La Presse Anarchiste

Les problèmes de l’Etat

Voi­ci la fin de notre étude [[Voir Révi­sion d’a­vril, n° 3.]] sur l’É­tat. Cette deuxième par­tie com­prend l’a­na­lyse des prin­ci­pales expé­riences ouvrières de l’a­près-guerre et un essai de synthèse.

Les pro­blèmes sou­le­vés sont loin d’être épui­sés. Néan­moins nos lec­teurs trou­ve­ront dans les pages qui suivent la mise en chan­tier d’une série d’é­tudes que nous espé­rons voir com­plé­ter dans les pro­chains numé­ros de la revue. Les ques­tions du rôle de l’in­tel­li­gent­sia dans ses rap­ports avec le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ; des formes ouvrières de la police, de la jus­tice et de l’ar­mée, des inter­in­fluences entre syn­di­cat et par­ti, res­tent inachevées.

Rap­pe­lons que nous sommes une revue d’é­tudes et non un organe de frac­tion, et que, par consé­quent, toutes les contri­bu­tions venant de nos lec­teurs seront les bienvenues.

À la lueur de l’Expérience

Les États escla­va­gistes, féo­dal-agraire, bour­geois-indus­triel ont der­rière eux des siècles ou des dizaines d’an­nées d’exis­tence ; il est donc pos­sible de faire une étude appro­fon­die de leur carac­tère. Il en va tout autre­ment quand il s’a­git des appli­ca­tions pra­tiques de créa­tions d’É­tat ins­pi­rées d’in­ten­tion mar­xiste ou d’or­ganes se sub­sti­tuant à l’É­tat sui­vant les doc­trines anar­chistes ou syn­di­ca­listes. Il ne s’a­git là que de véri­tables « lueurs », extrê­me­ment brèves ren­dant l’é­ta­blis­se­ment d’un juge­ment par­ti­cu­liè­re­ment difficile.

[|20 ans de bolchevisme|]

C’est en fai­sant cette réserve qu’il faut abor­der la « lueur » qui dure depuis 20 ans en Rus­sie et qui per­met expé­ri­men­ta­le­ment d’é­tu­dier com­ment la réa­li­té de ce pays a défor­mé les pro­jets primordiaux.

Il faut se sou­ve­nir que notre numé­ro pré­cé­dent, cher­chant à esquis­ser l’É­tat ouvrier, selon les mar­xistes, disait qu’il devait être for­mé par « l’as­sem­blée natio­nale tra­vailleuse » (les Soviets).

C’est en effet ain­si que l’ex­pé­rience fut abor­dée, le pou­voir de l’É­tat fut pris au nom du congrès des Soviets (exac­te­ment de Conseils de dépu­tés ouvriers, pay­sans, sol­dats). Effec­ti­ve­ment au début les Soviets, du côté ouvrier, étaient com­po­sés de délé­gués d’u­sines, et du côté pay­san de délé­gués de vil­lages, et enfin du côté sol­dats de délé­gués de compagnies.

Mais c’est ici que le pre­mier heurt avec la réa­li­té se pro­dui­sit ; une assem­blée natio­nale « tra­vailleuse » pour un pays immense néces­si­tait une délé­ga­tion res­treinte. Ceci ame­na un sys­tème très com­pli­qué d’é­lec­tions à 3 ou 4 degrés abou­tis­sant au som­met de la pyra­mide à un simple conseil des ministres (dénom­més com­mis­saires du peuple) régnant à coups de décrets et sou­mis à un contrôle de façade.

Tou­te­fois ce qui fut une consé­quence plus grave de ce sys­tème de délé­ga­tions ce fut la perte de la liai­son directe entre la masse et les délé­gués ; les par­tis poli­tiques se lan­cèrent à la conquête des Soviets fai­sant com­po­ser ceux-ci non seule­ment de délé­gués issus de l’en­tre­prise, du vil­lage, de la com­pa­gnie, mais en pré­sen­tant par­mi les délé­gués, les « mili­tants » connus par leur art ora­toire, leur plume ou leur pas­sé de per­sé­cu­tion. Le lien éco­no­mique était bri­sé ; le char­la­ta­nisme de la tri­bune et du jour­nal allait faire des mer­veilles. Un moment phra­séo­logues et écri­vas­siers durent s’a­dap­ter au souffle de la révo­lu­tion. Mais au fur et à mesure que les élé­ments pro­lé­ta­riens les plus actifs étaient mou­lus et absor­bés par la guerre civile, logi­que­ment les délé­gués dési­gnés pour leurs qua­li­tés poli­tiques et non éco­no­miques deve­naient pré­pon­dé­rants. Pour pou­voir « bien » par­ler, « bien » écrire, « bien » orga­ni­ser l’a­gi­ta­tion et le recru­te­ment il fal­lait (sur­tout dans un pays comme la Rus­sie) une cer­taine ins­truc­tion, cer­taines habi­tudes de tra­vail men­tal, cer­taines capa­ci­tés de géné­ra­li­sa­tion et de déduc­tion. Quoi d’é­ton­nant que les tra­vailleurs du cer­veau, les intel­lec­tuels, « l’in­tel­li­gent­sia » for­ma les cadres du pou­voir nou­veau : étu­diez la bio­gra­phie des prin­ci­paux poten­tats russes, vous y ren­con­trez des jour­na­listes, des écri­vains, des ingé­nieurs, des employés, des ins­ti­tu­teurs, des doc­teurs, des étu­diants uni­ver­si­taires, et d’an­ciens ouvriers pas­sés au tra­vail des par­tis déve­lop­pant chez eux avant tout le cer­veau et rom­pant le lien industriel.

Cette couche sociale mit en évi­dence ses mili­tants les plus actifs en les agglu­ti­nant autour du par­ti bol­che­vik — le plus auda­cieux, le plus har­di, le plus capable, le plus anti­ca­pi­ta­liste, mais aus­si le plus fourbe, le plus cynique, le plus amo­ral, le plus sans scru­pules, non seule­ment envers la bour­geoi­sie, mais aus­si envers le pro­lé­ta­riat et la paysannerie.

Cet ensemble de pro­prié­tés lui per­mit de conqué­rir et de main­te­nir une place pré­pon­dé­rante dans le pou­voir et plus tard d’ob­te­nir le mono­pole de celui-ci.

Les réactions

Le pro­lé­ta­riat se bat­tant dans la guerre civile ne pou­vait pas ou n’o­sait pas (pour ne pas per­mettre une contre-révo­lu­tion bour­geoise) se retour­ner contre le nou­vel enne­mi qu’il avait cou­vé dans son sein ; à la fin de la guerre civile en mars 1921, il ten­ta déses­pé­ré­ment à Crons­tadt de recon­qué­rir les « vrais Soviets ». Il fut écra­sé, parce que la masse ouvrière russe était épui­sée autant par les com­bats que par la famine. À côté du pro­lé­ta­riat la pay­san­ne­rie pauvre se fai­sait hacher avec les makh­no­vistes pour les « vrais Soviets ». Iso­lé au point de vue inter­na­tio­nal, le pro­lé­ta­riat russe voyait les tra­vailleurs d’oc­ci­dent divi­sés en jouis­seurs et en vic­times de l’a­près-guerre, la par­tie était perdue.

Lénine, le créa­teur, le pro­mo­teur du par­ti unique fut cruel­le­ment châ­tié en tant qu’­homme dans son triomphe : peu de temps avant la mala­die qui lui fut fatale, il put encore com­prendre où son œuvre s’o­rien­tait. Au xie congrès du P.C. russe il put encore pro­non­cer : « Notre État est un État ouvrier et pay­san à défor­ma­tion bureau­cra­tique… La machine vous échappe des mains, on dirait qu’un autre la dirige, elle court dans une autre direc­tion que celle qu’on lui a fixée…  » (Compte ren­du du 11e congrès).

En effet la machine avait trou­vé sa voie. Après la mort de Lénine, après l’é­li­mi­na­tion de Trots­ki dont l’en­ver­gure et le sou­ve­nir de l’an­cienne acti­vi­té pro-ouvrière parais­saient dan­ge­reux, les Soviets pour­sui­virent leur dégé­né­res­cence. Réduits à être de très timides conseils muni­ci­paux, ils virent Sta­line leur don­ner le coup de pied de l’âne dans sa consti­tu­tion de 1936 ; doré­na­vant il ne sub­sis­tait plus que l’é­ti­quette sovié­tique ; même le camou­flage des élec­tions se fai­sait à la façon par­le­men­taire tra­di­tion­nelle pour des ins­ti­tu­tions soi-disant légis­la­tives centrales.

Le pou­voir réel s’é­tait encore plus écar­té ; concen­tré à la mort de Lénine dans les mains d’un bureau poli­tique du par­ti-mono­pole, il devait s’en aller à tra­vers dépor­ta­tions et fusillades vers le pou­voir per­son­nel strict d’un seul : Sta­line, nou­veau tzar de toutes les Russies.

Mais celui-ci incarne et s’ap­puie sur la caste pri­vi­lé­giée des tra­vailleurs céré­braux, enla­çant dans ses ten­ta­cules l’é­co­no­mie, la magis­tra­ture, la police, l’é­du­ca­tion, la diplo­ma­tie et l’armée.

L’État russe : diplomate, policier et magistrat

Dans tous les domaines de la vie sociale l’É­tat russe sui­vit la même évo­lu­tion. Le manque d’es­pace réser­vé à cette étude empêche de décrire les détails dans l’a­gri­cul­ture, dans le com­merce, dans la banque.

Il ne fau­drait d’ailleurs pas croire que le cours de ce déve­lop­pe­ment se limi­tait aux faits éco­no­miques. Ain­si la diplo­ma­tie de l’É­tat russe com­mence par être une diplo­ma­tie de « place publique ». Il est vrai qu’il n’y eut jamais d’or­ganes embryon­naires de la diplo­ma­tie ouvrière direc­te­ment issus de la masse. Mais enfin les pre­mières notes de Tchit­che­rine, com­mis­saire du peuple aux affaires étran­gères étaient adres­sées non pas aux diplo­mates pro­fes­sion­nels, mais aux peuples et cela bien sou­vent par radio et par la presse. En outre, tous les pour­par­lers de Brest-Litovsk étaient sui­vis seconde par seconde, grâce à un fil direct par le Comi­té cen­tral du par­ti com­mu­niste ; celui-ci les sou­met­tait à une dis­cus­sion très intense dont une grande par­tie était publiée.

Au fur et à mesure, que la diplo­ma­tie russe rem­por­ta des suc­cès par la recon­nais­sance de nom­breux pays, elle se bou­cla en caste très fer­mée : non, seule­ment les ambas­sa­deurs ne furent jamais élus par les Soviets, mais tous les pour­par­lers étaient conduits à la façon tra­di­tion­nelle, c’est-à-dire secrète. Plus encore, aucun des trai­tés conclus n’é­tait sou­mis à dis­cus­sion devant l’o­pi­nion, ouvrière.

Un phé­no­mène ana­logue se pro­dui­sit dans les appa­reils de répres­sion. Par­tis avec un pro­gramme pro­met­tant la sup­pres­sion de la police, les bol­che­viks russes se trou­vèrent en pré­sence d’une milice et de tri­bu­naux popu­laires pra­ti­que­ment contrô­lés et dési­gnés par les soviets locaux. Ils eurent tôt fait de por­ter la griffe de l’É­tat cen­tra­li­sé dans ce domaine. Au lieu de juges élus, il y eut des magis­trats pro­fes­sion­nels, « recom­man­dés », c’est-à-dire, impo­sés par le par­ti mono­po­liste, arran­geant les nomi­na­tions par le Com­mis­sa­riat du peuple cen­tral et ses subor­don­nés pro­vin­ciaux. L’é­lec­ti­vi­té ouvrière ne sub­siste plus que pour des asses­seurs sié­geant d’ailleurs uni­que­ment dans des organes cor­res­pon­dant à la jus­tice de paix en Occident.

Au début les juges ouvriers jugeaient sui­vant ce qu’ils appe­laient « la conscience révo­lu­tion­naire », obser­vant quelques grands prin­cipes sans se consi­dé­rer liés par un droit for­mel. Peu à peu les pro­fes­sion­nels de la jus­tice éta­blirent un code nou­veau à carac­té­ris­tiques très féroces, com­pre­nant notam­ment les crimes de non-déla­tion, de peine de mort pou­vant frap­per même des ado­les­cents de 12 ans, d’exé­cu­tion capi­tale pour vol.

