La Presse Anarchiste

Le pain gratuit et l’État

Nous n’a­vons pas encore par­lé dans cet aper­çu d’un pal­lia­tif – « le pain gra­tuit » — qui a été recom­man­dé récem­ment et qui a pro­duit, nous sommes heu­reux de le recon­naître, une cer­taine sensation.

Il est évident que l’i­dée mère de cette pro­po­si­tion : « Com­men­çons par garan­tir la vie pour tous » est par­fai­te­ment juste. À mainte reprise, dans nos jour­naux et nos livres, nous nous sommes effor­cé de démon­trer que la clef de voûte de l’ex­ploi­ta­tion actuelle était dans la néces­si­té pour l’ou­vrier de vendre sa force de tra­vail à celui qui pos­sède, et d’ac­cep­ter ce qu’on vou­dra bien lui payer. La misère des pauvres fait la richesse des riches. Sans cette misère, point d’ac­cu­mu­la­tion de capi­tal possible.

Et, à l’ex­po­si­tion du socia­lisme, telle qu’elle fut faite par Thomp­son, Rod­ber­tus et Marx (la théo­rie de la plus-value), nous avons repro­ché sur­tout de mas­quer le point de départ de toute cette théo­rie ; elle glisse trop rapi­de­ment sur le fait que le tra­vailleur est for­cé de vendre sa force de tra­vail – juste pour ce qu’il aura coû­té à la socié­té pour la pro­duire, comme le dit Marx, ou plu­tôt, comme nous le disons, pour ce que l’État, par la légis­la­tion capi­ta­liste et l’im­pôt, le for­ce­ra de vendre sa force de tra­vail : c’est-à-dire, très sou­vent (pour des popu­la­tions et des géné­ra­tions entières) au-des­sous du strict néces­saire, – ain­si que le prouve la dégé­né­ra­tion et l’ar­rêt de repro­duc­tion dans les masses ouvrières des grandes villes industrielles.

C’est pour­quoi nous ne nous las­sons pas de répé­ter que le pre­mier devoir d’une révo­lu­tion sociale serait de garan­tir le pain, le loge­ment et le vête­ment – le strict néces­saire, en un mot – pour tous. Et nous affir­mons que si demain la Com­mune est pro­cla­mée à Paris ou n’im­porte où, et que si deux jours après cette pro­cla­ma­tion il se trouve un seul habi­tant qui n’ait pas de pain pour sa famille, un seul qui soit for­cé de cou­cher sous les ponts, faute de logis, ou un seul qui marche encore en gue­nilles, – il n’y a rien de fait. La révo­lu­tion sociale n’a pas encore com­men­cé : elle est à faire.

Contrai­re­ment aux socia­listes qui se pré­oc­cupent sur­tout de la pro­duc­tion future, nous nous pla­çons, pour com­men­cer, sur le ter­rain de la consom­ma­tion, – la pro­duc­tion n’é­tant, selon nous, qu’une adap­ta­tion aux besoins créés par la consom­ma­tion. Au droit au tra­vail nous oppo­sons le droit à l’ai­sance, et nous sommes per­sua­dés que si l’i­dée avait été assez mûre en 1871, et si Paris avait com­men­cé par garan­tir le pain et le loge­ment à tous les habi­tants, en fai­sant appel aux bonnes volon­tés pour orga­ni­ser ces deux néces­si­tés de la vie, la Com­mune eût vécu bien plus trois mois, même sous les obus franco-prussiens.

Voi­là pour­quoi nous pen­sons que chaque fois que l’on cher­che­ra à popu­la­ri­ser l’i­dée du pain, du loge­ment et du vête­ment gra­tuits, on tra­vaille­ra pour la révo­lu­tion sociale, en sapant un pré­ju­gé fon­da­men­tal de la socié­té actuelle : – la rému­né­ra­tion selon les œuvres.

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Mais s’il faut, pour pro­pa­ger cette idée, créer de nou­veaux pré­ju­gés, ou même sim­ple­ment exa­gé­rer l’im­por­tance d’un chan­ge­ment par­tiel, on devine notre attitude.

