Notre camarade Renof a séjourné plusieurs mois à Cuba, en 1960. La question cubaine soulevant de nombreuses controverses dans les milieux de « gauche » et aussi dans le mouvement anarchiste, nous croyons utile de livrer ses impressions et observations à nos lecteurs. Ce sera notre contribution à l’étude d’un « dossier » qui, par delà Cuba concerne en fait le problème de la Révolution dans les pays du tiers-monde (dits aussi « pays sous-développés ») un des problèmes capitaux de notre époque.
Signalons que notre camarade parle couramment l’espagnol, ce qui, en l’occurrence a son importance. Enfin la situation à Cuba étant en constante évolution, nous nous réservons de revenir sur la question, en fonction bien entendu de l’intérêt soulevé par le sujet traité.
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« Le socialisme est possible et impossible à n’importe quelle époque ; il est possible quand il existe des hommes aptes, qui le veulent, c’est-à-dire qui le font ; et il est impossible quand les hommes ne le veulent pas, ou prétendent simplement le vouloir, sans le réaliser. » _ (Landauer, tiré du livre « Caminos de Utopia », Buber).
En juillet-août 1960, j’ai fait un séjour à Cuba, volontairement, en le payant, pour me rendre compte de la Révolution. Mais avant de l’étudier, il faut connaître quelques données élémentaires.
Cuba est située dans les Antilles, dans un vaste golfe formé principalement par le Venezuela, Panama, Le Mexique, et les USA, qui, avec la Floride, ne sont qu’à 100 km de Cuba (15 minutes en avion). Cuba a 115 000 km² (1/5 de la France) ; six millions d’habitants, donc une densité de 51 (chiffre très élevé pour ce continent, Mexique : 16, Brésil : 8, Argentine : 8). La population est composée de 70% de blancs, 27% de mulâtres, 3% de chinois et de réfugiés de la guerre d’Espagne. Elle est urbaine à 57% et rurale à 43%. Les moins de 14 ans forment 22% de la population. La population active atteint environ le chiffre de 2.000.000 d’individus, dont 51% étaient employés. Le chômage était difficile à évaluer : il allait de 25 à 50% suivant l’époque de la récolte du sucre. Il semble que l’on puisse évaluer ces chômeurs à 600.000 avant 1959. Le revenu est de 333 dollars par tête (un des plus élevés d’Amérique du Sud).
Cuba était une colonie espagnole jusqu’à la guerre contre les USA en 1898. Après cette guerre elle obtint théoriquement son indépendance. En fait, jusqu’en 1959, elle fut sous la mainmise des USA : « notre colonie Cuba » disaient les sociologues américains. Les USA l’avaient toujours convoitée et en 1898 leur mot d’ordre était : « liberté et indépendance de Cuba » (formule réemployée lors du débarquement anticastriste d’avril 1961). Cette belle phrase se caractérisait par une clause de la constitution cubaine, l’amendement Platt, qui reconnaissait aux USA « le droit d’intervenir pour sauvegarder l’indépendance cubaine » (sic) ; de plus les USA s’octroyaient une base navale à Guantanamo (jusqu’en 1999). Bien entendu les USA avaient le droit de veto sur les traités de commerce cubains avec l’étranger.
Avant l’arrivée de Fidel Castro, voici quelle était la situation économique. Du point de vue industriel, Cuba a beaucoup de richesses minérales, aussi les USA empêchaient leur exploitation : car ils préféraient les tenir en réserve pour pouvoir ainsi contrôler les prix mondiaux. Seul, le fer était extrait, on le transportait en Floride, là on le raffinait, et il revenait à Cuba sous forme de machines, et tout cela était payé par les Cubains. Toutes les choses étaient « made in USA », depuis le papier hygiénique jusqu’à la voiture. Mais la grande et l’unique richesse de Cuba est le sucre de canne.
Après 1898, les USA firent de Cuba pratiquement leur fournisseur exclusif de sucre de canne. Devenue premier pays exportateur de sucre (80% des devises, 500.000 travailleurs) Cuba pratiquait la monoculture et était donc à la merci des fluctuations du marché mondial. C’est ce qui arriva en 1945, où on laissa pourrir la moitié des récoltes de canne. On pourra m’objecter avec bonne foi, que les USA achetaient le sucre cubain au-dessus du cours mondial, ce qui pouvait compenser les pertes des mauvaises années ; en réalité, les USA ne faisaient cela que parce que les betteraviers américains (aussi en…nuyeux que les nôtres) – importants électeurs – auraient été ruinés si les USA avaient acheté le sucre de canne au cours mondial. Donc, pas d’erreur : les USA ne faisaient pas de cadeaux. La culture de la canne entraînait une exploitation de l’homme à peine croyable. D’abord la canne ne demande que peu de soins, aussi les ouvriers agricoles ne sont employés que pendant la récolte, c’est-à-dire, de 5 à 6 mois par an. Le reste de l’année, les ouvriers achetaient, dépensaient leur pauvre salaire, et s’endettaient : certaines familles engageaient leur futur salaire, et même sur plusieurs générations (la vie de leurs enfants). Les compagnies américaines avaient leur police pour réprimer les grèves, et, coutume bien américaine, elles usaient du racisme contre les nombreux ouvriers mulâtres. Elles possédaient les meilleures terres de l’île, et quelles possessions ! United Fruit : 1107 km², Atlantique du Golfe : 2500 km².
« Quelles merveilles la Révolution a‑t-elle trouvées en parvenant au pouvoir à Cuba… 600.000 chômeurs, 3.000.000 de personnes sans électricité… 3.500.000 vivant dans des taudis… 37,5% de la population était analphabète. 1,5% du total des propriétaires contrôlaient 46% de la superficie totale du pays. »
(Castro, ONU, septembre 1960).
En outre, 11% seulement des paysans buvaient du lait, 4% mangeaient de la viande, 2% des œufs. À 100 km des USA, 3.000.000 de cubains vivaient dans la misère, beaucoup n’avaient jamais été dans une ville : lorsqu’ils vinrent à la Havane la plupart ignoraient que la mer est salée, et ils mettaient la main dans l’eau pour s’en convaincre.
Dans un tel pays, les gens pensaient surtout à émigrer aux USA – leur grand espoir pour faire fortune – ils y étaient reçus comme les Algériens en France (pas aussi mal cependant).
