La Presse Anarchiste

Le rôle et l’importance des différentes classes dans la lutte pour la liberté

Depuis long­temps dans « NR » nous avons posé la ques­tion de la lutte des classes comme pro­blème à étu­dier. Nous avons consa­cré à ce sujet, il y a envi­ron 2 ans une jour­née de tra­vail. C’est avec plai­sir que nous avons lu la bro­chure de Jiv­ko Kolev « le rôle et l’im­por­tance des dif­fé­rentes classes dans la lutte pour la liber­té » de juin 1961, édi­tion Mikhaïl Guerd­ji­kov, en bul­gare. Nous en avons fait une tra­duc­tion et une adap­ta­tion pour nos lec­teurs. L’au­teur de cette étude, J. Kolev, qui pos­sède une des plus riches connais­sances de l’a­nar­chisme, mis au cou­rant, nous a répon­du (9/​08/​1961) :

« J’es­père que dans la tra­duc­tion abré­gée de ma bro­chure, tu sou­li­gne­ras l’es­sen­tiel de mon tra­vail qui, selon moi, est une réponse à la ques­tion sui­vante : pour­quoi pré­ci­sé­ment le pro­lé­ta­riat est-il et sera-t-il la pre­mière classe exploi­tée et oppri­mée qui, en se libé­rant elle-même libé­re­ra en même temps toutes les autres classes, détrui­ra toutes les classes, y com­pris sa propre classe ? et pour­quoi il ne répé­te­ra pas l’his­toire bien connue qui consiste à prendre la place pri­vi­lé­giée des classes pré­cé­dentes pour confir­mer sa propre posi­tion pri­vi­lé­giée et pour per­pé­tuer l’ex­ploi­ta­tion et l’op­pres­sion des autres classes. Où est la garan­tie que le pro­lé­ta­riat sera vrai­ment cette classe ? qui uti­li­se­ra sa vic­toire non pour son propre pou­voir, mais pour toute l’humanité. »

Après avoir expo­sé les réponses de J. Kolev en un article dont nous publions la pre­mière par­tie ci-après, nous espé­rons que les lec­teurs que ce même pro­blème pré­oc­cupe nous enver­rons les leurs.

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La concep­tion mar­xiste-léni­niste sur le rôle et l’im­por­tance des dif­fé­rentes classes dans la lutte sociale et révo­lu­tion­naire pré­sente l’a­van­tage d’être simple, sché­ma­tique et claire, du moins au pre­mier abord. Le pro­lé­ta­riat, et plus spé­cia­le­ment le pro­lé­ta­riat indus­triel, est appe­lé par l’his­toire, à être le fos­soyeur de la socié­té capi­ta­liste. Les rap­ports de ce pro­lé­ta­riat avec les autres classes de tra­vailleurs sont tels que celui-ci doit être l’a­vant-garde, le guide avant la vic­toire, et le garant, le sup­port du pou­voir après celle-ci. Et, comme le par­ti com­mu­niste s’i­den­ti­fie avec le pro­lé­ta­riat, il appelle son État et sa propre dic­ta­ture « l’É­tat pro­lé­ta­rien, la dic­ta­ture pro­lé­ta­rienne » … (même quand cette dic­ta­ture est diri­gée et employée contre le pro­lé­ta­riat – nous l’a­vons vu à Buda­pest, entre autres – contre le peuple tout entier. En par­tant de cette même concep­tion, les mar­xistes consi­dèrent les autres classes – et la pay­san­ne­rie sur­tout – dans le meilleur des cas, seule­ment comme une « réserve », un « allié » dans la mis­sion « his­to­rique » du prolétariat.

Mais l’ap­pli­ca­tion de cette concep­tion théo­rique se révèle en réa­li­té beau­coup plus com­pli­quée, nuan­cée, pleine de contra­dic­tions, d’au­to­cri­tiques, et de tac­tiques floues et incom­pré­hen­sibles. Il existe, non seule­ment dans la pra­tique des dif­fé­rents par­tis com­mu­nistes, mais aus­si dans la réa­li­sa­tion des rap­ports de classes en URSS, une pleine confu­sion lors­qu’on essaie de suivre et de com­prendre les rap­ports du par­ti com­mu­niste (syno­nyme de pro­lé­ta­riat) avec les pay­sans pro­lé­taires (ouvriers agri­cole), les pay­sans semi-pro­lé­taires (petits pro­prié­taires et sala­riés sai­son­niers), les pay­sans pro­prié­taires, les pay­sans kou­laks (gros pro­prié­taires qui emploient des sala­riés) ; on constate la même chose dans les rap­ports avec les dif­fé­rentes couches de la bour­geoi­sie qui est appe­lée une fois bour­geoi­sie « pro­gres­siste et patrio­tique », une autre fois tout sim­ple­ment bour­geoi­sie au sens péjo­ra­tif, une autre fois enfin bour­geoi­sie « réac­tion­naire ». Nous avons vu dans l’ex­pé­rience des démo­cra­ties popu­laires, les rap­ports très dif­fé­rents et variables, selon les cir­cons­tances et les besoins, du par­ti com­mu­niste au pou­voir avec les indus­triels « pro­gres­sistes » (comi­té de ges­tion des entre­prises indus­trielles élu par les ouvriers dis­sous, et rem­pla­cé par l’an­cien pro­prié­taire de l’en­tre­prise nom­mé direc­teur et décla­ré indus­triel pro­gres­siste) avec le cler­gé « patrio­tique », etc.