L’ap­pli­ca­tion de la « conscience révo­lu­tion­naire » se défor­ma d’une façon par­ti­cu­lière ; les répres­sions très graves et sur­tout celles diri­gées contre les élé­ments vou­lant appro­fon­dir la révo­lu­tion furent confiées à des col­lèges de mili­tants consi­dé­rés comme par­ti­cu­liè­re­ment purs et dévoués ; le pro­to­type de ceux-ci fut Dzer­jins­ki, le fon­da­teur de la Tche­ka (Com­mis­sion extra­or­di­naire de lutte contre la contre-révo­lu­tion) ; cet orga­nisme devint plus tard le Gué­péou (Admi­nis­tra­tion poli­tique d’É­tat) et plus tard encore le N.K.V.D., sec­tion de sûre­té auprès du Com­mis­sa­riat des affaires inté­rieures. Mais à tra­vers toutes les méta­mor­phoses, ces organes conservent leurs traits essen­tiels : ils ne sont en aucune façon élus mais nom­més par les auto­ri­tés supé­rieures ; ils ne subissent aucun contrôle autre que celui de leurs propres chefs ; ils jugent et ins­truisent les pro­cès eux-mêmes ; ils n’ad­mettent ni défense par avo­cats, ni témoi­gnages ; ils ne publient pas les sen­tences. Ils agissent en ver­tu de la confiance que met en eux le par­ti pour s’ins­pi­rer tou­jours de l’in­té­rêt suprême du pro­lé­ta­riat. Telle est la théo­rie. Dans la pra­tique cette acti­vi­té est diri­gée en pre­mier lieu contre les pro­tes­ta­tions ouvrières et est menée abso­lu­ment arbitrairement.

Des comités d’usine aux trusts d’État

Le par­ti bol­che­vik en pre­nant le pou­voir avait à son pro­gramme la natio­na­li­sa­tion de la grande indus­trie ; il réa­li­sa cette pro­messe même au-delà de ses inten­tions, pous­sé par la masse croyant pal­lier aux dif­fi­cul­tés maté­rielles par une expro­pria­tion totale ; d’autre part la résis­tance lar­vée de la petite bour­geoi­sie accé­lé­ra sa propre exé­cu­tion par l’É­tat russe.

Mais les pre­miers mois, cette natio­na­li­sa­tion ne fut qu’une mesure décla­ra­tive ; l’op­po­si­tion en fait vint non de la bour­geoi­sie, mais des ouvriers. Ceux-ci déte­naient, en fait, les usines par l’in­ter­mé­diaire des Comi­tés d’u­sine ; c’é­taient là des orga­ni­sa­tions par­ti­cu­lières se rap­pro­chant du type syn­di­cal sans être des syn­di­cats. Ils avaient de com­mun avec les syn­di­cats le lien indus­triel ; mais assem­blant des ouvriers qui n’a­vaient pas eu le temps de se connaître dans la vie col­lec­tive en tant qu’or­ga­ni­sa­tion, la sélec­tion des délé­gués deve­nait moins rigou­reuse que dans les syn­di­cats ; le point de vue étroit de l’u­sine l’emportait sur la vue d’en­semble de l’in­dus­trie et de la classe ouvrière.

Ces organes se heur­tèrent très tôt (avant la paix de Brest-Litovsk) avec des bureaux d’É­tat qui pré­ten­daient diri­ger l’in­dus­trie natio­na­li­sée ; un organe avait été nom­mé, non pas par élec­tion, mais par dési­gna­tion au nom des organes cen­traux (Com­mis­saires du peuple, Pré­si­dium de Comi­té exé­cu­tif pro­vin­cial des Soviets), cet organe, s’ap­pe­lait Conseil supé­rieur de l’É­co­no­mie popu­laire (V.S.N.H.) ; cette ins­ti­tu­tion créa par loca­li­té des sec­tions régio­nales et locales ; par indus­tries elle ins­ti­tua des cen­trales de la houille, du fer, de l’al­cool, etc. ; dans ce réseau les fonc­tion­naires n’é­taient évi­dem­ment ni élus, ni révo­cables, ni amo­vibles ; ils avaient leurs propres inté­rêts éco­no­miques ; ils vou­laient les trai­te­ments les plus éle­vés pos­sible ; ils s’ap­pro­priaient ain­si sous une autre forme la plus-value créée par le tra­vail des ouvriers. Ils s’al­lièrent à la par­tie des tech­ni­ciens des usines aux­quels ils étaient liés par la forme du tra­vail cérébral.

Les conflits entre Comi­tés d’u­sine et Glav­ki ou Centres (comme on appe­lait les Cen­trales) se nouèrent autour des dépôts de com­bus­tibles, matières pre­mières ou uti­li­sa­tion des pro­duits ache­vés, finan­ce­ment (l’argent était main­te­nu en grande par­tie pour les salaires, les banques res­tant entre les mains de l’É­tat, les Cen­trales avaient sur bien des points des posi­tions prédominantes).

Les Comi­tés d’u­sine avaient pour eux la sym­pa­thie de la masse, la connais­sance pra­tique de l’in­dus­trie, une plus grande sou­plesse dans les échanges et les rela­tions ; comme défaut ils avaient une ten­dance à voir avant tout l’in­té­rêt de leur propre usine.

Les Cen­trales dis­po­sant d’une masse de res­sources maté­rielles (com­bus­tible, outillage, matières, pre­mières) et pou­vant faire fer­mer le robi­net des salaires, eurent aus­si comme alliés la magis­tra­ture d’É­tat et en par­ti­cu­lier la Tche­ka (Com­mis­sion extra­or­di­naire de lutte contre la contre-révo­lu­tion). Un des grands pro­blèmes qui, d’une façon appa­rente, heur­ta Comi­tés d’u­sines et Cen­trales fut le choix entre la direc­tion des usines par une équipe de direc­tion choi­sie et contrô­lée par le Comi­té d’u­sine ou par un direc­teur indi­vi­duel res­pon­sable devant la Cen­trale et donc nom­mé par celle-ci (le per­son­nel ne conser­vait qu’un droit théo­rique d’ex­pri­mer sa désap­pro­ba­tion ou son acquies­ce­ment à cette nomination).

La par­tie active du pro­lé­ta­riat étant occu­pée à la guerre civile, ce furent les Cen­trales qui l’emportèrent. Seule­ment leur triomphe entraî­na aus­si l’ac­cen­tua­tion de la pape­ras­se­rie, des bureaux, de la comp­ta­bi­li­té au point que cette machi­ne­rie consom­mait toute la valeur de la pro­duc­tion en frais inté­rieurs ; les usines com­men­cèrent à ralen­tir au point que vers le milieu 1921 elles étaient proches de leur para­ly­sie complète.

C’est alors que les bol­che­viks, pro­ta­go­nistes de l’é­ta­tisme total, durent dans un des aspects de la Nep faire machine on arrière ; la ges­tion de l’É­tat ame­nait la mort de l’in­dus­trie ; les bol­che­viks entre­baillèrent la porte à l’i­ni­tia­tive pri­vée se ren­dant d’ailleurs compte qu’en même temps ils per­met­taient la ren­trée dans l’a­rène de la bour­geoi­sie. Ils per­mirent quelques formes de l’in­dus­trie pri­vée et des conces­sions étran­gères. Mais en même temps ils trans­for­mèrent les Cen­trales, simples sec­tions d’É­tat en trusts d’É­tat, créant des entre­prises ayant figures de per­sonnes juri­diques, pos­sé­dant leurs capi­taux, immeubles, outillage, propres, mais contraints de livrer leurs béné­fices à l’É­tat. Ces entre­prises ven­daient et ache­taient leurs pro­duits sur un mar­ché, (il va de soi qu’au­cun droit ne fut recon­nu à une par­ti­ci­pa­tion ouvrière directe), se concur­ren­çaient, acquer­raient ain­si la sou­plesse nécessaire.

Si triste que cela soit à admettre pour des révo­lu­tion­naires socia­listes, cet ensemble de mesures capi­ta­listes rani­ma l’in­dus­trie. Celle-ci (tout en oppri­mant la classe ouvrière) au point de vue stric­te­ment tech­nique ne mar­cha jamais si bien qu’au cours des années 1923 à 1926.

Mais ici devait se véri­fier la jus­tesse d’un autre prin­cipe mar­xiste, l’im­por­tance du fac­teur éco­no­mique pour la déter­mi­na­tion des formes poli­tiques. La petite bour­geoi­sie, voire la bour­geoi­sie moyenne se rem­plu­mant, com­men­ça à redres­ser la tête en face du bureau­cra­tisme d’É­tat. En outre la reprise de l’in­dus­trie s’o­pé­rait plus dans les branches d’u­ti­li­sa­tion immé­diate que dans l’in­dus­trie lourde par­ti­cu­liè­re­ment déci­sive pour les besoins de guerre.

La bureau­cra­tie com­prit ce double dan­ger. Elle retour­na avec ses plans quin­quen­naux vers l’é­ta­tisme plus accen­tué, qua­si tota­li­taire ; par la col­lec­ti­vi­sa­tion des terres elle écré­ma toutes les res­sources pay­sannes, les orien­tant vers le déve­lop­pe­ment de la grande indus­trie. Mais, là encore la main­mise de l’É­tat se fit sen­tir. Les années 1931 – 1934 furent celles d’une famine arti­fi­cielle per­met­tant de construire sur les os des ouvriers et des pay­sans une indus­trie lourde don­nant à l’É­tat russe une cer­taine auto­no­mie en cas de guerre.

Pour­tant une fois de plus la théo­rie bol­che­vique lou­voyait devant la réa­li­té. Pour ne pas [lais­ser ?] com­plè­te­ment mou­rir de faim la bête de somme pro­duc­trice : le mou­jik, l’É­tat per­mit aux kol­khozes, tra­vaillant sur­tout pour l’É­tat, de vendre une par­tie de leurs pro­duits ; en outre il fut géné­reu­se­ment « per­mis » aux pay­sans de pos­sé­der à côté des fermes pra­ti­que­ment éta­ti­sées leurs pota­gers leur basse-cour, voire leur vache indi­vi­duelle et de vendre leurs pro­duits sur un mar­ché. De nou­veau l’é­co­no­mie se [texte man­quant… sans doute « redressa » ?]

Du côté ouvrier, à tra­vers ces zig­zags, plus rien ne sub­siste des conquêtes pro­lé­ta­riennes. Les comi­tés d’u­sine, com­plè­te­ment en tutelle, sont les rami­fi­ca­tions des syn­di­cats, deve­nus à leur tour les ani­ma­teurs du tra­vail for­ce­né au pro­fit de l’É­tat-patron, repré­sen­tant soi-disant l’en­semble des inté­rêts pro­lé­ta­riens. Tel est l’a­bou­tis­se­ment de l’ex­pé­rience de l’É­tat ouvrier en matière d’usines.

Conclusion

L’É­tat russe fut éta­bli par le par­ti bol­che­vik qui se consi­dé­rait mar­xiste, sui­vant un pro­jet de créa­tion démo­cra­tique ouvrière ; il offrait au point de vue contrôle et élec­ti­vi­té les meilleures promesses.

Dans la réa­li­té il a écra­sé ou domes­ti­qué les organes embryon­naires de la ges­tion ouvrière (syn­di­cats, comi­tés d’u­sines, comi­tés de pay­sans, conseils de sol­dats) ; il est deve­nu l’or­gane des tra­vailleurs intel­lec­tuels qui dominent les manuels, tout en pré­ten­dant gou­ver­ner au nom de l’en­semble du prolétariat.

Cette évo­lu­tion s’est opé­rée à tra­vers la main­mise de plus en plus rigide du par­ti poli­tique mono­po­liste : les bol­che­viks. Ce mono­pole com­men­ça par une domi­na­tion morale grâce à une pré­do­mi­nance dans le manie­ment des ins­tru­ments de l’in­tel­li­gence : la parole, la plume, l’art de l’or­ga­ni­sa­tion. Elle se pour­sui­vit par la ruse, la calom­nie, le ter­ro­risme, la dépor­ta­tion, l’emprisonnement. Elle abou­tit à l’i­den­ti­fi­ca­tion de l’ap­pa­reil de l’É­tat avec celui du par­ti : pra­ti­que­ment à un régime antiou­vrier d’un des­po­tisme hermétique.

Certes les condi­tions par­ti­cu­lières russes ont faci­li­té cette évo­lu­tion : le pro­lé­ta­riat russe était très jeune, venait à peine de créer ses syn­di­cats, por­tant sur ses épaules toute la for­ma­tion sociale pré­cé­dente empoi­son­née par des siècles d’absolutisme.

Une longue étude serait néces­saire pour déga­ger les fac­teurs qui, dans l’ex­pé­rience russe, étaient propres à ce pays, à son stade éco­no­mique, à son immen­si­té ter­ri­to­riale, à sa diver­si­té, éga­le­ment aux condi­tions objec­tives dans les­quelles se dérou­la cette expé­rience. Il est cer­tain que la situa­tion par­ti­cu­lière de la Rus­sie et les dif­fi­cul­tés qu’elle ren­con­tra accé­lé­rèrent la marche vers la dic­ta­ture antiou­vrière. Encore ne fau­drait-il pas tom­ber dans le tra­vers oppo­sé qui consiste à expli­quer toutes les dévia­tions par de soi-disantes condi­tions typi­que­ment russes et son évo­lu­tion comme le résul­tat d’une fata­li­té mys­té­rieu­se­ment contre-révolutionnaire.

