La Presse Anarchiste

Le rôle et l’importance des différentes classes dans la lutte pour la liberté

Mais il faut dire aus­si que Michel Bakou­nine n’explique pas, selon nous, d’une manière suf­fi­sante et convain­cante, pour­quoi le pro­lé­ta­riat sera la pre­mière classe exploi­tée et oppri­mée qui en se libé­rant libé­re­ra toutes les autres classes, Bakou­nine écrit :

« L’ouvrier qui nour­rit toute la socié­té qui donne la base et la pos­si­bi­li­té de toute la civi­li­sa­tion, et de toutes les richesses est le der­nier esclave… Il ne peut pas se libé­rer lui-même sans libé­rer en même temps tous les autres, car il va vers la libé­ra­tion de tous, vers la liber­té uni­ver­selle » (L’organisation de l’Internationale, 1872, tome 4, page 68, édi­tion russe).

Nous avons vu que Bakou­nine part de cet « ins­tinct » de révolte et de liber­té, et abou­tit à la socié­té socia­liste et com­mu­niste-liber­taire, la socié­té anar­chiste, qui per­met­tra cet épa­nouis­se­ment de la liber­té, cette des­truc­tion non seule­ment de l’exploitation et de l’injustice, mais aus­si de tout pou­voir, de toute oppres­sion, de tout État.

Pour nous, son expli­ca­tion, bien que pla­cée dans le contexte de son anar­chisme, ou pré­ci­sé­ment parce que pla­cée dans le contexte de l’anarchisme, n’est pas suffisante.

Sans avoir l’ambition de décou­vrir, de com­plé­ter quoi que ce soit, nous tâche­rons de nous expliquer.

Où est la garan­tie que le pro­lé­ta­riat soit réel­le­ment la pre­mière classe qui ne pro­fi­te­ra pas de sa vic­toire sur la bour­geoi­sie pour ins­tau­rer son propre pou­voir, sa propre hégé­mo­nie sur toutes les autres classes, et ne fera pas tout son pos­sible pour per­pé­tuer cette hégé­mo­nie ? Peut-on comp­ter sur les sen­ti­ments et les ins­tincts de liber­té et de jus­tice, sur l’altruisme des pro­lé­taires pour que ceux-ci ne suivent pas l’exemple de leurs pré­dé­ces­seurs, en pre­nant tout sim­ple­ment leur place et leur rôle, en deve­nant donc une nou­velle classe d’exploiteurs, de gou­ver­nants, de tyrans ? Le pro­lé­ta­riat lui-même croit-il à sa mis­sion his­to­rique et libé­ra­trice, pos­sède-t-il un idéal aus­si altruiste, juste et huma­ni­taire, et voit-il les pos­si­bi­li­tés de mener à bon port cette mission ?

Il est dif­fi­cile de savoir ce qu’il en pense, en quoi il croit ; jusqu’à main­te­nant, c’est le par­ti qui parle en son nom, le pro­lé­ta­riat reste en arrière, mys­ti­fié et muet. Et même s’il arrive un jour à se débar­ras­ser de ses mys­ti­fi­ca­teurs et de ses avo­cats, s’il tâche de nous convaincre de sa sin­cé­ri­té, sa bonne foi, sa conscience et sa fidé­li­té vis-à-vis du bon­heur de l’humanité, com­ment lui faire confiance et ne pas croire qu’il ne veut pas arri­ver tout sim­ple­ment à son propre bonheur ?

Il est facile de s’identifier au pro­lé­ta­riat, de ne jamais se poser ces ques­tions et d’avoir tou­jours des réponses toutes prêtes. Mais qui ces réponses enga­ge­ront-elles ? Si nous-mêmes sommes des pro­lé­taires, cela suf­fit-il pour avoir le droit de par­ler au nom de tous les pro­lé­taires ? Et cha­cun des pro­lé­taires peut-il enga­ger tous les autres ?

Nous savons, et même T. Pav­lov est d’accord sur ce point, qu’il a exis­té dans l’histoire des classes qui lut­taient pour la liber­té, qui pro­met­taient la liber­té à tout le monde, et qui ont mon­tré ensuite qu’elles cachaient leur appé­tit d’hégémonie der­rière un masque idéo­lo­gique ; il arrive même qu’elles se prennent elles-mêmes à leur propre jeu d’illusion en se consi­dé­rant comme des héros humanitaires.

