Mais il faut dire aussi que Michel Bakounine n’explique pas, selon nous, d’une manière suffisante et convaincante, pourquoi le prolétariat sera la première classe exploitée et opprimée qui en se libérant libérera toutes les autres classes, Bakounine écrit :
« L’ouvrier qui nourrit toute la société qui donne la base et la possibilité de toute la civilisation, et de toutes les richesses est le dernier esclave… Il ne peut pas se libérer lui-même sans libérer en même temps tous les autres, car il va vers la libération de tous, vers la liberté universelle » (L’organisation de l’Internationale, 1872, tome 4, page 68, édition russe).
Nous avons vu que Bakounine part de cet « instinct » de révolte et de liberté, et aboutit à la société socialiste et communiste-libertaire, la société anarchiste, qui permettra cet épanouissement de la liberté, cette destruction non seulement de l’exploitation et de l’injustice, mais aussi de tout pouvoir, de toute oppression, de tout État.
Pour nous, son explication, bien que placée dans le contexte de son anarchisme, ou précisément parce que placée dans le contexte de l’anarchisme, n’est pas suffisante.
Sans avoir l’ambition de découvrir, de compléter quoi que ce soit, nous tâcherons de nous expliquer.
Où est la garantie que le prolétariat soit réellement la première classe qui ne profitera pas de sa victoire sur la bourgeoisie pour instaurer son propre pouvoir, sa propre hégémonie sur toutes les autres classes, et ne fera pas tout son possible pour perpétuer cette hégémonie ? Peut-on compter sur les sentiments et les instincts de liberté et de justice, sur l’altruisme des prolétaires pour que ceux-ci ne suivent pas l’exemple de leurs prédécesseurs, en prenant tout simplement leur place et leur rôle, en devenant donc une nouvelle classe d’exploiteurs, de gouvernants, de tyrans ? Le prolétariat lui-même croit-il à sa mission historique et libératrice, possède-t-il un idéal aussi altruiste, juste et humanitaire, et voit-il les possibilités de mener à bon port cette mission ?
Il est difficile de savoir ce qu’il en pense, en quoi il croit ; jusqu’à maintenant, c’est le parti qui parle en son nom, le prolétariat reste en arrière, mystifié et muet. Et même s’il arrive un jour à se débarrasser de ses mystificateurs et de ses avocats, s’il tâche de nous convaincre de sa sincérité, sa bonne foi, sa conscience et sa fidélité vis-à-vis du bonheur de l’humanité, comment lui faire confiance et ne pas croire qu’il ne veut pas arriver tout simplement à son propre bonheur ?
Il est facile de s’identifier au prolétariat, de ne jamais se poser ces questions et d’avoir toujours des réponses toutes prêtes. Mais qui ces réponses engageront-elles ? Si nous-mêmes sommes des prolétaires, cela suffit-il pour avoir le droit de parler au nom de tous les prolétaires ? Et chacun des prolétaires peut-il engager tous les autres ?
Nous savons, et même T. Pavlov est d’accord sur ce point, qu’il a existé dans l’histoire des classes qui luttaient pour la liberté, qui promettaient la liberté à tout le monde, et qui ont montré ensuite qu’elles cachaient leur appétit d’hégémonie derrière un masque idéologique ; il arrive même qu’elles se prennent elles-mêmes à leur propre jeu d’illusion en se considérant comme des héros humanitaires.
Bakounine, dans ses « lettres sur le patriotisme » (1869) a écrit :
« La bourgeoisie du siècle passé croyait sincèrement qu’en se libérant elle-même de la monarchie, de la tyrannie cléricale et de l’esclavage féodal, elle libérerait en même temps tout le peuple. Et cette croyance naïve, mais sincère, a été la source de leur héroïsme, de leur courage et de leur force invaincue. Grâce à ce droit et à cette force populaire – le peuple lui-même pour ainsi dire s’identifiait avec la bourgeoisie – les bourgeois du siècle passé ont réussi à prendre la forteresse du droit politique qui représentait le rêve de leurs pères des siècles durant. Mais au moment même où ils hissaient leur drapeau sur cette forteresse, une lumière nouvelle a éclairé leur acte. Ils ont compris – au moins pour une partie d’entre eux – qu’une fois pris le pouvoir, leur propre intérêt bourgeois n’est plus le même que celui du peuple ; que la puissance et la prospérité de la classe bourgeoise, la classe des propriétaires, ne peut-être assurée que sur la misère, l’inégalité politique et sociale, l’esclavage du prolétariat » (Œuvres, tome 4, page 84, édition russe).
