La Presse Anarchiste

Le cri de l’esclavagisme

Pro­messes fran­çaises d’in­dé­pen­dance à la Syrie, au Liban, à l’In­do-Chine, à la Nou­velle-Calé­do­nie, d’un sta­tut plus large octroyé aux Arabes en Algé­rie, d’une révi­sion des prin­cipes en Tunisie.

Ceci de 1941 à 1944. En 1945, ren­ver­se­ment de vapeur, sui­vant la cou­tume chère aux poli­ti­ciens déma­gogues. Résul­tat : effer­ves­cence au Levant, en Algé­rie, en Indo-Chine, par­tout où l’ar­mée fran­çaise recons­ti­tuée veut à nou­veau faire triom­pher l’im­pé­ria­lisme de la métro­pole. Les causes de cette effer­ves­cence sont mul­tiples et nous n’en cite­rons que quelques-unes : longue absence des anciens maîtres, situa­tion éco­no­mique catas­tro­phique des colo­nies et pro­tec­to­rats fran­çais, pous­sée secrète ou ouverte d’autres impé­ria­lismes par intru­sion d’a­gents actifs exploi­tant le mécon­ten­te­ment latent des popu­la­tions sous le joug. L’exa­men de ces conjonc­tures nous entraî­ne­rait à faire le pro­cès de la colo­ni­sa­tion sous l’angle des que­relles inter­na­tio­nales. Tel n’est pas l’ob­jet assigné.

Après les émeutes d’Al­gé­rie, sui­vant de près l’af­faire liba­no-syrienne, après les émeutes de Fré­jus et l’é­ta­blis­se­ment du Viet-Minh, il est de notre devoir de pla­cer le Fran­çais devant ses res­pon­sa­bi­li­tés. Un peuple n’est grand que lors­qu’un idéal indi­vi­sible le guide. En 1789 nous étions à l’a­vant-garde de la liber­té. En 1945 nous sommes dans le camp des réac­tion­naires. Vou­loir la liber­té pour soi — et quelle liber­té ! — et ne pas la recon­naître aux autres est le fait d’un peuple à l’es­prit par­tial, orgueilleux, avi­li. Et cela est vrai pour tous les peuples. Nous avons failli parce que nous étions obli­gés de faillir. L’é­man­ci­pa­tion des colo­ni­sés ne peut venir que de ces colo­ni­sés, non d’autres hommes. L’a­pos­to­lat n’est pas un fait col­lec­tif, car dans notre monde capi­ta­liste, der­rière le conqué­rant armé il y a le banquier.

Depuis cent cin­quante ans, le Blanc s’es­time un être supé­rieur, dépo­si­taire de toutes les qua­li­tés, de tous les secrets. C’est lui le dis­pen­sa­teur des bien­faits, l’in­tel­li­gent, le maître.

La pla­nète a été faite pour lui. Il se doit de la mettre à sac pour ses fins per­son­nelles. « Faire suer le bur­nous » se confond dès lors avec le slo­gan « d’a­bord vivre ». Le Noir, le Jaune n’a pas la même bouche, le même tube diges­tif que le Blanc, n’est-ce pas ? Que dis-je, le Blanc ? Le Fran­çais ! Le Noir, le Jaune n’é­prouve pas les mêmes dési­rs, ne rêve pas aux mêmes rêves, ne peut avoir le même idéal que le Blanc. Que dis-je, le Blanc ? Le Fran­çais ! Le Fran­çais n’est-il pas l’être « le plus spi­ri­tuel de la terre » ? Les autres, là-bas, de l’autre côté de l’eau ? Mais ce sont des brutes, des imbé­ciles, des esclaves. Cela est arrê­té une fois pour toutes. Tirer le pousse, por­ter les bagages, hale­ter sous la charge, cre­ver de faim, gagner dix sous par jour, mou­rir pour une patrie qui n’a­mène pour toute civi­li­sa­tion que mala­dies véné­riennes, alcools et coups de trique, voi­là le sort des colo­ni­sés. Deve­nir pro­prié­taires ne leur est pas per­mis. Exploi­ter à leur tour ?… Après tout, ces moyens sont-ils les seules bonnes choses de l’his­toire, car l’in­di­gène pro­prié­taire serait peut-être encore plus rapace que le Blanc, par simple exal­ta­tion de ven­geance. Mais à part les digni­taires autoch­tones, sorte de cadres de super­po­lice à la solde du gou­ver­ne­ment fran­çais, toute la popu­la­tion d’ou­tre­mer est jugée infé­rieure à la nôtre et on le lui fait bien voir.

