA, avec les pays de l’Est, au cours nor­mal : 15 anciens francs la livre, au lieu de 25,55 que payaient les USA. Mais l’URSS acquit­ta les 45 des achats en pro­duits indus­triels : machines, etc. (chiffres com­mu­ni­qués par l’am­bas­sade des USA à Cuba). Le résul­tat est plus accep­table d’un point de vue éco­no­mique, mais au point de vue poli­tique, il pré­ci­pi­tait Cuba d’un extrême à l’autre.

À côté de l’im­mense tâche que consti­tue la Réforme Agraire, le gou­ver­ne­ment com­mence à indus­tria­li­ser le pays. Des usines pré­fa­bri­quées ont été ache­tées en Alle­magne de l’Est et en Tché­co­slo­va­quie. Les cubains vou­draient que cer­taines soient mon­tées dans les cam­pagnes, pour employer les ouvriers de la canne à sucre qui ne tra­vaillent pas 6 mois de l’an­née. Les accords avec les pays de l’Est sti­pulent que les richesses minières du pays vont être mises en exploi­ta­tion. L’URSS vend aus­si du pétrole à Cuba et 33% moins cher que celui des USA ou du Venezuela.

Sur le plan sco­laire, beau­coup a déjà été fait : les casernes les plus connues pour leurs salles de tor­ture ont été trans­for­mées en écoles. Une des pre­mières mesures du régime a été de sépa­rer l’É­glise de l’É­tat. Dans la sier­ra, en l’hon­neur des 20.000 morts tom­bés pour la Révo­lu­tion, une ville-école du nom d’un fidé­liste « Cami­lo Cien­fue­gos »” a été créée pour 20.000 élèves, en pre­mier lieu pour les orphe­lins et les fils de paysans.

Enfin, aucune baisse de pro­duc­tion n’a eu lieu, contrai­re­ment aux pré­vi­sions des USA ni dans les raf­fi­ne­ries de sucre ni dans celles de pétrole. Au Mexique, la natio­na­li­sa­tion du pétrole ame­na une baisse de 70 à 90% de la pro­duc­tion. À Cuba, il y avait des ingé­nieurs cubains et l’en­thou­siasme a sup­pléé au départ des américains.

Détail signi­fi­ca­tif : la lote­rie natio­nale a été conser­vée mais ses béné­fices vont à la reconstruction.

« Le racisme anti-nègre a dis­pa­ru, 26.000 loge­ments ont été édi­fiés ; en un an, on construit plus d’é­coles que pen­dant les cin­quante années anté­rieures. 10.000 écoles sont créées en 1959 ; la consom­ma­tion d’élec­tri­ci­té s’ac­croît de 10,6% et les salaires ver­sés de 46%. Le nombre des chô­meurs a dimi­nué de 36% ” (Roa, octobre 1960 à l’ONU).

L’OPPOSITION

Bien enten­du, ces mesures qui satis­font la grande majo­ri­té des cubains, sont cri­ti­quées. L’op­po­si­tion est for­mée par tous ceux qui ont été lésés par la Révo­lu­tion, c’est-à-dire les pro­prié­taires de plus de 400 ha, tous les bour­geois (ils vivaient du com­merce de Cuba avec les USA et leurs employés sont en chô­mage en grande par­tie, car le gou­ver­ne­ment n’a guère confiance en eux), et les ouvriers (pour les rai­sons expo­sées plus haut, et aus­si pour des rai­sons finan­cières, car leurs salaires ont été bais­sés : ils étaient scan­da­leu­se­ment éle­vés par rap­port au niveau de vie des pay­sans). Il semble qu’une mino­ri­té seule­ment ait une conscience révolutionnaire.

Ce sont eux, les ex-pro­prié­taires fon­ciers, les bour­geois, qui s’exilent aux USA, où ils sont gras­se­ment payés pour dire que Cuba est com­mu­niste (et pour débar­quer le cas échéant). Cette « terre de refuge », selon cer­tains, accueille les réfu­giés à bras ouverts (quelque 3000 par mois, source per­son­nelle). Ils sont triés par un ancien colo­nel de Batis­ta, ce qui donne comme résul­tat « la conti­nuelle déten­tion d’un cer­tain nombre de réfu­giés cubains dans les camps de Mac Allen et de Fort Isa­belle, au Texas » (Times, 22/​10/​1961). Le nombre total de réfu­giés est très approxi­ma­tif : de 30.000 à 50.000, selon Jul­lien (France Obser­va­teur, 4/​1/​1962) ce qui nous paraît exagéré.