Et en effet, si le prolétariat arrive réellement à devenir la classe dominante – comme les marxistes l’enseignent – c’est-à-dire une classe qui gouverne, qui exploite, qui supprime le droit des autres, qui met en esclavage et inégalité les autres classes et expressions sociales, se servent dans ce but, et comme instrument de son propre pouvoir de l’État prolétarien, du parti prolétarien de la dictature prolétarienne… nous assisterons alors à une répétition de cette même lamentable histoire, peut-être même dans une réédition encore plus pénible. Et il faudrait alors de nouveau s’organiser, de nouveau lutter contre cette nouvelle classe privilégiée, envisager une nouvelle révolution… et l’histoire recommencerait, sans aucun espoir que ces changements de tyrans finissent un jour.
Pour éviter cette situation, le prolétariat ne doit pas se transformer en une classe privilégiée, ne doit pas chercher sa propre dictature, instaurer son État et son pouvoir.
Mais pour cela, le prolétariat doit abandonner les positions marxistes, car les marxistes tâchent de le bercer de promesses et de mystifications, marchandent sa participation et ses sacrifices dans la lutte en faisant miroiter devant ses yeux les fauteuils des patrons, les postes de dirigeants… et le bâton de gendarme ; et avant tout, en travaillant, les sentiments et les instincts les plus mesquins, les plus vulgaires, les plus égoïstes, au lieu de donner les perspectives humaines et fraternelles, égalitaires, baignées de liberté, de compréhension et de justice. En réalité, les marxistes sont conscients et savent ce qu’ils font : en utilisant le prolétariat, et en général l’injustice sociale actuelle, ils préparent leur propre pouvoir, leur propre élévation en classe dirigeante dans un État où le parti communiste tiendra le rôle de privilégié de dictateur, de capitaliste, d’esclavagiste, de féodal contre tout le peuple, y compris et peut-être avant tout contre le prolétariat. Au lieu d’abolir l’inégalité, le prolétariat continuera d’être salarié, d’être exploité, cette fois-ci non par le capitalisme privé, mais par le capitalisme étatique avec ses directeurs d’usine, avec ses plans de production imposés, ses fonctionnaires, ses policiers, etc.
L’anarchisme communiste et socialiste avec ses idées libertaires, ses principes et ses méthodes fédéralistes, sa lutte de classe (mais non pouvoir de classe), ses autogestions économiques et sociales à partir de la base, avec son refus de toute exploitation, son éducation et son idéal de liberté, peut mieux aider les travailleurs et avant tout, le prolétariat dans son rôle de lutte de destruction, et en même temps, de construction de la nouvelle société.
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Comment le prolétariat peut-il remplir le rôle de destructeur des classes et en même temps éviter sa propre domination comme classe ? Nous voyons les solutions dans deux ordres de faits :
- dans le caractère du prolétariat lui-même, caractère économique, ainsi que caractère du nombre ;
- dans le caractère de la société, comment elle est construite, et comment elle fonctionne ou plutôt comment elle devrait être.
Prenons le premier de ces faits.
Le prolétariat, comme caractéristique de classe, est avant tout la classe qui travaille, qui produit. Cette fonction essentielle est remplie par des millions d’êtres humains. Si le prolétariat – supposons-le – se transforme en classe dirigeante, cette transformation nécessite l’abandon de sa fonction sociale et économique, sa fonction productrice. En ce cas, comme la société aura toujours besoin de travail productif pour exister en tant que société, on devra trouver un autre groupe humain relativement du même nombre et de même capacité, pour remplir cette fonction sociale nécessaire. Autrement, toute la société cesserait d’exister. Non seulement, il faudrait trouver une autre classe prolétarienne (avec l’automatisation le problème est relativement plus simple, mais le fond reste le même dans une société basée sur l’exploitation, car les ouvriers licenciés deviennent automatiquement des chômeurs, et les énormes profits vont dans les caisses des patrons ou de l’État), mais que faudrait-il faire de l’ancienne classe prolétarienne ? Supposons qu’elle soit devenue classe dirigeante, classe des gouvernants ; elle n’est donc plus classe prolétarienne, elle n’est pas classe productrice, classe sociale utile, mais elle s’est transformée en classe parasite, non productrice, superflue. Bien sûr, elle prendra l’appareil étatique, l’appareil administratif, l’appareil d’oppression, de surveillance, les postes de directeurs d’usines, de ministres, de députés, d’officiers, de percepteurs d’impôts, etc., mais même en augmentant le nombre de ces postes, même en donnant des pensions de « mérite » à un bon nombre d’anciens prolétaires, on ne trouvera pas de places pour tous les anciens prolétaires.
