La Presse Anarchiste

Les problèmes de l’Etat

Voici la fin de notre étude [[Voir Révi­sion d’avril, n° 3.]] sur l’É­tat. Cette deux­ième par­tie com­prend l’analyse des prin­ci­pales expéri­ences ouvrières de l’après-guerre et un essai de synthèse.

Les prob­lèmes soulevés sont loin d’être épuisés. Néan­moins nos lecteurs trou­veront dans les pages qui suiv­ent la mise en chantier d’une série d’é­tudes que nous espérons voir com­pléter dans les prochains numéros de la revue. Les ques­tions du rôle de l’in­tel­li­gentsia dans ses rap­ports avec le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ; des formes ouvrières de la police, de la jus­tice et de l’ar­mée, des inter­in­flu­ences entre syn­di­cat et par­ti, restent inachevées.

Rap­pelons que nous sommes une revue d’é­tudes et non un organe de frac­tion, et que, par con­séquent, toutes les con­tri­bu­tions venant de nos lecteurs seront les bienvenues.

À la lueur de l’Expérience

Les États esclavagistes, féo­dal-agraire, bour­geois-indus­triel ont der­rière eux des siè­cles ou des dizaines d’an­nées d’ex­is­tence ; il est donc pos­si­ble de faire une étude appro­fondie de leur car­ac­tère. Il en va tout autrement quand il s’ag­it des appli­ca­tions pra­tiques de créa­tions d’É­tat inspirées d’in­ten­tion marx­iste ou d’or­ganes se sub­sti­tu­ant à l’É­tat suiv­ant les doc­trines anar­chistes ou syn­di­cal­istes. Il ne s’ag­it là que de véri­ta­bles « lueurs », extrême­ment brèves ren­dant l’étab­lisse­ment d’un juge­ment par­ti­c­ulière­ment difficile.

[|20 ans de bolchevisme|]

C’est en faisant cette réserve qu’il faut abor­der la « lueur » qui dure depuis 20 ans en Russie et qui per­met expéri­men­tale­ment d’é­tudi­er com­ment la réal­ité de ce pays a défor­mé les pro­jets primordiaux.

Il faut se sou­venir que notre numéro précé­dent, cher­chant à esquiss­er l’É­tat ouvri­er, selon les marx­istes, dis­ait qu’il devait être for­mé par « l’assem­blée nationale tra­vailleuse » (les Soviets).

C’est en effet ain­si que l’ex­péri­ence fut abor­dée, le pou­voir de l’É­tat fut pris au nom du con­grès des Sovi­ets (exacte­ment de Con­seils de députés ouvri­ers, paysans, sol­dats). Effec­tive­ment au début les Sovi­ets, du côté ouvri­er, étaient com­posés de délégués d’usines, et du côté paysan de délégués de vil­lages, et enfin du côté sol­dats de délégués de compagnies.

Mais c’est ici que le pre­mier heurt avec la réal­ité se pro­duisit ; une assem­blée nationale « tra­vailleuse » pour un pays immense néces­si­tait une délé­ga­tion restreinte. Ceci ame­na un sys­tème très com­pliqué d’élec­tions à 3 ou 4 degrés aboutis­sant au som­met de la pyra­mide à un sim­ple con­seil des min­istres (dénom­més com­mis­saires du peu­ple) rég­nant à coups de décrets et soumis à un con­trôle de façade.

Toute­fois ce qui fut une con­séquence plus grave de ce sys­tème de délé­ga­tions ce fut la perte de la liai­son directe entre la masse et les délégués ; les par­tis poli­tiques se lancèrent à la con­quête des Sovi­ets faisant com­pos­er ceux-ci non seule­ment de délégués issus de l’en­tre­prise, du vil­lage, de la com­pag­nie, mais en présen­tant par­mi les délégués, les « mil­i­tants » con­nus par leur art ora­toire, leur plume ou leur passé de per­sé­cu­tion. Le lien économique était brisé ; le char­la­tanisme de la tri­bune et du jour­nal allait faire des mer­veilles. Un moment phraséo­logues et écrivassiers durent s’adapter au souf­fle de la révo­lu­tion. Mais au fur et à mesure que les élé­ments pro­lé­tariens les plus act­ifs étaient moulus et absorbés par la guerre civile, logique­ment les délégués désignés pour leurs qual­ités poli­tiques et non économiques deve­naient prépondérants. Pour pou­voir « bien » par­ler, « bien » écrire, « bien » organ­is­er l’ag­i­ta­tion et le recrute­ment il fal­lait (surtout dans un pays comme la Russie) une cer­taine instruc­tion, cer­taines habi­tudes de tra­vail men­tal, cer­taines capac­ités de général­i­sa­tion et de déduc­tion. Quoi d’é­ton­nant que les tra­vailleurs du cerveau, les intel­lectuels, « l’in­tel­li­gentsia » for­ma les cadres du pou­voir nou­veau : étudiez la biogra­phie des prin­ci­paux poten­tats russ­es, vous y ren­con­trez des jour­nal­istes, des écrivains, des ingénieurs, des employés, des insti­tu­teurs, des doc­teurs, des étu­di­ants uni­ver­si­taires, et d’an­ciens ouvri­ers passés au tra­vail des par­tis dévelop­pant chez eux avant tout le cerveau et rompant le lien industriel.