Dans le pays même, l’ar­mée de 50.000 hommes de Batis­ta, dis­soute, consti­tue une oppo­si­tion latente.

Il faut ajou­ter les cas­tristes, effrayés par la vitesse de socia­li­sa­tion du régime, et qui veulent frei­ner la Révo­lu­tion pour qu’elle ne meure pas. « Que répon­dez-vous à ceux qui disent qu’on va très vite ? Qu’ils sont très en retard… Je savais d’a­vance que, lors de la pre­mière année de la Révo­lu­tion, nous allions voir le nombre de nos sym­pa­thi­sants dimi­nuer mais que nous allions aug­men­ter en inten­si­té » (Cas­tro, jan­vier 1960).

Enfin, il y a les cas­tristes anti-com­mu­nistes, qui à la rigueur, accepte le socia­lisme, mais sans Mos­cou et sans Pékin.

Cette oppo­si­tion n’a aucun objec­tif com­mun pour rem­pla­cer le régime actuel (retour à Batis­ta, asso­cia­tion aux USA comme Puer­to-Rico, etc.).

Les démo­crates disent que Cas­tro ne fait pas d’é­lec­tions et donc que c’est un dic­ta­teur qui s’a­charne au pou­voir. Réponse de Cas­tro : « le pre­mier jour, quand la Révo­lu­tion triom­pha, nous aurions pu convo­quer des élec­tions et nous aurions obte­nu une vic­toire écra­sante » (avril 1959). « Si les élec­tions étaient pour demain, ce serait presque un plé­bis­cite » (jan­vier 1959).

Cas­tro n’est pas De Gaulle, et l’ab­sence d’é­lec­tions a plu­sieurs rai­sons. D’a­bord Cas­tro pense que dans un pays sans tra­di­tions par­le­men­taires, sans culture, le peuple est inca­pable de voter. La condi­tion pre­mière des élec­tions est donc l’ex­tinc­tion de l’a­nal­pha­bé­tisme qui doit dis­pa­raître cette année (140.000 étu­diants se sont por­tés volon­taires pour « alpha­bé­ti­ser » les campagnes).

Ensuite, il existe dans le peuple un véri­table pré­ju­gé contre les élec­tions, qui n’ont ame­né au cours de l’his­toire, que des poli­ti­ciens véreux. Et pour­quoi des élec­tions, puisque le peuple est armé, que cha­cun ou presque, se pro­mène le pis­to­let à la cein­ture ? Ceux qui ne sont pas allés à Cuba objectent qu’il s’a­git de mili­tants du PC, de fana­tiques. Mais quand on sait qu’il y a 400.000 mili­ciens, sans comp­ter les volon­taires qui gardent les usines et les bureaux, les milices fémi­nines, les étu­diants, etc. ce qui fait au bas mot, encore 200.000 per­sonnes armées, quand on sait cela, on voit que les élec­tions pour ou contre le régime sont un pro­blème d’i­gno­rance des faits les plus visibles et les plus élémentaires.

Les par­tis tra­di­tion­nels qui n’a­vaient rien fait pour chas­ser Batis­ta sont en pleine décon­fi­ture de mili­tants. Du reste leurs diri­geants sont par­tis pour les USA, où ils n’ont pas à rendre compte de leur richesse. Ce sont eux qui en 1959, récla­maient des élec­tions pour ralen­tir et dis­per­ser la Révo­lu­tion. « Ceux qui demandent des élec­tions veulent que nous nous met­tions à faire des comi­tés de quar­tiers, au lieu de faire la Réforme Agraire » (Cas­tro, jan­vier 1960).

Enfin, le pro­blème n’est pas là, à mon avis, c’est le rôle des élec­tions, illu­sion de liber­té à bon mar­ché dans un régime basé sur l’op­pres­sion, qui est à poser. Et cela sans tom­ber dans le mythe de Cas­tro et Sartre sur la démo­cra­tie directe, fon­dée sur le fait que des foules de plu­sieurs cen­taines de mil­liers de per­sonnes approuvent les lois et les mesures de l’État.

LE PROBLÈME CATHOLIQUE.

Comme nous l’a­vons dit, la cam­pagne n’a jamais été évan­gé­li­sée aus­si étaient catho­liques uni­que­ment les habi­tants des villes et plus par­ti­cu­liè­re­ment la bour­geoi­sie. Le cler­gé se com­po­sait de 50% d’Es­pa­gnols, dépen­dant de Fran­co. La situa­tion s’en­ve­ni­ma au moment de la rup­ture com­mer­ciale avec les USA. L’É­glise, puis­sance finan­cière, essaya de résis­ter. Comme elle n’é­tait rien, la seule réper­cus­sion fut l’ex­pul­sion de tout le cler­gé espagnol.