Dans l’hypothèse la plus favorable, donc, un petit nombre seulement d’anciens prolétaires « s’élèveront dans l’ordre social ». Et le reste ? Il y aura des prolétaires privilégiés, et des prolétaires non privilégiés ; des anciens prolétaires, qui, en quittant leur classe, cessent d’être prolétaires, économiquement, psychologiquement, et idéologiquement, et qui doivent être nourris, entretenus, etc., et en même temps des prolétaires qui continueront d’être tout simplement des prolétaires. Il y aura de nouveau une différence de classes, et comme les entreprises seront propriétés d’État, il y aura aussi une exploitation, mais ce seront d’anciens prolétaires mutés en une classe dirigeante et étroitement liés à l’appareil étatique, qui exploiteront leurs anciens camarades de classe. Cette exploitation est inévitable, étant donné que les usines, les instruments de travail, le produit du travail n’appartiennent pas à ceux qui travaillent et produisent ; le principe de la propriété soviétique (c’est-à-dire étatique) la planification qui vient d’en haut, les dirigeants des usines, nommés aussi d’en haut, les syndicats pro-gouvernementaux, l’échelle considérable des salaires, et des jouissances, le divorce complet entre les producteurs et les cadres, les techniciens confirment cet état d’exploitation économique. Même des mots d’ordre comme : « conseils d’ouvriers », « usines dans les mains de la classe ouvrière », sont incompatibles avec les fondements de la société dite soviétique et ne peuvent pas cacher la vérité profonde – l’exploitation.
En même temps que l’exploitation cette couche d’ex-prolétaires « élevés en classe dirigeante » qui appliquent le principe marxiste de la dictature prolétarienne, perpétuent une société où il existe une grosse majorité d’opprimés et une petite minorité d’opprimants.
Comment cette petite couche d’anciens prolétaires peut-elle appeler son pouvoir et son État « prolétarien » tandis que la majorité des prolétaires réels continuent de vivre en état d’infériorité économique et sociale ? Ces anciens prolétaires sont maintenant aussi étrangers à la classe ouvrière que l’étaient avant les contremaîtres et les industriels.
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Prenons maintenant le deuxième fait.
Aucune société contemporaine n’est composée exclusivement de prolétaires. Dans chaque société humaine il existe parallèlement aux prolétaires, d’autres classes, d’autres groupes humains qui ont aussi leur rôle social et économique : ceux qui travaillent dans les communications, la santé, l’éducation, la culture et beaucoup d’autres domaines. Dans chaque société humaine, existent également des couches et des groupements humains qui sont uniquement des consommateurs ou qui pendant de longues périodes ne peuvent avoir d’utilité sociale productrice : vieillards, enfants, élèves, étudiants, invalides. Si nous acceptons que le prolétariat est devenu une classe dominante, que cette classe a le droit d’exercer le pouvoir, la dictature, cette classe seule possédera le privilège d’utilité et de prédominance sociale. Les paysans, les artisans, les intellectuels, seront relégués nécessairement au second plan, leur utilité tout juste acceptée, leur participation dans les activités sociales, culturelles, coopératives, professionnelles, artisanales, tout juste tolérée et toujours surveillée. En tout cas, toutes ces catégories humaines, n’auront pas les mêmes droits que les ex-prolétaires, devenus la nouvelle classe.
L’existence de ces classes et de ces groupes humains, en dehors du prolétariat, qui ont eux aussi leurs intérêts spécifiques, et leur utilité sociale, est une des garanties de l’impossibilité du prolétariat à instaurer sa dictature, à condition que ces groupements humains réagissent à chaque effort de nouvel esclavage, défendent leur propre intérêt. Nous voyons ici comment le prolétariat pourra se libérer en libérant en même temps toutes les classes. C’est ici aussi que les marxistes voient leur faiblesse et intercalent le principe de la dictature du prolétariat.