Bakou­nine, dans ses « lettres sur le patrio­tisme » (1869) a écrit :

« La bour­geoi­sie du siècle pas­sé croyait sin­cè­re­ment qu’en se libé­rant elle-même de la monar­chie, de la tyran­nie clé­ri­cale et de l’esclavage féo­dal, elle libé­re­rait en même temps tout le peuple. Et cette croyance naïve, mais sin­cère, a été la source de leur héroïsme, de leur cou­rage et de leur force invain­cue. Grâce à ce droit et à cette force popu­laire – le peuple lui-même pour ain­si dire s’identifiait avec la bour­geoi­sie – les bour­geois du siècle pas­sé ont réus­si à prendre la for­te­resse du droit poli­tique qui repré­sen­tait le rêve de leurs pères des siècles durant. Mais au moment même où ils his­saient leur dra­peau sur cette for­te­resse, une lumière nou­velle a éclai­ré leur acte. Ils ont com­pris – au moins pour une par­tie d’entre eux – qu’une fois pris le pou­voir, leur propre inté­rêt bour­geois n’est plus le même que celui du peuple ; que la puis­sance et la pros­pé­ri­té de la classe bour­geoise, la classe des pro­prié­taires, ne peut-être assu­rée que sur la misère, l’inégalité poli­tique et sociale, l’esclavage du pro­lé­ta­riat » (Œuvres, tome 4, page 84, édi­tion russe).

Et en effet, si le pro­lé­ta­riat arrive réel­le­ment à deve­nir la classe domi­nante – comme les mar­xistes l’enseignent – c’est-à-dire une classe qui gou­verne, qui exploite, qui sup­prime le droit des autres, qui met en escla­vage et inéga­li­té les autres classes et expres­sions sociales, se servent dans ce but, et comme ins­tru­ment de son propre pou­voir de l’État pro­lé­ta­rien, du par­ti pro­lé­ta­rien de la dic­ta­ture pro­lé­ta­rienne… nous assis­te­rons alors à une répé­ti­tion de cette même lamen­table his­toire, peut-être même dans une réédi­tion encore plus pénible. Et il fau­drait alors de nou­veau s’organiser, de nou­veau lut­ter contre cette nou­velle classe pri­vi­lé­giée, envi­sa­ger une nou­velle révo­lu­tion… et l’histoire recom­men­ce­rait, sans aucun espoir que ces chan­ge­ments de tyrans finissent un jour.

Pour évi­ter cette situa­tion, le pro­lé­ta­riat ne doit pas se trans­for­mer en une classe pri­vi­lé­giée, ne doit pas cher­cher sa propre dic­ta­ture, ins­tau­rer son État et son pouvoir.

Mais pour cela, le pro­lé­ta­riat doit aban­don­ner les posi­tions mar­xistes, car les mar­xistes tâchent de le ber­cer de pro­messes et de mys­ti­fi­ca­tions, mar­chandent sa par­ti­ci­pa­tion et ses sacri­fices dans la lutte en fai­sant miroi­ter devant ses yeux les fau­teuils des patrons, les postes de diri­geants… et le bâton de gen­darme ; et avant tout, en tra­vaillant, les sen­ti­ments et les ins­tincts les plus mes­quins, les plus vul­gaires, les plus égoïstes, au lieu de don­ner les pers­pec­tives humaines et fra­ter­nelles, éga­li­taires, bai­gnées de liber­té, de com­pré­hen­sion et de jus­tice. En réa­li­té, les mar­xistes sont conscients et savent ce qu’ils font : en uti­li­sant le pro­lé­ta­riat, et en géné­ral l’injustice sociale actuelle, ils pré­parent leur propre pou­voir, leur propre élé­va­tion en classe diri­geante dans un État où le par­ti com­mu­niste tien­dra le rôle de pri­vi­lé­gié de dic­ta­teur, de capi­ta­liste, d’esclavagiste, de féo­dal contre tout le peuple, y com­pris et peut-être avant tout contre le pro­lé­ta­riat. Au lieu d’abolir l’inégalité, le pro­lé­ta­riat conti­nue­ra d’être sala­rié, d’être exploi­té, cette fois-ci non par le capi­ta­lisme pri­vé, mais par le capi­ta­lisme éta­tique avec ses direc­teurs d’usine, avec ses plans de pro­duc­tion impo­sés, ses fonc­tion­naires, ses poli­ciers, etc.