L’OPPOSITION DES USA.

Earl Smith, ambas­sa­deur des USA sous Batis­ta, a dit : « jus­qu’à l’ac­ces­sion de Cas­tro au pou­voir, les États-Unis avaient à Cuba une influence tel­le­ment irré­sis­tible que l’am­bas­sa­deur amé­ri­cain était le second per­son­nage du pays, par­fois même plus impor­tant que le pré­sident cubain ». Loin de dénon­cer les crimes de Batis­ta, les USA pré­sen­tèrent les pro­cès contre les tor­tion­naires de Batis­ta comme des actes ignobles (pour­quoi aus­si ne pas pro­tes­ter contre le pro­cès fait à Eich­mann ?). Puis, avec les accords cuba­no-sovié­tiques sur l’a­chat de sucre en février 1960, la situa­tion devint grave. La poli­tique tra­di­tion­nelle d’ap­pui et de défense des dic­ta­tures, après une hési­ta­tion de quelques mois, reprit le des­sus aux USA, pays démo­cra­tique (sic). Avec la natio­na­li­sa­tion des usines et des banques le 6 août 1960, les USA s’es­ti­mèrent lésés, car ils en pos­sé­daient une bonne par­tie, rompent les rela­tions diplo­ma­tiques. Non contents de payer et d’ar­mer des fomen­teurs d’at­ten­tats, les USA « font » débar­quer des réfu­giés cubains en avril 1961. Cas­tro en fuite, Gue­va­ra s’est sui­ci­dé, disent les jour­naux ven­dus aux USA. Hor­reur ! ce sont les débar­qués qui sont en fuite. Le peuple vou­lait fusiller les 1.000 pri­son­niers ; comme on ne savait pas quoi en faire, on pro­po­sa de les échan­ger : soit contre des répu­bli­cains espa­gnols et des lati­no-amé­ri­cains pri­son­niers aux USA, et dans les dic­ta­tures sou­te­nues par les USA, soit contre des trac­teurs, les USA refu­sèrent. Actuel­le­ment cer­tains de ces pri­son­niers se sont joints aux cas­tristes. Et Cas­tro le dic­ta­teur, par­la en direct, avec les chefs des pri­son­niers. Cas­tro : « vous vou­lez libé­rer le peuple, mais com­bien d’entre vous connaissent le peuple et ont tra­vaillé dans les champs ? » Un seul sur 12 leva la main. « La com­po­si­tion sociale des 1.000 pri­son­niers… est la sui­vante : 800 appar­te­naient à des familles aisées (pos­sé­dant 369.384 ha, aujourd’­hui confis­qués, 70 usines, 10 raf­fi­ne­ries de sucre, 2 banques, 5 mines), et sur les 300 autres, 135 étaient d’an­ciens sol­dats de Batis­ta et 65 des déclas­sés » (Cas­tro, mai 1961).

Ce débar­que­ment a beau­coup aidé le régime – à l’in­té­rieur, en grou­pant encore plus, s’il était néces­saire, les cubains der­rière Cas­tro, et en muse­lant les anti­com­mu­nistes fidé­listes qui sont iden­ti­fiés aux par­ti­sans du débar­que­ment ; à l’ex­té­rieur en s’at­ti­rant l’adhé­sion de la plu­part des gou­ver­ne­ments lati­no-amé­ri­cains (car pour ce qui est des peuples, il ne fait pas l’ombre d’un doute que s’il fal­lait voter pour ou contre Cas­tro, depuis la Pata­go­nie jus­qu’au Mexique, il l’emporterait sans discussion).

LE PROBLÈME COMMUNISTE

Nous avons déjà vu l’at­ti­tude du PC par rap­port à Batis­ta, par rap­port au début de Cas­tro. En 1959, le PC se mit à faire timi­de­ment de la sur­en­chère par­mi les fidé­listes. Il était « trop tard pour entrer dans le mou­ve­ment du 26 juillet, mais encore temps pour adhé­rer au PC » (Jul­lien). Avec les accords russes de février 1960, comme par hasard, le PC prend de l’im­por­tance : ses 20.000 membres accèdent à des postes de plus en plus impor­tants. Pour­tant l’an­ti-com­mu­niste existe à Cuba. Voi­là les faits. Quand l’ex­po­si­tion sovié­tique (qui séjour­na à Paris l’an­née der­nière) est venue à Cuba au prin­temps 1960, elle expo­sait la mai­son idéale du sovié­tique. Ce fut une catas­trophe pour la pro­pa­gande russe. En effet, il s’a­gis­sait d’une mai­son de 3 pièces et une cui­sine, sans amé­na­ge­ments spé­cia­le­ment modernes, alors que les cubains rêvent et cer­tains vivent, de mai­sons cli­ma­ti­sées, télé­vi­sions, fri­gi­daires, etc. et un garage pour la Cadillac, on devine la décep­tion. Dans la rue, quand on ren­contre quel­qu’un qu’on ne connaît pas, et quand on veut savoir son opi­nion poli­tique, on lui demande cou­ram­ment : « êtes-vous man­geur de vérole » (car c’est le nom qu’on donne dans le peuple au communiste).

