La Presse Anarchiste

La femme et la politique

Depuis un demi-siècle, davan­tage même, on agite la ques­tion, tou­jours dis­cu­tée, non encore réso­lue, du vote des femmes. La France, « ce flam­beau du pro­grès », est déjà dépas­sée, sur ce point comme sur tant d’autres, par la moi­tié de l’Europe. On parle, cepen­dant, d’octroyer aux Fran­çaises ce pré­cieux bulletin.

Les fémi­nistes se réjoui­ront, si on la leur accorde, de cette vic­toire long­temps atten­due. La femme, de tous temps tenue à l’écart de la vie sociale, se sen­ti­rait, enfin, l’égale de l’homme, et cette éga­li­té recon­nue consti­tue­rait un pro­grès. Au point de vue poli­tique, la femme, actuel­le­ment, n’a aucun droit : elle obéit aux lois sans y avoir par­ti­ci­pé, elle paye les impôts sans don­ner son avis sur la manière dont on s’en sert. Deve­nue citoyenne, elle aurait, comme l’homme, le droit d’émettre son opi­nion et de dis­cu­ter celles des autres. Elle y gagne­rait aus­si, du moins elle le pense, plus de liber­té, et l’homme la res­pec­te­rait davan­tage. L’horizon élar­gi s’étendrait désor­mais pour elle plus loin que le ménage, les enfants, ou les romans-feuille­tons. Obli­gée de lire des jour­naux, d’assister aux réunions, la femme ver­rait ses connais­sances s’augmenter, sa vie deve­nir plus inté­res­sante. Enfin, dans la socié­té, désor­mais la femme comp­te­rait : elle se sen­ti­rait une force, on ne pour­rait plus la négli­ger comme autre­fois. Et n’est-ce pas, pour elle, la plus belle revanche — revanche toute paci­fique d’ailleurs — qu’elle puisse prendre, enfin, sur le sexe oppres­seur ? Se sen­tir un indi­vi­du, un rouage social, être sem­blable à l’homme, sur­tout, quelle vic­toire impa­tiem­ment désirée !

Être sem­blable à l’homme, telle est bien, en effet, l’aspiration secrète des femmes, en géné­ral. Un des reproches qu’on adresse à leur fai­blesse — sou­vent à tort, du reste, car elles montrent par­fois plus de cou­rage phy­sique ou moral que les hommes — c’est leur admi­ra­tion, presque leur culte de la force. Est-ce l’éternelle atti­rance des contraires : Elles recherchent, elles aiment chez l’homme ce qui leur manque le plus. Les plus affi­nées même subissent quel­que­fois l’antique pré­ju­gé de l’infériorité fémi­nine. Plus faible que l’homme, la femme, pour être son égale, essaye de deve­nir forte, phy­si­que­ment parle tra­vail et les sports, mora­le­ment par la conquête des droits poli­tiques qu’il pos­sède. Il semble que l’homme, sym­bole de la force, devienne son seul modèle, et que son désir le plus cher soit de par­ve­nir jusque-là.

Certes, cette éga­li­té des sexes, cette liber­té poli­tique, pour laquelle ont lut­té et souf­fert par­fois tant de « suf­fra­gettes », viennent d’un désir très légi­time d’émancipation. Les par­ti­sans de la tra­di­tion s’en inquiètent. Que va deve­nir le monde, si la femme, jusqu’ici tenue en tutelle, réclame sa part d’autorité ? Le monde, cepen­dant, ne risque pas grand chose, et les femmes pour­ront, comme les hommes, voter, sans que la socié­té devienne pour cela plus mau­vaise ni meilleure. La liber­té poli­tique qu’elles envient aux hommes sera pour elles comme pour eux, une conquête fac­tice, une illu­sion savante grâce à laquelle elles croi­ront peut-être s’être libé­rées, alors qu’elles res­te­ront plus esclaves que jamais. La femme, durant des siècles, a subi la domi­na­tion de l’homme. Vou­lant s’en affran­chir, elle réclame, aujourd’hui, le même droit que lui, le droit de se choi­sir des maîtres. Oh est l’émancipation ? L’égalité dans l’esclavage, ce n’est pas le pro­grès. Car le citoyen, mal­gré son titre est loin d’agir à sa guise et d’avoir sa part au gou­ver­ne­ment quoi qu’en disent les manuels d’instruction civique. Le « peuple sou­ve­rain » qui exprime sa volon­té un jour tous les quatre ans, est vrai­ment un sou­ve­rain qui se contente de peu. Mais, en réa­li­té, l’électeur subit pas­si­ve­ment les lois, sans les avoir faites, et sans y pou­voir rien chan­ger. Par suite du méca­nisme gou­ver­ne­men­tal, il ne peut, par son vote, que conso­li­der l’autorité qui l’opprime déjà, et don­ner une appa­rence de jus­tice à cette tyran­nie col­lec­tive qui s’appelle la loi. La loi, mal­gré le suf­frage uni­ver­sel, par suite même de cette ins­ti­tu­tion, est tou­jours éta­blie par les forts contre les faibles. Toutes les liber­tés acquises au cours de l’histoire l’ont été en dehors des lois : elles ont été arra­chées, illé­ga­le­ment, par la force, et les lois n’ont fait que les légi­ti­mer, ne pou­vant plus les détruire.

