La Presse Anarchiste

À propos des pays sous-développés

Le débat sur Cuba nous per­met d’aborder le pro­blème des pays sous-déve­lop­pés, car l’exemple de Cuba n’est ni iso­lé ni unique : il se situe dans l’ensemble de ce qu’on appelle « le tiers-monde ».

Nous ne vou­lons ici envi­sa­ger que cer­tains aspects de ce vaste problème.

Quelques géné­ra­li­tés

Com­men­çons par quelques géné­ra­li­tés et peut-être même par des banalités.

Depuis la fin de la deuxième guerre mon­diale il semble que l’opinion publique ait subi­te­ment décou­vert l’existence de 23 de notre globe ; avec ses popu­la­tions affa­mées, avec leur éco­no­mie rudi­men­taire, avec leurs pro­blèmes en déca­lage de plu­sieurs siècles sur ceux des pays pri­vi­lé­giés. Tout le monde s’est pris main­te­nant d’affection, de ten­dresse pour ses « frères aban­don­nés » et cherche les moyens de les aider. C’est très sym­pa­thique c’est même exal­tant, s’il n’existait cer­tain doute sur ces sou­cis huma­ni­taires. Mais pre­nons le même pro­blème par l’autre bout, par la prise de conscience par les peuples eux-mêmes, de leur situa­tion. En réa­li­té, cette auto conscience, ne pou­vait pas ne pas se déve­lop­per : quand on a faim, quand on est en chô­mage, quand on est exploi­té et oppri­mé on n’a pas besoin que quelqu’un vienne le dire pour s’en aper­ce­voir… C’est donc un fait qui ne date pas d’aujourd’hui. Ce qui est neuf, c’est la prise de conscience de plus en plus aiguë et de plus en plus éten­due d’une part, et de l’autre, l’édifice consciem­ment tenu en équi­libre par une mys­ti­fi­ca­tion (le rôle de la civi­li­sa­tion, les mis­sion­naires, le pater­na­lisme…) et par la vio­lence, qui craque et s’écroule.

Quels sont les fac­teurs de cette accé­lé­ra­tion ? Il faut sûre­ment des connais­sances socio­lo­giques et eth­no­lo­giques pour pou­voir répondre. Le fac­teur de faci­li­tés d’échanges et de connais­sances mutuelles accrues, l’exemple des révo­lu­tions dans les pays sous ou semi-déve­lop­pés, la failli­bi­li­té des empires colo­niaux mon­trée dans les deux guerres mon­diales, le rôle des élites de la bour­geoi­sie locale avide de prendre la place des anciens maîtres – tout ceci est inter­ve­nu selon nous, pour per­mettre à ces popu­la­tions d’arriver au stade où l’on ne peut plus sup­por­ter ni accep­ter un cer­tain état de choses.

Et de nom­breux problèmes

Mais cette consta­ta­tion sou­lève de nom­breux pro­blèmes vus sous des angles différents.

Com­ment ces peuples oubliés orga­nisent-ils leurs luttes ? Com­ment envi­sagent-ils leur ave­nir ? Les voix qui parlent en leur nom expriment-elles un besoin et une réa­li­té, ou font-elles un nou­veau mys­ti­cisme ? Ne cherchent-elles pas à exploi­ter la révolte pour asseoir un nou­veau pou­voir ? Quelle doit être notre atti­tude vis-à-vis d’eux ?

Jusqu’où va la com­pré­hen­sion du reste du monde envers ces réveils d’Asie, d’Afrique, et d’Amérique Latine (en dehors de ceux qui veulent main­te­nir l’ancien état de choses) ? Que signi­fie le mot de « déco­lo­ni­sa­tion » sui­vant ceux qui l’emploient ? Peut-on réel­le­ment échap­per à la lutte entre les deux blocs et sur­mon­ter seul les difficultés ?

On peut pro­lon­ger à l’infini ces ques­tion. Elles sont pour nous en Europe un peu abs­traites, loin­taines, tan­dis que pour des mil­lions et des mil­lions d’êtres humains, elles ont une impor­tance capi­tale, une urgence immé­diate et des consé­quences incalculables.

Nous ne pré­ten­dons pas appor­ter ici de nou­velles lumières, ni même des solu­tions toutes faites, mais nous tâchons de sai­sir la com­plexi­té des pro­blèmes, de nous en appro­cher de plus près, et sur­tout d’envisager ces pro­blèmes d’un point de vue libertaire. 