C’est une des raisons de notre désaccord avec le principe de la dictature du prolétariat, de notre lutte contre tout pouvoir, toute exploitation. Car pour nous, anarchistes-communistes l’État, les classes, l’exploitation et le pouvoir sont intimement liés, et doivent donc être critiqués, attaqués et détruits en même temps. Nous plaçons dans cette perspective la société sans classe dans laquelle les prolétaires comme les autres travailleurs, les autres groupes humains, auront chacun leur tâche, leur place, mais non le privilège pour l’un, pour l’autre l’esclavage.
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Il est nécessaire d’expliquer la position anarchiste-communiste sur le caractère humanitaire de l’anarchisme, en dehors des classes ; l’attitude générale de l’homme dans la lutte contre ce vieux monde, et dans son espoir d’un nouveau monde. Il est évident, il est indéniable, que toutes les classes et catégories sociales ne sont pas également intéressées dans les efforts pour supprimer l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme. Affirmer le contraire, est tout simplement naïf et stupide.
Il faut éliminer d’emblée, dans cette perspective de la société future, toutes les classes et toutes les catégories intéressées directement ou indirectement dans la perpétuation de la société actuelle (société de capitalisme privé, des trusts, et de capitalisme étatique) ; nous citerons pour les énumérer : la classe capitaliste et bourgeoise, la classe du parti communiste au pouvoir, le reste du vieux monde féodal et esclavagiste, la société pré-capitaliste, etc.
Même en dehors de ces classes et de ces groupements humains, même parmi les travailleurs (travail physique et travail intellectuel), tous ne sont pas également intéressés, ne sont pas également aptes à participer d’une manière active dans cette lutte et de travail social.
De notre point de vue, ceux qui présentent le plus de qualités, de possibilités, d’intérêts, donc ceux qui doivent être organisés avant tout, sont : le prolétariat des villes et des campagnes, les ouvriers industriels et les ouvriers agricoles, les ouvriers artisans, les salariés et en général, ceux qui sont très peu liés avec la propriété. Les petits propriétaires agraires, les artisans, les petits commerçants font partie de la petite-bourgeoisie qui même quand elle est misérable possède un autre esprit et un autre intérêt.
Mais ce n’est pas seulement l’origine économique qui décide et qui oriente l’activité de tel ou tel individu, de tel ou tel groupe humain. C’est aussi l’éducation, les sentiments de solidarité et d’entraide, l’idéal de justice et de liberté. À condition, bien entendu, que les attaches et les liens, la participation dans le circuit capital-pouvoir-exploitation, ne soient pas prédominante.
Nous ne pouvons pas accepter le tabou social, qui est en même temps un mythe moderne, qui fait de chaque prolétaire presque automatiquement un révolutionnaire, un homme de progrès, et exclut presque automatiquement tout être humain d’une autre origine sociale. Pour un anarchiste-communiste ce qui est essentiel, c’est son aptitude dans la lutte, sa fidélité à l’idéal, son amour de la liberté, son éthique. Mais les anarchistes-communistes ne considèrent pas qu’ils possèdent seuls le privilège ni l’exclusivité de la vérité, que tous les autres individus perdent de leurs qualités humaines, de leurs droits de vivre selon leurs idées, leurs intérêts, leurs habitudes, quand ils ne sont pas anarchistes.
L’origine de classe, l’appartenance de classe, sans avoir donc un caractère exclusif et absolu, jouent un grand rôle dans l’un ou l’autre sens sur la personnalité humaine, surtout la solidité, la persévérance, la combativité. Ce qui est vrai pour tous les humains, est encore plus vrai pour les anarchistes-communistes par le fait de leur lutte sur la base de classe, par les difficultés et les péripéties de cette lutte. En dehors de l’origine sociale, un certain nombre de facteurs façonnent aussi la personnalité : la profession, le milieu familial, le tempérament, le sens critique.
Il faut toujours prendre la personnalité humaine dans sa totalité, son dynamisme, sa complexité. Il nous semble que c’est simplifier dangereusement que de donner une importance exagérée à l’appartenance à une classe proclamée révolutionnaire, consciente, etc. ou à une autre classe proclamée aussi sommairement réactionnaire et rétrograde. La notion et les frontières des classes avec leur interprétation, leur influence mutuelle, leur complexité demandent d’ailleurs une étude à part. En attendant, méfions-nous des schématisations et ne donnons qu’une importance relative au milieu de classe.
