La Presse Anarchiste

Les sources du roman moderne en France

L’histoire du roman français dans ces quar­ante dernières années présente aux yeux d’un obser­va­teur con­scien­cieux le plus étour­dis­sant des spec­ta­cles. Chaos immense et tour­bil­lon­nant d’œuvres mul­ti­ples faisant danser sur des rythmes de tous gen­res les images les plus diverses.

Pour s’y recon­naître et dis­cern­er avec jus­tice, il est bon de remon­ter aux sources vives de ce déluge de récits.

Cher­chons donc ces sources.

Elles ont l’air innom­brables. Peut-être n’est-ce qu’apparence. Peut-être prenons-nous pour des sources quelques banales fontaines dont les eaux ne jail­lis­sent que d’un roc arti­fi­ciel. Rares sont les écrivains qui peu­vent trou­ver en eux-mêmes leurs sources. Je ne crois pas que les auteurs de roman, depuis 1870 jusqu’à ce jour aient eu tous assez de géniale puis­sance pour qu’ils puis­sent se pass­er d’ancêtres. Allons donc au-delà de l’époque qui les fit. écrire pour chercher les grands créa­teurs dont la poussée de sève se pro­longea jusque dans la postérité littéraire.

Avant 1870 trois hommes ont écrit des œuvres : Stend­hal (de 1831 à 1839) ; Balzac (de 184o à 1845) ; Flaubert (de 1857 à 1870). Ceux-là furent des sources. Allons à eux afin de savoir ce que nos con­tem­po­rains leur doivent.

Stend­hal et Balzac sont à peu près de la même époque — époque admirable, unique moment qui con­nut les élans, les luttes et les éclo­sions poé­tiques d’un Vigny et d’un Hugo, d’un Mus­set et d’un Lamar­tine. Stend­hal et Balzac sont de l’époque romantique.

Il est curieux de not­er les influ­ences récipro­ques des poètes et des prosa­teurs d’un même temps. Plus sou­vent l’âme poé­tique l’emporte et impose son rythme au cerveau du con­teur. Il y eut cepen­dant des excep­tions. Mais ce fut aux épo­ques où la prose fut la moins créa­trice d’imaginations, la moins riche d’invention ; ce fut, en ces épo­ques de cri­tique et de satire, de dis­cus­sion et de pam­phlet, comme le xvi­i­ie siè­cle français, pen­dant lequel il fal­lut atten­dre Rousseau, le poète en prose Jean-Jacques, ce précurseur du roman­tisme, pour retrou­ver enfin dans notre lit­téra­ture autre chose que des jeux spir­ituels, de pré­cis­es attaques ou de matérielles philosophies.

Dans les siè­cles d’idéalisme, c’est tou­jours le poète qui entraîne le prosa­teur. Songez au xviie siè­cle. Voyez com­bi­en Bossuet ou La Bruyère, ou La Rochefou­cauld, dont les tem­péra­ments et les génies furent si dif­férents les uns des autres, nous appa­rais­sent cepen­dant comme des clas­siques dont l’idéal lit­téraire nous sem­ble frère cadet de celui des Corneille, des Racine et des Molière.

Il est remar­quable aus­si que pré­cisé­ment ces épo­ques de grand idéal­isme poé­tique voient sur­gir les per­son­nal­ités les plus forte­ment et les plus déli­cate­ment dif­féren­ciées. Comme l’âme de Corneille dif­fère bien de celle de Racine et de celle de Molière, et comme les qual­ités d’esprit d’un La Rochefou­cauld sont aux antipodes de celles d’un Bossuet !

Le Roman­tisme fut une de ces flam­bées de haut idéal­isme qui per­me­t­tent aux grands génies de se recon­naître et de se réu­nir afin jouir les uns les autres de leurs dis­tinctes et irré­ductibles beautés.

Il était naturel que Stend­hal et Balzac y par­tic­i­passent — cha­cun à leur façon, à la mesure de leur tempérament.

Si l’on ne con­sid­ère du Roman­tisme que ses exagéra­tions et ses défauts — si l’on ne veut plus appel­er roman­tique que ce qui ne nous en peut plus paraître qu’insupportable — il est évi­dent que Stend­hal, dans ce sens, n’est pas le moins du monde romantique.