L’anarchisme com­mu­niste et socia­liste avec ses idées liber­taires, ses prin­cipes et ses méthodes fédé­ra­listes, sa lutte de classe (mais non pou­voir de classe), ses auto­ges­tions éco­no­miques et sociales à par­tir de la base, avec son refus de toute exploi­ta­tion, son édu­ca­tion et son idéal de liber­té, peut mieux aider les tra­vailleurs et avant tout, le pro­lé­ta­riat dans son rôle de lutte de des­truc­tion, et en même temps, de construc­tion de la nou­velle société.

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Com­ment le pro­lé­ta­riat peut-il rem­plir le rôle de des­truc­teur des classes et en même temps évi­ter sa propre domi­na­tion comme classe ? Nous voyons les solu­tions dans deux ordres de faits :

  1. dans le carac­tère du pro­lé­ta­riat lui-même, carac­tère éco­no­mique, ain­si que carac­tère du nombre ;
  2. dans le carac­tère de la socié­té, com­ment elle est construite, et com­ment elle fonc­tionne ou plu­tôt com­ment elle devrait être.

Pre­nons le pre­mier de ces faits.

Le pro­lé­ta­riat, comme carac­té­ris­tique de classe, est avant tout la classe qui tra­vaille, qui pro­duit. Cette fonc­tion essen­tielle est rem­plie par des mil­lions d’êtres humains. Si le pro­lé­ta­riat – sup­po­sons-le – se trans­forme en classe diri­geante, cette trans­for­ma­tion néces­site l’abandon de sa fonc­tion sociale et éco­no­mique, sa fonc­tion pro­duc­trice. En ce cas, comme la socié­té aura tou­jours besoin de tra­vail pro­duc­tif pour exis­ter en tant que socié­té, on devra trou­ver un autre groupe humain rela­ti­ve­ment du même nombre et de même capa­ci­té, pour rem­plir cette fonc­tion sociale néces­saire. Autre­ment, toute la socié­té ces­se­rait d’exister. Non seule­ment, il fau­drait trou­ver une autre classe pro­lé­ta­rienne (avec l’automatisation le pro­blème est rela­ti­ve­ment plus simple, mais le fond reste le même dans une socié­té basée sur l’exploitation, car les ouvriers licen­ciés deviennent auto­ma­ti­que­ment des chô­meurs, et les énormes pro­fits vont dans les caisses des patrons ou de l’État), mais que fau­drait-il faire de l’ancienne classe pro­lé­ta­rienne ? Sup­po­sons qu’elle soit deve­nue classe diri­geante, classe des gou­ver­nants ; elle n’est donc plus classe pro­lé­ta­rienne, elle n’est pas classe pro­duc­trice, classe sociale utile, mais elle s’est trans­for­mée en classe para­site, non pro­duc­trice, super­flue. Bien sûr, elle pren­dra l’appareil éta­tique, l’appareil admi­nis­tra­tif, l’appareil d’oppression, de sur­veillance, les postes de direc­teurs d’usines, de ministres, de dépu­tés, d’officiers, de per­cep­teurs d’impôts, etc., mais même en aug­men­tant le nombre de ces postes, même en don­nant des pen­sions de « mérite » à un bon nombre d’anciens pro­lé­taires, on ne trou­ve­ra pas de places pour tous les anciens prolétaires.

Dans l’hypothèse la plus favo­rable, donc, un petit nombre seule­ment d’anciens pro­lé­taires « s’élèveront dans l’ordre social ». Et le reste ? Il y aura des pro­lé­taires pri­vi­lé­giés, et des pro­lé­taires non pri­vi­lé­giés ; des anciens pro­lé­taires, qui, en quit­tant leur classe, cessent d’être pro­lé­taires, éco­no­mi­que­ment, psy­cho­lo­gi­que­ment, et idéo­lo­gi­que­ment, et qui doivent être nour­ris, entre­te­nus, etc., et en même temps des pro­lé­taires qui conti­nue­ront d’être tout sim­ple­ment des pro­lé­taires. Il y aura de nou­veau une dif­fé­rence de classes, et comme les entre­prises seront pro­prié­tés d’État, il y aura aus­si une exploi­ta­tion, mais ce seront d’anciens pro­lé­taires mutés en une classe diri­geante et étroi­te­ment liés à l’appareil éta­tique, qui exploi­te­ront leurs anciens cama­rades de classe. Cette exploi­ta­tion est inévi­table, étant don­né que les usines, les ins­tru­ments de tra­vail, le pro­duit du tra­vail n’appartiennent pas à ceux qui tra­vaillent et pro­duisent ; le prin­cipe de la pro­prié­té sovié­tique (c’est-à-dire éta­tique) la pla­ni­fi­ca­tion qui vient d’en haut, les diri­geants des usines, nom­més aus­si d’en haut, les syn­di­cats pro-gou­ver­ne­men­taux, l’échelle consi­dé­rable des salaires, et des jouis­sances, le divorce com­plet entre les pro­duc­teurs et les cadres, les tech­ni­ciens confirment cet état d’exploitation éco­no­mique. Même des mots d’ordre comme : « conseils d’ouvriers », « usines dans les mains de la classe ouvrière », sont incom­pa­tibles avec les fon­de­ments de la socié­té dite sovié­tique et ne peuvent pas cacher la véri­té pro­fonde – l’exploitation.