Il existe donc un manque de conti­nui­té, une tac­tique abso­lu­ment sans aucun prin­cipe et adap­tée à chaque cir­cons­tance, même quand cette adap­ta­tion est dia­mé­tra­le­ment oppo­sée à ladite concep­tion théorique.

Mais est-ce seule­ment une ques­tion tactique ?

Pour essayer de com­prendre quelque chose dans cette confu­sion, allons cher­cher aux sources du mar­xisme. Dans l’in­tro­duc­tion du Mani­feste Com­mu­niste, F. Engels écrit :

« La classe exploi­tée et oppri­mée – le pro­lé­ta­riat – ne peut pas se libé­rer de la classe exploi­tante et oppri­mante – la bour­geoi­sie – sans libé­rer en même temps toute la socié­té de toute exploi­ta­tion, de toute oppres­sion, de toute sépa­ra­tion des classes de toute lutte des classes » (Gos­po­lis­dat, en russe, 1950, p. 18 ; la cita­tion est prise dans l’in­tro­duc­tion de Engels, du 30/​01/​1888, mais elle est iden­tique dans celle de 1883, p. 13 dans la même édition).

Par­mi les théo­ri­ciens actuels du mar­xisme, l’a­ca­dé­mi­cien bul­gare Tho­dor Pav­lov, s’est tout par­ti­cu­liè­re­ment effor­cé d’é­clai­rer ce point. Mais, comme tout bon mar­xiste, il espère que la quan­ti­té énorme de ses écrits se trans­for­me­ra auto­ma­ti­que­ment en qua­li­té néces­saire pour la cause. Ain­si, il faut une patience éga­le­ment énorme pour trou­ver quelque chose de logique dans les 592 pages grand for­mat de la 2ème édi­tion de sa « théo­rie du reflet » (éd. Naris­dat, Sofia, 1945, en bul­gare). Mais comme les tra­vaux théo­riques à l’Est sont peu nom­breux, arrê­tons-nous sur celui de Pavlov.

L’au­teur de la « théo­rie » donne une cer­taine impor­tance à la célèbre dis­cus­sion Lénine-Ple­kha­nov sur ce sujet. Il cite la phrase de Lénine :

« La conscience poli­tique de classe chez les ouvriers peut seule­ment être intro­duite de l’ex­té­rieur, c’est-à-dire en dehors des luttes éco­no­miques, en dehors des rap­ports ouvriers-patrons » (Dic­tion­naire phi­lo­so­phique, Rosen­thal et Judine, en russe, Gos­po­lis­dat, 1951, p. 581).

T. Pav­lov donne ensuite la posi­tion de Ple­kha­nov, selon lequel la concep­tion de Lénine sur ce sujet est tout sim­ple­ment « non-mar­xiste », « intel­lec­tua­liste », « sub­jec­tive ». T. Pav­lov lui-même pense que la posi­tion de Lénine a été « la seule posi­tion créa­trice et mar­xiste, parce que… la seule confir­mée plus tard dans la pra­tique révo­lu­tion­naire » (La « Théo­rie », p. 579).

Toute la théo­rie a donc un seul cri­tère, le prag­ma­tisme. Mais l’his­toire humaine connaît des réa­li­sa­tions pra­tiques même de longue durée abso­lu­ment absurdes. Où est alors le critère ?

D’autre part, T. Pav­lov se sent tout à fait impuis­sant à don­ner n’im­porte quelle expli­ca­tion « scien­ti­fique », « mar­xiste », etc. au fait que Lénine, dans sa bro­chure « Que Faire ? », pro­clame que le pro­lé­ta­riat est inca­pable d’al­ler plus loin qu’une conscience « trade-unio­niste » ; que seule­ment des intel­lec­tuels venant de la bour­geoi­sie, comme Marx, Engels, et d’autres, sont capables d’ar­ri­ver à cette conscience socia­liste en dehors de tout mou­ve­ment ouvrier ; qu’en­suite ces intel­lec­tuels éclai­rés doivent intro­duire cette conscience dans la classe ouvrière, jouant un rôle mes­sia­nique vis-à-vis du pro­lé­ta­riat et à tra­vers lui vis-à-vis de l’humanité.

Tout en sou­te­nant la thèse de Lénine – que la conscience pro­lé­ta­rienne et socia­liste, conscience de classe est intro­duite de l’ex­té­rieur dans le mou­ve­ment ouvrier, plus pré­ci­sé­ment à par­tir de la bour­geoi­sie – T. Pav­lov sou­tient en même temps que :

« Le pro­lé­ta­riat lui-même en entre­pre­nant son orga­ni­sa­tion forge son propre pro­gramme poli­tique, sa stra­té­gie, sa tac­tique, son sta­tut d’or­ga­ni­sa­tion, sa morale de classe, son idéo­lo­gie de classe, et enfin sa théo­rie scien­ti­fique révo­lu­tion­naire de classe.