Néan­moins l’im­men­si­té de cette expé­rience, la simi­li­tude de son évo­lu­tion dans toutes les branches de la vie sociale, la perte totale des liber­tés ouvrières en résul­tant, imposent de clas­ser ce résul­tat par­mi les don­nées mili­tant au point de vue ouvrier contre l’u­ti­li­sa­tion d’un appa­reil social, gou­ver­nant l’en­semble de la vie col­lec­tive, pré­ten­dant agir au nom de plu­sieurs classes simul­ta­né­ment (ouvriers, pay­sans intelligentsia).

Dans un pro­chain numé­ro paraî­tra une étude plus appro­fon­die sur ce point précis.

[|La Commune hongroise|]

Du 21 mars 1919 au 10 août 1919, c’est-à-dire pen­dant un peu plus de quatre mois seule­ment, la Hon­grie ser­vit de théâtre à une expé­rience révo­lu­tion­naire qu’il est dif­fi­cile de qua­li­fier avec exac­ti­tude vu la com­plexi­té et la rapi­di­té du mouvement.

Bela Kun est à la tète du par­ti com­mu­niste hon­grois, il dirige à la fin la diplo­ma­tie du nou­vel État ; un mar­xiste comme Var­ga joue durant l’ex­pé­rience un rôle pré­pon­dé­rant, mais d’un autre côté une part assez grande est faite aux syn­di­cats, et cer­tains essais de com­mu­na­li­sa­tions seront tentés.

Après la der­nière séance de l’as­sem­blée natio­nale répu­bli­caine (21 mars 1919) le pou­voir est remis au prolétariat.

Erde­lyi orga­nise des maga­sins com­mu­naux fonc­tion­nant dans un rayon limi­té ; des conseils d’a­te­liers reçoivent d’un comi­té de dis­tri­bu­tion, des mar­chan­dises que les ouvriers syn­di­qués pou­vaient se pro­cu­rer gra­tui­te­ment. Le « conseil éco­no­mique popu­laire » et le « direc­toire éco­no­mique » cen­tra­lisent la pro­duc­tion indus­trielle, mais le droit de regard est lais­sé aux syn­di­cats sur les dis­tri­bu­teurs et les consom­ma­teurs qui pré­sentent leurs reven­di­ca­tions par des « conseils départementaux ».

La direc­tion de trans­ports est lais­sée à un « conseil d’ex­ploi­ta­tion » élu par les che­mi­nots syn­di­qués. Du côté pay­san il y aura un véri­table com­mu­na­lisme agraire, avec des coopé­ra­tives et des syn­di­cats (les pay­sans seront si heu­reux de cette nou­velle orga­ni­sa­tion qu’ils seront les plus fidèles défen­seurs du nou­veau régime).

Eugène Var­ga, com­mis­saire aux Finances, ten­ta de rem­pla­cer le numé­raire par les cartes syn­di­cales et les bons de confiance.

Il fal­lut bien vite son­ger à défendre un tel régime, atta­qué par les nations capi­ta­listes ; l’on fit donc appel aux milices recru­tées volon­tai­re­ment dans les syn­di­cats (plus de 80.000 mili­ciens furent ain­si levés). Les milices rem­por­tèrent quelques suc­cès contre les armées tchèques et fran­co-rou­maines, mais Bela-Kun, refu­sant de faire la jonc­tion avec les révo­lu­tion­naires russes et avec les élé­ments avan­cés de Vienne et de Munich, car il fal­lait pour cela tra­ver­ser des ter­ri­toires étran­gers à la Hon­grie, et accep­tant, à la demande de Cle­men­ceau, de faire par­ti­ci­per les délé­gués hon­grois à la confé­rence de la paix, sous réserve que les hos­ti­li­tés coutre les Rou­mains et les Tchèques seraient arrê­tées, les milices se bat­tirent dans l’in­cer­ti­tude, lâchèrent pied, se désor­ga­ni­sèrent et ce fut la défaite. Le 5 août 30.000 Rou­mains entrent à Buda­pest, le 10 on mas­sacre à Cse­pel 1.000 ouvriers.

C’en était fait de la Com­mune hongroise.

[|* * * *|]

L’His­toire n’a pas per­mis à cette Com­mune une assez longue durée pour que l’on puisse juger fer­me­ment de ses qua­li­tés et de ses défauts, ses ten­dances défi­ni­tives n’ap­pa­raissent pas clairement.

Il serait injuste d’ap­puyer sur quelques défauts qui se mani­fes­tèrent cepen­dant (dimi­nu­tion de la pro­duc­tion indus­trielle, ten­sion entre pay­sans et ouvriers) ; l’on ne construit pas un régime par­fait en quatre mois et l’or­ga­ni­sa­tion n’é­tait pas ter­mi­née que déjà c’é­tait l’é­crou­le­ment sous les coups des agresseurs.

[|La république de Weimar|]

Les carac­tères géné­raux de la social-démo­cra­tie alle­mande sont connus : héri­tière de toutes les tares d’une bour­geoi­sie qui n’a pas su faire sa révo­lu­tion, elle col­la­bore depuis la guerre avec toutes les forces bour­geoises et éta­tiques, allant jus­qu’à la répres­sion vis-à-vis du pro­lé­ta­riat, si la col­la­bo­ra­tion de classe l’exige jus­qu’au jour où la fai­blesse du mou­ve­ment ouvrier, dont elle est la pre­mière res­pon­sable, per­met à la bour­geoi­sie de se débar­ras­ser de cet allié utile, certes, mais encore trop hési­tant et exi­geant à son goût. Sans rap­pe­ler en détail la poli­tique S.D. pen­dant l’ère wei­ma­rienne, nous nous bor­nons ici à en déga­ger quelques aspects.

Révolution et contre-révolution

L’ef­fon­dre­ment poli­tique et mili­taire de l’Al­le­magne de Guillaume ii signi­fie l’é­crou­le­ment d’un appa­reil d’É­tat vrai­ment ana­chro­nique, prus­sia­ni­sé, en main des princes, des Jun­gers et de leurs créa­tures, qua­si inac­ces­sible — ses som­mets du moins — à la bour­geoi­sie elle-même. Au milieu de la désa­gré­ga­tion de l’ar­mée et de toutes les auto­ri­tés et dans les remous révo­lu­tion­naires, la social-démo­cra­tie se trouve à sa grande sur­prise his­sée au pou­voir, et en pré­sence d’une situa­tion à laquelle elle ne s’é­tait jamais pré­pa­rée. Voi­ci com­ment Grze­sins­ki haut digni­taire S.D., long­temps ministre de l’in­té­rieur et pré­fet de police de Prusse, juge la poli­tique menée par lui et les siens dans les jour­nées déci­sives où sur­gissent les Conseils d’ou­vriers et de sol­dats, où gronde la révo­lu­tion : « Les hommes arri­vés au pou­voir en novembre 1918 firent tous leurs efforts pour rame­ner aus­si vite que pos­sible l’ordre et la léga­li­té. » Cet ordre, c’est le regrou­pe­ment de toutes les forces de la réac­tion autour des der­niers débris du vieil État : le Corps des Offi­ciers. L’a­nar­chie c’est à leurs yeux, les marins de Kiel, les mani­fes­tants de Ber­lin, de Munich — le peuple. Dans le début la social-démo­cra­tie s’ins­talle dans l’é­qui­voque oscil­lant, désem­pa­rée entre les forces popu­laires et l’É­tat-major. Ebert forme son gou­ver­ne­ment à la fois dési­gné par le prince Max de Baden et par le Comi­té Cen­tral des Conseils de sol­dats et d’ou­vriers. Il fait aus­si­tôt appel à Hin­den­burg pour orga­ni­ser la démo­bi­li­sa­tion de l’ar­mée — pro­blème « tech­nique » — et la col­la­bo­ra­tion avec l’É­tat-major se pré­cise tan­dis que les Conseils de sol­dats, dans leurs congrès d’Ems et de Ber­lin demandent la sup­pres­sion de l’ar­mée per­ma­nente et la créa­tion de la garde civique. Et pour­tant les S.D. s’é­taient mis à la pointe de ces mêmes Conseils « pour bri­ser cette pointe ». Il s’a­vère que les Conseils même domi­nés par les réfor­mistes et les bour­geois, c’est la révo­lu­tion en puis­sance et le lou­voie­ment entre eux et les géné­raux devient à la longue impos­sible. Pri­son­nier des marins de Dor­ren­bach dans son palais, Ebert appelle à son aide Groe­ner avec qui le relie un fil secret et le géné­ral Lequis marche sur Ber­lin. Ebert retarde d’un jour la col­li­sion inévi­table en haran­guant les adver­saires, mais le len­de­main les troupes de Lequis sont bat­tues par le pro­lé­ta­riat ber­li­nois. Et tan­dis que la foule vic­to­rieuse s’en tient à des gigan­tesques mani­fes­ta­tions, les S.D., sous la pres­sion de l’É­tat-major, chassent les socia­listes indé­pen­dants du gou­ver­ne­ment ; leurs rem­pla­çants sont Wis­sel et Noske. Noske se déclare aus­si­tôt prêt à jouer le rôle de « chien san­gui­naire » (tex­tuel). Il charge Maer­ker de regrou­per les Corps francs et c’est la recon­quête de Ber­lin, la chasse aux spar­ta­kistes, les assas­si­nats de Rosa, de Liebk­necht ; à Halle, à Munich et ailleurs les Corps francs pour­suivent leur œuvre et, en mars, ce sont de nou­veaux mas­sacres à Ber­lin qui s’a­chèvent dans un car­nage des prisonniers.

Les élec­tions de jan­vier 1919, à l’as­sem­blée de Wei­mar, ne donnent pas aux S.D. la majo­ri­té escomp­tée. Cette assem­blée siège d’ailleurs sous la pro­tec­tion des mitrailleuses de Maer­ker et de Lütt­witz (l’or­ga­ni­sa­teur de putsch Kapp). Le C.C. des Conseils lui a déjà remis tous ses pou­voirs et, sous l’im­pul­sion de Noske, on ne laisse aux Conseils que des attri­bu­tions consultatives.

Entre temps les forces monar­chistes ne songent pas à se confi­ner au rôle de simples auxi­liaires des S.D. La frac­tion extré­miste de la Reichs­wehr veut s’emparer du pou­voir sans par­tage. C’est le putsch Kapp.

En vain Noske appelle-t-il l’aile léga­liste de la Reichs­wehr (Seekt) à la lutte contre son aile extré­miste et la police pac­tise en par­tie avec les insur­gés. Les ministres s’en­fuient à Dresde sous la pro­tec­tion de Maer­ker qui se pré­pare à les arrê­ter, enfin à Stutt­gart. Entre temps la grève géné­rale a balayé Kapp et sa bande. Grâce à Seekt, la bri­gade Ehrhardt n’est pas désar­mée et, en éva­cuant Ber­lin, elle tire sur la foule. Les ouvriers entrés en mou­ve­ment exigent une épu­ra­tion sérieuse des cadres de l’ar­mée et de la police ; Ebert s’en­tre­met auprès des auto­ri­tés locales pour frei­ner la « démo­cra­ti­sa­tion », l’am­nis­tie pour les offi­ciers subal­ternes est pro­cla­mée. Tou­te­fois Noske doit démis­sion­ner. Dans la Ruhr, des milices rouges se sont consti­tuées. À tra­vers les syn­di­cats, le gou­ver­ne­ment fait pres­sion pour que le peuple dépose les armes. Enfin après des hési­ta­tions et réti­cences, il laisse se déchaî­ner les géné­raux Wat­ter et Epp et l’« ordre » est rame­né dans la Ruhr.

Ce n’est pas le lieu de dis­cu­ter les causes pro­fondes de la défaite de la Révo­lu­tion alle­mande. Rete­nons seule­ment la faillite de la grande idée des S.D. de gou­ver­ne­ment — lutte à la fois contre le « bol­che­visme » et la réac­tion — qui s’é­croule devant la réa­li­té de la lutte de classe. Obser­vons que dans cette crise comme dans les sui­vantes, la scis­sion effec­tive ou vir­tuelle est por­tée au sein de la social-démo­cra­tie. Ouvriers S.D. à côté des révo­lu­tion­naires d’une part, bureau­crates S.D. et mili­taires de l’autre, sont des deux côtés de la bar­ri­cade. Pus tard, en 1923, Ebert, pré­sident du Reich, lais­se­ra la Reichs­wehr chas­ser un gou­ver­ne­ment à direc­tion S.D. en Saxe. (Un conflit, au fond ana­logue, s’est pro­duit en France lors­qu’un gou­ver­ne­ment de Front popu­laire lais­sait la police char­ger les mani­fes­tants de Front popu­laire à Clichy).