Cette couche sociale mit en évi­dence ses mil­i­tants les plus act­ifs en les agglu­ti­nant autour du par­ti bolchevik — le plus auda­cieux, le plus har­di, le plus capa­ble, le plus ant­i­cap­i­tal­iste, mais aus­si le plus fourbe, le plus cynique, le plus amoral, le plus sans scrupules, non seule­ment envers la bour­geoisie, mais aus­si envers le pro­lé­tari­at et la paysannerie.

Cet ensem­ble de pro­priétés lui per­mit de con­quérir et de main­tenir une place prépondérante dans le pou­voir et plus tard d’obtenir le mono­pole de celui-ci.

Les réactions

Le pro­lé­tari­at se bat­tant dans la guerre civile ne pou­vait pas ou n’o­sait pas (pour ne pas per­me­t­tre une con­tre-révo­lu­tion bour­geoise) se retourn­er con­tre le nou­v­el enne­mi qu’il avait cou­vé dans son sein ; à la fin de la guerre civile en mars 1921, il ten­ta dés­espéré­ment à Cron­stadt de recon­quérir les « vrais Sovi­ets ». Il fut écrasé, parce que la masse ouvrière russe était épuisée autant par les com­bats que par la famine. À côté du pro­lé­tari­at la paysan­ner­ie pau­vre se fai­sait hacher avec les makhno­vistes pour les « vrais Sovi­ets ». Isolé au point de vue inter­na­tion­al, le pro­lé­tari­at russe voy­ait les tra­vailleurs d’oc­ci­dent divisés en jouis­seurs et en vic­times de l’après-guerre, la par­tie était perdue.

Lénine, le créa­teur, le pro­mo­teur du par­ti unique fut cru­elle­ment châtié en tant qu’homme dans son tri­om­phe : peu de temps avant la mal­adie qui lui fut fatale, il put encore com­pren­dre où son œuvre s’ori­en­tait. Au xie con­grès du P.C. russe il put encore pronon­cer : « Notre État est un État ouvri­er et paysan à défor­ma­tion bureau­cra­tique… La machine vous échappe des mains, on dirait qu’un autre la dirige, elle court dans une autre direc­tion que celle qu’on lui a fixée…  » (Compte ren­du du 11e congrès).

En effet la machine avait trou­vé sa voie. Après la mort de Lénine, après l’élim­i­na­tion de Trot­s­ki dont l’en­ver­gure et le sou­venir de l’an­ci­enne activ­ité pro-ouvrière parais­saient dan­gereux, les Sovi­ets pour­suivirent leur dégénéres­cence. Réduits à être de très timides con­seils munic­i­paux, ils virent Staline leur don­ner le coup de pied de l’âne dans sa con­sti­tu­tion de 1936 ; doré­na­vant il ne sub­sis­tait plus que l’é­ti­quette sovié­tique ; même le cam­ou­flage des élec­tions se fai­sait à la façon par­lemen­taire tra­di­tion­nelle pour des insti­tu­tions soi-dis­ant lég­isla­tives centrales.

Le pou­voir réel s’é­tait encore plus écarté ; con­cen­tré à la mort de Lénine dans les mains d’un bureau poli­tique du par­ti-mono­pole, il devait s’en aller à tra­vers dépor­ta­tions et fusil­lades vers le pou­voir per­son­nel strict d’un seul : Staline, nou­veau tzar de toutes les Russies.

Mais celui-ci incar­ne et s’ap­puie sur la caste priv­ilégiée des tra­vailleurs cérébraux, enlaçant dans ses ten­tac­ules l’é­conomie, la mag­i­s­tra­ture, la police, l’é­d­u­ca­tion, la diplo­matie et l’armée.