Mais cette ten­dance n’a pas empê­ché Sal­va­dor qui avait pris la tête de la CTC en 1959 de se faire arrê­ter en 1960, pour être rem­pla­cé par une vieille connais­sance, le com­mu­niste Pene, déjà la CTC sous Batis­ta, de 1944 à 1948. Mari­nel­lo, Blas Roca, et Rafael Rodri­guez montent dans la hié­rar­chie gou­ver­ne­men­tale. En août 1960, le congrès du par­ti Socia­liste Popu­laire (nom du PC depuis 1944) recon­naît s’être trom­pé sur l’ac­tion de Fidel en 1953 : « ce n’é­tait pas un putsch petit-bourgeois ».

À l’heure actuelle Roca et Rodri­guez ne sont rien moins que des ministres avec des fonc­tions diverses mais très étendues.

Cepen­dant, mal­gré la couche de mar­xisme-léni­nisme qu’on passe actuel­le­ment sur tout ce qui est cubain, on a bien du mal à trou­ver un seul fait qui concorde avec une quel­conque ana­lyse mar­xiste, mar­xienne, voire mar­xi­sante. La révo­lu­tion est pay­sanne, le pro­lé­ta­riat a tra­hi, Cas­tro – depuis 1959 jus­qu’à aujourd’­hui – ne cesse de décla­rer : « nous ne fai­sons pas une révo­lu­tion pour la pos­té­ri­té… Qui nous sui­vrait si nous fai­sions une révo­lu­tion pour les géné­ra­tions à venir ? » (Cas­tro, juillet 1961). Ces pauvres mar­xistes ont recon­nu leur insuf­fi­sance, « Marx n’a jamais pré­vu qu’une révo­lu­tion sociale pour­rait être pro­vo­quée par quelques gué­rille­ros des­cen­dus de la Sier­ra. Cela prouve que la vie est beau­coup plus riche que la théo­rie » (selon Dumont) et qui a dit cela ? Mikoyan en août 1960 et à Moscou !

Les com­mu­nistes n’ont aucune ini­tia­tive, ils suivent le sillage de Cas­tro, et Cas­tro est tout ! En juillet 1960 des cubains me disaient : « si Fidel est com­mu­niste, alors vive le com­mu­nisme ! ». Pour­tant il semble que main­te­nant l’ac­tion du PC agisse en profondeur.

La seconde période de la révo­lu­tion est facile à situer. Le virage cubain s’a­morce avec les accords sucriers russes du prin­temps 1960 sur le plan éco­no­mique, et, sur le plan idéo­lo­gique avec la natio­na­li­sa­tion des usines et des banques le 6 août 1960. Quelques jours après, Gue­va­ra déclare : « on doit adap­ter le mar­xisme à la Révo­lu­tion ». En août de la même année, le PC se ral­lie sans réserve au régime. Enfin, en mai 1961, Cas­tro déclare : « Cuba est une répu­blique socialiste ».

Essayons de déter­mi­ner les causes de ce revirement.

Les deux der­nières années les révo­lu­tion­naires sans idéo­lo­gie, ni plan pré­cis, diri­gèrent le pays, en fai­sant lar­ge­ment appel aux ini­tia­tives popu­laires, à des embryons d’au­to­ges­tion dans les coopé­ra­tives agri­coles. Le but était d’en­cou­ra­ger l’ac­tion du peuple. Fidel défi­nis­sait ain­si la situa­tion : « créer un désordre orga­ni­sé, sus­ci­ter des ini­tia­tives. Je ne peux pas m’en­fer­mer dans un palais où je serais inac­ces­sible » (Jul­lien).