Les USA, non contents de laisser Cuba végéter dans une économie coloniale, avaient fait de Cuba une île « touristique », c’est-à-dire que Cuba était remplie de tripots et de maisons closes. Cuba était également un refuge pour les capitaux américains à cause de l’absence d’impôts sur les revenus, sociétés. En outre, quand leurs capitaux étaient menacés, les USA intervenaient directement ou presque (Guatemala 1954). Le régime au pouvoir était forcément une dictature, afin de contenir les révoltes paysannes possibles ; et il changeait très souvent, car dans un tel régime, gouverner consiste à recevoir les royalties des compagnies américaines si Pérez était au pouvoir, par exemple, Jimenez, lui, voulait aussi recevoir les royalties… révolution… 2 mois plus tard Garcia prend le pouvoir. Ainsi cette fameuse instabilité de l’Amérique du Sud est le fait du colonialisme des USA, de même que le Congo est le fait du colonialisme belge.
L’homme au pouvoir était Batista. Déjà dictateur de 1935 à 1944, il partit sans violence après avoir été battu aux élections qu’il avait lui-même organisées. Il revint par un coup d’État en 1952. Violent, bête, il usa de la force et de la violence sans ménagement, réussissant à se mettre à dos tout le monde, capitalistes, bourgeois, et même les catholiques. Il n’y eut que les USA et les communistes pour l’approuver. Les communistes en effet, aiment beaucoup les dictateurs en Amérique du Sud. En 1933, ils avaient déjà brisé une grève générale contre le dictateur Machado : en échange le PC fut reconnu officiellement. Le grand amour continua avec Batista, qui autorisa en 1938 la publication du journal « Hoy » organe du PC. La même année le comité central avec son secrétaire général Blas Roca, déclare : « on doit adopter une attitude plus positive envers le colonel Batista, qui n’est plus le point de convergence de la réaction, mais le défenseur de la démocratie ». En 1939, la Confédération des Travailleurs Cubains (CTC) est confiée à Pena, communiste notoire. Aux élections de 1940, les communistes votent pour Batista, et obtiennent 10 députés. En 1943, pour la première fois en Amérique du Sud, un pays a deux ministres communistes : c’est Cuba, avec Marinello et Rafael Rodriguez. Aux élections de 1944, le PC vote pour Batista, mais ils sont battus tous les deux. À partir de cette date, le PC se fait appeler : Parti Socialiste Populaire. En 1948, Pena est remplacé par Mujal, autre communiste au poste de secrétaire général de la CTC. En 1958, la CTC, poussée par Mujal, soutient Batista contre Castro.
Castro, né en 1926 est le fils d’un gros propriétaire foncier ; il fit des études (« j’ai souvent cité l’exemple du fait que dans le village où je suis né, parmi quelque mille enfants, je fus le seul qui put faire des études universitaires », Castro, juillet 1961), chez les jésuites, puis devint avocat. Idéaliste, révolté par l’injustice, il réunit des camarades étudiants et ils passent à l’action. « Je ne suis pas né pauvre, je suis né riche ; je ne suis pas un paysan sans terre, mais le fils d’un propriétaire foncier ; je n’ai pas vécu dans une hutte avec la terre comme sol, et je n’ai pas marché les pieds nus. J’ai vu de près la pauvreté sans arriver à la supporter. C’est pourquoi je ne suis pas un défenseur des propriétaires fonciers, mais du peuple, des paysans » (février 1959). Le 26 juillet 1953 ils attaquent une caserne, mais échouent : composée de 158 hommes et de 2 femmes, la petite troupe ayant subi peu de pertes, se rend ou se disperse. Mais l’armée de Batista se déchaîne : les prisonniers et des innocents sont torturés et abattus. Pour la première fois, l’église prend parti ; l’archevêque de la ville de l’attaque, Santiago, Pérez Serantes, intervient. Un peu tard, car pour le procès, il ne reste que 8 hommes et 2 femmes. L’affaire a secoué le pays : mais l’opposition désapprouve cette action : ce n’est pas démocratique, la force ne sert à rien, le parti communiste s’indigne, « Castro est un agitateur bourgeois ». Le procès a lieu ; le meneur Castro brave les juges, et plaide des heures durant, condamnant le régime et tous ses scandales : « on nous a mariés au mensonge, et on nous a forcés à y vivre, aussi le monde semble crouler lorsque nous entendons la vérité. Comme s’il ne valait pas la peine que le monde s’écroulât plutôt que de vivre dans le mensonge ». Les juges n’osent pas condamner Castro à mort, et il est envoyé au bagne pour 20 ans ; 2 ans plus tard, en 1955, une campagne a lieu en sa faveur, et il est amnistié et exilé. Alors Castro part au Mexique, avec son argent, et 50.000 dollars fournis par des sympathisants lors d’une tournée aux USA, il achète des armes, contacte des cubains également émigrés, il enrôle des hommes, en particulier un médecin argentin, Guevara. Il reçoit des conseils de Bayo, ancien de la guerre d’Espagne (qui a depuis, participé à l’équipée de la Santa-Maria). Quand il se sent prêt, Castro embarque ses 82 hommes sur un bateau et part pour Cuba, en annonçant son départ. Les autorités prennent la chose très au sérieux ; les hommes de Castro débarquent sous les bombes de l’aviation et de l’artillerie ; il n’y a que 12 survivants, mais cette fois, un immense espoir se lève dans l’île, Castro est revenu, les paysans aident les maquisards. À tel point que Castro s’écrie : « nous sommes 12, mais maintenant, nous sommes sûrs de gagner ».
La guerre s’engage. Elle est très semblable à celle du FLN : appui total de la population civile, guérilla, extermination des soldats de Batista. Les réactions du peuple sont diverses. Les paysans ont toujours vécu abandonnés spirituellement : l’Eglise préférait pour des raisons financières, s’occuper des riches, si bien qu’il n’y a aucune église dans les campagnes. Analphabètes, fétichistes, les paysans avaient la liberté de mourir en silence. Fidel Castro, l’homme de 1953, le seul qui ait joint la critique des armes à la critique de la parole, leur sembla et leur semble un dieu : l’émanation des rites chrétiens et africains qui amène la liberté et le bonheur. Ils apportèrent donc leur soutien complet et total à la lutte.
