La Presse Anarchiste

Syndicalisme et Internationale

La guerre de 1939, après celle de 1914, a démon­tré encore une fois l’i­nexis­tence de l’in­ter­na­tio­na­lisme ouvrier. Plu­tôt que de per­sis­ter vai­ne­ment dans la croyance à une Inter­na­tio­nale abs­traite, dont la réa­li­té ne s’est jamais véri­fiée, nous croyons que le moment est venu pour les anar­chistes et les syn­di­ca­listes de faire le point et de recher­cher les rai­sons pro­fondes de l’im­puis­sance de la classe ouvrière à s’u­nir par-des­sus les fron­tières des États bourgeois.

En 1872, l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs se dis­loque après une courte exis­tence de huit années. Cette rup­ture est la consé­quence des luttes intes­tines au cours des­quelles deux thèses irré­con­ci­liables se sont heur­tées avec violence.

D’une part, celle qui consi­dère encore la classe ouvrière comme par­tie inté­grante du Tiers-État, qui envi­sage l’é­man­ci­pa­tion des tra­vailleurs comme le pro­lon­ge­ment de la démo­cra­tie bour­geoise et qui pro­pose comme moyen la par­ti­ci­pa­tion de l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière au gou­ver­ne­ment et au par­le­ment de l’É­tat moderne issu de la révo­lu­tion de 89, le per­fec­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions dites « démo­cra­tiques » devant créer les condi­tions propres à assu­rer la libé­ra­tion du tra­vail. Cette posi­tion confuse et équi­voque, c’est celle que Marx, nul­le­ment gêné par le radi­ca­lisme – plus appa­rent que réel – de ses doc­trines, s’emploie par tous les moyens à faire triom­pher, aidé dans sa besogne par les sur­vi­vants décon­si­dé­rés des lamen­tables équi­pées socia­lo-démo­cra­tiques de 1848.

Et, d’autre part, la thèse révo­lu­tion­naire : selon celle-ci, le pro­lé­ta­riat s’or­ga­nise en classe dis­tincte, en oppo­si­tion non seule­ment avec la bour­geoi­sie, mais aus­si avec son État consi­dé­ré comme un ins­tru­ment de domi­na­tion au ser­vice du capi­tal. Ici, la scis­sion est défi­ni­tive et sans retour avec la démo­cra­tie bour­geoise ; la classe ouvrière n’est plus une frac­tion mineure du tiers-état : elle est en train de deve­nir le quart-état qui entend, sur la ruine de la vieille socié­té escla­va­giste [[Nous rap­pe­lons que la richesse et la puis­sance du capi­ta­lisme moderne ont pour ori­gine la traite des Noirs et les bri­gan­dages colo­niaux.]], édi­fier une civi­li­sa­tion de pro­duc­teurs libres. Son moyen est l’ap­pel à la révolte des tra­vailleurs et le refus de com­po­ser avec le régime et son par­le­ment. C’est autour de Michel Bakou­nine que se ral­lient les révolutionnaires.

Après 1872, la thèse mar­xiste l’emporte. Une Inter­na­tio­nale se recons­ti­tue, mais n’y entrent que ceux qui acceptent l’ac­tion par­le­men­taire. C’est donc l’ex­clu­sion des « bakou­ni­niens », des anar­chistes. Mais de puis­santes orga­ni­sa­tions syn­di­cales se créent dans tous les pays d’Eu­rope, qui se pro­posent de défendre les tra­vailleurs sur le ter­rain même de leur exploi­ta­tion. Crai­gnant une renais­sance du bakou­ni­nisme, les mar­xistes s’emparent de la direc­tion de ce mou­ve­ment et une Inter­na­tio­nale syn­di­cale est consti­tuée qui n’est au fond qu’une annexe de l’In­ter­na­tio­nale mar­xiste. C’est ce qui explique que notre C.G.T., héri­tière des prin­cipes révo­lu­tion­naires de la Ire Inter­na­tio­nale, n’a jamais pu. jus­qu’en 1914, s’en­tendre avec l’In­ter­na­tio­nale syn­di­cale mar­xiste. Le socia­lisme inter­na­tio­nal ayant péné­tré l’É­tat bour­geois est tenu, même à son corps défen­dant, de s’ins­pi­rer des néces­si­tés poli­tiques, diplo­ma­tiques et mili­taires, hor­mis les­quelles l’É­tat n’est pas viable et se dis­sout. En 1914, ces néces­si­tés parlent dure­ment, et le socia­lisme s’in­cline. C’est l’adhé­sion à la guerre, et cette adhé­sion a pour consé­quence l’ef­fon­dre­ment de l’In­ter­na­tio­nale mar­xiste et de son annexe syn­di­cale. Mais ce qu’il faut sou­li­gner, c’est que les mar­xistes ont renié défi­ni­ti­ve­ment l’in­ter­na­tio­na­lisme, et pour tou­jours ; même la ten­ta­tive russe de créer une IIIe Inter­na­tio­nale ne peut infir­mer cette véri­té : comme tous les mar­xistes, Lénine s’ins­pire avant tout de la rai­son d’É­tat. Sau­ver l’É­tat russe est le but suprême de l’In­ter­na­tio­nale com­mu­niste ; la Rus­sie sau­vée, Sta­line dis­sout un orga­nisme deve­nu encom­brant et inutile.