En même temps que l’exploitation cette couche d’ex-prolétaires « éle­vés en classe diri­geante » qui appliquent le prin­cipe mar­xiste de la dic­ta­ture pro­lé­ta­rienne, per­pé­tuent une socié­té où il existe une grosse majo­ri­té d’opprimés et une petite mino­ri­té d’opprimants.

Com­ment cette petite couche d’anciens pro­lé­taires peut-elle appe­ler son pou­voir et son État « pro­lé­ta­rien » tan­dis que la majo­ri­té des pro­lé­taires réels conti­nuent de vivre en état d’infériorité éco­no­mique et sociale ? Ces anciens pro­lé­taires sont main­te­nant aus­si étran­gers à la classe ouvrière que l’étaient avant les contre­maîtres et les industriels.

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Pre­nons main­te­nant le deuxième fait.

Aucune socié­té contem­po­raine n’est com­po­sée exclu­si­ve­ment de pro­lé­taires. Dans chaque socié­té humaine il existe paral­lè­le­ment aux pro­lé­taires, d’autres classes, d’autres groupes humains qui ont aus­si leur rôle social et éco­no­mique : ceux qui tra­vaillent dans les com­mu­ni­ca­tions, la san­té, l’éducation, la culture et beau­coup d’autres domaines. Dans chaque socié­té humaine, existent éga­le­ment des couches et des grou­pe­ments humains qui sont uni­que­ment des consom­ma­teurs ou qui pen­dant de longues périodes ne peuvent avoir d’utilité sociale pro­duc­trice : vieillards, enfants, élèves, étu­diants, inva­lides. Si nous accep­tons que le pro­lé­ta­riat est deve­nu une classe domi­nante, que cette classe a le droit d’exercer le pou­voir, la dic­ta­ture, cette classe seule pos­sé­de­ra le pri­vi­lège d’utilité et de pré­do­mi­nance sociale. Les pay­sans, les arti­sans, les intel­lec­tuels, seront relé­gués néces­sai­re­ment au second plan, leur uti­li­té tout juste accep­tée, leur par­ti­ci­pa­tion dans les acti­vi­tés sociales, cultu­relles, coopé­ra­tives, pro­fes­sion­nelles, arti­sa­nales, tout juste tolé­rée et tou­jours sur­veillée. En tout cas, toutes ces caté­go­ries humaines, n’auront pas les mêmes droits que les ex-pro­lé­taires, deve­nus la nou­velle classe.

L’existence de ces classes et de ces groupes humains, en dehors du pro­lé­ta­riat, qui ont eux aus­si leurs inté­rêts spé­ci­fiques, et leur uti­li­té sociale, est une des garan­ties de l’impossibilité du pro­lé­ta­riat à ins­tau­rer sa dic­ta­ture, à condi­tion que ces grou­pe­ments humains réagissent à chaque effort de nou­vel escla­vage, défendent leur propre inté­rêt. Nous voyons ici com­ment le pro­lé­ta­riat pour­ra se libé­rer en libé­rant en même temps toutes les classes. C’est ici aus­si que les mar­xistes voient leur fai­blesse et inter­calent le prin­cipe de la dic­ta­ture du prolétariat.

