La Presse Anarchiste

Une lettre de Rudolf Rocker

[(Je repro­duis ici, tra­duite de l’an­glais, une lettre de Rudolf Rocker qui fut, et de loin, la per­son­na­li­té intel­lec­tuelle de plus d’en­ver­gure de l’a­nar­chisme mon­dial après la mort de Pierre Kro­pot­kine. Les divers aspects de sa culture et de sa vie intel­lec­tuelle, en matière de socio­lo­gie, de théo­rie, d’art, d’his­toire, de lit­té­ra­ture, la plé­ni­tude de se pen­sée, ses qua­li­tés d’o­ra­teur et de pro­pa­gan­diste, ses connais­sances en langues étran­gères, tout contri­buait à en faire une de nos plus grandes valeurs, et ses livres tra­duits, en ont fait et en font encore un des grands maîtres du mou­ve­ment anar­chiste, en Ibé­rie et en Amé­rique du Sud.

Entre autres choses, Rocker fut un grand connais­seur de l’his­toire sociale (plus sûr d’in­ter­pré­ta­tion et plus objec­tif que Max Net­tlau) et un excellent spé­cia­liste de la lutte contre le mar­xisme et ses consé­quences Son œuvre Natio­na­lism and Culture est, depuis l’En­traide, de Kro­pot­kine, le livre le plus impor­tant qu’ait pro­duit l’anarchisme.

Dans cette lettre, — nous en publie­rons d’autres, — on peut appré­cier non seule­ment le pen­seur, mais aus­si le lut­teur, atten­tif aux évé­ne­ments, à l’é­vo­lu­tion de l’a­nar­chisme dans le monde, et l’homme qui, à près de quatre-vingts ans, quoique aux prises avec les dif­fi­cul­tés de la vie, main­tient son effort jus­qu’au der­nier moment.

Natu­rel­le­ment, Rocker est igno­ré en France. Mais nous savons que quelques-uns, au moins, savent qu’il a vécu. Et cette lettre pour­ra les intéresser.)]

[/​New York, Le 31 jan­vier 1953/]

Mon Cher Gaston

Il n’y a pas de rai­sons pour que vous m’é­cri­viez plus fré­quem­ment. Je com­prends très bien ce qui vous arrive, car je suis moi-même dans le même cas. Ma cor­res­pon­dance absorbe au moins un jour par semaine non seule­ment en Europe, mais aus­si en Asie, Afrique du Sud et les deux Amé­riques, car je suis en contact avec de nom­breux cama­rades. Mais je ne puis être rem­pla­cé à ce sujet, et c’est aus­si une néces­si­té qui ne peut être négli­gée. L’en­nui est que nous sommes peu nom­breux, et cela limite nos pos­si­bi­li­tés de tra­vail. De nom­breux cama­rades qui ont beau­coup lu, et accu­mu­lé une expé­rience valable dis­pa­raissent les uns après les autres et ne sont pas rem­pla­cés. La conti­nui­té natu­relle du déve­lop­pe­ment de nos idées a été inter­rom­pue par une des plus grandes catas­trophes de l’his­toire humaine, et de telles inter­rup­tions sont tou­jours désastreuses.

Même si l’é­tat actuel de notre mou­ve­ment per­met­tait d’a­gir sur une situa­tion qui est le résul­tat de deux guerres mon­diales et d’une réac­tion tota­li­taire, le monde entier s’in­ter­ro­ge­rait. Par­fois il semble qu’un cer­tain nombre de nos cama­rades sont sous l’in­fluence des idées tota­li­taires, sans les connaître. Sinon, l’es­prit étroit et sec­taire et le fana­tisme qui se dresse si sou­vent contre toute idée nou­velle, toute méthode répon­dant à la situa­tion pré­sente seraient dif­fi­ciles à expliquer.

Nous ne devons jamais oublier que, chaque mou­ve­ment social n’est qu’une par­tie de la vie sociale en géné­ral, et que par consé­quent aucun ne repré­sente le tout. Croire que nous avons, ou d’autres ont le mono­pole de la libé­ra­tion de l’hu­ma­ni­té, c’est un non-sens. Des hommes comme Prou­dhon, Bakou­nine, Kro­pot­kine, etc., l’ont bien com­pris. Quand Kro­pot­kine retour­na dans son propre pays natal, il fon­da L’Al­liance des fédé­ra­listes qui n’é­tait pas seule­ment une orga­ni­sa­tion pour décen­tra­li­ser la Rus­sie, mais aus­si une ligue de tech­ni­ciens, de chi­mistes, d’é­du­ca­teurs. d’a­gro­nomes, d’hommes de science, de tra­vailleurs de la terre et de l’In­dus­trie, ayant pour but l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té sur la base du socialisme.