Du reste Cas­tro le recon­nais­sait en juillet 1961 : « au contraire des autres révo­lu­tions, celle-ci n’a­vait pas réso­lu ses prin­ci­paux pro­blèmes. Aus­si une des carac­té­ris­tiques de la Révo­lu­tion a été l’o­bli­ga­tion d’af­fron­ter de nom­breux pro­blèmes rapi­de­ment. Et nous-mêmes nous sommes comme la Révo­lu­tion, c’est-à-dire que nous avons impro­vi­sé pas mal ». La Révo­lu­tion était faible idéologiquement.

Cuba est un pays sous-déve­lop­pé sans éco­no­mie, sans culture, face à un blo­cus des USA, à une impos­si­bi­li­té d’u­ti­li­ser les élites parce que réac­tion­naires, Cuba a dû et doit pas­ser par une phase auto­ri­taire, bureau­cra­tique, pla­ni­fiée. Le peuple sans tra­di­tion révo­lu­tion­naire, ni culture, est étouf­fé sous les comi­tés de ges­tion et de pla­ni­fi­ca­tion. Enfin étroi­te­ment liée au pro­blème inté­rieur cubain la situa­tion inter­na­tio­nale – riva­li­té URSS-USA – oblige un pays dépen­dant du mar­ché mon­dial à choi­sir. Comme le disait Gue­va­ra dans l’Ex­press (18 mai 1961) : « dans un pays qui doit chaque jour faire face à la mort, on n’a pas le droit de per­mettre aux gens d’hé­si­ter et de leur lais­ser la liber­té de choi­sir leur idéologie ».

En consé­quence, le gou­ver­ne­ment cubain a évo­lué vers une concep­tion socia­liste. « Décla­rer que la Révo­lu­tion est socia­liste signi­fie que la Révo­lu­tion marche vers un régime socia­liste, sans exploi­ta­tion de l’homme par l’homme » (Cas­tro, juillet 1961). La défi­ni­tion est aus­si vaste que celle d’Hu­ma­nisme, et pour com­prendre le chan­ge­ment, il faut nous repor­ter aux mesures du gouvernement.

L’at­ti­tude envers les com­mu­nistes change en avril 1959, Cas­tro disait : « je res­pecte le com­mu­nisme, je ne peux vous dire qu’une chose : je ne suis pas com­mu­niste, ni les com­mu­nistes n’ont assez de force pour être un fac­teur déter­mi­nant dans mon pays ». En février 1961, dans une inter­view à « l’U­ni­ta » (organe du PC ita­lien) : « les com­mu­nistes ont don­né beau­coup de sang et beau­coup d’hé­roïsme à la cause cubaine. Main­te­nant, nous conti­nuons à tra­vailler ensemble, loya­le­ment et fra­ter­nel­le­ment ». Notons à ce pro­pos que le fameux com­mu­niste, Rafael Rodri­guez, ex-ministre de Batis­ta, qui décla­rait 6 mois avant la Révo­lu­tion, qu’au­cune force n’é­tait capable de ren­ver­ser Batis­ta, s’en­ga­gea avec les fidé­listes, mais il eut à peine le temps de se lais­ser pous­ser une bar­biche. Par­mi les mesures propres à satis­faire les com­mu­nistes, il faut noter la condam­na­tion à mort de Mor­gan (mars 1961).

La nou­velle ten­dance appa­raît sur­tout dans le domaine cultu­rel. En août 1960, je voyais dans toutes les librai­ries des œuvres de Dji­las, des livres com­mu­nistes dans la même devan­ture. Depuis tous les livres anti-com­mu­nistes ont été reti­rés de la vente. Dans l’é­du­ca­tion, le mar­xisme est à l’hon­neur, avec ses corol­laires : étude du russe, pudi­bon­de­rie. Le puri­ta­nisme appa­raît net­te­ment pour régler le pro­blème de la pros­ti­tu­tion, Cas­tro avait dit à Sartre, en 1960 : « nous sup­pri­me­rons pour de bon la pros­ti­tu­tion, quand la misère pay­sanne aura dis­pa­ru ». Aujourd’­hui, les pros­ti­tuées sont « réédu­quées ». Cepen­dant, le nombre de caba­rets aug­mentent, car les com­mu­nistes ne dirigent pas tout.