Les autres secteurs de la population, ignorant, ou voulant ignorer la misère paysanne, gardèrent une attitude passive ou attentiste, sauf la jeunesse qui participe à fond, à la lutte.
L’Eglise soutient discrètement Castro (n’oublions pas qu’il était ancien élève des jésuites) ; le capitalisme, la bourgeoisie, les USA lui envoyèrent des fonds pour prendre des options sur l’avenir (cf. le FLN). Quant à Batista, il fit passer les rebelles pour des communistes (cf. propagande OAS).
Enfin l’opposition traditionnelle et démocratique, c’est-à-dire les partis : démocrates-chrétiens, centre, communistes, etc. est scandalisée et dédaigne ce révolutionnaire qui a omis de prendre une carte de militant. Rafael Rodriguez, membre du comité central du PC cubain se basant sur une géniale analyse marxiste, dialectique et historique de la situation, déclarait en juin 1958 : « s’il existait déjà dans le pays les forces capables de mettre en déroute Batista et d’y installer au pouvoir un gouvernement progressiste et anti-impérialiste, les choses seraient faciles. Malheureusement, il n’en est pas ainsi ». Le premier janvier 1959, Castro renversait Batista. Castro l’emportait sur une armée moderne de 50 000 hommes équipée par les USA, mais sans idéal (pas même fasciste !) et corrompue. Le « petit agitateur bourgeois » avait réussi à chasser le passé, la Révolution allait commencer.
Les débuts sont timides. Se sentant sans expérience politique, les révolutionnaires font appel à des politiciens de métier : « le pouvoir n’est pas ce qui m’intéresse, et je peux assurer que je n’ai pas l’intention de m’en emparer » (Castro, 3/1/1959).
Un certain Urrutia est donc nommé président de la République et forme un gouvernement de politiciens présidé par Miro Cardona (avocat réfugié à Miami d’où il encourageait « de la voix » ceux qui se battaient). Mais le peuple n’a pas confiance dans les nouveaux arrivants, ni les révolutionnaires, car les politiciens ne pensent qu’à ménager le passé. Le gouvernement démissionne, le président Urrutia refuse de signer les décrets de réforme agraire et est éliminé (condamné à mort). Castro et les révolutionnaires prennent les affaires en main.
On peut dès lors distinguer deux périodes dans le processus révolutionnaire : l’une où la Révolution se cherche dans la voie « humaniste » (avec toutes les incertitudes que ce mot peut contenir) et l’autre, la période actuelle, où elle se déclare « socialiste ».
Voici comment Castro définissait l’Humanisme le 25 avril 1959 :
« Je ne suis pas d’accord avec le communisme, nous sommes une démocratie. Nous sommes contre toutes les forces de dictature… Entre les deux idéologies ou positions politiques qui se partagent le monde nous avons une position qui nous est propre, nous l’avons appelée Humanisme en raison de ses méthodes humaines, car nous voulons libérer l’homme des craintes, des consignes et des dogmes… Par Humanisme, nous voulons dire que, pour satisfaire les besoins matériels de l’homme, il n’est pas nécessaire de sacrifier ses libertés qui sont ses plus chers désirs ; et que les libertés les plus essentielles à l’homme n’ont aucune signification si on ne satisfait pas aussi ses besoins matériels. »
Dans le même courant d’idées, Castro déclara à Sartre : « jamais je ne sacrifierai cette génération aux suivantes, ce serait abstrait… Avec le mot Liberté on ne mange pas. La liberté avec la faim, n’est pas la liberté, nous voulons une liberté avec du pain » (Castro, mars 1959).
Les jeunes révolutionnaires (29 ans en moyenne) se mirent à l’œuvre aussitôt. Idéalistes, enthousiastes, ils agissaient de façon intransigeante. Ainsi, trouvant les loyers trop chers ils les baissèrent de 50% en moyenne, et cela malgré la conséquence facilement prévisible : la ruine de l’industrie du bâtiment et la mise en chômage de ses 80.000 ouvriers. La mesure s’explique, il est vrai, par l’attitude du prolétariat. En effet, le prolétariat cubain est très différent de ce que l’on pourrait imaginer. Bien que les ouvriers aient fait des grèves dès 1890 (sous l’influence des anarcho-syndicalistes) et qu’ils soient puissamment organisés dans la CTC, le prolétariat n’a jamais constitué une force ou un danger. Plusieurs facteurs en sont cause – conscients d’être une minorité bien payée, les ouvriers d’usine n’ont pas voulu risquer de perdre leur place en grèves de solidarité pour les ouvriers de la canne à sucre, dont les grèves étaient réprimées à la mitraillette – la proximité des USA et le haut niveau de vie des ouvriers américains ont renforcé la conviction des ouvriers cubains de se limiter aux revendications économiques – la surenchère communiste à la CTC a complètement vicié la mentalité ouvrière. Déjà en 1953, Alba, spécialiste de l’Amérique Latine, disait : « le mouvement ouvrier, encore au berceau, n’exerce aucune influence politique décisive, surtout parce qu’il se tient à l’écart des problèmes essentiels de la révolution, qui est celui de la terre ». Ainsi les ouvriers de la Havane refusèrent, un mois avant que Castro ne prit le pouvoir (12/1958) de faire des grèves de soutien en sa faveur, montrant bien par là que, dans un pays colonial, la classe ouvrière est complice des exploiteurs. Et comme si ce n’était pas assez, le prolétariat commença dès janvier 1959, quand le régime était à peine installé, une série de grèves tournantes pour obtenir des augmentations. La baisse des loyers parut aux ouvriers une aubaine. Ils prétendirent, non contents, de n’avoir rien fait pour la Révolution, en tirer parti. Aussi dut-on leur limiter le droit de grève et placer à la tête de la CTC un révolutionnaire authentique, David Salvador.
La Révolution s’attaque ensuite à la Réforme agraire, tâche essentielle dans un pays soumis à la monoculture, et où les paysans vivaient en esclave.