Aujourd’­hui, après avoir intro­duit le socia­lisme en URSS, le pro­lé­ta­riat est capable de sor­tir de son propre milieu ses propres chefs idéo­lo­giques et théo­riques » (La « Théo­rie », p. 578).

Il est donc évident, d’a­près T. Pav­lov pri­mo : que le pro­lé­ta­riat ne peut avoir qu’un seul et unique pro­gramme, qu’une stra­té­gie, qu’une tac­tique, qu’une orga­ni­sa­tion, qu’une éthique… celle du mar­xisme-léni­nisme ; secun­do : que les chefs suprêmes des bol­che­viks qui com­mandent, qui créent, qui exploitent (y com­pris et avant tout le pro­lé­ta­riat de leur propre pays) attendent patiem­ment que ce même pro­lé­ta­riat les choi­sisse dans son propre milieu (au lieu de se choi­sir eux-mêmes et de s’im­po­ser comme ils le font en réalité).

T. Pav­lov essaie de sou­te­nir la thèse de cette « auto­ge­nèse » des chefs suprêmes du pro­lé­ta­riat, de ces « grands guides idéo­lo­giques et théo­riques », en écrivant :

« Les choses en URSS en sont arri­vées au point que des mineurs de fond, des kol­kho­ziens, des petits employés, incon­nus hier, deviennent des héros, des tra­vailleurs de choc dans toutes les branches de la vie sociale et leurs noms servent d’é­ten­dards à tous les tra­vailleurs de l’URSS et dans le monde entier.

Les choses en sont arri­vées au point qu’un Dietz­gen, un Bebel, ouvriers pro­fes­sion­nels à l’é­poque de Marx et Engels, se sont éle­vés de telle sorte qu’ils ont pris une part active et créa­trice dans la construc­tion de la phi­lo­so­phie et de la socio­lo­gie scien­ti­fique du pro­lé­ta­riat. Et qu’un Georges Dimi­trov, ouvrier impri­meur, est arri­vé à occu­per le poste suprême dans le mou­ve­ment mon­dial révo­lu­tion­naire et pro­lé­ta­rien » (id. p. 573).

Les choses en sont arri­vées à ne pas être telles que Pav­lov les pré­sente. Les noms et les dra­peaux des « Oudar­niks » (tra­vailleurs de choc) servent avant tout à mieux exploi­ter le pro­lé­ta­riat. On connaît bien la pré­ten­tion et le carac­tère d’un Marx et d’un Engels qui n’ac­cep­taient aucun autre « créa­teur » qu’eux-mêmes. Bebel a réel­le­ment joué un rôle, mais seule­ment comme pro­pa­gan­diste et orga­ni­sa­teur, même quand il était dépu­té. Enfin, l’ac­ces­sion de Dimi­trov est due avant tout à sa capa­ci­té de mou­ve­ment-ram­per devant Sta­line, et écra­ser ce qui est inno­cent, en l’oc­cur­rence Van der Lubbe ; à sa capa­ci­té de se taire et de devi­ner la « pen­sée géniale » du maître.

Mais pour en finir avec les inter­pré­ta­tions faus­se­ment scien­ti­fiques de l’a­ca­dé­mi­cien don­nons la conclu­sion de toutes « ses explications » :

« Après tout ce que nous venons de voir, nous com­pre­nons clai­re­ment la pen­sée pro­fon­dé­ment géniale de Marx d’a­près laquelle le pro­lé­ta­riat est la seule classe dans l’his­toire humaine qui, tout en étant une classe elle-même, tend à sup­pri­mer toutes les classes, et pré­pare donc sa propre liqui­da­tion en tant que classe. Toutes les classes jus­qu’à main­te­nant, quand elles ont lut­té contre les classes réac­tion­naires du pou­voir, ont lut­té en même temps objec­ti­ve­ment et sub­jec­ti­ve­ment, pour l’hé­gé­mo­nie de leur propre classe et pour la plus longue durée de cette hégémonie.

Seul le pro­lé­ta­riat quand il lutte pour sa propre libé­ra­tion de l’ex­ploi­ta­tion des capi­ta­listes, lutte et tend, objec­ti­ve­ment et sub­jec­ti­ve­ment, vers l’a­bo­li­tion de toute exploi­ta­tion de l’homme par l’homme. Seul le pro­lé­ta­riat en lut­tant pour sa propre liber­té, lutte en même temps pour tous les êtres humains ; tend vers le seul pou­voir pos­sible, celui de l’homme sur la nature, en par­tant des néces­si­tés sociales. Autre­ment dit, le pro­lé­ta­riat tend vers une socié­té et une science qui pour la pre­mière fois dans l’his­toire seront tout sim­ple­ment humaines, entiè­re­ment humaines et véri­ta­ble­ment humaines » (id. p. 579 – 580).