Pour ne pas res­ter dans l’abstrait don­nons direc­te­ment quelques points sus­cep­tibles d’être discutés.

Encore du nationalisme

Il y a un siècle, les socia­listes euro­péens, de Marx à Bakou­nine, ont consi­dé­ré que l’esprit de lutte natio­nale était dépas­sé, que seule la lutte sociale devait domi­ner l’actualité, que vers elle devaient être mobi­li­sées les forces du pro­grès. Bakou­nine va même plus loin : après avoir lut­té au sein du mou­ve­ment pour l’émancipation natio­nale des Slaves (mais jamais dans l’esprit du pan­sla­visme et de l’hégémonie), il a consta­té que les natio­na­listes les plus pro­gres­sistes ne cherchent qu’à sin­ger d’autres États, à faire de nou­veaux obs­tacles au pro­grès (par exemple sa dis­cus­sion avec Maz­zi­ni) ; et en adhé­rant à la Pre­mière Inter­na­tio­nale, il a adhé­ré aux prin­cipes de soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, pro­lé­ta­rienne et socialiste.

Mais aujourd’hui, peut-on confir­mer que les mots d’ordre natio­na­listes, les aspi­ra­tions natio­nales, sont dépas­sés ? Qu’ils ne sont pus aptes à mobi­li­ser les foules ? Ou bien au contraire, ces aspi­ra­tions sont-elles plus capables de sou­le­ver les masses que les aspi­ra­tions pro­pre­ment socialistes ?

Nous pen­sons que l’idéal natio­nal conti­nue d’être un moteur impor­tant dans les pays qui ne pos­sèdent pas une indé­pen­dance natio­nale. Il n’est même pas dépas­sé dans les pays euro­péens (chau­vi­nisme ou racisme latents ou viru­lents). Vu le déca­lage des époques, les pays d’Afrique par exemple com­mencent leur his­toire et on ne peut pas leur repro­cher de vou­loir affir­mer leur per­son­na­li­té natio­nale. Mais ces aspi­ra­tions natio­nales ne doivent pas être prises comme une néces­si­té abso­lue et obli­ga­toire. Les expé­riences actuelles direc­te­ment fédé­ra­listes et plu­ri­na­tio­nales, encore main­te­nant en cours, et qui théo­ri­que­ment devraient être plus posi­tives, n’ont pas chan­gé grand-chose au pro­blème : rem­pla­cer l’unité natio­nale, par une uni­té reli­gieuse, isla­mique par exemple, ou raciale, est aus­si dis­cu­table que des ambi­tions pure­ment nationalistes.

Il s’agit donc d’un conti­nu, mais non pas de l’étiquette, d’une prise de conscience de plus en plus aiguë, humaine et sociale, du sens de l’égalité et du refus de domi­na­tion. Les expé­riences qui se disent même socia­listes ne donnent pas obli­ga­toi­re­ment un sens socia­liste tel que nous le conce­vons (par exemple l’Égypte de Nas­ser, ou Cuba de Castro).

Mais pour reve­nir à l’opposition entre lutte natio­nale et sociale, nous croyons qu’abattre la domi­na­tion colo­nia­liste enlève au moins un rideau : les exploi­tés sont face à face, cette fois-ci, avec leurs exploi­teurs main­te­nant com­pa­triotes (sauf quand on est réel­le­ment arri­vé à se débar­ras­ser de toute exploi­ta­tion). D’autre part, depuis un siècle le fait social, même socia­liste, est plus ou moins accep­té et recher­ché par tout le monde (tout le monde s’appelle socia­liste : radi­cal-socia­liste, natio­nal-socia­liste, démo­crate-socia­liste…). Dans presque tous les pays nou­vel­le­ment indé­pen­dants les mots d’ordre natio­na­listes sont inti­me­ment liés à des mots d’ordre sociaux, sinon socia­listes. Ce qui est néces­saire, c’est de pré­ci­ser et de concré­ti­ser le concept de socia­lisme.

Nous croyons que ces points théo­riques ont condi­tion­né dans une cer­taine mesure la conduite des mou­ve­ments de la gauche euro­péenne, avec toutes ses hési­ta­tions (la guerre d’Algérie en est un exemple).