Les terres en friche furent distribuées aux familles paysannes ; les terres mal cultivées furent expropriées (remboursement en 20 ans) ; les paysans locataires de moins de 27 ha, devinrent directement propriétaires. La limite des propriétés agricoles est fixée à 400 ha. « En Europe 400 ha constituent une très grande propriété. À Cuba, où certains monopoles américains possédaient jusqu’à 200.000 ha environ – je répète 200.000 ha au cas où quelqu’un aurait mal entendu – une réforme agraire était pour ces monopoles une loi inadmissible ” (Castro, septembre 1960). À titre d’information il faut savoir que dans les pays « socialistes » la propriété est limités à 5 ou 10 ha ; et que l’on commence par satisfaire le désir de propriété des paysans pour, quelques années plus tard, les réunir en coopératives.
À Cuba, un grand nombre de paysans étant en réalité des ouvriers agricoles, on est passé sans transition à la coopérative de production. « Les communistes considèrent cela comme une hérésie, car il faut satisfaire l’aspiration héréditaire à la propriété » (Dumont, professeur à l’Institut d’Agronomie, il conseille la réforme agraire cubaine). La distribution des terres consistant à supprimer la rente foncière (30 à 70% de la production des paysans) a été doublée par une réorganisation du commerce. Cette mesure vise les fournisseurs des paysans (bazar, vendeurs d’outils, etc.) chez lesquels ils achetaient et s’endettaient (voir plus haut). Des « boutiques du peuple » qui vendent les articles nécessaires aux paysans de 20 à 30% moins cher qu’autrefois, ont été créées dans toute l’île, et cette mesure, ajoutée à l’augmentation des salaires des ouvriers du sucre, fait que la consommation progresse plus que la production agricole.
La Réforme Agraire a créé des coopératives ; les premières furent fondées avec l’accord des paysans car Castro l’avait recommandé, et Castro est un dieu à Cuba. L’enthousiasme fut extraordinaire, les ouvriers de la canne baissent leur salaire, font des heures supplémentaires gratuites pour aider la Révolution ; il y eut même des vols de tracteurs entre coopératives pour travailler davantage. Les résultats furent pour 1959 et 1960 extraordinaires dans la production, l’élevage, etc. il est vrai que la terre est très riche et qu’elle n’était pas cultivée. En outre, les achats de sucre des pays de l’Est augmentant, les USA ne s’adressant plus à Cuba, font que la demande sur le marché mondial s’accroît et que les prix montent, ce dont en retour bénéficie Cuba. Une politique d’anti-monoculture bien comprise, consistant à doubler la production de canne à l’hectare pour libérer la moitié des terres actuellement destinées à la canne à sucre et y cultiver tout ce qui manque à Cuba, semble parachever la Réforme Agraire. Pourtant l’enthousiasme paysan a baissé, la preuve en est que Guevara a dû faire un discours pour les engager à plus d’ardeur. La cause réside dans la subordination des coopératives à l’État, l’étouffement de toute initiative dans un dirigisme de plus en plus politique et sectaire : « la patrie ou la mort », « pour ou contre Cuba », disent les slogans officiels.
Actuellement les coopératives occupent 12% des terres cultivables et 250.000 familles. Des « granges du peuple » qui grouperaient 100.000 familles et occuperaient 30% des terres sont en projet et en cours d’exécution. Il ne s’agit que d’une imitation des sovkhozes soviétiques. L’État possède 50% des terres cultivables et achète 50% de la production, autrement dit, tout est pratiquement nationalisé.
De toute façon, avec ses défauts et ses qualités, la Réforme Agraire est la seule digne de ce nom à se faire en Amérique. (Au Mexique, la bourgeoisie et le prolétariat américanisé ont coupé ras les mesures de 1917. Au Venezuela, une réforme agraire vient d’avorter dans l’œuf).
À propos de la Réforme Agraire, il convient de parler des accords sucriers. Cuba est le premier pays exportateur dans le monde. Les USA étaient le principal client de Cuba ; en tant que tel ils espéraient bien, en 1960, échanger leur achat de sucre contre un recul de la révolution. L’URSS s’interposa et acheta le sucre destiné aux USA, avec les pays de l’Est, au cours normal : 15 anciens francs la livre, au lieu de 25,55 que payaient les USA. Mais l’URSS acquitta les 4⁄5 des achats en produits industriels : machines, etc. (chiffres communiqués par l’ambassade des USA à Cuba). Le résultat est plus acceptable d’un point de vue économique, mais au point de vue politique, il précipitait Cuba d’un extrême à l’autre.
À côté de l’immense tâche que constitue la Réforme Agraire, le gouvernement commence à industrialiser le pays. Des usines préfabriquées ont été achetées en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie. Les cubains voudraient que certaines soient montées dans les campagnes, pour employer les ouvriers de la canne à sucre qui ne travaillent pas 6 mois de l’année. Les accords avec les pays de l’Est stipulent que les richesses minières du pays vont être mises en exploitation. L’URSS vend aussi du pétrole à Cuba et 33% moins cher que celui des USA ou du Venezuela.
Sur le plan scolaire, beaucoup a déjà été fait : les casernes les plus connues pour leurs salles de torture ont été transformées en écoles. Une des premières mesures du régime a été de séparer l’Église de l’État. Dans la sierra, en l’honneur des 20.000 morts tombés pour la Révolution, une ville-école du nom d’un fidéliste « Camilo Cienfuegos »” a été créée pour 20.000 élèves, en premier lieu pour les orphelins et les fils de paysans.
Enfin, aucune baisse de production n’a eu lieu, contrairement aux prévisions des USA ni dans les raffineries de sucre ni dans celles de pétrole. Au Mexique, la nationalisation du pétrole amena une baisse de 70 à 90% de la production. À Cuba, il y avait des ingénieurs cubains et l’enthousiasme a suppléé au départ des américains.
Détail significatif : la loterie nationale a été conservée mais ses bénéfices vont à la reconstruction.
« Le racisme anti-nègre a disparu, 26.000 logements ont été édifiés ; en un an, on construit plus d’écoles que pendant les cinquante années antérieures. 10.000 écoles sont créées en 1959 ; la consommation d’électricité s’accroît de 10,6% et les salaires versés de 46%. Le nombre des chômeurs a diminué de 36% ” (Roa, octobre 1960 à l’ONU).
