[|« Droit » — Culture — Situation sociale du labeur
Première conclusion|]
Après ce qui vient d’être dit précédemment sur la situation économique et politique de la Russie, il ne nous parait pas nécessaire de parler longuement de l’état juridique et culturel de sa population et des conditions sociales du labeur. Peut-être faudrait-il s’arrêter en détail sur le fond du « droit » en général, sur le « droit de classe », sur le droit ancien et nouveau — pour, ensuite, illustrer la destruction complète des vieux éléments juridiques et l’absence d’éléments neufs. Peut-être, serait-il intéressant de dépeindre d’une façon colorée le tableau terrifiant de la rechute culturelle jusqu’à la sauvagerie d’un peuple de plus de 150.000.000 d’habitants. Peut-être, enfin, serait-il utile de caractériser par des exemples multiples l’asservissement actuel des masses laborieuses, leur esclavage social sans précédent. Mais tant que ce problème exigera une définition plus précise des notions de « droit », de « culture », etc., il ralentira de trop notre travail et nous écartera loin des buts de notre sujet immédiat. Quant aux faits, il en est déjà cité pas mal, et tous ceux qui écrivent sur la Russie en donnent d’innombrables.
Il faut nous hâter. Nous devons nous rapprocher le plus rapidement possible des problèmes et conclusions qui sont l’objet principal de nos lettres. En conséquence nous nous bornerons cette fois à formuler brièvement les thèses fondamentales
I. — Dans le domaine du droit aussi bien que dans celui de la vie politique et économique, la Russie moderne est un terrain rasé qui attend une construction nouvelle. Bien entendu, il ne reste rien des anciennes « bases » d’avant la révolution. Mais il n’y existe pas non plus le moindre indice d’une nouvelle création au point de vue droit. Donc, l’idée même du droit s’est tout à fait effacée dans l’esprit des masses, étant remplacée par des « principes » de violence, de ruse, de duperie et de trahison devenus lois souveraines. Actuellement il n’y a absolument plus de « droit » en Russie. Il y existe un vide qui attend d’être comblé par quelque chose de neuf.
II. — L’anéantissement complet dans la révolution russe de toutes les « acquisitions et biens culturels » est plus ou moins connu. Il n’y a pas de mots ni de nuances qui puissent définir exactement l’effondrement de tous les appareils « culturels » anciens aussi bien dans le domaine de la science, de la technique, des arts, que dans celui des coutumes journalières.
De nouveaux éléments culturels se sont-ils fait jour à la place de ceux détruits ? La question même est actuellement déplacée. Peut-on parler de la présence d’une création culturelle dans un pays où toute vie intellectuelle est impossible, où les conditions les plus élémentaires de l’existence humaine manquent, où, à l’exception de quelques couches privilégiées de la population urbaine, les hommes errent littéralement nus et allumés sur une terre dénudée et aride ?…
Toutes les bases anciennes de la « culture » sont rasées en Russie. Aucun indice de voies culturelles neuves. Il faut être sur place, il faut, physiquement éprouver et vivre ce retour général à l’époque préhistorique pour se convaincre de sa possibilité matérielle.
III. Enfin, que pourrions-nous dire sur la situation sociale du labeur en Russie ?
Tout d’abord, le « labeur » lui-même dans le sens contemporain du mot n’y existe pas. La notion du « travail salarié » qui existait avant la révolution et qui existe encore dans les autres pays, a en réalité vécu en Russie. La révolution l’a tuée. (Une fois de plus, il est à rappeler qu’aujourd’hui le « prolétariat » proprement dit, dans la signification habituelle du terme, n’existe pas non plus en Russie.) Mais il n’y a pas non plus un travail libre vraiment nouveau et humain. Qu’y a‑t-il alors ? À la place des « bases » détruites, s’est instauré l’esclavage dans le sens le plus profond du mot, le servage étatiste de l’époque antique du Pérou, le plus bas asservissement des masses humaines que l’on puisse s’imaginer.
En Russie contemporaine, il ne peut être question d’aucune « situation sociale du labeur » au sens moderne, l’implacable, le terrifiant patron-pillard l’État, armé du knout des anciens chaouchs, cingle ses esclaves courbés sous le joug, gémissant mais ne pouvant jusqu’alors s’en secouer. Le paysan n’est pas plus libre que l’ouvrier, car actuellement son labeur est monopole d’État. L’arbitraire et la violence exercés sur lui par les nouveaux maîtres, laissent loin derrière eux l’époque féodale du Moyen-Âge avec la « volonté du seigneur » et le « droit fie la première nuit »… Ce qui existe en ce moment en Russie, ce n’est même pas le servage, même pas l’esclavage, mais une application constante des travaux forcés sur une « échelle » étatiste. Ce fait est tout naturel, car l’État y est porté jusqu’à son apothéose logique — prison achevée, définie et parfaite.