Mal­gré tout l’as­su­rance de ces affir­ma­tions, T. Pav­lov n’ex­plique pas com­ment et pour­quoi le pro­lé­ta­riat en tant que classe est non seule­ment la classe la plus révo­lu­tion­naire, mais en même temps la plus huma­ni­taire ; pour­quoi le pro­lé­ta­riat ne veut pas seule­ment sa propre libé­ra­tion mais la libé­ra­tion de l’hu­ma­ni­té toute entière ; de même com­ment le pou­voir pro­lé­ta­rien qui s’ap­puie­ra sur la classe pro­lé­ta­rienne, plus pré­ci­sé­ment sur la domi­na­tion de cette classe, (ou plu­tôt du par­ti com­mu­niste qui pro­clame son iden­ti­fi­ca­tion exclu­sive avec cette classe) sur les autres classes non seule­ment évi­te­ra l’emploi du pou­voir et de l’hé­gé­mo­nie, mais tra­vaille­ra au contraire à l’a­bo­li­tion de sa propre classe en tant que classe.

Ces ques­tions ne gênent pas T. Pavlov.

Il affirme arbi­trai­re­ment et d’une manière abs­traite une concep­tion ; il prend ensuite cette concep­tion comme véri­té scien­ti­fique ; et enfin par­tant de cette pseu­do-véri­té, il affirme avec encore plus de rigueur et de pré­ten­tion, une quan­ti­té de posi­tions, de consé­quences, de conclusions.

En réa­li­té, ni T. Pav­lov, ni aucun des mar­xistes-léni­nistes, à notre connais­sance, n’a réus­si à élu­ci­der d’une manière suf­fi­sante et scien­ti­fique, le rôle du pro­lé­ta­riat et des autres classes des tra­vailleurs comme « fac­teur pro­gres­sif et déci­sif » dans la phase actuelle de la lutte pour le pro­grès et la liber­té. Les efforts de T. Pav­lov dans ce sens, ne font que confir­mer l’im­puis­sance et la contra­dic­tion de la pen­sée mar­xiste, contra­dic­tions que toute leur dia­lec­tique n’ar­rive pas à résoudre.

Com­ment va-t-on arri­ver par le che­min le plus per­son­nel, celui des chefs infaillibles et sub­jec­tifs du par­ti bol­che­vik, d’une manière non seule­ment sub­jec­tive mais aus­si « objec­tive », à une socié­té et une science telles qu’elles seront pour la pre­mière fois dans l’his­toire humaine « véri­ta­ble­ment humaines, entiè­re­ment humaines, et seule­ment humaines » ? Et pré­ci­sé­ment à par­tir de la théo­rie mar­xiste, dans laquelle l’être humain est réduit à une équa­tion de forces économiques.

Com­ment va-t-on arri­ver par l’in­ter­mé­diaire de la socié­té dite sovié­tique, basée sur le capi­ta­lisme éta­tique, sur le pou­voir per­son­nel et la dic­ta­ture du par­ti com­mu­niste trans­for­mé en classe diri­geante, à une socié­té où toute exploi­ta­tion de l’homme par l’homme sera bannie ?

De quelle façon le pro­lé­ta­riat en tant que classe, unique classe dans l’his­toire humaine, lutte-t-il « contre l’a­bo­li­tion de toute exploi­ta­tion de l’homme par l’homme… mais non pour l’hé­gé­mo­nie de sa propre classe et pour la plus longue durée de cette hégé­mo­nie » (Pav­lov), par le moyen de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat qui n’a pas d’autre signi­fi­ca­tion objec­ti­ve­ment et sub­jec­ti­ve­ment que l’hé­gé­mo­nie de sa propre classe, et la per­pé­tua­tion de cette hégémonie.

Cette contra­dic­tion est déjà évi­dente chez Marx, mais chez Lénine et son dis­ciple T. Pav­lov qui mettent l’ac­cent sur la dic­ta­ture, elle est impos­sible à résoudre. Le pro­blème touche au fond les rap­ports entre le Pou­voir, l’É­tat, la Révo­lu­tion et les Classes. Ain­si théo­ri­que­ment, le pro­lé­ta­riat tend « à un seul pou­voir pos­sible, celui de l’homme sur la nature » et, pra­ti­que­ment, quo­ti­dien­ne­ment, le par­ti com­mu­niste (son repré­sen­tant !) au pou­voir pra­tique le pou­voir de l’homme sur l’homme, le pou­voir le plus auto­ri­taire que l’his­toire humaine connaisse.

Il n’y a donc que deux solu­tions, ou construire une socié­té sans classe et sans pou­voir qui résou­dra ces contra­dic­tions, ou construire une nou­velle socié­té de classes, de pou­voir, d’ex­ploi­ta­tion. Mais il ne sert alors à rien de dis­si­mu­ler la réa­li­té der­rière des phrases.

La pre­mière solu­tion, l’a­nar­chisme-com­mu­nisme la pro­pose ; la deuxième, les mar­xistes au pou­voir l’appliquent.

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Étu­dions le pro­blème du point de vue des anar­chistes-com­mu­nistes.