Notre attitude vis-à-vis des intellectuels est dans le même sens. Sans aucun doute les qualités et les positions d’un intellectuel le poussent plus facilement vers une ambition, vers un marchandage avec les « maîtres du jour » qui cherchent à les employer, à s’appuyer sur eux, pour consolider leur pouvoir. Il n’y a aucun doute que pour un intellectuel, il faut plus de caractère, plus de force, et plus de clairvoyance pour entrevoir la vraie structure de la société actuelle, ainsi que les chemins qui mènent vers la révolution sociale. Ensuite, les intellectuels perdent plus de temps en hésitations, en critiques et contre-critiques, il leur manque une confiance en eux, et dans les autres. Mais une fois ce chemin parcouru, une fois l’intellectuel convaincu, il peut être aussi sûr, aussi utile, aussi fidèle à la cause que n’importe quel autre anarchiste-communiste. Son origine de classe ne doit pas hypothéquer son activité sociale. À côté de l’électricien Errico Malatesta, nous voyons l’ex-prince Kropotkine, l’ouvrier typographe, l’ex-prolétaire agricole Proudhon, etc. Et au contraire, combien de fils de paysans, d’ouvriers, d’anciens artisans, sont dans la gendarmerie, le clergé, les militaires professionnels.
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Les classes, la division en classes sociales, sont des faits caractéristiques et incontestables dans la société actuelle, dans tous les systèmes sociaux actuels.
En dehors de ce fait historique, réel et important, il est impossible d’envisager aucune solution sociale, même la plus petite et partielle, car tout se tient, tout présente un problème complexe et unique : la question sociale.
Ce problème social peut se caractériser ainsi : la libération de la classe ouvrière et de toutes les classes des travailleurs, des exploités et des opprimés socialement et économiques ; par la destruction du système social actuel avec ses classes, ses conflits de classes ; en le remplaçant par une société nouvelle, société sans classe dans laquelle la liberté, le bien-être, la dignité de tous les êtres humains seront le droit et la réalité, dans laquelle on ne permettra pas à une certaine classe, à un certain parti caché derrière l’État, de dérober à son propre profit cette liberté et ce bien-être.
Dans la société contemporaine, on peut assez approximativement, mais au fond incontestablement, placer d’un côté les classes et les catégories privilégiées qui vivent de l’exploitation en utilisant le pouvoir, et de l’autre, ceux qui sont exploités et opprimés même d’une manière assez indirecte. Dans cette dernière catégorie, les exploités et les opprimés, chaque classe, chaque groupement humain possède ses intérêts et ses particularités spécifiques ; prend donc des places différentes et remplit des fonctions différentes. Par conséquent, leur engagement et leur participation dans la lutte – la lutte pour résoudre la question sociale – sont différents, tout en étant orientés vers le même but. Le prolétariat, par ses particularismes spécifiques (salariés, non propriétaires, expérience collective, lutte syndicale, première victime à chaque régression économique) se place au premier plan dans cette perspective ; surtout le prolétariat des villes, concentré dans les usines, les mines, les grosses et petites entreprises. Les nécessités d’une lutte commune, la conscience d’un sort commun, les besoins d’entraide poussent, bien que d’une façon plus lente les ouvriers dispersés dans les champs et les campagnes, dans les petits ateliers industriels et artisanaux, à une prise de conscience analogue. La conscience, la combativité dépendent de l’esprit, de l’expérience, de l’éducation, des traditions, mais aussi des conditions économiques : pour un ouvrier « qui n’a que sa force musculaire comme capital » qui ne possède qu’un misérable toit sur la tête, qui arrive à peine à nourrir ses enfants, il est plus facile de sortir dans la rue, de risquer tout, parce que le « tout » ne représente pas grand-chose.
Les besoins et les intérêts économiques et matériels d’un côté, les idées, l’instinct profond de solidarité, de justice, et de liberté de l’autre côté, sont donc les deux moteurs, les deux puissants facteurs de cette lutte. Si le premier facteur est essentiel, le deuxième ne doit pas être négligé non plus. Les anarchistes-communistes, une fois la société pourrie renversée par la violence, le plus souvent, une fois que les bases économiques et sociales de cette société renversée, sont renouvelées, refuseront d’employer la dictature, les privilèges, tout ce qui peut mener de nouveau vers une inégalité économique et sociale, vers une nouvelle société de classe.
