La Presse Anarchiste

Éditorial

En cette fin de juin 1962, nous voudri­ons par­ler tout à la fois de l’Al­gérie, des grèves espag­noles, de Louis Lecoin, du cama­rade Sala­maro, de la sit­u­a­tion française avec le retour des pieds-noirs, du fas­cisme, et on en passe…

Algérie

En Algérie, un accord est inter­venu entre l’OAS et le FLN. Évidem­ment, de telles nou­velles sur­pren­nent et avouons que plus d’un d’en­tre nous est ten­té de crier à la trahi­son, de blâmer le Front pour cette entente avec les fas­cistes. Mais en agis­sant ain­si, sommes-nous con­séquents avec nous-mêmes ? De quel droit don­ner­i­ons-nous main­tenant des leçons de con­duite révo­lu­tion­naire aux Algériens, ça serait tout de même un peu facile.

Finance­ment des « gros » pieds-noirs à l’Algérie de demain ? Désir de con­serv­er des cadres ? On sup­pose que les Algériens savent ce qu’ils font et aus­si qu’une per­spec­tive de nou­veaux bains de sang a de quoi faire réfléchir, quand on n’est pas un excité de salon ou un stratège en chambre…

Il n’empêche que nous nous réser­vons de don­ner notre opin­ion, si le FLN devenu « gou­verne­ment algérien » après le 2 juil­let prend des posi­tions ou agit selon des buts con­traires aux intérêts du peu­ple, de ces paysans qui furent à la base d’un com­bat de 7 ans.

Être avec les Algériens quand ceux-ci lut­taient con­tre le colo­nial­isme français, cri­ti­quer leur gou­verne­ment si néces­saire, telle est notre posi­tion d’anarchistes.

Le cheva­lier bavard (sans peur et sans reproche) et le fascisme

La France, pays sen­si­bil­isé au fas­cisme (RPF, Pou­jade, OAS), se trou­ve dans une sit­u­a­tion poli­tique plus qu’instable : les insti­tu­tions (qu’ils dis­ent !) posées en pyra­mide sur la tête du grand homme qui nous dirige ; le grand homme atteint de frénésie bavas­sière au milieu de ses populations.

Pen­dant ce temps, la guerre d’Algérie a clar­i­fié les choses : légion­naires, paras, pieds-noirs, anciens pétain­istes, nation­al-mol­letistes et pou­jadistes se sont retrou­vés comme lar­rons en foire. Il serait vain de croire que la fin de la guerre d’Algérie sonne le glas du fas­cisme français. Fas­cisme français, nous disions bien, et en pesant nos mots. Fas­cisme, parce que aspi­rant à un Ordre Nou­veau, hiérar­chique, anti­dé­moc­ra­tique, mais « fondé sur le peu­ple » comme d’habitude. Fas­cisme, parce que le racisme est cul­tivé, la tra­di­tion nationale hon­orée, les pertes de l’Indochine, de l’Algérie, de l’Empire sont cru­elle­ment ressen­ties. Il n’y a pas de crise économique, dira-t-on, mais rap­pelez-vous l’Espagne, les défaites en Afrique du Nord, la dic­tature du général Pri­mo de Rivera, puis une République éphémère, et enfin Franco.

Les Français sont fatigués, un peu d’idéologie roman­tique pour les cha­touiller (De Gaulle les y pré­pare déjà) et vous les ver­rez fas­cistes. On com­mencerait par expulser les sales nègres et les jaunes qui étu­di­ent dans nos Uni­ver­sités « alors que nos petits sont tassés à 40 par classe ! ». On cassera la gueule aux Juifs (Mendès le bradeur). Ils édi­fieront un par­ti des Réfugiés ou du Vrai Renou­veau Nation­al et les fas­cistes seront à l’Élysée sans putsch ni coup d’État.

Et ce ne sont pas les pro­jets de replâ­trage de la démoc­ra­tie, les com­bines poli­tiques ou les « com­bats » par­lemen­taires de nos par­tis de gauche qui les arrêteront.

Nous devons pren­dre con­science de ce dan­ger et savoir recon­naître le fas­cisme der­rière ses déguise­ments futurs. Il importe de pré­par­er l’opinion à résis­ter à la future pro­pa­gande, aux futurs « vio­ls des foules » par l’explication et la néga­tion des nou­veaux mythes.

La bonne conscience

Les « pieds-noirs » ? Ils arrivent. Rien qu’au Quarti­er Latin, 4 000 étu­di­ants vont débar­quer. Com­bi­en de fas­cistes là-dedans ? C’est le prob­lème. Tous ces gens for­ment-ils l’ossature et fourniront-ils les troupes d’un grand et futur par­ti nazi français ? C’est pos­si­ble, et donc à sur­veiller. Mais il est autre chose que nous devons aus­si sur­veiller, en tant qu’anarchistes, c’est le nou­veau racisme anti « pied-noir » qui se développe et on ne peut accepter qu’après l’anti « bico­tisme » trop de gens de ce pays, y com­pris les ouvri­ers, se déchar­gent de leur mau­vaise con­science sur un nou­veau bouc émis­saire. Ça n’est pas d’être fas­cisants ou d’avoir fait suer le burnous qu’on leur reproche, non ! Ces « gens-là » vien­nent nous embêter, nous pren­dre nos places ou nos apparte­ments, ils n’ont qu’à rester dans leur pays ! Bref, on voit ce que ça donne, le topo n’est pas nou­veau, hélas !

Espagne

En Espagne, cela a bougé, ça bouge encore, et Fran­co sent vac­iller son trône. Lorsque le fas­cisme a été vain­cu mil­i­taire­ment en 1945, on ne l’a jamais attaqué pour son idéolo­gie et on a respec­té Fran­co le bour­reau. Depuis 1939, les Espag­nols sont seuls, et aujourd’hui pour la pre­mière fois ils ont fait trem­bler la dictature.

Objec­tions !

Et après les grands faits, nous finirons par les « petites choses », les com­bats obscurs, celui de Louis Lecoin par exem­ple, qui dépérit lente­ment à l’hôpital Bichat. Sa bagarre est un exem­ple de ténac­ité pour nous tous, même si on émet des réserves quant au bien-fondé de l’objection de con­science en tant que tac­tique anti­mil­i­tariste absolue (c’est notre cas ici et si nous ne prônons pas l’objection de con­science, nous sommes évidem­ment pour la défense incon­di­tion­nelle des objecteurs).

Un autre com­bat, sur le plan syn­di­cal celui-là, celui du cama­rade Jo Salamero, mil­i­tant anar­chiste exclu de la CGT pour avoir voulu jouer les hommes libres : CQFD.

[/Noir et Rouge/]