« Les anciens prolétaires »

Nous sommes obli­gés de consta­ter en même temps, que la soli­da­ri­té pro­lé­ta­rienne n’existe plus. La révo­lu­tion d’Espagne a peut-être été sa der­nière mani­fes­ta­tion, et encore. L’évolution qui s’est faite dans l’esprit des ouvriers les a ame­nés non seule­ment à aban­don­ner l’esprit révo­lu­tion­naire, mais à les rendre plus soli­daires de leurs propres patrons colo­nia­listes que de leurs frères colo­ni­sés. Il est vrai que les capi­ta­listes ont par­ta­gé quelques miettes du gâteau gagné sur le dos des « indi­gènes » pour ache­ter le silence de leurs ouvriers. Mais c’est un fait que les ouvriers fran­çais (non seule­ment leurs syn­di­cats et « leurs par­tis ») sont plus aptes à faire une grève de reven­di­ca­tion ou à se soli­da­ri­ser avec quelques-uns des leurs, qu’à s’émouvoir du sort de mil­liers de pro­lé­taires algé­riens mas­sa­crés, encore moins à par­ti­ci­per à leur lutte.

Une paren­thèse

Il est néces­saire d’ouvrir ici une grande parenthèse.

Ferhat Abbas, dans un des der­niers numé­ros de « Jeune Afrique » affirme que la libé­ra­tion du peuple algé­rien était impos­sible sans l’aide des pays de l’Est. Notre affir­ma­tion du manque de soli­da­ri­té pro­lé­ta­rienne sem­ble­rait donc fausse. Nous conti­nuons pour­tant à la main­te­nir. Nous le fai­sons non seule­ment à pro­pos de celle de Mos­cou : il n’est pas inutile de rap­pe­ler quelques faits, comme le vote des pou­voirs spé­ciaux à Mol­let, et à De Gaulle spé­cia­le­ment pour la guerre d’Algérie, le refus de se soli­da­ri­ser avec les réfrac­taires à la guerre d’Algérie (y com­pris leurs propres mili­tants) toute la pla­ti­tude de leurs péti­tions, des motions, des soli­da­ri­tés pure­ment pla­to­niques et ver­bales, la recon­nais­sance du GPRA par Mos­cou, après les accords d’Evian, le sou­ci de ména­ger De Gaulle pour uti­li­ser son anti-amé­ri­ca­nisme, etc.

Nous pen­sons que si les forces socia­listes et com­mu­nistes n’étaient pas inféo­dées à des par­tis dits de gauche, le drame algé­rien pou­vait être beau­coup moins tra­gique (et le drame de la France aus­si). Il est vrai que des armes venant des pays de l’Est, ain­si que des armes venant d’ailleurs, ont aidé les com­bat­tants algé­riens. Mais nous revien­drons là-dessus.

Au-delà de cet exemple, il faut recon­naître que les par­tis com­mu­nistes, mal­gré toutes leurs phra­séo­lo­gies ne sont pas des par­tis révo­lu­tion­naires (l’exemple de la You­go­sla­vie, et celui de la Chine, sont à dis­cu­ter). Leur seule force « posi­tive » est leur tech­nique du coup d’État. C’est la grande décou­verte de Lénine (après celle des social-démo­crates, la vic­toire par­le­men­taire) : étant don­né l’incapacité du par­ti à sou­le­ver les masses, sa seule chance est de se tenir tout près de la vague révo­lu­tion­naire, de pré­pa­rer sa force, ses cadres, (les révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels) pour « après » quand l’ennemi est abat­tu. Cette tac­tique de prise du pou­voir par le coup d’État après la vague révo­lu­tion­naire a été réa­li­sée à Péters­bourg en octobre 1917. Le der­nier livre sur Trots­ky, d’Isaac Deut­scher, confirme encore une fois ce fait. Sta­line (ain­si que Chur­chill) avait peur des forces révo­lu­tion­naires que la deuxième guerre mon­diale ris­quait de sou­le­ver ; ain­si ce der­nier a ven­du 120 mil­lions d’hommes de l’Est euro­péen à Mos­cou. Et bien qu’aidé par l’Armée Rouge et la police, Sta­line a uti­li­sé la tac­tique du coup d’État pour prendre le pou­voir, en Tché­co­slo­va­quie par exemple.