La liber­té de presse fut effec­tive jus­qu’en avril 1960, date à laquelle un jour­nal d’ex­trême droite fut inter­dit, puis la presse amé­ri­caine fut réduite. À ce pro­pos, il est très inté­res­sant de noter l’é­vo­lu­tion de la concep­tion de la liber­té d’ex­pres­sion chez Cas­tro. En mai 1959 : « notre Révo­lu­tion res­pecte autant le droit à la parole du plus réac­tion­naire qu’elle res­pecte le droit à la parole du plus actif ». En mai 1960 : « la liber­té de com­battre la Révo­lu­tion ? Bon, c’est une liber­té toute rela­tive ». En juillet 1960 : « quels sont les droits des écri­vains et des artistes révo­lu­tion­naires ou non révo­lu­tion­naires ? Pour la Révo­lu­tion : tout, contre la Révo­lu­tion : rien ». En outre, tous les appa­reils de répres­sion sont aus­si impor­tants qu’au­pa­ra­vant. Actuel­le­ment, le gou­ver­ne­ment forme un par­ti unique, le par­ti de la Révo­lu­tion, qui groupe les fidé­listes et les com­mu­nistes. Le secré­taire géné­ral en sera Cas­tro et il appli­que­ra le mar­xisme-léni­nisme (cela pro­met bien des sur­prises pour les sta­li­niens ou les anti-com­mu­nistes obtus). Le 1er décembre 1961, Cas­tro se déclare marxiste-léniniste.

LES ANARCHISTES ET CUBA.

Les anar­chistes res­tent très divi­sés sur ce problème.

Voyons d’a­bord les anar­chistes cubains.

Ils avaient un jour­nal : « Soli­da­ri­dad Gas­tro­no­mi­ca » qui parais­sait sous Batis­ta. Ses rédac­teurs sont de vieux mili­tants de la Fédé­ra­tion Liber­taire Cubaine, laquelle par­ti­ci­pa à la Révo­lu­tion aux côtés de Cas­tro. Du reste Cami­lo Cien­fue­gos, héros révo­lu­tion­naire le plus aimé après Cas­tro, mort dans un acci­dent d’a­vion au début de 1959, était fils d’a­nar­chiste. En juillet 1960, après les accords cuba­no-russes, les com­mu­nistes attaquent les anar­chistes. Depuis, les anar­chistes cubains ont sus­pen­du d’eux-mêmes la publi­ca­tion de leur jour­nal. Après le débar­que­ment d’a­vril 1961, ils mani­festent leur appui à Cas­tro, tout en fai­sant des réserves sur le régime. En août 1961, nous appre­nons l’ar­res­ta­tion arbi­traire d’un de nos cama­rades Lin­suain, sous pré­texte d’un pseu­do com­plot anti-cas­triste, mais en réa­li­té pour anti-com­mu­nisme. Actuel­le­ment le mou­ve­ment liber­taire cubain est en exil à Miami.

Le début de la Révo­lu­tion, sa période non-idéo­lo­gique, a séduit de nom­breux liber­taires. Dans la période actuelle, la plu­part s’ac­cordent pour condam­ner Cas­tro, bien que cer­tains conti­nuent à l’ap­puyer comme au pre­mier jour.

USA : les anar­chistes amé­ri­cains sont contre (cf. « Le Monde Liber­taire », février 1961).

Les anar­chistes ita­liens n’ont pas la même posi­tion. « Adu­na­ta », (18 novembre 1961) publie un article contre Cas­tro, et ensuite défi­nit ain­si son atti­tude : « prêt à défendre les liber­taires et les mili­tants cubains… même si ce qui a été écrit (contre Cas­tro) était vrai – et de toute évi­dence cela ne peut être – nous refu­se­rions de nous unir à ce chœur parce que nous sommes sûrs que des accu­sa­tions ana­logues, sinon même plus graves, peuvent être faites contre les enne­mis de Castro ».

« Contro­cor­rente » (octobre 1961) : « que fera Cas­tro, que ferait-il si demain il devait se trou­ver en dan­ger de mort ? … il se qua­li­fie­rait pro­ba­ble­ment (lui qui s’oc­cupe peu de qua­li­fi­ca­tif) de com­mu­niste à 100%, de mar­xiste du socia­lisme scien­ti­fique… si cela était le seul moyen de pou­voir conti­nuer son œuvre pour réha­bi­li­ter le misé­rable et anal­pha­bète peuple de Cuba. Même dans ce cas, il méri­te­rait de la compréhension ».

Mexique : « Rene­ge­ra­cion » évite la ques­tion ; « Tier­ra et Liber­tad » (sep­tembre 1961) : « cette révo­lu­tion cubaine est chaque fois plus com­mu­niste et moins révolution ».

Uru­guay : « Volun­tad » (juin 1960) dénonce les attaque dont sont l’ob­jet les anar­chistes cubains de la part des com­mu­nistes ; en août 1961, il publie un texte décla­rant que le mili­ta­risme, l’é­ta­tisme et le com­mu­nisme s’emparent de la révo­lu­tion : « la san­glante dic­ta­ture de Fidel Cas­tro et sa clique, quel que soit le masque qu’il revête et les fins qu’il invoque, est la véri­table contre-révolution ».