La social-démocratie et les syndicats

C’est pen­dant la guerre qu’ont sur­gi avec l’é­co­no­mie qua­si éta­tique les prin­ci­pales formes de col­la­bo­ra­tion de classe appli­quées pen­dant la Répu­blique et que le par­ti S.D. réduit à une for­ma­tion par­le­men­taire est relé­gué à l’ar­rière-plan, vis-à-vis des syn­di­cats repré­sen­tés à l’Of­fice du ravi­taille­ment, aux fameuses com­mu­nau­tés de tra­vail, et enfin à l’Of­fice pari­taire pour la démo­bi­li­sa­tion. La col­la­bo­ra­tion intime avec l’É­tat et le patro­nat est encore res­ser­ré par la suite. Il s’a­git « de rem­plir l’É­tat de conte­nu social » et de « contraindre la bour­geoi­sie à tra­vers le méca­nisme par­le­men­taire de par­ti­ci­per à la réa­li­sa­tion du socia­lisme » (Hil­fer­ding). C’est qu’aux conquêtes syn­di­cales de la guerre (sic) ce sont ajou­tées les lois sociales léguées par la Révo­lu­tion avor­tée et les nou­velles lois — contrats col­lec­tifs notam­ment — que le patro­nat concède pen­dant l’in­fla­tion où la baisse du mark les prive de toute valeur. C’est afin de sau­ve­gar­der tout cet écha­fau­dage d’ins­ti­tu­tions hété­ro­clites que le gou­ver­ne­ment S.D., appuyé par les Syn­di­cats, géné­ra­lise l’ar­bi­trage qui enchaîne le pro­lé­ta­riat à l’É­tat et joue­ra bien­tôt en faveur du patro­nat. Les syn­di­cats sont ravis de voir tom­ber sous le pou­voir poli­tique la fixa­tion des salaires, l’as­su­rance-chô­mage, etc. N’ont-ils pas un gou­ver­ne­ment qui leur est favo­rable ? Ne gou­vernent-ils pas eux-mêmes ? C’est en par­lant de l’ar­bi­trage que Sei­del, diri­geant syn­di­cal, admet que « les Syn­di­cats doivent dis­po­ser d’une puis­sante repré­sen­ta­tion au Par­le­ment ». Obser­vons que l’é­troite liai­son entre les Syn­di­cats « libres » et les S.D. ne signi­fie pas du tout la « poli­ti­sa­tion » du mou­ve­ment syn­di­cal. Au contraire les diri­geants syn­di­caux et S.D. veillent à ce que le pro­lé­ta­riat ne prenne pas conscience de l’u­ni­té de ses aspi­ra­tions poli­tiques (refou­lées sur le plan élec­to­ral et muni­ci­pal) et syn­di­cales (limi­tées à leur aspect pure­ment reven­di­ca­tif et cor­po­ra­tif). D’ailleurs le cumul des fonc­tions est énorme : en 1925 (d’a­près Var­ga), sur 130 dépu­tés S.D. il y a 46 lea­ders syn­di­caux, presque tous les diri­geants syn­di­caux sont membres du par­ti. Mais cette inter­pé­né­tra­tion de deux appa­reils n’é­qui­vaut pas à une subor­di­na­tion des syn­di­cats au par­ti. Par les liens de col­la­bo­ra­tion de classe que les S.D, ont contri­bué à créer et conso­li­der les syn­di­cats sont liés à l’É­tat davan­tage encore qu’au par­ti. Et voi­là pour­quoi, à la veille de la prise de pou­voir par le fas­cisme, les diri­geants syn­di­caux aspirent à rompre les liens qui les unissent à la social-démo­cra­tie deve­nue un allié com­pro­met­tant. Et ce sont les pour­par­lers avec Schlei­cher, ce sont les élec­tions de mars 1933 où, pour la pre­mière fois, l’ap­pel des syn­di­cats libres n’est pas expres­sé­ment en faveur du P.-S., c’est la rup­ture du Front des syn­di­cats, l’ac­cep­ta­tion du Syn­di­cat unique, de la « dépo­li­ti­sa­tion ». Ache­vant l’œuvre des Noske, les Lei­part livrent la classe ouvrière pieds et poings liés à l’É­tat d’Hitler.

La structure sociale de la social-démocratie

Un regard sur la com­po­si­tion sociale de la S.D. est indis­pen­sable pour com­prendre sa poli­tique. En 1925 (tou­jours d’a­près Var­ga), sur envi­ron 850.000 membres, il y a 500.000 ouvriers, sur­tout des ouvriers qua­li­fiés, 300.000 « petits-bour­geois », c’est-a-dire des fonc­tion­naires ayant une pen­sion assu­rée, etc., tous gens qui se sentent supé­rieurs au simple ouvrier. Il y a enfin 50.000 fonc­tion­naires du Par­ti, poli­tiques, syn­di­caux, coopé­ra­tifs et muni­ci­paux dont une bonne par­tie subit l’in­fluence de la bour­geoi­sie. Quant aux jeunes, aux chô­meurs et aux ouvriers agri­coles, ils subissent à cette époque déjà très peu l’in­fluence S.D. Dans cette même année, 60 p. 100 des membres étaient adhé­rents du par­ti d’a­vant 1914. Cette « vieille garde » a tou­jours mémoire du lent et patient effort d’a­vant-guerre visant non sans suc­cès en appa­rence à trans­for­mer par des vic­toires élec­to­rales et d’or­ga­ni­sa­tion l’É­tat bis­mar­ckien en un État « social » garan­tis­sant à chaque ouvrier un niveau de vie conve­nable. Sa poli­tique res­te­ra de lier le pro­lé­ta­riat de plus en plus inti­me­ment à l’É­tat. Or cet État tuté­laire dis­pen­sa­teur d’al­lo­ca­tions et de ser­vices publics n’est qu’une mince façade col­lée sur un puis­sant appa­reil de répres­sion tout à fait antiou­vrier et anti­dé­mo­cra­tique, dont chaque crise sociale dévoile la hideuse réa­li­té. (État de siège, § 48, etc.)

La social-démocratie devant l’appareil d’État

La situa­tion des couches supé­rieures domi­nant le par­ti explique la poli­tique dite du moindre mal — phrase ser­vant à mas­quer la col­la­bo­ra­tion avec des forces de plus en plus réac­tion­naires (appui du gou­ver­ne­ment Cuno, élec­tion du Hin­den­burg). Fon­ciè­re­ment conser­va­teurs, tout en devant leur posi­tion à la confiance ouvrière, ces bureau­crates n’ont qu’une pen­sée : per­pé­tuer une situa­tion où par peur des ouvriers les bour­geois les laissent par­ti­ci­per au pou­voir, où les ouvriers domi­nés socia­le­ment et idéo­lo­gi­que­ment par la bour­geoi­sie s’en remettent à eux, jouer l’une contre l’autre ces forces anta­go­niques tout en évi­tant les chocs bru­taux. De là leur concep­tion de la « lutte sur les deux fronts », de là aus­si qu’ils ne mènent cette lutte en réa­li­té qu’a sens unique contre la gauche en s’ap­puyant sur l’É­tat, mais qu’ils sont désem­pa­rés dès qu’il s’a­git de frap­per la droite, n’o­sant pas lâcher les masses « anar­chiques » qui risquent de les balayer. Chaque crise ébranle les bases mêmes d’un tel par­ti, amal­game de classes diverses. L’exer­cice du pou­voir par la S.D… dans un pays en rapide évo­lu­tion sociale comme l’Al­le­magne ne pou­vait être que pro­vi­soire, et au fond les diri­geants en eurent tou­jours conscience.

Ils sentent que la Reichs­wehr, d’ins­tru­ment est deve­nue leur maître. Natu­rel­le­ment ils com­mencent à se rebif­fer. Von Seekl est débar­qué et Schei­de­mann dénonce au Reichs­tag la Reichs­wehr comme un État dans l’É­tat. Cela ne change rien. La Reichs­wehr se débar­rasse com­plè­te­ment du contrôle des civils et Grze­sins­ki témoigne que le minis­tère de la Reichs­wehr était plus mili­ta­riste que l’an­cien minis­tère de Guerre prus­sien. Même échec des autres ten­ta­tives d’é­pu­ra­tion, À Wei­mar, les S.D. ont tolé­ré que conti­nue l’a­na­chro­nisme d’É­tats comme Lippe et Olden­burg qui devien­dront des chefs hit­lé­riens, ils n’ont appor­té aucun chan­ge­ment à la situa­tion du pro­lé­ta­riat agraire, notam­ment à l’est de l’Elbe où encore en 1928 un mil­lion et demi de pay­sans vivent dans des rap­ports féo­daux avec leurs sei­gneurs qui ont la juri­dic­tion sur leurs domaines. Schlange-Schoe­nin­gen, ministre de Bru­ning pou­vait dire que la Révo­lu­tion alle­mande a été la seule qui n’ait pas modi­fié les rap­ports de pro­prié­té à la cam­pagne. Quant à l’ad­mi­nis­tra­tion pro­pre­ment dite, voi­ci ce qu’il en est en Prusse en 1930 : sur 490 hauts fonc­tion­naires (pré­fets, pré­fets de police, etc.) il reste 89 hobe­reaux. Impos­sible de nom­mer des fonc­tion­naires sans l’as­sen­ti­ment des admi­nis­tra­tions pro­vin­ciales réac­tion­naires. La magis­tra­ture reste inamo­vible et elle est si « démo­cra­tique » que le Conseil d’É­tat auto­ri­se­ra les com­munes à ne pas arbo­rer les cou­leurs de la Répu­blique. Quant aux princes, ils sont « indem­ni­sés » pour les biens confis­qués. Bref, les exemples abondent prou­vant qu’en tant d’an­nées de par­ti­ci­pa­tion au pou­voir les S.D. n’ont jamais tenu les leviers du pou­voir, n’ont pas ten­té de trans­for­mer la struc­ture de l’É­tat, même dans le seins répu­bli­cain bourgeois.

Et si les nazis ont dû liqui­der la Reichs­ban­ner et épu­rer la Schu­po, ils ont pu gar­der dans l’en­semble, en l’aug­men­tant et en le dou­blant d’or­ga­ni­sa­tions nazies, tout l’ap­pa­reil admi­nis­tra­tif et répres­sif de la Répu­blique dont le conte­nu social cor­res­pon­dait aux buts et aux méthodes de l’É­tat fasciste.

[|L’épopée austro-marxiste|]

La défaite du mou­ve­ment ouvrier de l’Au­triche compte par­mi les cha­pitres les plus humi­liants dans l’his­toire des débâcles prolétariennes.

Pen­dant dix ans les villes autri­chiennes, à l’ex­cep­tion de Graz, étaient pra­ti­que­ment aux mains de la social-démo­cra­tie. Vienne-la-Rouge, Linz, etc., étaient autant de for­te­resses ouvrières. Jamais on ne don­na à un par­ti ouvrier un champ d’es­sai plus pro­pice que l’Au­triche. Et jamais on n’en­re­gis­tra une défaite plus hon­teuse que les jour­nées vien­noises de 1934.

L’aus­tro-mar­xisme fut le sec­teur le plus avan­cé de la iie Inter­na­tio­nale. Il se ser­vait d’une phra­séo­lo­gie révo­lu­tion­naire extrê­me­ment attrac­tive. Sa lutte des classes était spec­ta­cu­laire au plus haut point dans ce sens que des olym­piades, des fêtes, des mee­tings gran­dioses ras­su­raient les ouvriers de leur force. La socié­té socia­liste sem­blait iné­luc­table, on n’a­vait qu’à vouloir…

Socia­lisme sur­tout muni­ci­pal, l’aus­tro-mar­xisme évo­luait à volon­té dans les limites de l’ad­mi­nis­tra­tion des villes. Il pou­vait tout faire pour s’as­su­rer de la bien­veillance des masses. Les mai­sons muni­ci­pales furent louées à bon mar­ché aux ouvriers, ses pis­cines furent exem­plaires, ses stades gran­dioses, ses écoles libres diri­gées d’a­près des prin­cipes d’a­vant-garde ins­pi­rées des Freud et Max Adler.

La lutte pour les reven­di­ca­tions de salaire que menait le pro­lé­ta­riat autri­chien était entra­vée par l’ef­froyable crise dont souf­frait conti­nuel­le­ment ce pays rui­né par l’am­pu­ta­tion de Saint-Ger­main et par le grand nombre de chô­meurs qui peu­plaient les jar­dins publics.

La social-démo­cra­tie autri­chienne pen­sait donc venir à bout du capi­ta­lisme par ses impôts éle­vés qui sup­pri­maient, comme le démon­traient ingé­nieu­se­ment Otto Bauer et ses amis, « la plus-value » capi­ta­liste et qui la res­ti­tuaient à l’ou­vrier par le tru­che­ment de la bonne muni­ci­pa­li­té. D’autre part, la ville de Vienne, par exemple, ouvrait des éta­blis­se­ments de loi­sir par­ti­cu­liè­re­ment chers, tels que théâtres, music-halls, res­tau­rants, etc., où les pauvres capi­ta­listes por­taient ce que le fisc leur avait laissé.