Cela res­semble beau­coup à votre idée d’une « civi­li­sa­tion liber­taire », et au com­bat contre la robo­ti­sa­tion de l’homme et contre le triomphe de la machine sur l’es­prit et sur l’in­dé­pen­dance de la pen­sée. Nom­breux sont, dans tous les pays, ceux qui com­prennent que le temps est arri­vé d’é­ta­blir entre eux une com­mune pen­sée. Il faut une solide pré­pa­ra­tion pour y par­ve­nir, mais une grande par­tie du tra­vail a été faite pour une action com­mune. Sinon, ce serait un échec de haut en bas, ce que nous devons évi­ter à tout prix, sous peine de ne rien pou­voir faire de valable pen­dant longtemps.

Si j’é­tais, au moins, de dix ans plus jeune, je retour­ne­rais en Europe pour tra­vailler dans cette direc­tion, mais j’au­rai bien­tôt quatre-vingts ans, et bien que ma mémoire soit tou­jours excel­lente, je ne peux évi­ter l’é­vo­lu­tion de la nature, que cela me plaise ou non je dois veiller à ne rien exa­gé­rer. Récem­ment j’ai dû res­ter quelque temps à l’hô­pi­tal. Rien de sérieux, mais il me fut déplai­sant de perdre un temps appré­ciable, qui est la rai­son pour laquelle je n’ai pas encore ter­mi­né le livre au sujet duquel je vous ai écrit, mais j’es­père qu’il ira à l’im­pri­me­rie dans quelques mois.

Je ne sais pas aux­quels de mes écrits vous vous réfé­rez et dont España Libre pré­pa­re­rait la publi­ca­tion. Ce doit être une série d’ar­ticles publiés récem­ment dans Die Freie Gesell­schaft et quelques autres parus dans la presse scan­di­nave. Le fait est que, quoique je connaisse l’exis­tence d’España Libre, je n’en ai jamais vu un exem­plaire. Je ne reçois que Soli­da­ri­dad Obre­ra, de Paris, Cenit, de Touiouse, et des jour­naux de langue espa­gnole d’A­mé­rique du Sud. Pour­quoi ne m’en­voie-t-on pas notre presse ? Vous com­pren­drez que je ne puis m’a­bon­ner à tous nos jour­naux et revues de tous les pays, sim­ple­ment parce que je n’ai pas les moyens de le faire. Quoique j’aie écrit un bon nombre de livres, et aus­si d’ar­ticles, je suis tou­jours un pauvre diable qui doit lut­ter pour son exis­tence quo­ti­dienne. Natu­rel­le­ment, cela doit res­ter entre vous et moi, car je ne veux ennuyer per­sonne avec mes affaires personnelles.

Je viens de rece­voir une lettre de Sou­chy. Il est à nou­veau au Mexique, mais il a l’in­ten­tion de retour­ner en Europe, et de s’é­ta­blir en Alle­magne à la fin de l’an­née. Je crois que c’est le mieux qu’il puisse faire. Je dési­re­rai y aller aussi.

Je suis heu:eux de savoir que vous avez renoué avec Arbe­te­ren, de Stock­holm. J’es­père que votre bro­chure paraî­tra bien­tôt là-bas, car je lis le suédois.

Avez-vous reçu le der­nier volume de mes Mémoires édi­té à Bue­nos-Aires ? Vous savez qu’ils ne peuvent dis­tri­buer que quelques exem­plaires dans dif­fé­rents pays ; mais j’ai envoyé votre adresse à San­tillan qui m’a com­mu­ni­qué voi­ci quelques mois, vous en avoir expé­dié un.

Très cor­dia­le­ment vôtre, et ami­tiés de Mil­ly, [[Mil­ly était la com­pagne de Rocker qui par­ta­gea sa vie et ses luttes, et subit deux années de pri­son en Angle­terre pen­dant la guerre de 1914 – 1918.]]

[/​Rudolf Rocker/​]

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