Vis-à-vis des pays sous-déve­lop­pés la tac­tique de Mos­cou est assez bien réglée : son atti­tude pen­dant le stade « révo­lu­tion­naire » est équi­voque, hési­tante, timide, en un mot le PC se tient à l’arrière-plan, ou est obli­gé de s’effacer devant les autres forces. Mais une fois la vic­toire évi­dente, son atti­tude et sur­tout son ambi­tion changent com­plè­te­ment : il devient le vrai cham­pion de la liber­té, il réclame presque l’exclusivité. Vu ses pré­ten­tions, ses capa­ci­tés de sou­plesse et de dis­ci­pline, il cherche à pla­cer ses hommes dans des posi­tions clés. Il uti­lise l’aide réelle ou sym­bo­lique que les pays de l’Est offrent aux pays nou­vel­le­ment indé­pen­dants. Les cama­rades espa­gnols se rap­pellent bien les bateaux russes en rade de Bar­ce­lone pen­dant la guerre civile et le mar­chan­dage : le blé et les fusils contre les postes minis­té­riels, les aban­dons de prin­cipe, l’exclusivité. La guerre d’Espagne a échoué entre autres parce que Sta­line, n’ayant pas réus­si à noyau­ter la Révo­lu­tion, l’a aban­don­née (pour s’embrasser quelques mois plus tard avec Hit­ler). La four­ni­ture d’armes aux Algé­riens par les Sovié­tiques est sans doute dans une optique analogue.

Pour clore cette paren­thèse, nous cite­rons deux « petits » faits : 

- la presse offi­cielle (et unique) de l’Est sou­ligne que le peuple algé­rien, gui­dé par le PC algé­rien aidé par le FLN, a acquis son indépendance…

- Roger Garau­dy, un des lea­ders du PC fran­çais, dans une confé­rence publique, explique que « Fidel Cas­tro a diri­gé la phase roman­tique de la Révo­lu­tion, mais fort heu­reu­se­ment, le par­ti com­mu­niste a ensuite pris les choses en main pour une action sérieuse, effi­cace, réa­liste » (« France-Obser­va­teur », 7 juin 1962).

« Les nou­veaux prolétaires »

Ici se situe un autre phé­no­mène : étant don­né la « faillite » du pro­lé­ta­riat euro­péen, on essaie de trans­po­ser l’espoir, l’idéalisation, l’enthousiasme vers les pays sous-déve­lop­pés, appe­lés « pays pro­lé­taires ». Il est encore plus signi­fi­ca­tif que ce soient le plus sou­vent ceux qui ont essayé de s’identifier au pro­lé­ta­riat ouvrier, et ont ensuite été déçus, qui essaient actuel­le­ment de s’identifier aux aspi­ra­tions des pays sous-développés.

On trouve enfin dans le marasme et le déses­poir une cause juste, une force révo­lu­tion­naire sa propre jeu­nesse avec la jeu­nesse d’un peuple. En même temps, on peut se déso­li­da­ri­ser du sys­tème colo­ni­sa­teur. L’attitude de cer­tains « apôtres » des pays sous-déve­lop­pés, leur exal­ta­tion, leur refus de voir les choses sous un autre angle, montre, chez eux aus­si, un cer­tain manque de sens critique.

Les êtres humains sont divi­sés en deux caté­go­ries : colo­ni­sés et colo­ni­sa­teurs, en sup­po­sant que dans les pays dits colo­nia­listes tout conflit de classe, toute injus­tice, toute révolte et pers­pec­tive sociale sont réglés. Les exploi­tés et leurs patrons sont pro­cla­més des hommes égaux, sont tous dans la même caté­go­rie. C’est une sim­pli­fi­ca­tion trop har­die, car les pro­blèmes sociaux, les néces­si­tés d’une lutte sont loin d’être éli­mi­nés et ne doivent pas être négli­gés. Cette sché­ma­ti­sa­tion, si elle n’a pas tou­jours été com­plè­te­ment accep­tée par tous ceux qui se sont soli­da­ri­sés avec les colo­ni­sés, a pour­tant exis­té à l’état de ten­dance par­mi beau­coup d’entre eux. Une autre sché­ma­ti­sa­tion dan­ge­reuse peut faire aus­si oublier le camou­flage des régions sous-déve­lop­pées dans les pays colo­nia­listes eux-mêmes : l’empire por­tu­gais peut coexis­ter avec une misère, un sous-déve­lop­pe­ment presque aus­si impor­tant au Por­tu­gal même, que dans ses colo­nies. Les empires les plus riches, l’empire espa­gnol, l’empire otto­man, ont lais­sé en héri­tage des pays qui en Europe même conti­nuent d’avoir un gros retard économique.