Mais le côté tra­gique des agis­se­ments aus­tro-mar­xistes réside dans leur stra­té­gie. Dans nul pays du monde, le pro­lé­ta­riat ne fut jamais aus­si bien armé qu’en Autriche. Dans aucun pays du monde, il y avait une armée aus­si faible, pra­ti­que­ment inexis­tante. En face du Schutz­bund armé jus­qu’aux dents il se trou­vait les hordes mal équi­pées, mal diri­gées et mal orga­ni­sées des Heirnwehren.

Il n’y avait dans ces cir­cons­tances qu’une seule tac­tique pour ne pas vaincre. Elle fut glo­rieu­se­ment adop­tée par les aus­tro-mar­xistes, et elle se résume dans trois mots : défen­sive à outrance, stra­té­gie mor­telle pour toute lutte.

À chaque pro­vo­ca­tion des « chré­tiens sociaux » (par­ti Doll­fuss, plus tard « front patrio­tique »), les chefs socia­listes exhor­taient les masses au calme. Inter­dic­tion de jour­naux de la part du gou­ver­ne­ment chré­tien-social, inter­dic­tion de réunions, pro­vo­ca­tions, etc., tout était tolé­ré par l’aus­tro-mar­xisme. De recul en recul il mar­chait à la défaite. D’hu­mi­lia­tion en humi­lia­tion, il appro­chait de sa fin. Doll­fuss tâtait le ter­rain ; il com­prit que son adver­saire était un mol­lusque. Quand le Schutz­bund vou­lut se battre devant les canons de Doll­fuss, il fut trop tard. Sur des ordres contra­dic­toires, lan­cés sou­vent par des chefs impo­pu­laires (les autres se trou­vaient déjà en pri­son ou essayaient de fuir) un der­nier essai de défense échoua. Une armée d’o­pé­rette vint, en quelques heures, à bout d’une résis­tance à la débandade.

[|Le Socialisme français|]

Jus­qu’en 1936, la S.F.I.O. se dif­fé­ren­ciait, for­mel­le­ment tout au moins, des autres sec­tions de la iiesta­tu quo de Ver­sailles et mili­ta­ri­sa­tion accen­tuée du pays pour sou­te­nir cette poli­tique impé­ria­liste, main­tien des réac­tion­naires à la tête des cadres de l’É­tat bour­geois, répres­sion aux colo­nies, mas­sacre à Cli­chy des pro­lé­taires par les poli­ciers, et paral­lè­le­ment déva­lua­tion sans échelle mobile, libé­ra­lisme pour gagner la confiance des capi­taux, et pour mater le pro­lé­ta­riat, loi sur l’ar­bi­trage obli­ga­toire, pro­jet de loi sur la presse ten­dant à la res­tric­tion de cette liber­té démo­cra­tique essen­tielle, puis pre­mier appel à l’u­nion, sacrée pour le suc­cès de l’emprunt de Défense natio­nale à garan­tie de change, et la bour­geoi­sie ne se conten­tant pas de ces conces­sions et vou­lant conso­li­der poli­ti­que­ment la contre-offen­sive sociale, c’est la fuite devant le Sénat en recom­man­dant aux masses d’ac­cep­ter dans l’ordre et le calme le retour au pou­voir des équipes bourgeoises.

À ce moment, pris dans l’en­gre­nage, le par­ti jette aux ornières toutes les motions refu­sant la par­ti­ci­pa­tion à des gou­ver­ne­ments diri­gés par des par­tis bour­geois, et au len­de­main du ren­ver­se­ment de Blum par les radi­caux du Sénat, un Conseil natio­nal — véri­table Sénat du par­ti — auto­rise la par­ti­ci­pa­tion de ministres socia­listes au gou­ver­ne­ment Chau­temps-Bon­net char­gé de liqui­der ce qui res­tait des réformes sociales conquises en juin 36. Nou­velle déva­lua­tion, sup­pres­sion pro­gres­sive des 40 heures dou­ce­reu­se­ment bap­ti­sées amé­na­ge­ment et enfin, pour empê­cher tout réveil offen­sif du pro­lé­ta­riat, pré­pa­ra­tion d’un sta­tut moderne du tra­vail, véri­table ébauche de cor­po­ra­tisme fas­ciste ten­dant à reti­rer à la classe ouvrière le droit de grève que lui a octroyé Napo­léon iii, emploi de la force armée pour répri­mer les grèves des ser­vices publics et des camion­neurs, toutes ces mesures sont cau­tion­nées par les ministres socialistes. 

Puis, la seule pré­sence de ceux-ci au gou­ver­ne­ment pou­vant, dans l’es­prit de la bour­geoi­sie, inci­ter la classe ouvrière à la résis­tance, ils se laissent reti­rer leur maro­quin non sans avoir cher­ché à se cram­pon­ner en implo­rant le concours des par­tis les plus réac­tion­naires à une union natio­nale diri­gée par leur chef pour accé­lé­rer le pro­ces­sus de mili­ta­ri­sa­tion de la France. Mais, chez nous comme ailleurs, quels que soient les gages four­nis, la bour­geoi­sie pré­fé­re­ra tou­jours ses propres hommes et, après avoir uti­li­sé la veu­le­rie des chefs socia­listes pour atté­nuer la com­ba­ti­vi­té ouvrière, elle se débar­rasse de ces alliés com­pro­met­tants. En cas d’ag­gra­va­tion de la situa­tion inter­na­tio­nale et de la ten­sion sociale, le grand capi­tal se réserve d’ailleurs d’a­voir, selon les cir­cons­tances, soit à nou­veau recours à l’en­tre­mise des bureau­crates ouvriers en vue d’une conci­lia­tion fruc­tueuse, soit d’employer les méthodes de répres­sion « totalitaire ».

À la base de toutes ces capi­tu­la­tions condui­sant au lamen­table échec dont nous sommes témoins, nous retrou­vons l’er­reur fon­da­men­tale dénon­cée par nous dans notre pré­cé­dent numé­ro, qui consiste à consi­dé­rer que le moment de la révo­lu­tion sociale n’é­tant pas encore venu, le rôle des socia­listes au gou­ver­ne­ment est de ren­for­cer le pou­voir de l’É­tat consi­dé­ré comme tuteur de la classe ouvrière. Toutes les mesures prises par le gou­ver­ne­ment à par­ti­ci­pa­tion socia­liste ont ten­du à cette inté­gra­tion du pro­lé­ta­riat dans un État dont il n’é­tait pas le maître et à la direc­tion nomi­nale duquel se trou­vaient pro­vi­soi­re­ment ses délégués.

Cette impuis­sance de la social-démo­cra­tie au pou­voir à conso­li­der même ses propres objec­tifs réfor­mistes, conduit les élé­ments révo­lu­tion­naires qui, séduits par les affir­ma­tions doc­tri­nales et un sem­blant de com­ba­ti­vi­té s’é­taient, selon une expres­sion du Temps « intro­duits dans la S.F.I.O. » à se pla­cer, au nom même de la charte du par­ti et des déci­sions du congrès, en rébel­lion ouverte contre les diri­geants. Comme l’I.L.P. en Angle­terre, comme le S.A.P. en Alle­magne, mais peut-être dans de meilleures condi­tions, la Gauche révo­lu­tion­naire se dresse en syn­dic de la faillite de la poli­tique de col­la­bo­ra­tion de classes et d’exer­cice du pou­voir en régime capi­ta­liste. Pleine de man­sué­tude à l’é­gard de ses alliés bour­geois et sol­li­ci­tant avec humi­li­té le concours de ses pires adver­saires d’hier, la bureau­cra­tie ne peut plus sup­por­ter la moindre cri­tique de la part des mili­tants res­tés fidèles à la tra­di­tion socia­liste et les exclut à tour de bras.

Il ne nous appar­tient pas dans le cadre de cette brève étude, consa­crée, non à l’é­vo­lu­tion de la social-démo­cra­tie mais à son pas­sage au pou­voir, d’é­ta­blir des pro­nos­tics quant à l’é­vo­lu­tion ulté­rieure de ces dif­fé­rentes forces. La mise en évi­dence aux yeux des masses de l’im­puis­sance uni­ver­selle des méthodes sociales-démo­crates, de leur inef­fi­ca­ci­té abso­lue aus­si bien du point de vue réfor­miste que du point de vue révo­lu­tion­naire, peut être un fac­teur salu­taire, à condi­tion tou­te­fois que l’a­vant-garde se regroupe sur une base saine ; pour cela il lui faut évi­ter à la fois de tom­ber dans le sec­ta­risme et dans le ver­ba­lisme confus. Faute d’un pôle d’at­trac­tion révo­lu­tion­naire, les meilleurs élé­ments du pro­lé­ta­riat risquent de som­brer dans le décou­ra­ge­ment. L’ex­pé­rience de l’his­toire nous enseigne que les suc­cès du fas­cisme pro­viennent moins des qua­li­tés de ses chefs et des ver­tus de son pro­gramme que de l’é­pui­se­ment d’un pro­lé­ta­riat trop long­temps illu­sion­né et trop pro­fon­dé­ment déçu par le socia­lisme. La classe ouvrière fran­çaise aura-t-elle le cou­rage d’en­freindre cette tra­gique loi de l’après-guerre ?

[|Le Roi, la Loi, la Liberté…|]

La Bel­gique est un des pays où les expé­riences sociales-démo­crates ont été nom­breuses et longues.

Les émeutes sau­vages de 1886 mises à part, ain­si que le mou­ve­ment de grève géné­rale de 1911 pour le suf­frage uni­ver­sel, le Par­ti ouvrier belge ne se mon­tra révo­lu­tion­naire en aucune occa­sion, se mon­trant res­pec­tueux des lois, sou­mis à la patrie, au roi et à l’in­té­rêt général.

Aux moments cri­tiques, il par­ti­ci­pa tou­jours au redres­se­ment de la bour­geoi­sie, en 1914 par la par­ti­ci­pa­tion au gou­ver­ne­ment du Havre, après guerre par l’en­trée dans les cabi­nets d’U­nion natio­nale [[Rap­pe­lons l’at­ti­tude de Van­der­velde en Angle­terre durant la guerre, c’est le pré­sident d’une Inter­na­tio­nale qui exi­gea des mesures dra­co­niennes contre les insou­mis belges tra­vaillant en Angle­terre et qui fit appel au mou­char­dage ouvrier pour les dénon­cer.]] ; en 1932 par son appui du gou­ver­ne­ment réac­tion­naire contre les gré­vistes de Wal­lo­nie ; enfin tout récem­ment par sa par­ti­ci­pa­tion au gou­ver­ne­ment d’U­nion sacrée Van Zeeland.

Il faut dire que lorsque Van­der­velde était ministre des Affaires étran­gères la Bel­gique renon­ça à ses droits sur la petite conces­sion qu’elle pos­sé­dait en Chine, encore que ce ter­ri­toire lui fut d’une mince valeur.

Dès que les dan­gers de guerre sur­girent, le P.O.B. vota les cré­dits de guerre, accep­ta la pro­lon­ga­tion du ser­vice militaire.

Mal­gré son for­mi­dable appa­reil syn­di­cal, coopé­ra­tif et poli­tique, le P.O.B. se refu­sa à ten­ter quoi que ce soit dans le sens de larges réformes ou de luttes hardies.

Si l’é­poque de pros­pé­ri­té per­mit d’ob­te­nir quelques avan­tages pré­caires, le marasme éco­no­mique qui sui­vit ran­gea les social-démo­crates belges dans le camp des sau­ve­teurs du régime, aux dépens du prolétariat.

Même dans le domaine de l’en­sei­gne­ment les sou­cis élec­to­raux empê­chèrent le P.O.B. de lut­ter avec, éner­gie pour la laï­ci­sa­tion de l’État.

Les mul­tiples lois et décrets qui ont pous­sé les syn­di­cats belges à deve­nir de véri­tables rouages de l’É­tat et qui mènent le mou­ve­ment syn­di­cal au cor­po­ra­tisme, sont tous d’es­sence sociale-démo­crate. Ce fut Joseph Wau­ters qui par sa loi sur le chô­mage, trans­for­mant le syn­di­cat en caisse d’as­su­rance offi­cielle, ouvrit la voie. Le pla­nisme actuel, sous des dehors plus modernes, ne fait que suivre cette voie.

La seule vigueur dont il fit preuve se mani­fes­ta contre la gauche du par­ti, les jeu­nesses et cer­taines ten­ta­tives de créer des milices de défense ouvrière, aux­quelles on pré­fé­ra en défi­ni­tive la gen­dar­me­rie royale.

[|Société capitaliste – Gérant socialiste|]

Un cer­tain nombre de pays sont habi­tuel­le­ment cités en exemple, pour illus­trer l’ac­tion bien­fai­sante de la social-démo­cra­tie, et en pre­mier lieu, les pays scandinaves.

En effet on doit consta­ter qu’en Suède et au Dane­mark notam­ment, les tra­vailleurs jouissent d’un niveau de vie rela­ti­ve­ment satis­fai­sant. Cepen­dant il nous faut briè­ve­ment exa­mi­ner si cette situa­tion découle de la poli­tique social-démo­crate modi­fiant la struc­ture de la socié­té et don­nant à l’É­tat un rôle nou­veau, ou bien si elle est le résul­tat d’un ensemble de fac­teurs éco­no­miques par­ti­cu­liers à ces pays.