C’est une des rai­sons de notre désac­cord avec le prin­cipe de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, de notre lutte contre tout pou­voir, toute exploi­ta­tion. Car pour nous, anar­chistes-com­mu­nistes l’État, les classes, l’exploitation et le pou­voir sont inti­me­ment liés, et doivent donc être cri­ti­qués, atta­qués et détruits en même temps. Nous pla­çons dans cette pers­pec­tive la socié­té sans classe dans laquelle les pro­lé­taires comme les autres tra­vailleurs, les autres groupes humains, auront cha­cun leur tâche, leur place, mais non le pri­vi­lège pour l’un, pour l’autre l’esclavage.

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Il est néces­saire d’expliquer la posi­tion anar­chiste-com­mu­niste sur le carac­tère huma­ni­taire de l’anarchisme, en dehors des classes ; l’attitude géné­rale de l’homme dans la lutte contre ce vieux monde, et dans son espoir d’un nou­veau monde. Il est évident, il est indé­niable, que toutes les classes et caté­go­ries sociales ne sont pas éga­le­ment inté­res­sées dans les efforts pour sup­pri­mer l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme. Affir­mer le contraire, est tout sim­ple­ment naïf et stupide.

Il faut éli­mi­ner d’emblée, dans cette pers­pec­tive de la socié­té future, toutes les classes et toutes les caté­go­ries inté­res­sées direc­te­ment ou indi­rec­te­ment dans la per­pé­tua­tion de la socié­té actuelle (socié­té de capi­ta­lisme pri­vé, des trusts, et de capi­ta­lisme éta­tique) ; nous cite­rons pour les énu­mé­rer : la classe capi­ta­liste et bour­geoise, la classe du par­ti com­mu­niste au pou­voir, le reste du vieux monde féo­dal et escla­va­giste, la socié­té pré-capi­ta­liste, etc.

Même en dehors de ces classes et de ces grou­pe­ments humains, même par­mi les tra­vailleurs (tra­vail phy­sique et tra­vail intel­lec­tuel), tous ne sont pas éga­le­ment inté­res­sés, ne sont pas éga­le­ment aptes à par­ti­ci­per d’une manière active dans cette lutte et de tra­vail social.

De notre point de vue, ceux qui pré­sentent le plus de qua­li­tés, de pos­si­bi­li­tés, d’intérêts, donc ceux qui doivent être orga­ni­sés avant tout, sont : le pro­lé­ta­riat des villes et des cam­pagnes, les ouvriers indus­triels et les ouvriers agri­coles, les ouvriers arti­sans, les sala­riés et en géné­ral, ceux qui sont très peu liés avec la pro­prié­té. Les petits pro­prié­taires agraires, les arti­sans, les petits com­mer­çants font par­tie de la petite-bour­geoi­sie qui même quand elle est misé­rable pos­sède un autre esprit et un autre intérêt.

Mais ce n’est pas seule­ment l’origine éco­no­mique qui décide et qui oriente l’activité de tel ou tel indi­vi­du, de tel ou tel groupe humain. C’est aus­si l’éducation, les sen­ti­ments de soli­da­ri­té et d’entraide, l’idéal de jus­tice et de liber­té. À condi­tion, bien enten­du, que les attaches et les liens, la par­ti­ci­pa­tion dans le cir­cuit capi­tal-pou­voir-exploi­ta­tion, ne soient pas prédominante.

Nous ne pou­vons pas accep­ter le tabou social, qui est en même temps un mythe moderne, qui fait de chaque pro­lé­taire presque auto­ma­ti­que­ment un révo­lu­tion­naire, un homme de pro­grès, et exclut presque auto­ma­ti­que­ment tout être humain d’une autre ori­gine sociale. Pour un anar­chiste-com­mu­niste ce qui est essen­tiel, c’est son apti­tude dans la lutte, sa fidé­li­té à l’idéal, son amour de la liber­té, son éthique. Mais les anar­chistes-com­mu­nistes ne consi­dèrent pas qu’ils pos­sèdent seuls le pri­vi­lège ni l’exclusivité de la véri­té, que tous les autres indi­vi­dus perdent de leurs qua­li­tés humaines, de leurs droits de vivre selon leurs idées, leurs inté­rêts, leurs habi­tudes, quand ils ne sont pas anarchistes.