En pla­çant le pro­blème dans les pays loin­tains, on lui donne un aspect abs­trait presque exo­tique. Si le pro­blème des éman­ci­pa­tions natio­nales et sociales n’est pas limi­té géo­gra­phi­que­ment ; il n’est pas iso­lé his­to­ri­que­ment non plus ; l’histoire humaine est secouée pério­di­que­ment par l’effondrement de sys­tème d’oppression, d’empires, par le chan­ge­ment des acteurs sur la scène, par la fin d’une civi­li­sa­tion et le com­men­ce­ment d’une autre. Il y a à peine quelques siècles que les Conquis­ta­dores ont été rem­pla­cés par les Liber­ta­dores sur le conti­nent amé­ri­cain, et leurs luttes pour l’émancipation natio­nale ont secoué tout le régime retar­da­taire de l’époque. Encore plus près de nous, c’est le même phé­no­mène en Europe Cen­trale et Orien­tale, l’émancipation des pays slaves sor­tant des empires turcs et hon­grois. Et comme pour cette « ques­tion d’Orient » à l’époque, aujourd’hui aus­si il y a un jeu d’influence des puis­sances mon­diales ain­si que la néces­si­té pour les peuples en lutte de prendre en consi­dé­ra­tion et d’utiliser même ces forces.

Actuel­le­ment, ce fait est encore plus accen­tué, étant don­né la sépa­ra­tion du monde entier en deux blocs, oppo­sés l’un à l’autre, en guerre froide ou chaude, en luttes d’influences et de chasses gar­dées. Ain­si, chaque évé­ne­ment, en n’importe quel point de la pla­nète, est immé­dia­te­ment pla­cé sur l’échiquier, et uti­li­sé dans cette immense par­tie d’échecs. Com­ment les petits peuples peuvent-ils échap­per à cette attrac­tion ? Com­ment, tout en décla­rant leur neu­tra­li­té, peuvent-ils réel­le­ment être neutres ? Com­ment une force réel­le­ment révo­lu­tion­naire pour­ra-t-elle se réa­li­ser et échap­per à ces deux blocs impérialistes ?

Les deux blocs et nous

Sur ce der­nier point, l’attitude des liber­taires est éga­le­ment déli­cate. Et les cri­tiques reçues pour l’article sur Cuba le démontrent encore une fois : les liber­taires, tout en étant contre toute oppres­sion, et contre tout gou­ver­ne­ment, n’arrivent pas à échap­per à cette divi­sion du monde en deux blocs. Il est com­pré­hen­sible que devant la puis­sance éco­no­mique et mili­taire des deux super-États, devant l’échec de tout mou­ve­ment un peu plus indé­pen­dant et ori­gi­nal, devant la pas­si­vi­té de la classe ouvrière, toute pers­pec­tive liber­taire s’estompe dans l’irréalité. Dans cette situa­tion inter­na­tio­nale, on est ten­té de choi­sir le moindre mal, de se ran­ger même sym­bo­li­que­ment à l’ombre de l’une ou l’autre force ; pour être « réa­liste » d’accuser d’irréalisme ceux qui conti­nuent à défendre notre posi­tion en dehors de ces deux blocs de préférence.

Il est évident qu’il existe des dif­fé­rences quan­ti­ta­tives : nos cama­rades en Rus­sie ont été mas­sa­crés et conti­nuent d’être en pri­son (je peux le dire, car j’ai expé­ri­men­té per­son­nel­le­ment pen­dant des années les « bien­faits » du socia­lisme de l’Est, y com­pris son sys­tème d’oppression, ce qui m’a obli­gé à me réfu­gier dans le monde « libre ») ici, nous pou­vons encore nous expri­mer ; aux USA la loi anti-anar­chiste est encore en vigueur. C’est un fait aus­si que les émi­grés liber­taires échap­pant des camps de concen­tra­tion de l’Est ou d’Espagne, trouvent encore cer­tains pays où ils peuvent vivre en se décla­rant liber­taires. Mais ces faits ne doivent pas nous faire oublier que le « monde libre » a encore son Fran­co et son Sala­zar, que le monde capi­ta­liste montre les dents chaque fois qu’il voit en face de lui une force même limi­tée qui lui échappe, et qui tâche de saper ses bases de pri­vi­lé­gié, que les ten­dances éta­tiques sont de plus en plus fortes.