Le révo­lu­tion­naire doit au peuple la véri­té avant tout – toute la véri­té. Glis­ser sur cer­taines par­ties de ce qu’il croit être la véri­té, serait sim­ple­ment un crime vis-à-vis de ceux aux­quels il parle. Ce serait aus­si une tac­tique abso­lu­ment fausse. Une fois que nous sommes per­sua­dés que l’État est un obs­tacle à l’af­fran­chis­se­ment du peuple, au même titre que le capi­tal, une fois que nous savons qu’il ne peut être mis au ser­vice du peuple, – com­ment pou­vons-nous dire autre chose sans men­tir à nous-mêmes ? Et quel avan­tage y aurait-il à le faire, lorsque l’es­sen­tiel pour le montent est pré­ci­sé­ment de démo­lir le pré­ju­gé de l’État dans toutes ses manifestations ?

Aus­si devons-nous dire que char­ger les muni­ci­pa­li­tés, au moyen de l’im­pôt, de four­nir le pain gra­tuit dans les condi­tions actuelles, serait d’au­tant ren­for­cer l’État. Non seule­ment créer une nou­velle armée de fonc­tion­naires sur le dos des tra­vailleurs, mais encore mettre entre les mains de l’État une arme autre­ment puis­sante et dan­ge­reuse que celles qu’il pos­sède déjà : l’arme du pain quo­ti­dien. Ce que l’État donne, il peut le refu­ser. Et plus il est puis­sant, plus grande l’ar­mée à son ser­vice, plus nom­breuses ses fonc­tions, plus il est à même d’im­po­ser sa volon­té. Si l’État per­met aux com­munes de dis­tri­buer le pain gra­tuit (les com­munes étant des suc­cur­sales de l’État, elles ne peuvent le faire sans le consen­te­ment du Par­le­ment), il main­tient aus­si le droit, et il pos­sède aus­si la force, de le leur empêcher.

Aus­si, quand on nous dit que le pain gra­tuit per­met­trait aux ouvriers de gagner les grèves, on rai­sonne dans l’hy­po­thèse d’un État qui lais­se­rait faire. Or, si l’État n’a jamais lais­sé faire les ouvriers, pour­quoi les lais­se­rait-il faire cette fois-ci ? Il inter­vien­drait, comme il inter­vient tou­jours, – soit en envoyant des bataillons de va-nu-pieds pour rem­pla­cer les gré­vistes, soit en fusillant les gré­vistes sous pré­texte d’é­meute, ce qui est bien plus facile. Et avec le pain gra­tuit, en son pou­voir, il n’au­rait qu’à le refu­ser, pour réduire n’im­porte quelle grève.

Ceci, bien enten­du sans rien dire des moyens détour­nés de faire pen­cher la balance en faveur des exploi­teurs, les­quels moyens sont aus­si fort nom­breux. Ain­si, une com­mune qui aurait à nour­rir les gré­vistes sans que ceux-ci payent l’im­pôt, avec et sans que les bons bour­geois courent d’eux-mêmes au-devant du per­cep­teur d’im­pôts, serait bien vite au bout de ses res­sources. Telle autre com­mune serait bien­tôt réduite à la sou­mis­sion, quand elle ver­rait en face des gré­vistes un syn­di­cat de patrons. Et ain­si de suite… Elles sont déjà innom­brables les res­sources des patrons pour vaincre les grèves. Faut-il y ajou­ter encore l’État, c’est-à-dire les exploi­teurs orga­ni­sés et armés de pou­voirs, avec leur inter­ven­tion – leur droit de don­ner ou de refu­ser le pain quotidien ?

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Si ceux qui croient à la force bien­fai­sante de l’État-nation et de l’État-commune mettent le pain gra­tuit dans leurs pro­grammes – cer­tai­ne­ment c’est autant de gagné. Si, au lieu de « bains gra­tuits » et de « lavoirs com­mu­naux », dont nous parlent les pos­si­bi­listes, ils exigent le pain gra­tuit ; si, en plus des repas sco­laires et des biblio­thèques com­mu­nales, les radi­caux dirigent la pen­sée popu­laire vers du pain gra­tuit pour tous, ce qui les amè­ne­rait for­cé­ment à dis­cu­ter les moyens de le réa­li­ser (divi­sion des fonc­tions com­mu­nales, agri­cul­ture com­mu­nale, etc.) – nous ne deman­dons pas mieux. Pour eux, c’est un pro­grès immense que de sub­sti­tuer le droit à la vie au lavoir et au bain com­mu­nal. Rien que de pen­ser à la néces­si­té de garan­tir à cha­cun l’exis­tence, serait déjà, pour eux, un départ dans une direc­tion nou­velle, communiste.

Mais que peut dire à cela l’anarchiste ?

(à suivre)

[/​P. Kro­pot­kine/​]

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