Les Russes, ils l’ont prou­vé, ne se paient pas de mots. La Seconde Guerre mon­diale à peine ter­mi­née, une nou­velle menace se pré­cise contre la Rus­sie. Et alors, pour­quoi le moyen qui a réus­si après 1919 n’ob­tien­drait-il pas le même suc­cès aujourd’­hui ? Sta­line veut, lui aus­si, son Inter­na­tio­nale, il veut l’u­nion du mou­ve­ment syn­di­cal mon­dial autour de la Rus­sie. Il flatte les chefs syn­di­caux réfor­mistes. il parle de paix : tout en four­bis­sant ses armes, le Russe astu­cieux berce les dési­rs nos­tal­giques des bonzes syn­di­ca­listes en par­lant à ces bovins du bon temps qu’ils se repré­sentent comme le vert pâtu­rage où ils s’en­grais­saient si quiè­te­ment, quitte à se moquer d’eux lors­qu’il n’au­ra plus besoin de leurs services.

Nous ne savons pas encore si Sta­line par­vien­dra à consti­tuer son Inter­na­tio­nale. La confé­rence syn­di­cale mon­diale se tient au moment où un conflit d’une extrême vio­lence met déjà aux prises Anglo-Saxons et Russes à pro­pos du par­tage du monde, ce seul vrai but de la Seconde Guerre impé­ria­liste. L’A­me­ri­can Fede­ra­tion of Labor, la plus puis­sante orga­ni­sa­tion ouvrière amé­ri­caine, n’a pas dis­si­mu­lé son oppo­si­tion à la manœuvre russe. Elle n’é­tait pas à Paris le 25 sep­tembre. Quant aux Trade-Unions, ils ont. pris à Black­pool une posi­tion sur le pro­blème de la démo­cra­tie qui est on ne peut plus éloi­gnée de ce que les Russes appliquent en Bul­ga­rie, Rou­ma­nie et Hon­grie par exemple. Quelles que soient les réso­lu­tions qui sor­ti­ront de la confé­rence, nous savons bien que l’u­ni­té, si elle se fait, ne sera qu’un masque hypo­crite qui ne sau­rait empê­cher le mou­ve­ment syn­di­cal de se scin­der en deux blocs quand aura son­né l’heure de la troi­sième guerre impérialiste.

Nous savons que nos amis de la C.N.T. ne par­ti­cipent pas à la confé­rence. Pour nous, cepen­dant, l’In­ter­na­tio­nale révo­lu­tion­naire doit naître. Elle devrait être l’al­liance mon­diale de tous les révo­lu­tion­naires réso­lus à lut­ter contre tous les États pour les détruire tous. « Des­truam et eedi­fi­ca­bo », je détrui­rai et je construi­rai : c’é­tait la fière devise de Prou­dhon. Nous en sommes au pre­mier stade, celui de la des­truc­tion. Cette des­truc­tion sera l’œuvre des anar­chistes sou­te­nus dans leur com­bat par l’im­pé­ris­sable sou­ve­nir du grand Michel Bakou­nine et de la Ire Internationale.

Car la bour­geoi­sie doit être détruite. Détruite avec son outra­geante immo­ra­li­té, ses guerres atroces et ses désordres éco­no­miques. Détruite avec son admi­nis­tra­tion para­si­taire et dévo­rante, ses magis­trats à faux ser­ments et ses bureau­crates syndicaux.

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