Le bul­le­tin de vote est donc une conquête inutile et peut-être mal­fai­sante. Inutile, car elle ne peut jamais libé­rer l’individu. Nui­sible, si la femme, l’ayant obte­nu. s’imaginait qu’elle s’est éman­ci­pée grâce à lui, et si elle bor­nait là ses reven­di­ca­tions. Déjà Mir­beau, il y a trente-quatre ans, s’étonnait plai­sam­ment qu’on pût encore, dans un coin per­du de Bre­tagne ou d’Auvergne, trou­ver un élec­teur. « À quel sen­ti­ment baroque, à quelle mys­té­rieuse sug­ges­tion peut bien obéir ce bipède pen­sant, doué d’une volon­té, à ce qu’on pré­tend, et qui s’en va, lier de son droit, assu­ré qu’il accom­plit un devoir, dépo­ser dans une boite élec­to­rale quel­conque un quel­conque bul­le­tin, peu importe le nom qu’il ait écrit des­sus ?… Qu’est-ce qu’il espère ?… Il ne petit arri­ver à com­prendre qu’il n’a qu’une rai­son his­to­rique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne joui­ra jamais, et de mou­rir pour des com­bi­nai­sons qui ne le regardent point.

En véri­té, ce serait, pour la femme, un étrange lieu de per­fec­tion­ne­ment intel­lec­tuel et moral que le Par­le­ment ! Quelle éman­ci­pa­tion peut-elle espé­rer des réunions élec­to­rales, aux bas cal­culs, aux intrigues louches et mal­propres ? Lui fau­drait-il avoir recours, comme l’homme, aux comé­dies mul­tiples et hon­teuses que la poli­tique impose à ses valets ? Si elle veut réus­si, elle y sera plus ou moins obli­gée : les fémi­nistes, faute de mieux, se rési­gne­ront à accep­ter ce com­bat salis­sant. « Dès que l’égalité sexuelle sera conquise, écrit l’une d’elles, la femme au com­bat de la vie contrac­te­ra cette dure­té de cœur, apa­nage jusqu’ici de l’autre sexe. Frap­pée, elle frap­pe­ra ; spo­liée, elle spo­lie­ra. » Seules, peut-être les âmes déli­cates pré­fé­re­ront s’éloigner de ces batailles élec­to­rales, écœu­rantes sou­vent, vaines presque tou­jours. Les avan­tages éco­no­miques qu’elles y trou­ve­raient (admis­si­bi­li­té des femmes à tous les emplois avec éga­li­té de salaire pour les deux sexes ; sup­pres­sion des lois qui subor­donnent la femme à l’homme) ne sau­raient com­pen­ser pour elles les qua­li­tés morales qu’elles sacri­fie­raient au cours de ces luttes,

Et, cepen­dant, la femme ne doit pas se dés­in­té­res­ser des luttes sociales. N’y aurait-il pas un autre moyen, plus effi­cace, de conqué­rir son indé­pen­dance, que de sol­li­ci­ter un bul­le­tin de vote ? D’autre part, aban­don­ner tota­le­ment cette reven­di­ca­tion, ne serait-il pas se recon­naître, d’avance, inca­pable de la faire abou­tir Et puisque, dans la socié­té actuelle, les récla­ma­tions du citoyen sont seules léga­le­ment enten­dues, sinon satis­faites, ne serait-il pas plus adroit de récla­mer, d’abord, les droits poli­tiques ? Les femmes devien­draient, par eux, une force, qui, si petite soit-elle, leur ser­vi­rait ensuite à se faire écou­ter. Une fois recon­nue l’égalité poli­tique, elles sau­raient l’apprécier à sa juste valeur, et la dédai­gner même, en s’éloignant, comme le font les révo­lu­tion­naires, du mar­ché élec­to­ral. Et réser­vant leurs éner­gies pou, des luttes moins déce­vantes, elles s’efforceraient de conqué­rir ailleurs leur éman­ci­pa­tion. La poli­tique, les que­relles des par­tis ou des per­sonnes n’apprennent rien, et la femme s’y inté­resse, du reste, médio­cre­ment. Ce n’est pas l’atmosphère sur­chauf­fée et bruyante des salles élec­to­rales qui lui convient. Ce sont plu­tôt les réunions édu­ca­tives, les dis­cus­sions d’idées neuves, les confé­rences contra­dic­toires et vivantes qui seraient pro­fi­tables à son édu­ca­tion sociale, encore toute à faire. Elle y join­drait les lec­tures de livres, sérieux et attrayants à la lois, et celle des jour­naux d’avant-garde ; en même temps, son com­pa­gnon, son frère ou son mari l’initierait, peu à peu, aux ques­tions sociales. Enfin, elle péné­tre­rait pour s’éduquer d’abord, puis aider les autres à le faire, dans les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles (comme le Syn­di­cat) ou à ten­dances poli­tiques même, sans être élec­to­rales (Comme la Franc-Maçon­ne­rie). Là elle s’exercerait, à expri­mer clai­re­ment ses reven­di­ca­tions, par la parole et par la plume, et à les faire abou­tir. Mili­ter dans les syn­di­cats ou les grou­pe­ments d’avant-garde serait cer­tai­ne­ment plus effi­cace, pour la libé­ra­tion de la femme, que d’élire un dépu­té, ou une dépu­tée, qui pro­mettent tou­jours beau­coup et ne peuvent jamais rien tenir.

Ni la femme, ni l’homme n’ont rien à espé­rer de leurs diri­geants. « Notre enne­mi, c’est notre maître, il ne nous don­ne­ra jamais le bon­heur. » Au lieu d’attendre l’amélioration de son sort d’un bul­le­tin de vote, la femme gagne­rait à se péné­trer pro­fon­dé­ment de cette parole sage, en l’appliquant, à elle : « L’émancipation de la femme sera l’œuvre de la femme elle-même. »

[/​Une Révol­tée./​]

La Presse Anarchiste