De même un sérieux effort a per­mis à ces deux nations de se débar­ras­ser des charges de la pré­pa­ra­tion à la guerre — et à l’heure actuelle encore le Dane­mark est un pays sans armée des­ti­née à la guerre internationale.

Le Dane­mark est carac­té­ri­sé par son éco­no­mie pay­sanne où les petits pro­prié­taires sont majo­ri­té, grou­pés éco­no­mi­que­ment en grandes coopé­ra­tives pour la vente et qui empêchent la concen­tra­tion capi­ta­liste ou fon­cière. C’est là la rai­son essen­tielle qui fait que le Dane­mark ne pos­sède pas de lutte de classe aiguë et la spé­cu­la­tion dans un nombre d’ac­ti­vi­tés éco­no­miques bien limi­tées explique la sta­bi­li­té sociale dont elle jouit.

La Suède, riche de deux indus­tries bien pro­té­gées, le bois et l’a­cier, échappe par­tiel­le­ment à l’en­gre­nage des luttes inter­na­tio­nales. Le haut capi­tal n’a pas la com­ba­ti­vi­té des capi­ta­listes sou­mis aux néces­si­tés des concur­rences âpres. La classe ouvrière béné­fi­ciant de la situa­tion avan­ta­geuse des indus­tries qui l’emploient, ne pos­sède pas plus ce sens de la révolte qui naît d’une longue misère.

Pla­cés hors des grandes lignes de com­mu­ni­ca­tions, sans valeur stra­té­gique, four­nis­sant aux impé­ria­lismes les plus divers, ces pays peuvent se per­mettre d’é­vi­ter les lourds bud­gets mili­taires. Signa­lons cepen­dant la récente aug­men­ta­tion des cré­dits de guerre sué­dois devant l’ag­gra­va­tion de la ten­sion internationale.

La social-démo­cra­tie a trou­vé là un ter­rain idéal pour l’ap­pli­ca­tion de sa doc­trine néces­si­tant une sta­bi­li­té éco­no­mique, une paix sociale conti­nues, propres à répar­tir avec « équi­té » les reve­nus de la nation.

Mais pour cela il fal­lait l’ac­quies­ce­ment, la par­ti­ci­pa­tion de toutes les classes et c’est la rai­son de la pru­dence des gou­ver­ne­ments socia­listes qui ne veulent modi­fier en rien l’É­tat ni le régime en bons gérants de la nation.

[|La Révolution mexicaine|]

C’est dans le cadre de la consti­tu­tion du 5 février 1917 que s’est accom­pli le geste récent du pré­sident Laza­ro Car­de­nas : l’ex­pro­pria­tion des com­pa­gnies pétro­li­fères étrangères.

Car­de­nas, élu pré­sident de la répu­blique fédé­ra­tive du Mexique, assure le pou­voir exé­cu­tif. Il pro­mulgue les lois, nomme les ministres et les des­ti­tue ; il dis­pose de la force armée. Le pou­voir légis­la­tif est assu­ré par un congrès com­po­sé d’un sénat de 58 membres et d’une chambre des dépu­tés de 258 membres. Vingt-deux États, deux ter­ri­toires et un dis­trict, admi­nis­trés par des gou­ver­ne­ments, com­posent la république.

L’é­co­no­mie et l’ad­mi­nis­tra­tion du pays sont sou­mis à deux pré­oc­cu­pa­tions essen­tielles : l’in­dé­pen­dance natio­nale et la ques­tion du pouvoir.

L’indépendance

Long­temps sou­mis à la domi­na­tion étran­gère, le Mexique ne conquit son indé­pen­dance qu’au début du siècle der­nier et ne l’as­su­ra défi­ni­ti­ve­ment qu’en 1871. Il prit rang de « grande nation », recon­nue comme telle par les autres, qu’au début du siècle, à la fin de la dic­ta­ture de Por­fi­rio Diaz, pré­sident de 1877 à 1911.

Le ren­for­ce­ment de l’in­dé­pen­dance fut, avec l’é­qui­pe­ment indus­triel du pays et le règle­ment de la ques­tion agraire le grand sou­ci des diri­geants mexi­cains. La consti­tu­tion de 1917 confir­mait à l’É­tat la pro­prié­té, du sol, du sous-sol et « de la mer » (sic). Un étran­ger ne peut acqué­rir de terre ou exploi­ter les richesses natu­relles du pays que s’il se conforme aux lois mexicaines.

La récente expro­pria­tion des com­pa­gnies pétro­li­fères n’est que le retour aux dis­po­si­tions de la consti­tu­tion, dis­po­si­tions qui avaient été aban­don­nées en 1928 au béné­fice des compagnies.

Une sen­tence de la Cour suprême accor­da aux ouvriers pétro­liers les avan­tages de salaires que ceux-ci récla­maient depuis 1934. Les com­pa­gnies ayant refu­sé de se sou­mettre à cette déci­sion le pré­sident Car­de­nas prit le décret d’ex­pro­pria­tion avec pro­messe d’indemnisation.

La pro­por­tion des capi­taux, inves­tis dans l’in­dus­trie pétro­lière étant de 70 % pour les États-Unis et 27 % pour l’An­gle­terre, ces pays prirent des mesures éco­no­miques, pour répondre à cette mesure : ces­sa­tion de l’a­chat d’argent-métal pour les États-Unis, départ des ingé­nieurs étran­gers. Disons encore que les bateaux-citernes ser­vant au trans­port du pétrole appar­tiennent aux com­pa­gnies expropriées.

À cette situa­tion il faut ajou­ter le jeu, mal connu des impé­ria­lismes étran­gers. Les ren­sei­gne­ments frag­men­taires que nous avons ne per­mettent pas d’en don­ner une repré­sen­ta­tion exacte.

Disons un mot de la ques­tion reli­gieuse qui est étroi­te­ment liée à celle des influences étran­gères. Sous la pré­si­dence de Cal­lès, en 1932, l’É­glise catho­lique mexi­caine entra en lutte ouverte contre l’É­tat. Le cler­gé fit appel au pape, à l’é­tran­ger (demande à Washing­ton des « Che­va­liers de Colomb » d’une inter­ven­tion armée), orga­ni­sa le « boy­cott » pour « para­ly­ser la vie éco­no­mique du Mexique » (Appel de la Ligue pour la défense de la liber­té reli­gieuse au Mexique), sus­pen­dit les cultes et orga­ni­sa la rébel­lion armée. Ces actes répon­daient à un décret prit par Cal­lès. Était décré­tée délit de droit com­mun l’i­nob­ser­va­tion des lois rela­tives à la ques­tion reli­gieuse. Les mesures qui furent appli­quées : limi­ta­tion du nombre des prêtres et mono­pole de l’é­du­ca­tion par l’É­tat, le sont d’une manière assez large et, de ce fait, l’in­fluence de l’é­glise catho­lique reste encore très grande au Mexique. Signa­lons que ce décret d’ex­pro­pria­tion a reçu l’ap­pro­ba­tion des auto­ri­tés ecclé­sias­tiques et que l’on peut trou­ver là une indication.

Le pouvoir

Pour main­te­nir son auto­ri­té le pré­sident Car­de­nas s’ap­puie sur les masses labo­rieuses. La popu­la­tion du Mexique est com­po­sée de 20 % de blancs, 40 % de métis, de 40 % d’In­diens. Elle est peu dense.

La popu­la­tion rurale, misé­rable dans sa majo­ri­té, ne peut sub­sis­ter que si les dis­po­si­tions de la consti­tu­tion concer­nant la répar­ti­tion des terres, le démem­bre­ment des lati­fun­dia, l’é­ta­blis­se­ment effec­tif et accé­lé­ré des eii­dos (cel­lules de terre attri­buée à chaque pay­san) sont effec­tuées. Mais ces mesures se heurtent au mau­vais vou­loir des gou­ver­neurs d’É­tat (un choc san­glant vient d’a­voir lieu entre des pay­sans et la troupe dans l’É­tat de Tlax­ca­la) et, dans un dis­cours récent aux délé­gués du pre­mier congrès de la Confé­dé­ra­tion des Tra­vailleurs du Mexique, Car­de­nas leur deman­dait de ne pas consi­dé­rer « ter­mi­née leur action sociale jus­qu’à ce qu’on puisse obte­nir pour les classes pay­sannes la trans­for­ma­tion du régime d’ex­ploi­ta­tion de la terre en fai­sant de l’eii­dos la cel­lule consti­tu­tive d’une éco­no­mie capable de satis­faire ample­ment les besoins de notre population. »

Cette popu­la­tion rurale, qu’un réel effort tente d’é­le­ver par la créa­tion de nom­breuses écoles, où l’en­sei­gne­ment tend sur­tout à être uti­li­taire, est encore arrié­rée. Elle est uti­li­sée par le gou­ver­ne­ment qui a dres­sé et entraî­né cent mille pay­sans en pré­vi­sion d’une révolte des mili­taires. Elle est écar­tée aus­si, avec soin, des masses ouvrières, action favo­ri­sée par l’é­par­pille­ment des agglomérations.

Paral­lè­le­ment, l’É­tat essaie sur la base : tra­vail égal, salaire égal, d’as­su­reur une vie conve­nable aux tra­vailleurs indus­triels mexi­cains. La recon­nais­sance des syn­di­cats a eu lieu en 1917. Il existe plu­sieurs cen­trales syn­di­cales : La C.T.M., d’ins­pi­ra­tion gou­ver­ne­men­tale, for­te­ment tein­tée de sta­li­nisme et la C.G.T., de ten­dance anarchiste.

Disons un mot aus­si de l’im­mi­gra­tion. La main-d’œuvre spé­cia­li­sée fai­sant défaut au Mexique, le pré­sident Car­de­nas a fait appel récem­ment aux émi­grés poli­tiques étran­gers. Seuls peuvent s’ins­tal­ler dans le pays : Les manœuvres spé­cia­li­sés et ceux fai­sant de gros tra­vaux qui répugnent aux indi­gènes, de spé­cia­listes indus­triels et des colons qui s’en­gagent à s’a­don­ner prin­ci­pa­le­ment à l’a­gri­cul­ture et à l’élevage.

La situation du prolétariat

L’ex­pé­rience qui se pour­suit actuel­le­ment au Mexique est une ten­ta­tive de socia­lisme d’É­tat. Les idées géné­reuses ne manquent ni dans la consti­tu­tion, ni dans les dis­cours des diri­geants. Mais leurs actes tendent plus vers l’ab­so­lu­tisme de l’É­tat que vers l’é­man­ci­pa­tion totale des tra­vailleurs mexicains.

Le pro­blème agraire est loin d’être réso­lu. Sur 121 mil­lions d’hec­tares de terres culti­vées, 21 seule­ment ont été répar­tis aux Comi­tés agri­coles des pay­sans sans terre. (Il faut tenir compte dans le chiffre glo­bal des terres appar­te­nant aux com­munes). Les comi­tés comptent un mil­lion de pay­sans mais les peones, au nombre de trois mil­lions, ne sont pas com­pris dans cette répar­ti­tion. La situa­tion misé­rable du pro­lé­ta­riat rural a donc peu chan­gé depuis le début du siècle.

En ce qui concerne le pro­lé­ta­riat des villes, il est sous la coupe du gou­ver­ne­ment. L’in­féo­da­tion de la sta­li­nienne C.T.M. favo­rise les pro­jets de Car­de­nas. En fait, les ouvriers pétro­liers feront seuls les frais de l’ex­pro­pria­tion, car les avan­tages qui viennent de leur être accor­dés leur sont aus­si­tôt deman­dés par le gou­ver­ne­ment pour aider au paie­ment des indemnités.

[|Tentatives syndicalistes|]

En Russie

Il y eut aus­si dans un petit bas­sin houiller de la Sibé­rie méri­dio­nale à Tché­rem­kho­vo une ten­ta­tive syn­di­ca­liste de la « mine aux mineurs » ; elle se sou­tint bien, éco­no­mi­que­ment et ne dis­pa­rut que lors de l’oc­cu­pa­tion mili­taire de Kolt­chak ; du côté com­mu­niste on lui repro­chait d’a­voir exi­gé en échange du char­bon, néces­saire au Trans­si­bé­rien la plus grande valeur, sans se sou­cier des dif­fi­cul­tés géné­rales de la Répu­blique russe.

En Espagne

Il n’est guère pos­sible, à l’oc­ca­sion des évè­ne­ments espa­gnols, de par­ler d’ex­pé­rience syn­di­ca­liste. Un article paru dans le no 2 de Révi­sion a cher­ché à expli­quer com­ment et pour­quoi les anar­cho-syn­di­ca­listes ont renon­cé à appli­quer leur doctrine.