Comme on sait, l’infructuosité cruelle d’un tel « ordre social » oblige ces temps derniers le gouvernement d’admettre un certain accommodement à ce système monstrueux par le principe de l’entreprise privée, donc par celui du labeur salarié. Théoriquement, le rôle historique de « l’État Ouvrier » et la tâche du « gouvernement socialiste » en « attendant la réalisation du socialisme » consistent dans ce cas à contenir la pression et l’élan du capital privé, à assurer la prépondérance de l’État, et enfin à soutenir les ouvriers dans leur lutte. (Toute cette construction dans son ensemble est justement la « politique économique nouvelle » — nouvelle par rapport à l’orientation gouvernementale primitive, purement « socialiste » et purement étatiste). Pratiquement, la tentative de joindre ces deux éléments irréconciliables et diamétralement opposés arrive bien entendu à une absurdité. L’un d’eux prend inévitablement le dessus. Dans le cas présent, l’État économiquement impuissant et en faillite est obligé de céder le terrain au capital privé. La « politique économique » capitule devant « l’économie politique ». Et ainsi l’État a autre chose à faire que de s’occuper de la défense ouvrière. Il se débat sans cesse, cherchant tantôt à reprendre le dessus dans le domaine politique, tantôt attaquant de nouveau le capital par soubresauts pour lui faire, un jour plus tard, des concessions encore plus sérieuses. Le capital ayant un caractère instable et purement spéculatif aspire par tous les moyens à un profit avide et rapide. Le peuple laborieux oppressé, écrasé et affamé est incapable de défendre lui-même ses intérêts d’une façon organisée. On ne pense qu’à soi-même, et on « s’arrange » chacun pour soi en cherchant de s’adapter au milieu, n’importe comment, dans l’espoir de « s’en dépêtrer » un jour. Dans ces conditions, les transactions privées qui existent entre le labeur et le capital se passent « en famille » et sur des bases purement arbitraires. Le balbutiement de la « loi », inepte et impotente devant la réalité, reste lettre morte. L’exploitation chaotique et sauvage prend dans les entreprises privées qui existent, un caractère fantastique. (À cet égard, voir les données typiques de la presse soviétiste elle-même.) Il est ridicule de parler d’une défense réelle des intérêts ouvriers et d’une « situation sociale du labeur » plus ou moins normale dans le domaine de l’entreprise privée.
Donc, également dans la situation sociale du travail, la révolution russe a détruit toutes les bases existantes, anéanti toutes les notions modernes, sans avoir donné naissance à quelque chose d’autre. Le vide impossible dans la nature s’y est provisoirement comblé par une organisation étatiste de travaux forcés accommodée à la diable d’éléments de labeur salarié sur les principes de l’exploitation la plus effrénée. L’un et l’autre entretiennent tant bien que mal un souffle de vie dans l’ensemble social. Mais au fond cet ensemble attend des formes absolument nouvelles de la collaboration humaine que seule la création sociale future apportera.
Notre premier examen est terminé. Nous avons dessiné, dans ses traits essentiels, la situation politique, économique, etc., de la Russie contemporaine. Nous pouvons maintenant aller plus loin. Nous pouvons, tout d’abord, formuler distinctement et dans son entier, notre première conclusion générale par rapport au caractère et à l’essence de la révolution russe.
Cette conclusion porte :
La révolution russe fut en premier lieu, un gigantesque processus destructeur englobant tout et accompli. L’ouragan de la destruction ne laissa en paix pas un être vivant, pas un coin, pas une pierre. Les bases, les fondements et les formes millénaires de la vie sociale, les principes et les notions courantes — économiques, politiques, juridiques, culturelles, sociales — sont, rasés jusque dans leur racine. Tous les usages et les mœurs de la société qui semblaient devoir s’ossifier — et dont l’humanité vit depuis l’origine du pouvoir, de la propriété et de l’État sont écroulés en Russie. C’est la fin de toute une phase du développement humain. C’est la liquidation de toute une époque de la civilisation. C’est tout un monde de notions, de rapports et de faits qui a vécu. Tout ce qui s’est accumulé depuis les temps anciens jusqu’à nos jours sur les tissus fondamentaux de l’évolution humaine est anéanti par l’explosion formidable qui se préparait de longue date.
La révolution russe a matériellement réalisé le krach de la vieille société qui se dessinait depuis longtemps. Le ravage qu’elle accomplit est complet : économie, politique, droit, culture, labeur, éthique, religion, sexe, famille, individualité, — tout y est réduit à un monceau chaotique de ruines fumantes.
Destruction complète anéantissant tout. Tel est tout d’abord le sens de la révolution russe.
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Une quantité énorme de faits journaliers dont l’énumération seule demanderait des dizaines de volumes, — faits qui commencent déjà à s’accumuler dans la presse russe et étrangère, et qui feront un jour l’objet de la curiosité et de l’attention de l’historien méticuleux, — pourrait illustrer en détail notre conclusion. Nous renvoyons le lecteur à la littérature qui s’en occupe.
Mais quelle est donc la littérature qui pourrait nous relater tous les phénomènes innombrables parsemés à travers les villes et les campagnes qui resteront inconnus à jamais, mais qui sont spécialement démonstratifs — précisément par leur multitude et par leur rencontre de tous les moments ?…
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