Ici, se place notre refus du pouvoir et de la dictature, ainsi que notre acceptation provisoire de la petite propriété agricole, artisanale et immobilière, à condition que cette propriété soit utilisée et exploitée sans utilisation de salariés sans but spéculatif. Il faut nous arrêter quelques instants sur ce point. Il est plus facile de faire avancer l’idée coopérative d’entraide, d’autogestion, de solidarité et de justice économique sur des catégories humaines non encore gagnées par l’idéal anarchiste-communiste, mais aussi en même temps non-exploitantes, si on n’utilise pas la violence, mais l’exemple, l’éducation, la nécessité.
La propriété privée devenue une propriété sociale dans le sens marxiste signifie une étatisation, un état de choses qui perpétue l’exploitation, évite tout apprentissage d’autogestion, exclut toute participation effective dans la gestion, dans le partage du produit du travail, camoufle une nouvelle société de classe, la classe ouvrière est de nouveau « spoliée ».
Sur ce point précisément, mais non dans les conceptions économiques en général – les anarchistes-communistes sont aussi des collectivistes et des communistes – les marxistes nous accusent de tolérer la petite propriété. En réalité, eux aussi tolèrent d’une manière aussi provisoire et temporaire la petite propriété agraire, artisanale et industrielle (l’expérience de la NEP et des démocraties populaires le prouvent largement et suffisamment), mais ils appellent cette attitude « tactique », « ruse », « lutte de classe à retardement », « éducation » par la violence : ce manque de réalisme et de franchise donne un malaise, une blessure, crée un climat de méfiance et d’hostilité, même de sabotages économiques de toute sorte dans toute l’activité économique, dans tous les rapports entre le pouvoir et la classe ouvrière, entre le pouvoir et les paysans surtout. Tandis que nous déclarons ouvertement que la petite propriété individuelle ou coopérative existera même après la révolution anarchiste-communiste pour un temps le plus court possible, mais en tout cas indéterminé d’avance. Si nous envisageons l’avenir, ce n’est pas vers une étatisation, ni une nationalisation, que nous éduquerons, mais plutôt vers les libres communes, les entreprises basées sur l’autogestion, fédérées à partir de la base. Notre violence s’exercera contre les faits d’exploitation et d’oppression, mais non pour oppresser elle-même, même dans des buts éducatifs. C’est pourquoi, avant, pendant, et même immédiatement après la révolution, il faut essayer d’appliquer la vieille maxime socialiste : « de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins », appliquée non seulement pour les individus, mais aussi pour les groupements humains. La violence est nécessaire, il faut le répéter, et utile dans la destruction de l’ancien monde, dans la défense et la sauvegarde des acquisitions et des victoires, elle ne peut qu’avoir un médiocre succès dans la construction, dans l’éducation, dans la formation des individus.
Quant à la question : « quel est notre idéal, idéal de classe, idéal au-dessus des classes, ou un idéal strictement humanitaire ? ». Notre réponse peut-être formulée ainsi : « notre idéal est sûrement avant tout humain, en tout cas anti-classe, mais d’aucune façon au-dessus des classes ». Ceci veut dire que les anarchistes-communistes ne se placent ni en dehors, ni au-dessus des classes, et qu’ils participent donc à la lutte des classes ; l’anarchisme-communisme est avant tout l’idéologie et la tactique de la classe ouvrière, du prolétariat, des autres classes des travailleurs, des exploités et des opprimés en général parce qu’il est l’idéologie et la tactique de tous ceux qui luttent pour le pain et la liberté. Dans ce sens l’anarchisme-communisme est avant tout une idéologie de classe.
En même temps, en luttant d’une manière violente et révolutionnaire pour la destruction des classes exploitantes – la grosse bourgeoisie, les grosses propriétés agricoles, l’exploitation industrielle, financière et commerciale – pour leur abolition immédiate ; ensuite, pour l’abolition progressive de toute la propriété individuelle ou non, agricole ou immobilière. Mais toujours sans rêver, sans instaurer, sans pratiquer aucune sorte de dictature ni prolétarienne, ni intellectuelle, ni paysanne. Dans ce sens, l’anarchisme-communisme est résolument anti-classe, il est humanitaire parce qu’il n’accepte aucun privilège de classe.
L’idéal de pain et de liberté pour tous les êtres humains, pour toutes les victimes de tous les esclavages sociaux et nationaux, ne peut être un idéal monopolisé par une seule catégorie humaine.
[/Jivko
5 – 6 février 1959/]