Mais avant tout il nous semble néces­saire d’é­clai­rer une ques­tion préa­lable, celle de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme. Cer­taines posi­tions des anar­cho-syn­di­ca­listes ont contri­bué à intro­duire une confu­sion sup­plé­men­taire dans le débat, pré­ci­sé­ment dans la concep­tion un peu trop sché­ma­tique selon laquelle l’a­nar­chisme-syn­di­ca­lisme est l’ex­pres­sion de la ten­dance pro­lé­ta­rienne, ten­dance de classe dans le mou­ve­ment liber­taire en géné­ral ; en oppo­si­tion à un anar­chisme-com­mu­nisme décrit comme une ten­dance intel­lec­tuelle, inco­lore, huma­niste-mes­sia­niste, se pla­çant en des­sus et en dehors des classes, d’une idéal huma­ni­taire, donc, un idéal cher non seule­ment aux intel­lec­tuels anar­chistes-com­mu­nistes, mais aus­si et en même temps aux pro­lé­taires, aux ouvriers, aux capi­ta­listes, aux sala­riés, aux patrons, etc.

La véri­té est heu­reu­se­ment toute dif­fé­rente à ces images d’Epinal.

Par­tant d’une consta­ta­tion aus­si prag­ma­tique que celle de Pav­lov citée plus haut, « le triomphe des mar­xistes dans la socié­té dite sovié­tique », les anar­cho-syn­di­ca­listes adoptent consciem­ment ou incons­ciem­ment, un cer­tain nombre de posi­tions plus mar­xistes que liber­taire : un idéal de classe, un éco­no­misme his­to­rique dans l’in­ter­pré­ta­tion des phé­no­mènes sociaux (dans ce sens qu’ils appré­cient l’homme avant tout comme pro­duc­teur) une sur­es­ti­ma­tion du rôle des syn­di­cats, et des méthodes exclu­si­ve­ment éco­no­miques dans la lutte ain­si que le rôle des syn­di­cats dans la socié­té de demain, qui rap­pelle d’une cer­taine façon un diri­gisme syn­di­cal ; enfin, dans la posi­tion d’une période inter­mé­diaire syn­di­cale qui pré­cé­de­ra la phase supé­rieure de l’a­nar­chisme, celle de la forme anar­chiste-com­mu­niste de la socié­té. Les anar­chistes-syn­di­ca­listes apportent de l’eau au mou­lin des mar­xistes en accu­sant de leur côté eux aus­si, les anar­chistes-com­mu­nistes d’être une sorte de liber­taires intel­lec­tuels cher­chant un homme abs­trait au-delà des classes et des réa­li­tés éco­no­miques et sociales.

Chose bizarre, lorsque des intel­lec­tuels, des étu­diants, des ins­ti­tu­teurs, des méde­cins, viennent dans le mou­ve­ment anar­chiste-syn­di­ca­liste ils se trans­forment aus­si­tôt en liber­taires pro­lé­taires ; tan­dis que si les mêmes intel­lec­tuels cherchent l’a­nar­chisme-com­mu­niste… ils ne res­tent que des intel­lec­tuels. Et lorsque dans une dis­cus­sion toute épi­thète leur semble insuf­fi­sante, ils pensent nous clouer au sol par la fameuse accu­sa­tion : anar­chistes petits-bour­geois, en oubliant que cette inven­tion date de la contro­verse de Marx-Engels non seule­ment envers Max Stir­ner (dans la « Sainte Famille ») mais encore envers Prou­dhon (dans la « Misère de la Phi­lo­so­phie »), et depuis un siècle envers tous les libertaires.

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Il faut le dire, la faute en incombe avant tout aux anar­chistes-com­mu­nistes eux-mêmes car ils n’ont pas réus­si suf­fi­sam­ment, com­plè­te­ment à étu­dier, à expri­mer leur propre posi­tion, les posi­tions de l’a­nar­chisme-com­mu­nisme sur le rôle et l’im­por­tance du pro­lé­ta­riat et des autres classes des tra­vailleurs comme fac­teur de pro­grès, vers un socia­lisme et un com­mu­nisme libertaire.

Et pour­tant les théo­ri­ciens de l’a­nar­chisme-com­mu­niste – Bakou­nine, Mala­tes­ta, Cafie­ro, Kro­pot­kine – déve­loppent sou­vent ces problèmes.

Ici nous nous arrê­tons sur les posi­tions de Michel Bakou­nine, qui sans se décla­rer anar­chiste-com­mu­niste (son socia­lisme et son anar­chisme portent encore les noms de l’é­poque : col­lec­ti­viste et anti-auto­ri­taire) donne le pre­mier dans ses écrits et dans son action le vrai sens de l’a­nar­chisme moderne.

En guise d’in­tro­duc­tion, disons tout de suite que si pour Bakou­nine le pro­lé­ta­riat est la vraie classe révo­lu­tion­naire de son époque, il ne le sur­es­time jamais, n’en­vi­sage pas sa dic­ta­ture car pour lui, dans la socié­té, la classe éco­no­mique est étroi­te­ment liée au pouvoir.