Il a le ver­bal­isme en hor­reur. Il exècre la surabon­dance des détails ; il ne se soucie pas du pit­toresque. Il préfère la sécher­esse à l’abondance. Il est sobre d’expression. Il ne déclame ni ne lar­moie. Mais il me sem­ble que Vigny non plus. En ses romans, Stend­hal ne se met pas en scène pour y don­ner la con­fi­dence de ses espoirs ou de ses dés­espoirs. Mais il me sem­ble qu’en ses poésies Vigny ne fut pas plus con­fi­dent de ses petites mis­ères sen­ti­men­tales. Stend­hal est un penseur qui analyse sans pitié. Et que fut le poète de la Mort du Loup ?

Le Roman­tisme ne tient pas tout entier dans le mono­logue de Her­nani ou dans les Nuits de Mus­set. Il n’est pas seule­ment éclat ou lamen­ta­tion — il peut être aus­si pen­sée : il nous le mon­tre avec Vigny et avec Stendhal.

En quoi donc l’auteur du Rouge et du Noir fut-il, digne de l’époque romantique ?

L’héroïsme est, je crois, la con­di­tion absolue des grandes épo­ques lit­téraires. Les clas­siques furent de grands trag­iques parce qu’ils créèrent des héros au théâtre : héros du devoir, avec Corneille, héros de la pas­sion, avec Racine. Les roman­tiques furent de grands poètes parce qu’ils héroïsèrent à nou­veau une lit­téra­ture qu’un siè­cle de cri­tique matéri­al­iste avait abais­sé au niveau du plus plat jour­nal­isme. Héroïsme social avec Hugo, héroïsme pas­sion­nel avec Mus­set, héroïsme méta­physique avec Lamar­tine, mais aus­si héroïsme de pen­sée, héroïsme de lutte pour la vie, avec Vigny.

Je ne sais si l’on me com­prend bien quand je par­le d’héroïsme. Ailleurs, je me suis dévelop­pé ample­ment à ce sujet. J’appelle le héros : celui qui sait se don­ner tout entier à son idéal — celui qui ne craint pas de pouss­er sa vie jusqu’aux extrêmes con­séquences de ce qu’il aime — fût-ce même jusqu’à la mort — et ce qu’il aime peut être aus­si bien une foi, une femme, ou la vie telle qu’elle est, ou la vie telle qu’on la rêve — ou sa vie telle qu’on la veut faire.

Stend­hal se rat­tache aux Roman­tiques par cette con­cep­tion de l’héroïsme si sin­gulière­ment forte en ses romans que l’un de ses héros — Julien Sorel de Le Rouge et le Noir — eut sur de nom­breuses âmes, pen­dant plusieurs généra­tions jusqu’à ces jours-ci, une influ­ence aus­si grande que celle d’un maître qui eût vécu, influ­ence per­sua­sive, con­tagieuse, hyp­no­tique, comme jamais aucun apôtre n’en eut durant ce siècle.

Stend­hal fui bien, comme il le dis­ait de lui-même, un « obser­va­teur du cœur humain », mais il ne perdit pas son temps et son art à en observ­er de médiocres types. Il usa de l’analyse, il est vrai, mais cette méth­ode ne lui fut pas un instru­ment de destruc­tion. Il avait créé, en son esprit, des êtres assez puis­sam­ment vivants pour qu’il pût sans dan­ger les scruter. Les héros de ses romans étaient assez rich­es en juge­ment et en volon­té pour qu’il pût ain­si leur deman­der rai­son de leurs actes. Julien Sorel se crée, s’affirme, s’oppose, se dresse plus vigoureuse­ment à chaque ques­tion que l’auteur lui pose. Julien Sorel existe plus forte­ment encore que Stend­hal. Il peut dès lors sup­port­er les dures épreuves de l’analyse.

Nos romanciers soi-dis­ant »psy­cho­logues » d’aujourd’hui n’ont pas com­pris ces con­di­tions de la méth­ode ana­ly­tique dans l’œuvre stend­hali­enne. MM. Bar­rès, Bour­get, Mar­cel Prévost, Abel Her­mant se pré­ten­dent les dis­ci­ples du maître Stend­hal ; ils n’en sont que les vils con­tre­fac­teurs. De Stend­hal ils n’ont retenu que la méth­ode, ils en ont oublié l’âme. Stend­hal avait l’âme héroïque. Ces messieurs ont de l’esprit. Stend­hal mit l’analyse au ser­vice de la libre éclo­sion de ses « héros d’énergie ». Ces messieurs mirent les per­son­nages de leurs livres au ser­vice de leur pro­pre manie analysatrice.