Bien entendu, ces mesures qui satisfont la grande majorité des cubains, sont critiquées. L’opposition est formée par tous ceux qui ont été lésés par la Révolution, c’est-à-dire les propriétaires de plus de 400 ha, tous les bourgeois (ils vivaient du commerce de Cuba avec les USA et leurs employés sont en chômage en grande partie, car le gouvernement n’a guère confiance en eux), et les ouvriers (pour les raisons exposées plus haut, et aussi pour des raisons financières, car leurs salaires ont été baissés : ils étaient scandaleusement élevés par rapport au niveau de vie des paysans). Il semble qu’une minorité seulement ait une conscience révolutionnaire.
Ce sont eux, les ex-propriétaires fonciers, les bourgeois, qui s’exilent aux USA, où ils sont grassement payés pour dire que Cuba est communiste (et pour débarquer le cas échéant). Cette « terre de refuge », selon certains, accueille les réfugiés à bras ouverts (quelque 3000 par mois, source personnelle). Ils sont triés par un ancien colonel de Batista, ce qui donne comme résultat « la continuelle détention d’un certain nombre de réfugiés cubains dans les camps de Mac Allen et de Fort Isabelle, au Texas » (Times, 22/10/1961). Le nombre total de réfugiés est très approximatif : de 30.000 à 50.000, selon Jullien (France Observateur, 4/1/1962) ce qui nous paraît exagéré.
Dans le pays même, l’armée de 50.000 hommes de Batista, dissoute, constitue une opposition latente.
Il faut ajouter les castristes, effrayés par la vitesse de socialisation du régime, et qui veulent freiner la Révolution pour qu’elle ne meure pas. « Que répondez-vous à ceux qui disent qu’on va très vite ? Qu’ils sont très en retard… Je savais d’avance que, lors de la première année de la Révolution, nous allions voir le nombre de nos sympathisants diminuer mais que nous allions augmenter en intensité » (Castro, janvier 1960).
Enfin, il y a les castristes anti-communistes, qui à la rigueur, accepte le socialisme, mais sans Moscou et sans Pékin.
Cette opposition n’a aucun objectif commun pour remplacer le régime actuel (retour à Batista, association aux USA comme Puerto-Rico, etc.).
Les démocrates disent que Castro ne fait pas d’élections et donc que c’est un dictateur qui s’acharne au pouvoir. Réponse de Castro : « le premier jour, quand la Révolution triompha, nous aurions pu convoquer des élections et nous aurions obtenu une victoire écrasante » (avril 1959). « Si les élections étaient pour demain, ce serait presque un plébiscite » (janvier 1959).
Castro n’est pas De Gaulle, et l’absence d’élections a plusieurs raisons. D’abord Castro pense que dans un pays sans traditions parlementaires, sans culture, le peuple est incapable de voter. La condition première des élections est donc l’extinction de l’analphabétisme qui doit disparaître cette année (140.000 étudiants se sont portés volontaires pour « alphabétiser » les campagnes).
Ensuite, il existe dans le peuple un véritable préjugé contre les élections, qui n’ont amené au cours de l’histoire, que des politiciens véreux. Et pourquoi des élections, puisque le peuple est armé, que chacun ou presque, se promène le pistolet à la ceinture ? Ceux qui ne sont pas allés à Cuba objectent qu’il s’agit de militants du PC, de fanatiques. Mais quand on sait qu’il y a 400.000 miliciens, sans compter les volontaires qui gardent les usines et les bureaux, les milices féminines, les étudiants, etc. ce qui fait au bas mot, encore 200.000 personnes armées, quand on sait cela, on voit que les élections pour ou contre le régime sont un problème d’ignorance des faits les plus visibles et les plus élémentaires.
Les partis traditionnels qui n’avaient rien fait pour chasser Batista sont en pleine déconfiture de militants. Du reste leurs dirigeants sont partis pour les USA, où ils n’ont pas à rendre compte de leur richesse. Ce sont eux qui en 1959, réclamaient des élections pour ralentir et disperser la Révolution. « Ceux qui demandent des élections veulent que nous nous mettions à faire des comités de quartiers, au lieu de faire la Réforme Agraire » (Castro, janvier 1960).
Enfin, le problème n’est pas là, à mon avis, c’est le rôle des élections, illusion de liberté à bon marché dans un régime basé sur l’oppression, qui est à poser. Et cela sans tomber dans le mythe de Castro et Sartre sur la démocratie directe, fondée sur le fait que des foules de plusieurs centaines de milliers de personnes approuvent les lois et les mesures de l’État.
Comme nous l’avons dit, la campagne n’a jamais été évangélisée aussi étaient catholiques uniquement les habitants des villes et plus particulièrement la bourgeoisie. Le clergé se composait de 50% d’Espagnols, dépendant de Franco. La situation s’envenima au moment de la rupture commerciale avec les USA. L’Église, puissance financière, essaya de résister. Comme elle n’était rien, la seule répercussion fut l’expulsion de tout le clergé espagnol.
Earl Smith, ambassadeur des USA sous Batista, a dit : « jusqu’à l’accession de Castro au pouvoir, les États-Unis avaient à Cuba une influence tellement irrésistible que l’ambassadeur américain était le second personnage du pays, parfois même plus important que le président cubain ». Loin de dénoncer les crimes de Batista, les USA présentèrent les procès contre les tortionnaires de Batista comme des actes ignobles (pourquoi aussi ne pas protester contre le procès fait à Eichmann ?). Puis, avec les accords cubano-soviétiques sur l’achat de sucre en février 1960, la situation devint grave. La politique traditionnelle d’appui et de défense des dictatures, après une hésitation de quelques mois, reprit le dessus aux USA, pays démocratique (sic). Avec la nationalisation des usines et des banques le 6 août 1960, les USA s’estimèrent lésés, car ils en possédaient une bonne partie, rompent les relations diplomatiques. Non contents de payer et d’armer des fomenteurs d’attentats, les USA « font » débarquer des réfugiés cubains en avril 1961. Castro en fuite, Guevara s’est suicidé, disent les journaux vendus aux USA. Horreur ! ce sont les débarqués qui sont en fuite. Le peuple voulait fusiller les 1.000 prisonniers ; comme on ne savait pas quoi en faire, on proposa de les échanger : soit contre des républicains espagnols et des latino-américains prisonniers aux USA, et dans les dictatures soutenues par les USA, soit contre des tracteurs, les USA refusèrent. Actuellement certains de ces prisonniers se sont joints aux castristes. Et Castro le dictateur, parla en direct, avec les chefs des prisonniers. Castro : « vous voulez libérer le peuple, mais combien d’entre vous connaissent le peuple et ont travaillé dans les champs ? » Un seul sur 12 leva la main. « La composition sociale des 1.000 prisonniers… est la suivante : 800 appartenaient à des familles aisées (possédant 369.384 ha, aujourd’hui confisqués, 70 usines, 10 raffineries de sucre, 2 banques, 5 mines), et sur les 300 autres, 135 étaient d’anciens soldats de Batista et 65 des déclassés » (Castro, mai 1961).