Il y eut tou­te­fois dans quelques domaines des ten­ta­tives d’ap­pli­ca­tion qui forcent l’attention.

Beau­coup de col­lec­ti­vi­sa­tions d’u­sines et d’in­dus­tries furent effec­tuées par les per­son­nels eux-mêmes, appuyés par les syn­di­cats. Dans la période de début, pro­fi­tant des stocks, de l’ou­tillage, elles résis­tèrent éco­no­mi­que­ment ; il semble même que les ser­vices publics et le ravi­taille­ment des milices fonc­tion­nèrent très bien. Mais en même temps que les dif­fi­cul­tés maté­rielles dues à la guerre crois­saient, l’É­tat tâchait de plus en plus de mettre sa main sur ces entre­prises ; le par­ti com­mu­niste évo­quait sur­tout l’es­prit par­ti­cu­la­riste de cer­tains ate­liers s’at­ta­chant à fabri­quer plu­tôt des articles deman­dés par la consom­ma­tion immé­diate que ceux de la guerre ou des trans­ports. Les der­niers accords de la C.N.T. et de l’U.G.T. admet­taient de plus en plus l’é­ta­ti­sa­tion des entre­prises. Tou­te­fois à la base il s’exer­ce­ra cer­tai­ne­ment contre cela une résis­tance pas­sive. À l’heure actuelle l’a­vance de Fran­co sur­plombe ces conflits et il n’est plus pos­sible de dis­tin­guer qui l’emporte : syn­di­cats ou État.

Dans le domaine mili­taire les anar­cho-syn­di­ca­listes créèrent les milices syn­di­cales. Celles-ci connurent une cer­taine démo­cra­tie inté­rieure ; les chefs avaient été dési­gnés par les comi­tés syn­di­caux ; mais l’en­rô­le­ment étant volon­taire, la muta­tion d’une uni­té à l’autre étant pra­ti­que­ment facile, le com­man­de­ment devait tenir compte de l’o­pi­nion des mili­ciens ; il faut pour­tant consta­ter qu’il n’y eut jamais d’é­lec­ti­vi­té réelle (sauf dans quelques déta­che­ments) pour le com­man­de­ment supé­rieur ; il n’y eut pas non plus de congrès ou d’as­sem­blées de mili­ciens dis­cu­tant la vie et l’ac­tion des milices. Au point de vue stric­te­ment tech­nique ces milices essuyèrent moins d’é­checs que l’« armée popu­laire » mili­ta­ri­sée qui leur suc­cé­da (il faut tou­te­fois tenir compte de l’a­mé­lio­ra­tion tech­nique qui s’é­tait opé­rée chez l’adversaire).

En ce qui concerne l’ap­pa­reil de répres­sion, les anar­cho-syn­di­ca­listes eurent tôt fait de créer leur Gué­peou : l’In­ves­ti­ga­cion. Théo­ri­que­ment char­gé seule­ment d’en­quê­ter, cet orga­nisme eut bien­tôt ses pri­sons et ses exé­cu­tions. For­mé de mili­tants dési­gnés par les Comi­tés syn­di­caux supé­rieurs, il ne fut jamais élu ; de même il ne fit jamais rap­port sur son acti­vi­té à des assem­blées syn­di­cales. La briè­ve­té de son exis­tence, ses ori­gines ouvrières semblent l’a­voir pro­té­gé contre la cor­rup­tion et la dégé­né­res­cence ; on ne connaît pas de répres­sion pra­ti­quée par lui contre des mili­tants ouvriers (sauf quelques exé­cu­tions de mili­tants ugé­tistes). Mais la ques­tion reste posée quant à ce qu’au­rait pu être son évo­lu­tion dans ces condi­tions de non-contrôle et de non-élection.

Il y eut à côté de cet embryon de police secrète une police syn­di­ca­liste agis­sant au grand jour appe­lée les Patrouilles de contrôle. Elles eurent leur ori­gine dans le contrôle que les comi­tés syn­di­caux de quar­tier exer­çaient sur la cir­cu­la­tion et les per­sonnes de pas­sage. Cet orga­nisme lui aus­si ne vit pas ses cadres supé­rieurs élus ; ils furent nom­més par les Comi­tés locaux et natio­naux de la C.N.T. influen­cés, sinon com­man­dés, par les comi­tés cor­res­pon­dants de la F.A.I. ; les chefs des patrouilles n’a­vaient pas de comptes à rendre devant les assem­blées syn­di­cales ; ils n’é­taient évi­dem­ment pas révo­cables par ces assemblées.

Les rangs des patrouilleurs se for­maient par recru­te­ment sur appro­ba­tion des centres.

Tou­te­fois l’ac­ti­vi­té plus décou­verte des patrouilles per­met­tait en fait à l’o­pi­nion ouvrière d’a­voir l’œil sur elles ; leurs arres­ta­tions d’ac­ca­pa­reurs, la confis­ca­tion des pro­duits acca­pa­rés, la déten­tion de fas­cistes notoires, tout ceci créa pour ces patrouilles une impres­sion favo­rable dans la masse ouvrière. Aus­si rien d’é­ton­nant à ce que, lors des jour­nées de mai 1937, elles se bat­tirent à côté des ouvriers protestataires.

[| – O – |]

Il serait hasar­deux de conclure sur des don­nées aus­si frag­men­taires ; mais cette réserve étant faite, il semble que par­tout où les anar­cho-syn­di­ca­listes renon­cèrent à leurs reven­di­ca­tions de contrôle et d’é­lec­ti­vi­té ouvrières, l’é­ta­tisme appa­rais­sait avec sa suite d’ar­bi­traire et de despotisme.

Inver­se­ment, les quelques traces de ges­tion et d’ac­tion pro­lé­ta­riennes entraî­naient des effets créa­teurs et efficaces.

[|La Makhnovstchina|]

Il faut à ce point de vue se limi­ter uni­que­ment au régime ins­tau­ré dans une région de l’U­kraine, au cours des années 1919 – 1921 par la « makh­novst­chi­na », plus spé­cia­le­ment dans la région de Gou­liaï-Polié. Ses occu­pa­tions furent de très courte durée : quelques semaines pour les troupes de Makh­no se dépla­çant constam­ment ; quelques mois pour les pay­sans de Gouliaï-Polié.

Au point de vue éco­no­mie et échanges, il y eut des ébauches d’or­ga­ni­sa­tion de tra­vaux agri­coles en com­mun ; il y eut des envois volon­taires de blé vers les villes affamées.

Théo­ri­que­ment les « soviets libres » étaient élus libre­ment, mais dans la réa­li­té il était dif­fi­cile aux par­tis adverses aux makh­no­vistes de s’af­fi­cher franchement.

Il y eut dans les troupes makh­no­vistes une espèce de Gué­peou en for­ma­tion ; c’é­tait le ser­vice du contre-espion­nage mili­taire, non élu, désigne par le com­man­de­ment et sans contrôle des masses. Il lui arri­va de débor­der du domaine stric­te­ment mili­taire et de fusiller des adver­saires poli­tiques (exé­cu­tion du bol­che­vik Palovs­ki qui com­bat­tait cou­ra­geu­se­ment dans les rangs makh­no­vistes ; à remar­quer qu’il y avait des socia­listes révo­lu­tion­naires de gauche, comme Popov, qui étaient admis comme com­bat­tants dans ces détachements).

C’est cer­tai­ne­ment dans le domaine mili­taire que le mou­ve­ment makh­no­viste réa­li­sa ses plus grands suc­cès (à noter que les makh­no­vistes étaient en grande par­tie des pay­sans pauvres, comp­taient aus­si quelques élé­ments ouvriers, étaient ani­més par des anar­chistes, mais ne consti­tuaient pas des orga­ni­sa­tions anar­chistes pro­pre­ment dites). Au point de vue mili­taire ces troupes réa­li­sèrent des miracles, compte tenu de leurs faibles effec­tifs et de leurs arme­ments res­treints. Ces suc­cès sont dus en par­tie aux capa­ci­tés stra­té­giques de Makh­no lui-même : elles eurent quelques trou­vailles simples mais de grande effi­ca­ci­té (celle de for­mer des déta­che­ments de mitrailleurs mon­tés sur des chars légers, appe­lés « tat­chan­ki », accom­plis­sant des raids inat­ten­dus) ; l’ap­pui qu’ils rece­vaient de la popu­la­tion pay­sanne et le cou­rage inouï qui les ani­maient étaient dus au régime rela­ti­ve­ment grand de liber­té qu’ils ins­tau­raient sur leur pas­sage (ain­si à Eka­te­ri­no­slav, pen­dant leur séjour de quelques semaines toute la presse révo­lu­tion­naire, y com­pris celle des bol­che­viks, atta­quant dure­ment les anar­chistes, put paraître libre­ment) ; l’é­lec­ti­vi­té du com­man­de­ment fut pra­ti­quée dans leurs rangs, de façon pri­mi­tive et désor­don­née, mais constante ; de même l’es­prit « mee­ting » dis­cu­tant les opé­ra­tions après coup n’empêchait pas de les exé­cu­ter avec une rapi­di­té surprenante.

[|Essai de Synthèse|]

Difficultés pratiques

Il semble que la réponse à toutes les ques­tions tac­tiques soit funeste. Dans aucune des orga­ni­sa­tions ouvrières, syn­di­cats ou par­tis, on ne pose le pro­blème de l’É­tat ouvrier. Même les reven­di­ca­tions pro­fes­sion­nelles pâlissent quand il s’a­git de trai­ter le grand slo­gan des temps modernes : démo­cra­tie capi­ta­liste ou fas­cisme. Le sort de la répu­blique semi-fas­ciste de la Tché­co­slo­va­quie peut émou­voir l’ou­vrier fran­çais et lui fait approu­ver les agis­se­ments des impé­ria­lismes. La haine des Alle­mands qu’on apprend à l’ou­vrier tchèque l’a­veugle au point de lui faire oublier sa conscience de classe, alors qu’on laisse l’ou­vrier slo­vaque, comme par le pas­sé, dans la plus pro­fonde des igno­rances. Les jeux de cirque qu’offre Hit­ler au pro­lé­taire alle­mand para­lysent la lutte des classes. Les accla­ma­tions de la force de l’ar­mée rouge enlèvent aux masses russes le cou­rage de pro­tes­ter contre une dic­ta­ture bureau­cra­tique. On peut pro­lon­ger ce tour du monde à volon­té ; par­tout les orga­ni­sa­tions ouvrières oublient la Révo­lu­tion pour voler au secours des impérialismes.

Pas de conso­la­tion non plus dans le fonc­tion­ne­ment inté­rieur du mou­ve­ment ouvrier. Les syn­di­cats sont dans les mains de bonzes qui freinent et dont l’in­fluence est consi­dé­rable. Les par­tis ont une dis­ci­pline dic­ta­to­riale qui exclut toute dis­cus­sion démo­cra­tique, quand ils s’ap­pellent com­mu­nistes, ou sont ron­gés par la vérole déma­go­gique, et oppor­tu­niste quand ils s’ap­pellent sociaux-démo­crates ou anarchistes.

Nous croyons tout de même que la Révo­lu­tion sociale et la socié­té socia­liste sont une néces­si­té pour le pro­lé­ta­riat. Mal­gré tout, il se confirme que la solu­tion du pro­blème de la guerre, de la misère, des crises et de l’ex­ploi­ta­tion ne peut être don­né que par une socié­té où les masses défendent elles-mêmes leurs inté­rêts d’a­près les prin­cipes déjà bien vieux du socia­lisme, à savoir col­lec­ti­visme, inter­na­tio­na­lisme, pro­grès humain et non seule­ment tech­nique, par­ti­ci­pa­tion de tous aux richesses exis­tantes. Nous espé­rons que, mal­gré toutes les défaites qu’elles ont dû subir, les masses ne sont pas trop loin de com­prendre et leurs pos­si­bi­li­tés et leurs intérêts.

Seule­ment il faut s’at­ta­quer à l’élé­ment qui enfan­te­ra l’É­tat ouvrier et cet élé­ment n’est pas l’é­tude de l’É­tat ouvrier même, mais bien celle de la lutte des classes.

Cela ne veut pas dire que nous renon­çons à la syn­thèse de la théo­rie et de la pra­tique visant l’É­tat ouvrier. Cepen­dant, cette syn­thèse ne peut être actuel­le­ment qu’en grande par­tie néga­tive. Devant l’in­ca­pa­ci­té révo­lu­tion­naire du mou­ve­ment ouvrier il est vain de vou­loir construire une syn­thèse posi­tive, qui aurait sur le papier cer­tai­ne­ment tous les avan­tages pos­sibles, mais qui ne serait nul­le­ment en rela­tion avec la réalité.

Difficultés doctrinales

L’é­cueil sur lequel se brisent toutes les concep­tions et toutes les ten­ta­tives socia­listes en ce qui concerne l’É­tat trouve son ori­gine dans l’as­pect double de l’ac­tion que doivent mener les orga­ni­sa­tions ouvrières au moment où le capi­ta­lisme et son État se trouvent bri­sés, dépossédés.