Mais sur­tout, il faut gar­der pré­sente la fidé­li­té à l’esprit liber­taire, et ne pas com­pro­mettre un ave­nir même hypo­thé­tique actuel­le­ment qui, dans une situa­tion dif­fé­rente, pour­rait être plus posi­tif et plus réa­li­sable. Sur­tout que, mal­gré leur puis­sance maté­rielle, les deux mondes capi­ta­liste et pseu­do-capi­ta­liste ont démon­tré leur échec idéo­lo­gique, et mal­gré tous leurs efforts ne pour­ront empê­cher les masses de cher­cher un idéal plus humain et plus juste. Nous avons vu même dans l’empire sovié­tique : les ouvriers de Buda­pest détruire la sta­tue de Sta­line, tout en éle­vant des prin­cipes de conseils ouvriers, d’autogestion, de libre confé­dé­ra­tion, de refus de dic­ta­ture, mais aus­si de refus des valeurs capi­ta­listes. Les quelques exemples de lutte spon­ta­née à l’Ouest ont aus­si mon­tré le refus des masses de se soli­da­ri­ser avec leur gou­ver­ne­ment, de suivre les consignes des par­tis poli­tiques et même de leurs syndicats.

Au lieu de jouer à l’épicier en mesu­rant les ver­tus de l’Est ou de l’Ouest, il est plus néces­saire d’utiliser les quelques petites pos­si­bi­li­tés encore exis­tantes pour essayer de démon­trer leurs erreurs res­pec­tives, de confir­mer l’existence d’une autre voie, de tâcher de la pré­ci­ser par des exemples his­to­riques et de la faire connaître non seule­ment ici, mais sur­tout aux pays sous-déve­lop­pés, comme leur seule chance de pou­voir construire quelque chose de juste et de valable.

Si nous avons des doutes sur les valeurs construc­tives des prin­cipes de l’anarchisme, com­ment pour­rons-nous aider les autres à prendre conscience de leur esprit d’initiative, d’autogestion, de la démo­cra­tie effec­tive, d’un fédé­ra­lisme par­tant de la base, du refus du racisme et de l’impérialisme, d’une éco­no­mie sans exploi­ta­tion, qui au fond sont les prin­cipes essen­tiels de l’anarchisme.

En col­clu­sion

On est obli­gé de consta­ter que l’esprit natio­na­liste existe encore. L’humanité se débat encore dans les cadres tra­di­tion­nels de la famille, la patrie, la race ; elle n’est pas encore arri­vée dans sa conscience pro­fonde à la simple fra­ter­ni­té humaine, à l’individu. Ce phé­no­mène est encore aggra­vé dans les pays sous-déve­lop­pés par le sys­té­ma­tique mépris des anciens colo­ni­sa­teurs, signe d’une pseu­do-supé­rio­ri­té raciste, et par un constant sou­ci de domi­na­tion et d’exploitation.

Mais en même temps que cet esprit natio­na­liste, on est aus­si obli­gé de consta­ter un sens de jus­tice, un besoin d’égalité, une aspi­ra­tion à un libre épa­nouis­se­ment, une géné­ro­si­té, et un esprit de sacri­fice sur­tout dans les masses en révolte. On ne peut donc pas dis­so­cier leurs besoins d’une affir­ma­tion natio­nale et leur sou­ci de jus­tice sociale.

Il nous semble que nous devons cher­cher à appuyer l’esprit de jus­tice sociale, et à nous éle­ver contre tout chau­vi­nisme, tout racisme, toute idée de domi­na­tion, d’exploitation et de pouvoir.

Dans ce sens, nous n’avons pas sui­vi cer­tains liber­taires, qui ont jugé la lutte algé­rienne par exemple uni­que­ment dans son aspect natio­na­liste, et ont refu­sé de prendre une atti­tude plus nuancée. 

D’autre part, nous avons refu­sé de subor­don­ner notre acti­vi­té à cette lutte, de nous iden­ti­fier étroi­te­ment avec leur com­bat, car il a pré­sen­té et pré­sente encore un cer­tain aspect équi­voque, et nous essayons de pla­cer notre acti­vi­té dans des pers­pec­tives différentes.

Nous pen­sons qu’on ne peut pas s’identifier aux peuples sous-déve­lop­pés en lutte ni leur don­ner des sché­mas et des plans de combat.

La libé­ra­tion des peuples doit être l’œuvre des peuples eux-mêmes. Ce que nous devons faire, c’est pré­sen­ter l’idéal liber­taire, les prin­cipes liber­taires – qui sont très peu connus – comme un exemple.

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