Ce débarquement a beaucoup aidé le régime – à l’intérieur, en groupant encore plus, s’il était nécessaire, les cubains derrière Castro, et en muselant les anticommunistes fidélistes qui sont identifiés aux partisans du débarquement ; à l’extérieur en s’attirant l’adhésion de la plupart des gouvernements latino-américains (car pour ce qui est des peuples, il ne fait pas l’ombre d’un doute que s’il fallait voter pour ou contre Castro, depuis la Patagonie jusqu’au Mexique, il l’emporterait sans discussion).
Nous avons déjà vu l’attitude du PC par rapport à Batista, par rapport au début de Castro. En 1959, le PC se mit à faire timidement de la surenchère parmi les fidélistes. Il était « trop tard pour entrer dans le mouvement du 26 juillet, mais encore temps pour adhérer au PC » (Jullien). Avec les accords russes de février 1960, comme par hasard, le PC prend de l’importance : ses 20.000 membres accèdent à des postes de plus en plus importants. Pourtant l’anti-communiste existe à Cuba. Voilà les faits. Quand l’exposition soviétique (qui séjourna à Paris l’année dernière) est venue à Cuba au printemps 1960, elle exposait la maison idéale du soviétique. Ce fut une catastrophe pour la propagande russe. En effet, il s’agissait d’une maison de 3 pièces et une cuisine, sans aménagements spécialement modernes, alors que les cubains rêvent et certains vivent, de maisons climatisées, télévisions, frigidaires, etc. et un garage pour la Cadillac, on devine la déception. Dans la rue, quand on rencontre quelqu’un qu’on ne connaît pas, et quand on veut savoir son opinion politique, on lui demande couramment : « êtes-vous mangeur de vérole » (car c’est le nom qu’on donne dans le peuple au communiste).
Mais cette tendance n’a pas empêché Salvador qui avait pris la tête de la CTC en 1959 de se faire arrêter en 1960, pour être remplacé par une vieille connaissance, le communiste Pene, déjà la CTC sous Batista, de 1944 à 1948. Marinello, Blas Roca, et Rafael Rodriguez montent dans la hiérarchie gouvernementale. En août 1960, le congrès du parti Socialiste Populaire (nom du PC depuis 1944) reconnaît s’être trompé sur l’action de Fidel en 1953 : « ce n’était pas un putsch petit-bourgeois ».
À l’heure actuelle Roca et Rodriguez ne sont rien moins que des ministres avec des fonctions diverses mais très étendues.
Cependant, malgré la couche de marxisme-léninisme qu’on passe actuellement sur tout ce qui est cubain, on a bien du mal à trouver un seul fait qui concorde avec une quelconque analyse marxiste, marxienne, voire marxisante. La révolution est paysanne, le prolétariat a trahi, Castro – depuis 1959 jusqu’à aujourd’hui – ne cesse de déclarer : « nous ne faisons pas une révolution pour la postérité… Qui nous suivrait si nous faisions une révolution pour les générations à venir ? » (Castro, juillet 1961). Ces pauvres marxistes ont reconnu leur insuffisance, « Marx n’a jamais prévu qu’une révolution sociale pourrait être provoquée par quelques guérilleros descendus de la Sierra. Cela prouve que la vie est beaucoup plus riche que la théorie » (selon Dumont) et qui a dit cela ? Mikoyan en août 1960 et à Moscou !
Les communistes n’ont aucune initiative, ils suivent le sillage de Castro, et Castro est tout ! En juillet 1960 des cubains me disaient : « si Fidel est communiste, alors vive le communisme ! ». Pourtant il semble que maintenant l’action du PC agisse en profondeur.
Essayons de déterminer les causes de ce revirement.
Les deux dernières années les révolutionnaires sans idéologie, ni plan précis, dirigèrent le pays, en faisant largement appel aux initiatives populaires, à des embryons d’autogestion dans les coopératives agricoles. Le but était d’encourager l’action du peuple. Fidel définissait ainsi la situation : « créer un désordre organisé, susciter des initiatives. Je ne peux pas m’enfermer dans un palais où je serais inaccessible » (Jullien).
Du reste Castro le reconnaissait en juillet 1961 : « au contraire des autres révolutions, celle-ci n’avait pas résolu ses principaux problèmes. Aussi une des caractéristiques de la Révolution a été l’obligation d’affronter de nombreux problèmes rapidement. Et nous-mêmes nous sommes comme la Révolution, c’est-à-dire que nous avons improvisé pas mal ». La Révolution était faible idéologiquement.
Cuba est un pays sous-développé sans économie, sans culture, face à un blocus des USA, à une impossibilité d’utiliser les élites parce que réactionnaires, Cuba a dû et doit passer par une phase autoritaire, bureaucratique, planifiée. Le peuple sans tradition révolutionnaire, ni culture, est étouffé sous les comités de gestion et de planification. Enfin étroitement liée au problème intérieur cubain la situation internationale – rivalité URSS-USA – oblige un pays dépendant du marché mondial à choisir. Comme le disait Guevara dans l’Express (18 mai 1961) : « dans un pays qui doit chaque jour faire face à la mort, on n’a pas le droit de permettre aux gens d’hésiter et de leur laisser la liberté de choisir leur idéologie ».
En conséquence, le gouvernement cubain a évolué vers une conception socialiste. « Déclarer que la Révolution est socialiste signifie que la Révolution marche vers un régime socialiste, sans exploitation de l’homme par l’homme » (Castro, juillet 1961). La définition est aussi vaste que celle d’Humanisme, et pour comprendre le changement, il faut nous reporter aux mesures du gouvernement.