L’origine de classe, l’appartenance de classe, sans avoir donc un carac­tère exclu­sif et abso­lu, jouent un grand rôle dans l’un ou l’autre sens sur la per­son­na­li­té humaine, sur­tout la soli­di­té, la per­sé­vé­rance, la com­ba­ti­vi­té. Ce qui est vrai pour tous les humains, est encore plus vrai pour les anar­chistes-com­mu­nistes par le fait de leur lutte sur la base de classe, par les dif­fi­cul­tés et les péri­pé­ties de cette lutte. En dehors de l’origine sociale, un cer­tain nombre de fac­teurs façonnent aus­si la per­son­na­li­té : la pro­fes­sion, le milieu fami­lial, le tem­pé­ra­ment, le sens critique.

Il faut tou­jours prendre la per­son­na­li­té humaine dans sa tota­li­té, son dyna­misme, sa com­plexi­té. Il nous semble que c’est sim­pli­fier dan­ge­reu­se­ment que de don­ner une impor­tance exa­gé­rée à l’appartenance à une classe pro­cla­mée révo­lu­tion­naire, consciente, etc. ou à une autre classe pro­cla­mée aus­si som­mai­re­ment réac­tion­naire et rétro­grade. La notion et les fron­tières des classes avec leur inter­pré­ta­tion, leur influence mutuelle, leur com­plexi­té demandent d’ailleurs une étude à part. En atten­dant, méfions-nous des sché­ma­ti­sa­tions et ne don­nons qu’une impor­tance rela­tive au milieu de classe.

Notre atti­tude vis-à-vis des intel­lec­tuels est dans le même sens. Sans aucun doute les qua­li­tés et les posi­tions d’un intel­lec­tuel le poussent plus faci­le­ment vers une ambi­tion, vers un mar­chan­dage avec les « maîtres du jour » qui cherchent à les employer, à s’appuyer sur eux, pour conso­li­der leur pou­voir. Il n’y a aucun doute que pour un intel­lec­tuel, il faut plus de carac­tère, plus de force, et plus de clair­voyance pour entre­voir la vraie struc­ture de la socié­té actuelle, ain­si que les che­mins qui mènent vers la révo­lu­tion sociale. Ensuite, les intel­lec­tuels perdent plus de temps en hési­ta­tions, en cri­tiques et contre-cri­tiques, il leur manque une confiance en eux, et dans les autres. Mais une fois ce che­min par­cou­ru, une fois l’intellectuel convain­cu, il peut être aus­si sûr, aus­si utile, aus­si fidèle à la cause que n’importe quel autre anar­chiste-com­mu­niste. Son ori­gine de classe ne doit pas hypo­thé­quer son acti­vi­té sociale. À côté de l’électricien Erri­co Mala­tes­ta, nous voyons l’ex-prince Kro­pot­kine, l’ouvrier typo­graphe, l’ex-prolétaire agri­cole Prou­dhon, etc. Et au contraire, com­bien de fils de pay­sans, d’ouvriers, d’anciens arti­sans, sont dans la gen­dar­me­rie, le cler­gé, les mili­taires professionnels.

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En conclu­sion

Les classes, la divi­sion en classes sociales, sont des faits carac­té­ris­tiques et incon­tes­tables dans la socié­té actuelle, dans tous les sys­tèmes sociaux actuels.

En dehors de ce fait his­to­rique, réel et impor­tant, il est impos­sible d’envisager aucune solu­tion sociale, même la plus petite et par­tielle, car tout se tient, tout pré­sente un pro­blème com­plexe et unique : la ques­tion sociale.

Ce pro­blème social peut se carac­té­ri­ser ain­si : la libé­ra­tion de la classe ouvrière et de toutes les classes des tra­vailleurs, des exploi­tés et des oppri­més socia­le­ment et éco­no­miques ; par la des­truc­tion du sys­tème social actuel avec ses classes, ses conflits de classes ; en le rem­pla­çant par une socié­té nou­velle, socié­té sans classe dans laquelle la liber­té, le bien-être, la digni­té de tous les êtres humains seront le droit et la réa­li­té, dans laquelle on ne per­met­tra pas à une cer­taine classe, à un cer­tain par­ti caché der­rière l’État, de déro­ber à son propre pro­fit cette liber­té et ce bien-être.