Stend­hal a écrit il y a soix­ante-quinze ans et son héros, Julien Sorel, vit encore dans tous les esprits — il est une force immortelle. — Que restera-t-il, seule­ment dans quar­ante ans, des mal­ad­ifs fan­toches de M. Bar­rès, des mani­aques élé­gants de M. Bour­get, de petites écervelées de M. Mar­cel Prévost, et des louch­es « fins de race » de M. Abel Her­mant ? Rien, sinon le sou­venir d’une mode littéraire.

Balzac est une autre source du roman mod­erne — mais une source qui jail­lit aus­sitôt en un tor­rent débor­dant tout, empor­tant tout, pour s’imposer avec une puis­sance unique. Je crois qu’il n’est guère besoin de démon­tr­er longue­ment ce que peut être en lui le Roman­isme. Tout est roman­tique chez Balzac, tout s’y affirme avec l’enthousiasme et la foi idéal­iste de l’auteur — mais ce qui s’y affirme ain­si c’est toute la vie des hommes, tous leurs espoirs, toutes leurs mis­ères, tous leur efforts de douleur et de joie, tous les aspects de leur activ­ité dans la quo­ti­di­enne lutte, toute la réal­ité humaine telle que Balzac l’a vue, l’a imag­inée, l’a recrée dans son cerveau vision­naire pour nous en dress­er le grouil­lant spec­ta­cle. Ain­si ce fut tout un monde dont il sut être le créa­teur — un monde mille fois plus vivant que le monde réel, un monde de vie intense où toutes les ver­tus et tous les vices, toutes les tares et toutes les grandeurs des hommes se trou­vent immortelle­ment héroïsés. Et cepen­dant ce, monde fab­uleux est plus vrai que le monde des réal­ités fragmentaires.

Avez-vous jamais con­nu des êtres plus émou­vants dans leur laideur morale que le père Grandet ou le père Séchard ? Avez-vous jamais ren­con­tré des êtres aus­si pure­ment adorables qu’Eugénie Grandet, qu’Ève et David Séchard ? Avez-vous trou­vé une activ­ité de jeunesse aus­si fébrile­ment débor­dante que celle de Lucien de Rube­m­pré ? Le romanci­er anglais Oscar Wilde écrivait dans ses « Inten­tions » que jamais, il n’avait autant pleuré dans sa vie qu’à la mort de Lucien de Rube­m­pré. Oscar Wilde était assez com­plexe pour que nous puis­sions l’écouter. Ses larmes ne sont pas de faciles effu­sions à la manière du pleur quo­ti­di­en d’une midinette avide de roman-feuil­leton. Cepen­dant je crois que Balzac put ce mir­a­cle d’émouvoir à la fois Oscar Wilde et la midinette, d’unir dans la même sim­plic­ité des pleurs le let­tré le plus raf­finé et la plus naïve des igno­rantes lec­tri­ces, et ce n’est là qu’un des mille et un mir­a­cles de l’œuvre balzacienne.

Tout est pos­si­ble dans le monde d’un créa­teur aus­si for­mi­da­ble­ment génial que le fut Balzac. C’est que la vie dont il s’est servi ne lui fut pas un mod­èle, mais une matière qu’il pétrit puis­sam­ment dans ses mains décidées, afin de faire, sur­gir de l’étreinte de ses doigts divins tout un monde nou­veau, suiv­ant sa pro­pre créa­tion. Passez un mois à lire la « Comédie Humaine » vous vous y pas­sion­nerez au point d’y oubli­er la vie réelle ; vous ne penserez plus le matin à con­naître les nou­velles vécues que nous appor­tent jour­naux ; vous ne voudrez plus rien savoir de votre his­toire ; tout de la vie con­tem­po­raine vous paraî­tra sans intérêt, les êtres que vous con­nais­sez vous paraîtront des ombres ou des fan­toches. La Vie, la vraie vie, vous la trou­verez, intense, tour­men­tée, fiévreuse, mul­ti­for­mé­ment active dans les his­toires du romanci­er. Vous en suiv­rez hale­tant le cours trag­ique. Vous vivrez avez ses héros toutes les douleurs et tous les espoirs du cœur des hommes, mais vous les vivrez aux bat­te­ments d’un cœur unique en ses haines comme en ses amours. Vous vivriez toutes les con­quêtes et toutes les chimères et toutes les désil­lu­sions, et vous serez même présent et souf­frant aux angoiss­es et aux trans­es de la lutte avec la mort. Et quand vous aurez ain­si vécu de toutes les héroïques imag­i­na­tions balza­ci­ennes — vous, qui durant ce temps, n’aurez même plus songé à faire atten­tion au médiocre cours de la vie envi­ron­nante — vous retournerez aux com­bats de cette vie, non pas avec la las­si­tude et le dégoût de la dure et terne réal­ité, mais avec une flamme neuve et un courage jeune que vous aurez acquis en la com­pag­nie de cer­tains héros du con­teur. Vous ver­rez le monde à la fois plus laid et plus beau qu’il ne vous sem­blait aupar­a­vant, et vous voudrez agir et vous aurez la force de cette activ­ité — comme si vous ne faisiez que pour­suiv­re avec vous-même, en votre vraie vie, l’action intense des romans que vous venez de lire.