L’attitude envers les communistes change en avril 1959, Castro disait : « je respecte le communisme, je ne peux vous dire qu’une chose : je ne suis pas communiste, ni les communistes n’ont assez de force pour être un facteur déterminant dans mon pays ». En février 1961, dans une interview à « l’Unita » (organe du PC italien) : « les communistes ont donné beaucoup de sang et beaucoup d’héroïsme à la cause cubaine. Maintenant, nous continuons à travailler ensemble, loyalement et fraternellement ». Notons à ce propos que le fameux communiste, Rafael Rodriguez, ex-ministre de Batista, qui déclarait 6 mois avant la Révolution, qu’aucune force n’était capable de renverser Batista, s’engagea avec les fidélistes, mais il eut à peine le temps de se laisser pousser une barbiche. Parmi les mesures propres à satisfaire les communistes, il faut noter la condamnation à mort de Morgan (mars 1961).
La nouvelle tendance apparaît surtout dans le domaine culturel. En août 1960, je voyais dans toutes les librairies des œuvres de Djilas, des livres communistes dans la même devanture. Depuis tous les livres anti-communistes ont été retirés de la vente. Dans l’éducation, le marxisme est à l’honneur, avec ses corollaires : étude du russe, pudibonderie. Le puritanisme apparaît nettement pour régler le problème de la prostitution, Castro avait dit à Sartre, en 1960 : « nous supprimerons pour de bon la prostitution, quand la misère paysanne aura disparu ». Aujourd’hui, les prostituées sont « rééduquées ». Cependant, le nombre de cabarets augmentent, car les communistes ne dirigent pas tout.
La liberté de presse fut effective jusqu’en avril 1960, date à laquelle un journal d’extrême droite fut interdit, puis la presse américaine fut réduite. À ce propos, il est très intéressant de noter l’évolution de la conception de la liberté d’expression chez Castro. En mai 1959 : « notre Révolution respecte autant le droit à la parole du plus réactionnaire qu’elle respecte le droit à la parole du plus actif ». En mai 1960 : « la liberté de combattre la Révolution ? Bon, c’est une liberté toute relative ». En juillet 1960 : « quels sont les droits des écrivains et des artistes révolutionnaires ou non révolutionnaires ? Pour la Révolution : tout, contre la Révolution : rien ». En outre, tous les appareils de répression sont aussi importants qu’auparavant. Actuellement, le gouvernement forme un parti unique, le parti de la Révolution, qui groupe les fidélistes et les communistes. Le secrétaire général en sera Castro et il appliquera le marxisme-léninisme (cela promet bien des surprises pour les staliniens ou les anti-communistes obtus). Le 1er décembre 1961, Castro se déclare marxiste-léniniste.
Les anarchistes restent très divisés sur ce problème.
Voyons d’abord les anarchistes cubains.
Ils avaient un journal : « Solidaridad Gastronomica » qui paraissait sous Batista. Ses rédacteurs sont de vieux militants de la Fédération Libertaire Cubaine, laquelle participa à la Révolution aux côtés de Castro. Du reste Camilo Cienfuegos, héros révolutionnaire le plus aimé après Castro, mort dans un accident d’avion au début de 1959, était fils d’anarchiste. En juillet 1960, après les accords cubano-russes, les communistes attaquent les anarchistes. Depuis, les anarchistes cubains ont suspendu d’eux-mêmes la publication de leur journal. Après le débarquement d’avril 1961, ils manifestent leur appui à Castro, tout en faisant des réserves sur le régime. En août 1961, nous apprenons l’arrestation arbitraire d’un de nos camarades Linsuain, sous prétexte d’un pseudo complot anti-castriste, mais en réalité pour anti-communisme. Actuellement le mouvement libertaire cubain est en exil à Miami.
Le début de la Révolution, sa période non-idéologique, a séduit de nombreux libertaires. Dans la période actuelle, la plupart s’accordent pour condamner Castro, bien que certains continuent à l’appuyer comme au premier jour.
USA : les anarchistes américains sont contre (cf. « Le Monde Libertaire », février 1961).
Les anarchistes italiens n’ont pas la même position. « Adunata », (18 novembre 1961) publie un article contre Castro, et ensuite définit ainsi son attitude : « prêt à défendre les libertaires et les militants cubains… même si ce qui a été écrit (contre Castro) était vrai – et de toute évidence cela ne peut être – nous refuserions de nous unir à ce chœur parce que nous sommes sûrs que des accusations analogues, sinon même plus graves, peuvent être faites contre les ennemis de Castro ».
« Controcorrente » (octobre 1961) : « que fera Castro, que ferait-il si demain il devait se trouver en danger de mort ? … il se qualifierait probablement (lui qui s’occupe peu de qualificatif) de communiste à 100%, de marxiste du socialisme scientifique… si cela était le seul moyen de pouvoir continuer son œuvre pour réhabiliter le misérable et analphabète peuple de Cuba. Même dans ce cas, il mériterait de la compréhension ».
Mexique : « Renegeracion » évite la question ; « Tierra et Libertad » (septembre 1961) : « cette révolution cubaine est chaque fois plus communiste et moins révolution ».
Uruguay : « Voluntad » (juin 1960) dénonce les attaque dont sont l’objet les anarchistes cubains de la part des communistes ; en août 1961, il publie un texte déclarant que le militarisme, l’étatisme et le communisme s’emparent de la révolution : « la sanglante dictature de Fidel Castro et sa clique, quel que soit le masque qu’il revête et les fins qu’il invoque, est la véritable contre-révolution ».
Cependant, la Fédération conduite par Rama, est à fond pour : « toute partie de l’attitude humaine soustraite au contrôle de l’autoritarisme, toute augmentation de l’esprit de solidarité et d’initiative sont un pas vers l’anarchie ».
Argentine : La « Protesta » (juillet 1961) répond point par point à Rama, en voulant démontrer son absence de fondement ; en août 1961, elle publie une liste de membres de la CNT réfugiés à Cuba, et condamnés aux travaux forcés.
France : « Le Monde Libertaire » publie des articles pour et contre.
Italie : Le bulletin intérieur de la FAI publie une lettre des jeunesses anarchistes de Livourne à l’Ambassade cubaine à Rome, pour protester contre l’arrestation de Linsuain. En précisant que la FAI ne peut appuyer un régime qui se salirait par le crime de militants défenseurs de la liberté.