Dans la socié­té contem­po­raine, on peut assez approxi­ma­ti­ve­ment, mais au fond incon­tes­ta­ble­ment, pla­cer d’un côté les classes et les caté­go­ries pri­vi­lé­giées qui vivent de l’exploitation en uti­li­sant le pou­voir, et de l’autre, ceux qui sont exploi­tés et oppri­més même d’une manière assez indi­recte. Dans cette der­nière caté­go­rie, les exploi­tés et les oppri­més, chaque classe, chaque grou­pe­ment humain pos­sède ses inté­rêts et ses par­ti­cu­la­ri­tés spé­ci­fiques ; prend donc des places dif­fé­rentes et rem­plit des fonc­tions dif­fé­rentes. Par consé­quent, leur enga­ge­ment et leur par­ti­ci­pa­tion dans la lutte – la lutte pour résoudre la ques­tion sociale – sont dif­fé­rents, tout en étant orien­tés vers le même but. Le pro­lé­ta­riat, par ses par­ti­cu­la­rismes spé­ci­fiques (sala­riés, non pro­prié­taires, expé­rience col­lec­tive, lutte syn­di­cale, pre­mière vic­time à chaque régres­sion éco­no­mique) se place au pre­mier plan dans cette pers­pec­tive ; sur­tout le pro­lé­ta­riat des villes, concen­tré dans les usines, les mines, les grosses et petites entre­prises. Les néces­si­tés d’une lutte com­mune, la conscience d’un sort com­mun, les besoins d’entraide poussent, bien que d’une façon plus lente les ouvriers dis­per­sés dans les champs et les cam­pagnes, dans les petits ate­liers indus­triels et arti­sa­naux, à une prise de conscience ana­logue. La conscience, la com­ba­ti­vi­té dépendent de l’esprit, de l’expérience, de l’éducation, des tra­di­tions, mais aus­si des condi­tions éco­no­miques : pour un ouvrier « qui n’a que sa force mus­cu­laire comme capi­tal » qui ne pos­sède qu’un misé­rable toit sur la tête, qui arrive à peine à nour­rir ses enfants, il est plus facile de sor­tir dans la rue, de ris­quer tout, parce que le « tout » ne repré­sente pas grand-chose.

Les besoins et les inté­rêts éco­no­miques et maté­riels d’un côté, les idées, l’instinct pro­fond de soli­da­ri­té, de jus­tice, et de liber­té de l’autre côté, sont donc les deux moteurs, les deux puis­sants fac­teurs de cette lutte. Si le pre­mier fac­teur est essen­tiel, le deuxième ne doit pas être négli­gé non plus. Les anar­chistes-com­mu­nistes, une fois la socié­té pour­rie ren­ver­sée par la vio­lence, le plus sou­vent, une fois que les bases éco­no­miques et sociales de cette socié­té ren­ver­sée, sont renou­ve­lées, refu­se­ront d’employer la dic­ta­ture, les pri­vi­lèges, tout ce qui peut mener de nou­veau vers une inéga­li­té éco­no­mique et sociale, vers une nou­velle socié­té de classe.

Ici, se place notre refus du pou­voir et de la dic­ta­ture, ain­si que notre accep­ta­tion pro­vi­soire de la petite pro­prié­té agri­cole, arti­sa­nale et immo­bi­lière, à condi­tion que cette pro­prié­té soit uti­li­sée et exploi­tée sans uti­li­sa­tion de sala­riés sans but spé­cu­la­tif. Il faut nous arrê­ter quelques ins­tants sur ce point. Il est plus facile de faire avan­cer l’idée coopé­ra­tive d’entraide, d’autogestion, de soli­da­ri­té et de jus­tice éco­no­mique sur des caté­go­ries humaines non encore gagnées par l’idéal anar­chiste-com­mu­niste, mais aus­si en même temps non-exploi­tantes, si on n’utilise pas la vio­lence, mais l’exemple, l’éducation, la nécessité.

La pro­prié­té pri­vée deve­nue une pro­prié­té sociale dans le sens mar­xiste signi­fie une éta­ti­sa­tion, un état de choses qui per­pé­tue l’exploitation, évite tout appren­tis­sage d’autogestion, exclut toute par­ti­ci­pa­tion effec­tive dans la ges­tion, dans le par­tage du pro­duit du tra­vail, camoufle une nou­velle socié­té de classe, la classe ouvrière est de nou­veau « spoliée ».

