[|IV|]
On pourrait opposer au fédéralisme proudhonien, de caractère politique, des conceptions plus larges, également proudhoniennes, émises à différentes périodes, avant que fût écrit Le principe fédératif. À l’époque, les grandes luttes sociales qui avaient agité la France, s’étaient beaucoup atténuées. En échange, les problèmes politiques internationaux – question polonaise, impérialisme russe, développement de l’emprise prussienne, unité italienne – agitaient les esprits. Proudhon était obnubilé par ces questions pour lesquelles il ne voyait que la solution fédéraliste, au sein de chaque nation, et entre les nations. Sa pensée philosophique n’avait jamais été plus loin. Mais, auparavant, lorsque les faits économiques le sollicitaient, il avait su élargir le cadre de ses conceptions. Il ne lui était plus possible de défendre la thèse de la petite propriété, ou de la possession individuelle des moyens de production. Moins encore du libre échange des produits de son travail obtenus par chacun, ce qui impliquait l’universalisation de l’artisanat, dont Proudhon lui-même, dans sa critique économique, voyait bien la disparition.
Ainsi, dans Système des Contradictions économiques écrit-il, en réfutant les théories du libéralisme économique de Bastiat et ses amis :
« Tant qu’il n’y aura pas association et solidarité consentie entre les producteurs de tous les pays, c’est-à-dire communauté des dons de la nature et échange seulement des produits du travail, le commerce extérieur ne fera que reproduire entre les races le phénomène d’asservissement et d’indépendance que la division du travail, le salariat, la concurrence et tous les agents économiques opèrent entre les individus ; votre libre commerce sera une duperie, si vous ne préférez pas que je dise une spoliation exercée de vive force. »
Dans sa critique du capitalisme, il signalait (ce que l’on trouve déjà dans Qu’est-ce que la Propriété ?, et que tant de commentateurs considèrent une « découverte » de Marx) que le monopole capitaliste permettait, grâce à la force associée des travailleurs, un rendement supérieur, mais que le bénéfice de ce rendement allait exclusivement au capitaliste. Il voyait donc, et c’est ce qu’il nous intéresse de souligner, le bénéfice économique de l’association pour le travail, et de la division du travail.
Auparavant, dans le tome I (p. 248, éd. Lacroix), Proudhon montrait encore, dans sa critique du monopole, combien il savait voir largement les choses quand il oubliait son système :
« D’autre part, il est évident que toutes les tendances de l’humanité, et dans sa politique, et dans ses lois civiles, sont à l’universalisation, c’est-à-dire à une transformation complète de l’idée de société, telle que nos codes la déterminent.
« D’où je conclus qu’un acte de société qui réglerait, non plus l’apport des associés, puisque chaque associé, d’après la théorie économique, est censé ne posséder absolument rien, à son entrée dans la société, mais les conditions du travail et de l’échange, et qui donnerait accès à tous ceux qui se présenteraient ; je conclus, dis-je, qu’un tel acte de société n’aurait rien que de rationnel et de scientifique, puisqu’il serait l’expression même du progrès, la formule organique du travail, puisqu’il révélerait, pour ainsi dire, l’humanité à elle-même, en lui donnant le rudiment de sa constitution. »
L’esprit d’universalité apparaît donc, pour la solution des problèmes économiques. Il apparaît dans bien d’autres écrits, quand on lit Proudhon avec attention. En tout cas, il déborde largement l’esprit de canton, ou de la possession individuelle, ou de la simple profession qui semble y faire pendant. Voyez par exemple cette synthèse d’un programme révolutionnaire rapidement ébauché dans Idée générale de la Révolution au
« Les ouvriers, exaltés par l’usage qui leur a été conféré des droits politiques, voudront les exercer dans leur plénitude, les exercer à la lettre. D’abord, s’associant entre eux, ils choisiront leurs conducteurs, leurs ingénieurs, leurs architectes, leurs comptables ; puis ils traiteront de puissance à puissance, avec les autorités communales et départementales pour l’exécution des travaux. Loin de se soumettre à l’État, ils seront l’État lui-même, c’est-à-dire en ce qui concerne leur spécialité, la représentation vivante du Souverain. Qu’ils se donnent une administration, qu’on leur ouvre un crédit, qu’ils fournissent caution, et le Pays trouvera en eux une garantie supérieure à celle de l’État ; car eux, du moins, seront responsables de leurs actes, tandis que l’État ne répond jamais de rien. »
Nous débordons l’esprit de canton. Mais nous le débordons plus encore dans cette citation, prise de l’article intitulé À Pierre Leroux, et publié le 13 décembre 1848, dans La Voix du Peuple :
« Il y a un moyen bien simple, plus efficace et infiniment moins onéreux, et moins risquable d’opérer la conversion de cette propriété, de réaliser la Liberté, l’Égalité et la Fraternité : ce moyen, je l’ai indiqué maintes fois, c’est de faire cesser, par l’organisation démocratique du crédit, et la simplification de l’impôt, la productivité du capital.
« Le capital ayant perdu sa faculté d’usure, la solidarité économique se crée, peu à peu, et avec elle l’égalité des fortunes ;
« Vient ensuite la formation spontanée et populaire des groupes, des ateliers, ou associations de travailleurs ;
« En dernier lieu, se détermine et se formule le groupe suprême, qui comprend la nation tout entière et que vous appelez État parce que vous lui donnez une représentation, mais qui, pour moi, n’est plus l’État ».