Cepen­dant, la Fédé­ra­tion conduite par Rama, est à fond pour : « toute par­tie de l’at­ti­tude humaine sous­traite au contrôle de l’au­to­ri­ta­risme, toute aug­men­ta­tion de l’es­prit de soli­da­ri­té et d’i­ni­tia­tive sont un pas vers l’anarchie ».

Argen­tine : La « Pro­tes­ta » (juillet 1961) répond point par point à Rama, en vou­lant démon­trer son absence de fon­de­ment ; en août 1961, elle publie une liste de membres de la CNT réfu­giés à Cuba, et condam­nés aux tra­vaux forcés.

France : « Le Monde Liber­taire » publie des articles pour et contre.

Ita­lie : Le bul­le­tin inté­rieur de la FAI publie une lettre des jeu­nesses anar­chistes de Livourne à l’Am­bas­sade cubaine à Rome, pour pro­tes­ter contre l’ar­res­ta­tion de Lin­suain. En pré­ci­sant que la FAI ne peut appuyer un régime qui se sali­rait par le crime de mili­tants défen­seurs de la liberté.

« Uma­ni­tà Nova » (3 décembre 1961) publie une lettre ouverte à Cas­tro, où elle lui fait part de ses craintes d’un nou­veau débar­que­ment. Elle demande aus­si à Cas­tro, à pro­pos de Lin­suain, « de prendre connais­sance du fond du pro­blème et d’é­vi­ter un délit poli­cier », en notant que la pro­tes­ta­tion du mou­ve­ment liber­taire cubain ne lui « semble pas la bonne voie ».

« Volon­tà » (novembre 1961) com­mente ain­si l’ap­pel pour Lin­suain, avec une cita­tion de Mala­tes­ta sur la Révo­lu­tion russe (1919) : « plu­sieurs de nos amis ont confon­du ce qui était la révo­lu­tion contre le gou­ver­ne­ment pré­exis­tant et ce qui était un nou­veau gou­ver­ne­ment qui allait se super­po­ser à la révo­lu­tion pour la frei­ner et la diri­ger vers les fins par­ti­cu­lières d’un parti ».

Il est inté­res­sant de sou­li­gner quelques posi­tions particulières :

« Adu­na­ta » (4 novembre 1961) : un anar­chiste cubain dénonce le manque d’in­for­ma­tions et les pré­ju­gés de ceux qui étu­dient la ques­tion cubaine. Bien que cer­tains dis­cours de Cas­tro puissent être signés sans réti­cences par un liber­taire, les faits démontrent le contraire, tout devient « un mono­pole total du pou­voir politique ».

Vic­tor Gar­cia, dans la « Pro­tes­ta » (octobre 1961, explique sa posi­tion : « je fus un de ceux qui ont accueilli avec le plus d’en­thou­siasme la chute de Batis­ta… Je dois recon­naître main­te­nant, qu’une fois de plus, l’au­to­ri­té lea­de­risme a conduit la révo­lu­tion cubaine à son propre suicide ».

Enfin, il y a Gas­ton Leval. Pour tout ce qui concerne Cuba, l’a­mour pas­sion qu’il a pour les USA fait que ses articles sont d’une telle stu­pi­di­té, qu’il m’est impos­sible d’en par­ler en res­tant dans les limites de la correction.

CONCLUSION

En défi­ni­tive de la pre­mière phase de la Révo­lu­tion, 1959-août 1960, on peut tirer comme conclu­sion ce qui suit : 

« On disait qu’une révo­lu­tion contre l’ar­mée était impos­sible et que seule une révo­lu­tion dans l’ar­mée por­te­rait ses fruits. On disait que s’il n’y avait pas de crise éco­no­mique et de famine, il n’y aurait pas de révo­lu­tion, et cepen­dant la révo­lu­tion s’est faite » (Cas­tro, jan­vier 1959).

Et ces trois apports fon­da­men­taux énon­cés par Guevara :

« 1) les forces popu­laires peuvent gagner une guerre contre l’armée.

2) il ne faut pas tou­jours attendre que se forment toutes les condi­tions pour faire la Révo­lu­tion : le foyer insur­rec­tion­nel peut les créer.

3) dans l’A­mé­rique sous-déve­lop­pée, le ter­rain de la lutte armée doit être prin­ci­pa­le­ment la campagne ».