Le socia­lisme impli­quant la sup­pres­sion des classes, le nivel­le­ment total au sein d’une huma­ni­té pro­duc­trice, il ne peut être ques­tion de conser­ver une divi­sion défi­ni­tive de la socié­té nou­velle pour des taches déterminées.

C’est donc un mou­ve­ment unique, des orga­ni­sa­tions soli­daires, uni­fiées qui doivent assu­mer à la fois la démo­cra­tie inté­rieure et la dic­ta­ture sur l’en­ne­mi, sur l’extérieur.

Les anar­chistes, por­tés par leur idéo­lo­gie et leur sen­ti­ment à déve­lop­per uni­que­ment l’as­pect démo­cra­tique-liber­taire et négli­geant les néces­si­tés de défense et d’or­ga­ni­sa­tion sombrent rapi­de­ment, soit dans la dic­ta­ture de groupe, soit dans un idéa­lisme éva­dé de la réalité.

Les révo­lu­tion­naires du type mar­xiste accen­tuent le côté tech­nique et orga­ni­sa­tion­nel et finissent par dés­équi­li­brer le mou­ve­ment au détri­ment de la démocratie.

Quant aux réfor­mistes et démo­crates la peur de la révo­lu­tion leur fait vouer un culte à la démo­cra­tie for­melle, qu’ils espèrent voir engen­drer des réa­li­sa­tions socia­listes et éco­no­mi­ser la révo­lu­tion, mais abou­tissent en fait à la col­la­bo­ra­tion la plus intime, avec l’en­ne­mi voire à son sauvetage.

Cha­cune de ces trois grandes ten­dances est hyp­no­ti­sée par un aspect du pro­blème et cherche à mode­ler sa poli­tique sur lui, en négli­geant les autres.

La déli­mi­ta­tion de la classe qui pren­dra la direc­tion de l’é­co­no­mie et qui pren­dra toutes les mesures de construc­tion et de défense révo­lu­tion­naires, béné­fi­ciant de la démo­cra­tie et par­ti­ci­pant, assu­rant la liqui­da­tion de l’É­tat bour­geois et de ses sou­tiens, pré­sente cer­taines difficultés.

La meilleure défi­ni­tion, tout en se gar­dant de la consi­dé­rer d’une façon trop abso­lue, sans excep­tion pos­sible, nous semble être celle qui prend comme cri­tère le rôle utile dans la pro­duc­tion. Cette carac­té­ris­tique fon­da­men­tale doit être évi­dem­ment cor­ri­gée par les situa­tions de fait. Un ouvrier fas­ciste, appar­te­nant à des orga­ni­sa­tions de com­bat patro­nales, un sous-offi­cier de l’ar­mée régu­lière se ral­liant à la lutte insur­rec­tion­nelle situent des cas indi­vi­duels, voire englo­bant des groupes qui échappent à la règle générale.

Il appa­raît d’ailleurs que les abus d’in­ter­pré­ta­tion décou­le­raient plus des formes d’or­ga­ni­sa­tion géné­rale que du point de départ et de la définition.

Il reste acquis et démon­tré d’une façon défi­ni­tive que dans les orga­ni­sa­tions ouvrières il ne peut s’é­ta­blir de pri­vi­lèges pour l’une ou l’autre ten­dance et que le double carac­tère de pro­duc­teur et de com­bat­tant doit suf­fire, pour exi­ger les droits à la ges­tion et à la par­ti­ci­pa­tion au gou­ver­ne­ment des choses.

« L’organisation idéale »

Telle forme d’or­ga­ni­sa­tion peut appa­raître comme pos­sé­dant des attri­buts et des ver­tus qui en font l’or­ga­ni­sa­tion la plus par­faite, ou la moins mau­vaise. Mais vou­loir impo­ser à la réa­li­té, à des pays à struc­ture éco­no­mique dif­fé­rentes, pour des cir­cons­tances toutes spé­ciales, en face d’é­vé­ne­ments impor­tants et impré­vi­sibles, un même type d’or­ga­ni­sa­tion nous semble dif­fi­cile sinon utopique.

Il ne faut pas oublier que la lente évo­lu­tion de la lutte de classe finit par créer des orga­nismes appro­priés au pays qui sert de cadre géné­ral aux conflits.

On ne peut rai­son­na­ble­ment se fier qu’aux formes de grou­pe­ment qui sont nés, se sont déve­lop­pés et se sont ren­for­cés dans la lutte pré révo­lu­tion­naire. Seuls les embryons de socié­té nou­velle sur­gis dans la socié­té ancienne appa­raissent comme une base solide pour l’é­di­fi­ca­tion révo­lu­tion­naire. Encore ne faut-il pas perdre de vue que les orga­ni­sa­tions gran­dies au sein de la socié­té bour­geoise ne sont pas exemptes de tares propres au sys­tème capi­ta­liste, ni de défor­ma­tions bureau­cra­tiques ou oli­gar­chiques classiques.

La concep­tion syn­di­ca­liste la plus nette et la plus pra­tique trouve son prin­ci­pal adver­saire dans l’as­pect des syn­di­cats eux-mêmes. La théo­rie syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire s’op­pose dans la plu­part des cas aux actes impor­tants des cen­trales syn­di­cales et ne peut s’ap­puyer que dans la régé­né­ra­tion per­pé­tuelle impo­sée par la lutte à la base.

Et la for­mule « le par­ti a tou­jours rai­son » doit paraître iro­ni­que­ment amère aux vieux bolcheviks.

La démo­cra­tie, sti­mu­lant et régé­né­ra­teur, de la pra­tique socia­liste trouve des obs­tacles sérieux dans les situa­tions qu’im­posent les évé­ne­ments. Les ques­tions mili­taires, la famine, l’i­so­le­ment éco­no­mique, les inter­ven­tions étran­gères, le degré de déve­lop­pe­ment indus­triel, le socia­lisme para­di­siaque de la vie dure et impla­cable. En ces moments le morale révo­lu­tion­naire devient aus­si impor­tante que la struc­ture des orga­ni­sa­tions et que les sta­tuts, elle est son com­plé­ment indis­pen­sable, sans lequel il ne reste plus que des textes et des thèses inutiles.

Le fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique des orga­ni­sa­tions, fécond mais lent, ne peut tou­jours arri­ver à répondre aux besoins immé­diats de situa­tions extra­or­di­naires et la néces­si­té d’or­ganes de direc­tion aux réflexes ins­tan­ta­nés s’im­pose. De là le dan­ger de dic­ta­ture de groupe ou de frac­tion contre­ba­lan­çant les bien­faits des déci­sions rapides. Dan­ger qui semble pou­voir être réduit par le fonc­tion­ne­ment inin­ter­rom­pu des orga­ni­sa­tions s’op­po­sant à la mise en som­meil qui accom­pagne habi­tuel­le­ment la cen­tra­li­sa­tion temporaire.

La ques­tion d’é­du­ca­tion et de tra­di­tion démo­cra­tiques chez les tra­vailleurs consti­tue en fait le seul contre­poids. Et c’est cette même habi­tude qui peut empê­cher la pré­pon­dé­rance des tech­ni­ciens mili­taires, indus­triels ou autres dont la par­ti­ci­pa­tion sera indispensable.

Un autre cor­rec­tif doit être recherche, et ce n’est là qu’un aspect par­ti­cu­lier de la démo­cra­tie ouvrière, dans la par­ti­ci­pa­tion de tous aux pro­blèmes et aux acti­vi­tés les plus divers, frei­nant ain­si la spé­cia­li­sa­tion géné­ra­trice de cliques et de clans qui pro­fitent de leur uti­li­té pour s’as­su­rer l’hé­gé­mo­nie et faire dévier le mou­ve­ment de ses ten­dances primitives.

C’est le côté dan­ge­reux de la concep­tion du par­ti qui veut voir dans une réunion d’hommes venus de couches sociales dif­fé­rentes, du moins en ce qui concerne la direc­tion, c’est-à-dire le cer­veau même du par­ti, son organe essen­tiel, le noyau éclai­ré, par­fait qui pren­dra toutes les mesures, uti­li­se­ra tous les moyens, pro­fi­te­ra de toutes les cir­cons­tances pour faire avan­cer un peuple dans la voie du socia­lisme. En sub­sti­tuant le par­ti-élite à la classe ouvrière elle-même, en oppo­sant sou­vent même ce par­ti aux tra­vailleurs incom­pré­hen­sifs ou trop igno­rants sui­vant leur concep­tion, en ne voyant plus dans le socia­lisme qu’une ques­tion de cal­cul et de tac­tique, les défen­seurs de l’i­dée de par­ti-dic­ta­teur, de par­ti-guide abou­tissent à reje­ter pra­ti­que­ment le pro­lé­ta­riat de la par­ti­ci­pa­tion directe à la lutte pour le socia­lisme et à son orga­ni­sa­tion, mais aus­si conduisent à l’al­liance avec ceux qui, par leur rôle de direc­tion, d’or­ga­ni­sa­tion et de ges­tion de l’é­co­no­mie, béné­fi­cient de pri­vi­lèges qu’ils échangent contre leur par­ti­ci­pa­tion. Cette alliance de fait entraîne la cris­tal­li­sa­tion d’une classe domi­na­trice nou­velle, pre­nant la suc­ces­sion du capi­ta­lisme sans libé­rer le pro­lé­ta­riat, ren­for­çant et recons­trui­sant un État puis­sant, auto­ri­taire dont elle forme les cadres, dont elle pos­sède tous les rouages.

Le par­ti devient classe en recons­ti­tuant l’É­tat et en en fai­sant l’or­ga­nisme essen­tiel de la socié­té nou­velle, en accen­tuant la divi­sion entre le tra­vail pro­duc­tif et le tra­vail intel­lec­tuel et de défense.

« technique ouvrière »

En résu­mé, l’É­tat, dans son aspect dic­ta­to­rial, ne peut qu’être bri­sé et rem­pla­cé par une série d’or­ganes pro­vi­soires — leur durée ne pou­vant être cal­cu­lée, mais leur carac­tère étant impré­gné de cette concep­tion — com­po­sés de tra­vailleurs révo­lu­tion­naires s’ad­joi­gnant des conseillers tech­niques pris dans l’an­cien appa­reil, sou­mis au contrôle per­ma­nent des orga­ni­sa­tions démo­cra­tiques. Le maxi­mum de par­ti­ci­pa­tion directe des ouvriers révo­lu­tion­naires à ces besognes de défense, la lutte contre la for­ma­tion de spé­cia­listes non contrô­lables, l’é­ga­li­té des droits et des devoirs, le salaire unique et le contrôle rigou­reux et per­ma­nent seront les prin­cipes réglant les organes.

Pour arri­ver à cette sub­sti­tu­tion d’or­ganes révo­lu­tion­naires aux rouages d’É­tat, il faut s’ap­puyer sur des orga­ni­sa­tions démo­cra­tiques à l’ex­clu­sion des par­tis dont le rôle doit être limi­té au tra­vail d’é­du­ca­tion et d’a­gi­ta­tion, leur enle­vant leur carac­tère d’é­quipes en lutte pour le pou­voir en col­la­bo­ra­tion avec des couches de tra­vailleurs privilégiés.

Ces orga­ni­sa­tions démo­cra­tiques ne peuvent qu’être celles nées en régime capi­ta­liste, englo­bant tous les tra­vailleurs sans dis­tinc­tion sur le ter­rain éco­no­mique, dans le domaine de la pro­duc­tion et sur le plan local.

Avec tous les défauts qu’ils pré­sentent — bureau­cra­ti­sa­tion ou impré­pa­ra­tion — il nous paraît que les syn­di­cats et les conseils d’u­sines, sui­vant la tra­di­tion exis­tant dans le pays, son évo­lu­tion et la nature du régime écrou­lé, sont les types d’or­ga­ni­sa­tion se rap­pro­chant le plus des formes idéales.

La recherche d’une tech­nique nou­velle s’ins­pi­rant des moyens et des tra­di­tions pro­lé­ta­riens, s’abs­te­nant de copier sys­té­ma­ti­que­ment l’exemple bour­geois peut appor­ter des fac­teurs de victoire.

Dans la lutte insur­rec­tion­nelle, dans la guerre civile ensuite, les pay­sans ukrai­niens, les mineurs astu­riens ont prou­vé que l’ap­port révo­lu­tion­naire peut appor­ter des ini­tia­tives renou­ve­lant les méthodes tra­di­tion­nelles de la guerre. En évi­tant de retom­ber dans la croyance en une spon­ta­néi­té sou­ve­raine, il est pos­sible, dès main­te­nant de recher­cher des moyens de lutte capables de s’op­po­ser à la tech­nique mili­taire bour­geoise et pou­vant être rapi­de­ment uti­li­sés par les insur­gés. Dans le chaos habi­tuel qu’en­traînent les périodes de guerre civile, quelques méthodes de lutte impré­vues peuvent influen­cer les évé­ne­ments d’une façon décisive.

La Presse Anarchiste