« Umanità Nova » (3 décembre 1961) publie une lettre ouverte à Castro, où elle lui fait part de ses craintes d’un nouveau débarquement. Elle demande aussi à Castro, à propos de Linsuain, « de prendre connaissance du fond du problème et d’éviter un délit policier », en notant que la protestation du mouvement libertaire cubain ne lui « semble pas la bonne voie ».
« Volontà » (novembre 1961) commente ainsi l’appel pour Linsuain, avec une citation de Malatesta sur la Révolution russe (1919) : « plusieurs de nos amis ont confondu ce qui était la révolution contre le gouvernement préexistant et ce qui était un nouveau gouvernement qui allait se superposer à la révolution pour la freiner et la diriger vers les fins particulières d’un parti ».
Il est intéressant de souligner quelques positions particulières :
« Adunata » (4 novembre 1961) : un anarchiste cubain dénonce le manque d’informations et les préjugés de ceux qui étudient la question cubaine. Bien que certains discours de Castro puissent être signés sans réticences par un libertaire, les faits démontrent le contraire, tout devient « un monopole total du pouvoir politique ».
Victor Garcia, dans la « Protesta » (octobre 1961, explique sa position : « je fus un de ceux qui ont accueilli avec le plus d’enthousiasme la chute de Batista… Je dois reconnaître maintenant, qu’une fois de plus, l’autorité leaderisme a conduit la révolution cubaine à son propre suicide ».
Enfin, il y a Gaston Leval. Pour tout ce qui concerne Cuba, l’amour passion qu’il a pour les USA fait que ses articles sont d’une telle stupidité, qu’il m’est impossible d’en parler en restant dans les limites de la correction.
En définitive de la première phase de la Révolution, 1959-août 1960, on peut tirer comme conclusion ce qui suit :
« On disait qu’une révolution contre l’armée était impossible et que seule une révolution dans l’armée porterait ses fruits. On disait que s’il n’y avait pas de crise économique et de famine, il n’y aurait pas de révolution, et cependant la révolution s’est faite » (Castro, janvier 1959).
Et ces trois apports fondamentaux énoncés par Guevara :
« 1) les forces populaires peuvent gagner une guerre contre l’armée.
2) il ne faut pas toujours attendre que se forment toutes les conditions pour faire la Révolution : le foyer insurrectionnel peut les créer.
3) dans l’Amérique sous-développée, le terrain de la lutte armée doit être principalement la campagne ».
Car la Révolution cubaine est la première d’une série qui va secouer toute l’Amérique latine, même si elle ne le veut pas : « nous ne pouvons pas promettre de ne pas exporter notre exemple comme nous le demandent les USA, parce que cet exemple est de nature morale et qu’un tel élément spirituel traverse les frontières » (Guevara, novembre 1961).
Toute l’Amérique latine, sauf l’Argentine, l’Uruguay, et peut-être le Chili, qui ont des structures politiques et économiques différentes, va suivre l’exemple cubain. On n’est plus Colombien, ou Mexicain, on est pour ou contre Castro : car en même temps que se déclenche une haine des Américains, il existe un profond sentiment d’unité latino-américaine.
Unité qui pourrait bien jouer des tours à la France, à la Guadeloupe et la Martinique, où les problèmes sont les mêmes qu’à Cuba au temps de Batista. Je ne dis pas qu’une nouvelle guerre d’Algérie y éclatera, mais je ne dis pas le contraire non plus (cf. « NR » n°15 – 16, p. 96 – 100).
De la deuxième phase, août 1960 jusqu’à maintenant, on peut dire que le régime devient de plus en plus étatique. Les industries sont nationalisées à 80%, les banques à 100%. Cuba ressemblera-t-elle aux pays de l’Est ?
Je ne le crois pas. Le régime de Castro est avant tout opportuniste, et c’est toujours la politique des USA qui a dicté sa conduite. Aussi, n’est-il pas interdit de penser que si les USA savent y faire, ils pourront arranger les choses avec Cuba. Mais cela n’est possible que tant que l’URSS n’a pas de visée sur l’Amérique latine, comme en ce moment, mais dans deux ans, ce sera trop (déjà les chinois sont très actifs à Cuba).
Un changement de politique ne peut provenir que de la situation internationale car la masse cubaine n’a pas encore un sens critique suffisant pour influencer le régime. De toutes manières malgré tout ce qu’il peut faire, Castro reste l’idole, et le seul espoir de l’Amérique latine. C’est plus une victime de son mythe, qu’un dictateur.
De notre point de vue anarchiste, nous constatons qu’à côté d’une nette amélioration matérielle, la Révolution cubaine a réduit la liberté de pensée et d’expression dans tous les domaines ; que l’emprise de l’État s’est considérablement accrue. Et tant qu’il y a État, il ne peut y avoir réelle révolution.
[/Israël
(janvier 1962)/]
En français.
Claude Jullien : « La révolution cubaine », Julliard. Très bon livre.
Sartre : « Ouragan sur le sucre » (série d’articles dans « France-Soir », un peu simplifié).
René Dumont : articles dans « France-Soir » et « Esprit » et chapitre sur Cuba dans « Terres vivantes ». Très intéressant.
Guilbert : « Castro l’infidèle ».
Maspéro : « Fidel Castro parle ». Textes déjà vieux.
« Castro accuse ». Éditions sociales, aucun intérêt ; le discours en question est envoyé gratuitement, à qui le demande, par l’ambassade cubaine.
« Esprit », avril 1961. Bien, mais le danger communiste est sommairement abordé.
« Quatrième Internationale », janvier 1961.
« La Vérité », automne 1961. Très bien
« Partisans », novembre-décembre 1961, tendance pro-communiste.
En catalan.
« Horitzons », 1961.
En anglais.
Wright Mills : « Listen yankee ».
En espagnol.
Souchy : « Cooperativismo y colletivismo », Habana, 1960.
Otero : « Cuba S.D.A. », Habana, 1960.
Guevara : « La guerra de guerrillas », Montevideo, 1960.
Sur les Antilles françaises.
« Matouba », décembre 1961 (numéro saisi).
« Les Antilles décolonisées », Daniel Guérin.