On tue un Nord-Afri­cain – un bicot – comme on tue­rait un chien (émeutes de Sétif), parce qu’il a faim et qu’il pro­teste. On expé­die un Séné­ga­lais dans l’autre monde parce qu’il ose récla­mer son bien, parce qu’il ose cou­rir après son voleur, – comme à Fré­jus, – tout comme un vul­gaire mili­cien. C’est que le Fran­çais est pur, hon­nête, sublime. C’est que le Fran­çais appar­tient à la race des sei­gneurs occi­den­taux. Tout lui est per­mis. Bicot, négro, chi­ne­toc, fi les sau­vages ! Et ces faces sales vou­draient se gou­ver­ner seules ? Et ces « minus habentes » vou­draient sin­ger les Blancs ? Et ces éter­nels exploi­tés vou­draient se libé­rer de l’emprise tuté­laire des bons mar­chands, des bons colons pla­cés sous la pro­tec­tion de la grande armée fran­çaise, de la popu­laire armée fran­çaise, quelle audace ! Ah ! comme il faut bien vite les écra­ser, ces Chleuhs, ces Nia­coués, avant qu’ils ne reven­diquent plus que des condi­tions de vie meilleures. Des coups de pied au cul, des empri­son­ne­ments, des dépor­ta­tions, des tor­tures, voi­là ce qu’il faut à ces hypo­crites qui ne savent pas appré­cier les bien­faits de notre grande œuvre civi­li­sa­trice, répu­bli­caine et chrétienne.

Après la Légion en Algé­rie, voi­ci Leclerc en Indo-Chine, et il se fait fort, le gars, de faire com­prendre aux popu­la­tions indi­gènes qu’une nation qui cherche des débou­chés a autre chose à faire que de s’embarrasser de sen­ti­ments, fussent des aspi­ra­tions légi­times. « Même par la force », a‑t-il dit. Bra­vo ! Vive la liber­té ! Les élec­tions arri­vant, nous allons voir des sous-Diouf sié­ger à la Chambre des Ven­dus sans que notre peuple sache le mode d’é­lec­tion là-bas… « chez les sau­vages ». Il ne peut ima­gi­ner ce qu’est le tra­fic des urnes et l’i­gno­mi­nie des gardes mobiles matra­quant les indi­gènes qui ne veulent pas encen­ser les can­di­dats offi­ciels. Allons, à la schlague, ne serait-ce que pour se ven­ger des années où l’on en a pris plein la figure par les nazis.

Eh bien, non ! En voi­là assez ! Notre poli­tique colo­niale, fût-elle de gran­deur – quelle misère ! – n’est pas à révi­ser, mais à sup­pri­mer. Plus de colo­nies ! Quand on est inca­pable de faire sa révo­lu­tion sociale soi-même, com­ment et pour­quoi éprou­ve­rait-on le désir de civi­li­ser les autres ? Frères de cou­leur, à l’action !

Peut-être com­pren­dra-t-on alors, mais un peu tard, que les dési­rs popu­laires ne doivent jamais être contre­car­rés, qu’il vaut mieux tra­vailler entre hommes libres qu’entre for­çats et garde-chiourmes. Car la contrainte n’en­gendre pas l’a­mour, mais la haine.

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