Mais don­nons-lui plu­tôt la parole. En écri­vant « l’Em­pire knou­to-ger­ma­nique et la révo­lu­tion sociale » (écrit pen­dant la guerre de 1870 – 71), Bakou­nine souligne : 

« Le seul moyen de sau­ver la France est la révo­lu­tion sociale… Il existe un seul moyen c’est de révo­lu­tion­ner les vil­lages ain­si que les villes. Mais qui peut faire çà ? La seule classe qui porte réel­le­ment et ouver­te­ment en elle la révo­lu­tion, c’est la classe des ouvriers des villes… celui qui connaît les ouvriers fran­çais sait que s’il reste encore quelque part des qua­li­tés véri­ta­ble­ment humaines, bien que sou­vent bafouées et der­niè­re­ment encore plus faus­sées par l’hy­po­cri­sie de la sen­ti­men­ta­li­té bour­geoise, il faut les cher­cher presque exclu­si­ve­ment par­mi les ouvriers » (p. 42, 43, 72 de l’édition en russe) [[Ici, nous nous sommes per­mis d’ajouter des notes (voir notes 1, 2, 3, 4, 6, 7) pour que le lec­teur puisse se don­ner une idée plus com­plète et pré­cise, avec le texte ori­gi­nal en fran­çais, de ce qu’a vou­lu déve­lop­per M. Bakou­nine. Pour cette cita­tion, on peut se repor­ter au volume 8 des Œuvres com­plètes paru aux édi­tions Champ Libre, page 24.]].

Ces qua­li­tés humaines Bakou­nine les retrouve aus­si dans le pro­lé­ta­riat alle­mand. En oppo­si­tion à la noblesse et l’a­ris­to­cra­tie alle­mande « qui est la plus heu­reuse quand elle peut se vau­trer dans les pieds des plus tyrans des empe­reurs », Bakou­nine garde espoir :

« Autres sont les choses dans le pro­lé­ta­riat alle­mand. J’ai en vue sur­tout le pro­lé­ta­riat des villes, car le pro­lé­ta­riat des cam­pagnes est lit­té­ra­le­ment écra­sé et humi­lié par son état lamen­table ; en plus il est plus faci­le­ment et plus sys­té­ma­ti­que­ment empoi­son­né par les men­songes poli­tiques et reli­gieux. Sa pen­sée sort rare­ment des limites de son étroit hori­zon de tra­vail et d’exis­tence misé­rable. Seule la révo­lu­tion sociale, radi­cale et uni­ver­selle – plus pro­fonde qu’elle n’est envi­sa­gée par les social-démo­crates alle­mands – est capable de secouer ce pro­lé­ta­riat rural, de réveiller en lui l’ins­tinct de liber­té, la pas­sion d’é­ga­li­té, et le saint sen­ti­ment de révolte…

Le pro­lé­ta­riat des villes, sur­tout le pro­lé­ta­riat indus­triel, se trouve dans une posi­tion net­te­ment meilleure…

L’ins­tinct des ouvriers alle­mands est assez révo­lu­tion­naire et le devien­dra de plus en plus. Mon­sieur Von Bis­marck tâche­ra sûre­ment d’é­cra­ser le pro­lé­ta­riat et de déra­ci­ner par le fer et le feu cette “ sacré ques­tion sociale ”, autour de laquelle se concentre le reste de l’es­prit de révolte non encore dis­pa­ru dans les hommes et dans le peuple. Depuis qu’il existe une nation alle­mande, jus­qu’en 1848, ce sont uni­que­ment les pay­sans alle­mands qui ont mon­tré, avec leur révolte du 16ème siècle qu’il existe encore dans cette nation des sen­ti­ments de digni­té humaine, par leur ins­tinct de liber­té, par leur haine de toute oppres­sion, par leur capa­ci­té de se révol­ter contre tout ce qui porte un carac­tère d’ex­ploi­ta­tion et de des­po­tisme. Au contraire, si nous vou­lons juger d’a­près la bour­geoi­sie alle­mande pour le peuple alle­mand tout entier, nous seront obli­gés d’en­vi­sa­ger que ce peuple est choi­si pour réa­li­ser l’i­déal de l’es­cla­vage volon­taire ” (p. 83, 84, 87, 118, tome 2 des Œuvres com­plètes de Bakou­nine, en russe, éd. Péters­bourg, 1921) [[Idem, pages 55 à 57.]].

Allant plus loin dans l’a­na­lyse des rôles des dif­fé­rentes classes, Bakou­nine écrit, cette fois-ci pre­nant comme exemple la situa­tion en Italie :

« En Ita­lie existent actuel­le­ment au moins cinq couches dif­fé­rentes : le cler­gé, la grosse bour­geoi­sie, la bour­geoi­sie moyenne et petite, les ouvriers indus­triels et les ouvriers en géné­ral, et les paysans.

En ce qui concerne la petite-bour­geoi­sie je n’ai pas grand’­chose à dire. Elle se dif­fé­ren­cie très peu du pro­lé­ta­riat, elle est à peu près aus­si mal­heu­reuse que lui, mais elle est inca­pable de com­men­cer la révo­lu­tion sociale ; une fois celle-ci décla­rée, elle peut se jeter dans la lutte » (« mes­sages à mes amis ita­liens, 1871, tome 5, page 42, éd. russe de 1921 ; tome 6 de l’édition fran­çaise de 1913) [[Le lec­teur peut lire ce pas­sage (l’original est en ita­lien) dans le volume 2 des Œuvres com­plètes, édi­tions Champ Libre, page 292.]].