Si Balzac est un si mag­ique créa­teur d’illusions, s’il est cet effréné roman­tique que nous venons de dire, com­ment alors le réal­isme con­tem­po­rain a‑t-il pu le revendi­quer pour père ?

Il y a de tout dans l’œuvre de Balzac, car c’est tout un monde. Il y a des âmes d’élite et d’extraordinaires mon­stres, nous l’avons vu. Mais on y trou­ve aus­si, en con­traste et comme ser­vant de fond en teintes de gri­sailles, la foule des êtres médiocres, aux mornes exis­tences végétatives.

Cepen­dant, dans un roman balza­cien, aucune de ces vies banales et vul­gaires ne devient le sujet prin­ci­pal. Cela reste tou­jours un détail qui doit nous servir à mieux com­pren­dre l’évolution du héros, les cir­con­stances de son acte. Jamais non plus Balzac ne s’attachera à la descrip­tion du monde extérieur, nature de cam­pagne ou de ville, pour le seul souci vain de décrire une chose qui est. S’il nous décrit un pays, une ville, un mai­son, un ate­lier une usine, c’est qu’ici ou là un héros de bien ou de mal se pas­sionne, en tire souf­france ou sa joie, y prend la pos­si­bil­ité d’exalter son être jusqu’au tri­om­phe ou jusqu’au mar­tyre. Le monde objec­tif pour Balzac n’est qu’une con­di­tion de son sujet — et son sujet peut s’enrichir des détails du réel parce que c’est un esprit d’idéaliste qui a trou­vé ce sujet et choisi ces détails.

En lisant les Nat­u­ral­istes on voit com­ment cer­tains de ces écrivains, au con­traire de Balzac, et se croy­ant cepen­dant les héri­tiers du réal­isme balza­cien, furent les mornes esclaves d’une plate réal­ité et com­ment ceux d’entre ces Nat­u­ral­istes, qui méri­tent notre admi­ra­tion, sont juste­ment ceux dont l’intuitif esprit créa­teur a débor­dé en imag­i­na­tions puis­santes ou en frémis­santes sen­si­bil­ités les bar­rières sys­té­ma­tiques de l’étroit réalisme.

Mais l’autre grand écrivain en qui nous voyons la troisième source du roman mod­erne va nous servir déjà à dis­cern­er les pre­miers rav­ages de ce préjugé lit­téraire. Le cas de Gus­tave Flaubert est le plus com­plexe qu’il soit. Pour dis­cern­er sa per­son­nal­ité, plaçons-là dans son temps et cher­chons des rap­ports. Stend­hal et Balzac étaient con­tem­po­rains du Roman­tisme poé­tique et nous avons vu com­ment ils en furent dignes. Il n’en est pas moins impor­tant de savoir que te romanci­er Flaubert lut con­tem­po­rain du poète Lecon­te de Lisle. L’idéal de Flaubert et celui de l’auteur des Poèmes Bar­bares sont frères. Tous deux ont été à l’école du poète Théophile Gau­ti­er, l’école de l’Art pour l’Art, — tous deux y ont puisé le souci de la per­fec­tion de la forme, l’amour de la tech­nique scrupuleuse et savante. Tous deux ont demandé à l’érudition la matière de leur œuvre. Flaubert a voulu objec­tiv­er le roman comme Lecon­te de Lisle a pré­ten­du objec­tiv­er le lyrisme. L’un et l’autre ont voulu s’éliminer de leur œuvre afin de repro­duire impas­si­ble­ment les tableaux de la Vie.