Sur ce point pré­ci­sé­ment, mais non dans les concep­tions éco­no­miques en géné­ral – les anar­chistes-com­mu­nistes sont aus­si des col­lec­ti­vistes et des com­mu­nistes – les mar­xistes nous accusent de tolé­rer la petite pro­prié­té. En réa­li­té, eux aus­si tolèrent d’une manière aus­si pro­vi­soire et tem­po­raire la petite pro­prié­té agraire, arti­sa­nale et indus­trielle (l’expérience de la NEP et des démo­cra­ties popu­laires le prouvent lar­ge­ment et suf­fi­sam­ment), mais ils appellent cette atti­tude « tac­tique », « ruse », « lutte de classe à retar­de­ment », « édu­ca­tion » par la vio­lence : ce manque de réa­lisme et de fran­chise donne un malaise, une bles­sure, crée un cli­mat de méfiance et d’hostilité, même de sabo­tages éco­no­miques de toute sorte dans toute l’activité éco­no­mique, dans tous les rap­ports entre le pou­voir et la classe ouvrière, entre le pou­voir et les pay­sans sur­tout. Tan­dis que nous décla­rons ouver­te­ment que la petite pro­prié­té indi­vi­duelle ou coopé­ra­tive exis­te­ra même après la révo­lu­tion anar­chiste-com­mu­niste pour un temps le plus court pos­sible, mais en tout cas indé­ter­mi­né d’avance. Si nous envi­sa­geons l’avenir, ce n’est pas vers une éta­ti­sa­tion, ni une natio­na­li­sa­tion, que nous édu­que­rons, mais plu­tôt vers les libres com­munes, les entre­prises basées sur l’autogestion, fédé­rées à par­tir de la base. Notre vio­lence s’exercera contre les faits d’exploitation et d’oppression, mais non pour oppres­ser elle-même, même dans des buts édu­ca­tifs. C’est pour­quoi, avant, pen­dant, et même immé­dia­te­ment après la révo­lu­tion, il faut essayer d’appliquer la vieille maxime socia­liste : « de cha­cun selon ses pos­si­bi­li­tés, à cha­cun selon ses besoins », appli­quée non seule­ment pour les indi­vi­dus, mais aus­si pour les grou­pe­ments humains. La vio­lence est néces­saire, il faut le répé­ter, et utile dans la des­truc­tion de l’ancien monde, dans la défense et la sau­ve­garde des acqui­si­tions et des vic­toires, elle ne peut qu’avoir un médiocre suc­cès dans la construc­tion, dans l’éducation, dans la for­ma­tion des individus.

Quant à la ques­tion : « quel est notre idéal, idéal de classe, idéal au-des­sus des classes, ou un idéal stric­te­ment huma­ni­taire ? ». Notre réponse peut-être for­mu­lée ain­si : « notre idéal est sûre­ment avant tout humain, en tout cas anti-classe, mais d’aucune façon au-des­sus des classes ». Ceci veut dire que les anar­chistes-com­mu­nistes ne se placent ni en dehors, ni au-des­sus des classes, et qu’ils par­ti­cipent donc à la lutte des classes ; l’anarchisme-communisme est avant tout l’idéologie et la tac­tique de la classe ouvrière, du pro­lé­ta­riat, des autres classes des tra­vailleurs, des exploi­tés et des oppri­més en géné­ral parce qu’il est l’idéologie et la tac­tique de tous ceux qui luttent pour le pain et la liber­té. Dans ce sens l’anarchisme-communisme est avant tout une idéo­lo­gie de classe.

En même temps, en lut­tant d’une manière vio­lente et révo­lu­tion­naire pour la des­truc­tion des classes exploi­tantes – la grosse bour­geoi­sie, les grosses pro­prié­tés agri­coles, l’exploitation indus­trielle, finan­cière et com­mer­ciale – pour leur abo­li­tion immé­diate ; ensuite, pour l’abolition pro­gres­sive de toute la pro­prié­té indi­vi­duelle ou non, agri­cole ou immo­bi­lière. Mais tou­jours sans rêver, sans ins­tau­rer, sans pra­ti­quer aucune sorte de dic­ta­ture ni pro­lé­ta­rienne, ni intel­lec­tuelle, ni pay­sanne. Dans ce sens, l’anarchisme-communisme est réso­lu­ment anti-classe, il est huma­ni­taire parce qu’il n’accepte aucun pri­vi­lège de classe.

L’idéal de pain et de liber­té pour tous les êtres humains, pour toutes les vic­times de tous les escla­vages sociaux et natio­naux, ne peut être un idéal mono­po­li­sé par une seule caté­go­rie humaine.

[/​Jivko Kolev

5 – 6 février 1959/]

La Presse Anarchiste