Ici, une paren­thèse. M. Bakou­nine carac­té­rise donc par l’i­ner­tie pro­fonde cette « petite-bour­geoi­sie » des villes et des cam­pagnes, sans exclure com­plè­te­ment son apport dans la lutte ; mais il sou­ligne qu’elle ne peut pas jouer un rôle révo­lu­tion­naire. L’ac­cu­sa­tion mar­xiste : « l’a­nar­chisme est l’i­déo­lo­gie de la petite-bour­geoi­sie » tombe mal après cette pen­sée claire et expli­cite de M. Bakou­nine. En réa­li­té, déjà en 1868, dans le « Fédé­ra­lisme, le Socia­lisme, et l’an­ti-théo­lo­gisme », Bakou­nine souligne :

« La petite-bour­geoi­sie se ruine de plus en plus, et elle se rap­proche de plus en plus du pro­lé­ta­riat, car sa posi­tion devient de plus en plus aus­si misé­rable que celle du pro­lé­ta­riat. Ensuite, les gens les plus clair­voyants de cette petite-bour­geoi­sie com­mencent à entre­voir que la seule solu­tion pour elle est dans son union avec le peuple, en même temps qu’ils com­mencent à sai­sir l’es­sen­tiel de la ques­tion sociale. Cette évo­lu­tion d’es­prit dans cette par­tie de la bour­geoi­sie, est un fait aus­si déci­sif qu’in­con­tes­té. Mais il ne faut jamais se faire d’illu­sions. L’i­ni­tia­tive du mou­ve­ment vers l’a­ve­nir appar­tient au peuple, jamais à la bour­geoi­sie, même dans cette par­tie de la bour­geoi­sie. À l’oc­ci­dent, cette ini­tia­tive appar­tient aux ouvriers indus­triels, aux ouvriers des villes en géné­ral. En Rus­sie, en Pologne, dans les pays slaves en géné­ral, cette ini­tia­tive pour le moment revient aux pay­sans. La petite-bour­geoi­sie est deve­nue trop crain­tive, trop hési­tante, trop scep­tique, pour prendre sur elle une ini­tia­tive pareille. Une ini­tia­tive sur quoi que ce soit. Dans le meilleur des cas, elle se laisse entraî­ner, mais elle-même est inca­pable d’en­traî­ner per­sonne, tel­le­ment lui manque de foi, de pas­sion, de cou­rage et de pen­sée » (tome 3, p. 144, éd. russe ; tome 1, édi­tion fran­çaise, 1895, sou­li­gné par nous) [[Le lec­teur peut lire ce pas­sage dans le volume 1 des Œuvres, édi­tions Stock, pages 90 – 91.]].

Fer­mons la paren­thèse. M. Bakou­nine conti­nue dans son « mes­sage aux amis italiens » : 

« Actuel­le­ment, et à par­tir de main­te­nant la force, la vie, la pen­sée humaine et l’a­ve­nir sont dans le pro­lé­ta­riat. Il faut lui appor­ter tout votre cou­rage, tous vos efforts [[La lettre est adres­sée à la jeu­nesse.]], et lui, il vous appor­te­ra à son tour sa force, sa vita­li­té. Ain­si ensemble vous réus­si­rez la révo­lu­tion qui sau­ve­ra l’I­ta­lie. Et quand Maz­zi­ni vous deman­de­ra vous êtes sûrs que vos forces sont suf­fi­santes, il faut lui répondre : oui, elles sont suf­fi­santes. Dans le pro­lé­ta­riat sont accu­mu­lées tel­le­ment de forces, plus qu’il faut pour qu’il détruise le monde bour­geois, avec toutes ses Eglises, tous ses États » (tome 5, p. 182, éd. russe) [[Le lec­teur peut lire ce pas­sage dans le volume 2 des Œuvres com­plètes, édi­tions Champ Libre, page 291.]].

Deux années plus tard, dans son livre « l’État et l’Anarchie » (1873), M. Bakou­nine prend de nou­veau l’exemple de l’I­ta­lie, la situa­tion à la fois très misé­rable et très ten­due, pour sou­li­gner encore une fois que le pro­lé­ta­riat des villes et des vil­lages est la force révo­lu­tion­naire la plus impor­tante et la plus natu­relle. Il écrit : 

« Autre est le tra­vail de pro­pa­gande et d’or­ga­ni­sa­tion que l’In­ter­na­tio­nale fait en Ita­lie. Il s’a­dresse direc­te­ment et presque exclu­si­ve­ment au milieu ouvrier qui en Ita­lie comme par­tout en Europe, concentre en lui toute la force, l’es­poir et l’a­ve­nir de la socié­té. De la bour­geoi­sie viennent très peu d’hommes, seule­ment ceux qui ont reje­té l’ordre actuel de la socié­té qui ont trou­vé suf­fi­sam­ment de forces pour tour­ner le dos et quit­ter leur propre classe, pour s’a­don­ner à un tra­vail utile pour le peuple. Mais ce n’est pas tel­le­ment facile ni fré­quent, donc il n’y a pas tel­le­ment de gens qui en sont capables. Ain­si ceux qui viennent sont encore plus appré­ciables. En Ita­lie comme en Rus­sie, leur nombre est rela­ti­ve­ment élevé.