Ici s’affirme donc le par­al­lélisme entre l’évolution de la poésie et celle du roman. La con­tem­po­ranéité et la simil­i­tude d’idées de Flaubert et de Lecon­te de Lisle sont frap­pantes, mais plus encore nous y attacherons d’importance si songeons que tous deux furent égale­ment con­tem­po­rains d’Ernest Renan.

Avec Renan (1848–1868) s’affirme avec séduc­tion et par une claire logique la recherche méthodique du vrai. Le ratio­nal­isme sci­en­tifique trou­ve en cet écrivain un habile défenseur. Dès lors tout va pass­er au crible de l’analyse renani­enne ; tout va se réduire à un déter­min­isme expéri­men­tal. D’ailleurs Renan ne fai­sait que vul­garis­er avec dis­tinc­tion dans le monde des let­tres, des principes et des méth­odes qui s’affirmaient déjà depuis un moment chez les philosophes de ce xixe siè­cle en pleine maturité.

Après le pos­i­tivisme d’Auguste Comte et les psy­cho­logues expéri­men­taux de 1’Angleterre, après Stu­art Mill, Bain et Spencer, ce furent les psy­cho-phys­i­o­logues alle­mands qui furent en vogue. 

Tout cela venait d’ailleurs à la suite des grandes décou­vertes sci­en­tifiques dans le domaine de la mécanique et de la chimie et de leurs appli­ca­tions phys­i­ologiques. Les hommes en furent éblouis et crurent que tout devait se sub­or­don­ner aux méth­odes de la sci­ence jusqu’alors expéri­men­tée, c’est-à-dire de la seule sci­ence des corps, tout, même leur vie intérieure, et par con­séquent leur art et leur lit­téra­ture, ne se ren­dant pas compte que le libre jeu de leur fan­taisie, de leur sen­si­bil­ité ou de leur imag­i­na­tion pas­sion­nelle con­tribuerait bien mieux à con­stituer la doc­u­men­ta­tion néces­saire pour les fonde­ments d’une psy­cholo­gie. Les nat­u­ral­istes voulurent accentuer ce souci d’exactitude et d’objectivité en art, mais cela ne suf­fit, heureuse­ment, pas à étouf­fer le Génie créa­teur de quelques-uns d’entre eux.

Stend­hal, Balzac, Flaubert, telles sont les trois, puis­santes sources français­es du roman mod­erne. Mais il en fut aus­si de l’étranger.

Nous en avons déjà dis­cerné quelques-unes venant d’Angleterre et d’Allemagne, mais c’étaient des sources empoi­son­nées du fatal microbe de l’analyse expérimentale.

Il en fut aus­si de fécon­des. Il y eut d’abord l’adorable con­teur Dick­ens, qui fut une source de fine émo­tiv­ité, de ten­dresse et de poé­tique vision. Dick­ens, qui apprit à notre Alphonse Daudet à se con­naître pour se con­ter à son tour.

Il y eut aus­si les Russ­es : Tour­guenef et Dos­toïewsky et surtout Tol­stoï, et enfin Gor­ki, dont les âmes de lumière furent pour un grand, nom­bre d’écrivains français des phares, d’amour amour vers un Idéal nou­veau. Il y eut l’altière chan­son de soli­tude du grand et amer Niet­zsche, dont l’individualisme impi­toy­able gui­da cer­tains de nos romanciers en des voies, moins pop­u­laires. Il y eut aus­si Oscar Wilde, dont l’imagination esthé­tique dora la fin du siè­cle d’un ray­on d’inoubliable légende.

Telles sont, bonnes ou mau­vais­es, les prin­ci­pales sources intel­lectuelles ou morales du roman mod­erne. Mais le cerveau ou le cœur ne guident pas seuls les plumes des écrivains. Il faut compter aus­si avec la vie sociale — et même avec la vie poli­tique. Assuré­ment celles-ci ne sont pas les plus pures des sources, mais, quelque­fois, elles en sont les plus puis­santes, celles qui se dévelop­pant en tor­rents et créant des fleuves, draguent en leurs eaux les plus nom­breuses pro­duc­tions — les œuvres que le moment impose, que la Foule acclame et qui volent la gloire aux grandes œuvres de Beauté — jusqu’au jour de la Postérité où elles s’anéantissent avec les Sociétés et les Mœurs qui les ont engendrées.

[/André Colom­er./]


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