Car la Révo­lu­tion cubaine est la pre­mière d’une série qui va secouer toute l’A­mé­rique latine, même si elle ne le veut pas : « nous ne pou­vons pas pro­mettre de ne pas expor­ter notre exemple comme nous le demandent les USA, parce que cet exemple est de nature morale et qu’un tel élé­ment spi­ri­tuel tra­verse les fron­tières » (Gue­va­ra, novembre 1961).

Toute l’A­mé­rique latine, sauf l’Ar­gen­tine, l’U­ru­guay, et peut-être le Chi­li, qui ont des struc­tures poli­tiques et éco­no­miques dif­fé­rentes, va suivre l’exemple cubain. On n’est plus Colom­bien, ou Mexi­cain, on est pour ou contre Cas­tro : car en même temps que se déclenche une haine des Amé­ri­cains, il existe un pro­fond sen­ti­ment d’u­ni­té latino-américaine.

Uni­té qui pour­rait bien jouer des tours à la France, à la Gua­de­loupe et la Mar­ti­nique, où les pro­blèmes sont les mêmes qu’à Cuba au temps de Batis­ta. Je ne dis pas qu’une nou­velle guerre d’Al­gé­rie y écla­te­ra, mais je ne dis pas le contraire non plus (cf. « NR » n°15 – 16, p. 96 – 100).

De la deuxième phase, août 1960 jus­qu’à main­te­nant, on peut dire que le régime devient de plus en plus éta­tique. Les indus­tries sont natio­na­li­sées à 80%, les banques à 100%. Cuba res­sem­ble­ra-t-elle aux pays de l’Est ?

Je ne le crois pas. Le régime de Cas­tro est avant tout oppor­tu­niste, et c’est tou­jours la poli­tique des USA qui a dic­té sa conduite. Aus­si, n’est-il pas inter­dit de pen­ser que si les USA savent y faire, ils pour­ront arran­ger les choses avec Cuba. Mais cela n’est pos­sible que tant que l’URSS n’a pas de visée sur l’A­mé­rique latine, comme en ce moment, mais dans deux ans, ce sera trop (déjà les chi­nois sont très actifs à Cuba).

Un chan­ge­ment de poli­tique ne peut pro­ve­nir que de la situa­tion inter­na­tio­nale car la masse cubaine n’a pas encore un sens cri­tique suf­fi­sant pour influen­cer le régime. De toutes manières mal­gré tout ce qu’il peut faire, Cas­tro reste l’i­dole, et le seul espoir de l’A­mé­rique latine. C’est plus une vic­time de son mythe, qu’un dictateur.

De notre point de vue anar­chiste, nous consta­tons qu’à côté d’une nette amé­lio­ra­tion maté­rielle, la Révo­lu­tion cubaine a réduit la liber­té de pen­sée et d’ex­pres­sion dans tous les domaines ; que l’emprise de l’É­tat s’est consi­dé­ra­ble­ment accrue. Et tant qu’il y a État, il ne peut y avoir réelle révolution.

[/​Israël Renof

(jan­vier 1962)/]

BIBLIOGRAPHIE

En fran­çais.

Claude Jul­lien : « La révo­lu­tion cubaine », Jul­liard. Très bon livre.

Sartre : « Oura­gan sur le sucre » (série d’articles dans « France-Soir », un peu simplifié).

René Dumont : articles dans « France-Soir » et « Esprit » et cha­pitre sur Cuba dans « Terres vivantes ». Très intéressant.

Guil­bert : « Cas­tro l’infidèle ».

Mas­pé­ro : « Fidel Cas­tro parle ». Textes déjà vieux.

« Cas­tro accuse ». Édi­tions sociales, aucun inté­rêt ; le dis­cours en ques­tion est envoyé gra­tui­te­ment, à qui le demande, par l’ambassade cubaine.

« Esprit », avril 1961. Bien, mais le dan­ger com­mu­niste est som­mai­re­ment abordé.

« Qua­trième Inter­na­tio­nale », jan­vier 1961.

« La Véri­té », automne 1961. Très bien

« Par­ti­sans », novembre-décembre 1961, ten­dance pro-communiste.

En cata­lan.

« Horit­zons », 1961.

En anglais.

Wright Mil­ls : « Lis­ten yankee ».

En espa­gnol.

Sou­chy : « Coope­ra­ti­vis­mo y col­le­ti­vis­mo », Haba­na, 1960.

Ote­ro : « Cuba S.D.A. », Haba­na, 1960.

Gue­va­ra : « La guer­ra de guer­rillas », Mon­te­vi­deo, 1960.

Sur les Antilles françaises.

« Matou­ba », décembre 1961 (numé­ro saisi).

« Les Antilles déco­lo­ni­sées », Daniel Guérin.

La Presse Anarchiste