La Presse Anarchiste

Vers la décadence ?

Un cama­rade nous disait récem­ment avoir été infor­mé, de source sûre, qu’on ne trou­vait pas d’élec­tri­ciens, pro­fes­sion qu’il exerce lui-même. Il a même su qu’un emploi de contrô­leur sur les chan­tiers, payé 2.800 francs (nou­veaux) par mois n’a­vait pas non plus été accep­té par plu­sieurs can­di­dats qui s’é­taient pré­sen­tés. Et sans en juger, sans avoir une men­ta­li­té réac­tion­naire, il cen­su­rait ce fait qui nous a été confir­mé par ailleurs pour d’autres professions.

Le soir même, dans Le Monde, nous lisions une lettre envoyée par le gérant d’une impri­me­rie, qui signa­lait que pour un tra­vail deman­dant une licence, il avait reçu 197 demandes, tan­dis que pour des pro­fes­sions manuelles, quoique non mépri­sables (infir­mières, méca­ni­ciens de garage, tech­ni­ciens du bâti­ment, chauf­fage, cou­ver­ture, emplois sani­taires, etc., « les annon­ceurs ne reçoivent pas de candidatures. »

Il s’a­git là de symp­tômes qui valent d’être médi­tés. Car s’y ajoute ce que nous consta­tons depuis long­temps : le refus crois­sant du tra­vail manuel. Qui­conque se donne la peine d’y réflé­chir convien­dra que cette situa­tion est une des carac­té­ris­tiques de la socié­té actuelle, et qu’elle se déve­loppe par­ti­cu­liè­re­ment en France. La plu­part des tra­vaux du bâti­ment sont main­te­nant exé­cu­tés par des tra­vailleurs venus d’Es­pagne, d’I­ta­lie, de Tur­quie, du Por­tu­gal, d’A­frique du Nord, etc. Il en est de même pour les acti­vi­tés des champs, pour le tra­vail des mines et même des métiers où les manœuvres doivent rem­pla­cer les ouvriers, etc. Les Fran­çais aris­to­crates ont de plus en plus besoin de serfs, de domes­tiques, de tra­vailleurs « infé­rieurs » qui font à leur place ce qu’ils ne veulent plus faire, et qu’ils pour­raient faire dans de meilleures condi­tions. Nous nous rap­pe­lons aus­si cer­taines sta­tis­tiques pro­ve­nant de sources diverses, mais qui se confirment les unes les autres, et selon les­quelles l’ac­crois­se­ment de la popu­la­tion (dix mil­lions depuis la fin de la guerre) n’a pas pro­vo­qué celle des per­sonnes actives. Il faut en conclure que la pro­por­tion des para­sites a aug­men­té, et ne fait qu’aug­men­ter. Autre­fois, les bour­geois, les bien nan­tis mépri­saient le tra­vail, les tra­vailleurs manuels ; et il fal­lait lut­ter contre cette atti­tude, ce que fai­saient des gens qui pre­naient par­ti pour les ouvriers. Mais, aujourd’­hui ce sont des ouvriers mêmes qui méprisent les outils, et qui élèvent leurs fils avec l’es­prit cor­res­pon­dant de débrouillar­dise parasitaire.

Il est vrai que l’on fait, stu­pi­de­ment, tout ce que l’on peut pour créer une situa­tion qui mène à la déca­dence. Pen­dant com­bien d’an­nées n’a-t-on pas annon­cé l’im­mi­nence de la « civi­li­sa­tion des loi­sirs », en même temps que la « grande relève de l’homme par la machine ? La cyber­né­tique allait nous « libé­rer du tra­vail ». Et en même temps tout nous serait don­né sans peine, sans effort. Récem­ment encore, on mit à la mode le « droit à la paresse ». Bien des jeunes se sont habi­tués à cette idée, et sont men­ta­le­ment et mora­le­ment à point pour refu­ser le travail.

Où cela conduit-il ? Un peu de pers­pi­ca­ci­té nous per­met de répondre que par de tels che­mins, cela mène à la démo­ra­li­sa­tion, à l’ir­res­pon­sa­bi­li­té, à la pré­do­mi­nance de l’es­prit jouis­seur géné­ra­teur d’ef­fon­dre­ment. « Le tra­vail, éman­ci­pa­tion de cha­cun et de tous, régé­né­re­ra le monde », écri­vait Bakounine.

De tels sujets devraient aus­si nous inté­res­ser. Car on ne construit pas une socié­té nou­velle sur le néant.

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