Mais ce qui est plus essen­tiel et incom­pa­ra­ble­ment plus impor­tant, c’est qu’en Ita­lie se trouve un impor­tant pro­lé­ta­riat, bien qu’il soit très pauvre et même illet­tré. Ce pro­lé­ta­riat est consti­tué en pre­mier lieu par envi­ron deux mil­lions d’ou­vriers indus­triels, ensuite par des sala­riés et des petits arti­sans, enfin par quelques mil­lions de pay­sans sans terre. Il me semble qu’en Ita­lie la révo­lu­tion sociale pour­rait être assez proche, de même qu’en Espagne, bien qu’en Ita­lie tout soit calme pour le moment, alors qu’en Espagne, les actes de révolte sont assez fré­quents. En Ita­lie, le peuple presque entier espère et attend consciem­ment une révo­lu­tion sociale.

Cette couche rela­ti­ve­ment pri­vi­lé­giée de la classe ouvrière qui com­mence à se faire sen­tir dans cer­tains pays euro­péens plus spé­cia­le­ment en Alle­magne et en Suisse, n’existe pas en Ita­lie. Ici, ce qui pré­do­mine, c’est le pro­lé­ta­riat le plus misé­rable : le même dont les mes­sieurs Marx et Engels et après eux toute l’é­cole social-démo­crate alle­mande parlent avec un pro­fond mépris. En réa­li­té, la force et l’es­poir de la future révo­lu­tion sociale n’est pas dans la mince couche embour­geoi­sée de la classe ouvrière, mais pré­ci­sé­ment dans cette masse qui garde avec sa misère tout l’es­poir de la révo­lu­tion sociale » (« L’État et l’anarchie », p. 49 – 50, éd. russe) [[Le lec­teur peut lire ce pas­sage dans le tome 4 des Œuvres com­plètes, édi­tions Champ Libre, page 206]].

Cette phrase a ser­vi aux mar­xistes pour for­ger une autre accu­sa­tion contre les liber­taires : en dehors des intel­lec­tuels et de la petite-bour­geoi­sie, seul le « lum­pen-pro­lé­ta­riat » – le pro­lé­ta­riat misé­rable, le pro­lé­ta­riat men­diant – est le sup­port et l’i­déal des anarchistes.

Nous avons déjà vu les concep­tions de Bakou­nine en ce qui concerne la classe ouvrière en géné­ral, et le pro­lé­ta­riat en par­ti­cu­lier. Dans le pas­sage cité plus haut, il s’é­lève contre le dan­ger d’embourgeoisement et regrette la perte pour le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire et pro­lé­ta­rien, de tous les ouvriers atti­rés par les bien­faits de la bour­geoi­sie, imi­tant aveu­glé­ment celle-ci, et consti­tuant une mince couche de pro­lé­taires qui ont déjà la psy­cho­lo­gie de la bour­geoi­sie. Les capi­ta­listes et la bour­geoi­sie ont plus de faci­li­tés pour uti­li­ser cette couche comme inter­mé­diaire en lui don­nant cer­tains pri­vi­lèges : contre­maîtres, cadres, etc. En face de cette mince couche, M. Bakou­nine place le reste du pro­lé­ta­riat qui garde son espoir et sa com­ba­ti­vi­té, son esprit de classe…. même avec les risques de pleine misère, et sans pos­si­bi­li­tés « d’a­van­ce­ment » professionnel.

On peut voir actuel­le­ment, un siècle plus tard, que ce dan­ger était vrai­ment réel, et sur la pente de l’embourgeoisement, la classe ouvrière a beau­coup per­du et ses enne­mis beau­coup gagné. Mais ici, nous ris­quons de sor­tir de notre exposé.

[|* * * *|]

Pour résu­mer les posi­tions de M. Bakou­nine, sur le pro­blème des classes, nous pou­vons dire : le pro­lé­ta­riat est la classe sociale qui porte en elle le plus de force, de vita­li­té et d’es­poirs ; mais si le pro­lé­ta­riat indus­triel sur­tout a un rôle impor­tant, le pro­lé­ta­riat pay­san, le pro­lé­ta­riat misé­rable, ne sont pas exclus de cette lutte ; en ce qui concerne la petite-bour­geoi­sie, on peut envi­sa­ger le rôle de cer­tains élé­ments, mais tou­jours avec beau­coup de réserves (« sans grande illu­sion »). Mais ce qui est plus impor­tant encore, c’est que M. Bakou­nine ne donne aucun rôle d’hé­gé­mo­nie, de prio­ri­té, encore moins de dic­ta­ture, ni au pro­lé­ta­riat en géné­ral, ni au pro­lé­ta­riat indus­triel, ni aux par­tis poli­tiques s’i­den­ti­fiant à ce pro­lé­ta­riat, dans la socié­té vrai­ment socia­liste, si on veut que cette socié­té reste vrai­ment socié­té sans classe. Enfin, il montre le dan­ger d’une part d’une révo­lu­tion « insuf­fi­sam­ment pro­fonde » et d’autre part de l’es­prit de caste et des pré­ten­tions d’une petite couche du pro­lé­ta­riat (rela­ti­ve­ment pri­vi­lé­giée et embour­geoi­sée) qui au lieu de ser­vir la révo­lu­tion, la tra­hit et sape ses efforts.

[/​Jivko Kolev

(tra­duit du bulgare)

(suite et fin dans notre propre numéro)/]

La Presse Anarchiste