Nous sommes comme dans un autre monde. Nous pourrions faire d’autres citations qui montrent que le fédéralisme proudhonien a des facettes souvent contradictoires, mais que, quand il se réfère aux problèmes de l’économie pratique, et non plus aux considérations théoriques ou jurisprudentielles, il sait déborder le cantonalisme ou le provincialisme. Retenons, comme dernière preuve, cette profession de foi que nous trouvons dans Capacité politique des classes ouvrières :
« L’esprit humain tend essentiellement à l’unité. Cette unité, il l’affirme en toute chose : dans la Religion, dans la Science, dans le Droit. Il la veut à plus forte raison en politique ; il la voudrait, si la chose n’impliquait pas une sorte de contradiction, jusque dans la philosophie et la liberté. L’unité est la loi de tout ce qui a vie et qui est organisée, qui sent, qui aime, qui jouit, qui crée, qui combat, qui travaille, et par le combat, de même que par le travail, cherche l’ordre et la félicité. L’absence de l’unité a été conçue comme le principe du royaume satanique ; l’anarchie, la dissolution, c’est la mort. »
De tels principes contredisent totalement la conception du fédéralisme que nous avons vue, et réfutée. Cette conception n’est, en somme, qu’accidentelle dans la pensée proudhonienne. Ou plus exactement, elle ne revêt qu’un aspect de cette pensée. Aspect accidentel aussi en ce sens qu’il est étatiste, ce qui est en contradiction formelle avec la doctrine sociale créée par Proudhon. Et c’est pour mitiger cet étatisme, essentiellement antiproudhonien, que Proudhon insista sur le cantonalisme.
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Mais Bakounine, son disciple et successeur dans l’histoire des idées sociales, le réfuta indirectement, en opposant une autre conception du fédéralisme, ou plus exactement en reprenant celle qui tendait à l’universalité, et en la complétant. Comme Proudhon. il parle de l’organisation « de bas en haut » et « de la circonférence au centre ». Mais internationaliste actif, embrassant l’Europe dans ses pérégrinations et l’univers dans sa pensée, créant pour ainsi dire une philosophie cosmique où tout s’enchaîne et est lié dans l’infini de l’espace et du temps, Bakounine regarde les faits avec une lucidité libre de dogmatisme et d’idées préconçues. Et justement, dans un pamphlet concernant la Suisse, et intitulé Les ours de Berne et l’ours de Saint-Pétersbourg, qu’il écrivit lorsqu’il se trouvait au pays du légendaire Guillaume Tell [[Il feignait d’être un citoyen suisse qui protestait contre la remise, à la police du tzar, du célèbre révolutionnaire Netchaiev.]], il posait les problèmes qui nous intéressent dans les termes suivants : « Tous les progrès accomplis depuis 1848 dans le domaine fédéral sont des progrès de l’ordre économique, comme l’unification des monnaies, des poids et des mesures, les grands travaux publics, les traités de commerce, etc.
« On dira que la centralisation économique ne peut être obtenue que par la centralisation politique, que l’une implique l’autre, qu’elles sont nécessaires et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas du tout. La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en détruisant, au profit des gouvernants, la vie propre et l’action spontanée des populations. »
Nous avons vu que la différence établie par Bakounine apparaissait déjà, mais moins nettement formulée, chez Proudhon. Bakounine est plus catégorique. Dans le domaine économique, il est partisan de la centralisation. Mais d’une centralisation qui ressemble beaucoup, si elle n’en est pas l’équivalent, au fédéralisme « de bas en haut », qui en fin de compte centralise aussi, « en haut », la direction des activités ainsi organisées, mais avec un droit permanent de contrôle et de rectification des membres de la collectivité ou des collectivités, dont le « haut » n’est pas indépendant, et auxquelles il demeure intégré. Un moment arrive où ce centralisme ou ce fédéralisme-là ne sont plus qu’une question de mots.
Bakounine revenait plus loin, dans cet écrit de caractère polémique et circonstanciel, qui n’avait rien à voir avec les questions qu’il traitait incidemment (c’était son habitude), avec la logique, la précision qui lui étaient caractéristiques :
« La Suisse se trouve aujourd’hui prise dans un dilemme.
« Elle ne peut vouloir retourner à son régime passé, à celui de l’autonomie politique des cantons, qui en faisait une Confédération d’États politiquement séparés et indépendants l’un de l’autre. Le rétablissement d’une pareille Constitution aurait pour conséquence infaillible l’appauvrissement de la Suisse, arrêterait court les grands progrès économiques qu’elle a faits depuis que la nouvelle constitution centraliste a renversé les barrières qui séparaient et isolaient les cantons. La centralisation économique est une des conditions essentielles du développement des richesses, et cette centralisation eût été impossible si l’on n’avait pas aboli l’autonomie politique des cantons.
« D’un autre côté, l’expérience de vingt-deux ans nous prouve que la centralisation politique est également funeste à la Suisse… Que faire alors ? Retourner à l’autonomie politique des cantons est chose impossible. Conserver la centralisation politique n’est pas désirable.
« Le dilemme ainsi posé n’admet qu’une seule solution : c’est l’abolition de tout État politique, tant cantonal que fédéral, c’est la transformation de la fédération économique, nationale et internationale.
« Telle est la fin vers laquelle, évidemment, marche toute l’Europe.