L’État russe : diplomate, policier et magistrat

Dans tous les domaines de la vie sociale l’É­tat russe suiv­it la même évo­lu­tion. Le manque d’e­space réservé à cette étude empêche de décrire les détails dans l’a­gri­cul­ture, dans le com­merce, dans la banque.

Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que le cours de ce développe­ment se lim­i­tait aux faits économiques. Ain­si la diplo­matie de l’É­tat russe com­mence par être une diplo­matie de « place publique ». Il est vrai qu’il n’y eut jamais d’or­ganes embry­on­naires de la diplo­matie ouvrière directe­ment issus de la masse. Mais enfin les pre­mières notes de Tchitcher­ine, com­mis­saire du peu­ple aux affaires étrangères étaient adressées non pas aux diplo­mates pro­fes­sion­nels, mais aux peu­ples et cela bien sou­vent par radio et par la presse. En out­re, tous les pour­par­lers de Brest-Litovsk étaient suiv­is sec­onde par sec­onde, grâce à un fil direct par le Comité cen­tral du par­ti com­mu­niste ; celui-ci les soumet­tait à une dis­cus­sion très intense dont une grande par­tie était publiée.

Au fur et à mesure, que la diplo­matie russe rem­por­ta des suc­cès par la recon­nais­sance de nom­breux pays, elle se boucla en caste très fer­mée : non, seule­ment les ambas­sadeurs ne furent jamais élus par les Sovi­ets, mais tous les pour­par­lers étaient con­duits à la façon tra­di­tion­nelle, c’est-à-dire secrète. Plus encore, aucun des traités con­clus n’é­tait soumis à dis­cus­sion devant l’opin­ion, ouvrière.

Un phénomène ana­logue se pro­duisit dans les appareils de répres­sion. Par­tis avec un pro­gramme promet­tant la sup­pres­sion de la police, les bolcheviks russ­es se trou­vèrent en présence d’une mil­ice et de tri­bunaux pop­u­laires pra­tique­ment con­trôlés et désignés par les sovi­ets locaux. Ils eurent tôt fait de porter la griffe de l’É­tat cen­tral­isé dans ce domaine. Au lieu de juges élus, il y eut des mag­is­trats pro­fes­sion­nels, « recom­mandés », c’est-à-dire, imposés par le par­ti monop­o­liste, arrangeant les nom­i­na­tions par le Com­mis­sari­at du peu­ple cen­tral et ses sub­or­don­nés provin­ci­aux. L’élec­tiv­ité ouvrière ne sub­siste plus que pour des assesseurs siégeant d’ailleurs unique­ment dans des organes cor­re­spon­dant à la jus­tice de paix en Occident.

Au début les juges ouvri­ers jugeaient suiv­ant ce qu’ils appelaient « la con­science révo­lu­tion­naire », obser­vant quelques grands principes sans se con­sid­ér­er liés par un droit formel. Peu à peu les pro­fes­sion­nels de la jus­tice établirent un code nou­veau à car­ac­téris­tiques très féro­ces, com­prenant notam­ment les crimes de non-déla­tion, de peine de mort pou­vant frap­per même des ado­les­cents de 12 ans, d’exé­cu­tion cap­i­tale pour vol.

L’ap­pli­ca­tion de la « con­science révo­lu­tion­naire » se défor­ma d’une façon par­ti­c­ulière ; les répres­sions très graves et surtout celles dirigées con­tre les élé­ments voulant appro­fondir la révo­lu­tion furent con­fiées à des col­lèges de mil­i­tants con­sid­érés comme par­ti­c­ulière­ment purs et dévoués ; le pro­to­type de ceux-ci fut Dzer­jin­s­ki, le fon­da­teur de la Tche­ka (Com­mis­sion extra­or­di­naire de lutte con­tre la con­tre-révo­lu­tion) ; cet organ­isme devint plus tard le Guépéou (Admin­is­tra­tion poli­tique d’É­tat) et plus tard encore le N.K.V.D., sec­tion de sûreté auprès du Com­mis­sari­at des affaires intérieures. Mais à tra­vers toutes les méta­mor­phoses, ces organes con­ser­vent leurs traits essen­tiels : ils ne sont en aucune façon élus mais nom­més par les autorités supérieures ; ils ne subis­sent aucun con­trôle autre que celui de leurs pro­pres chefs ; ils jugent et instru­isent les procès eux-mêmes ; ils n’ad­met­tent ni défense par avo­cats, ni témoignages ; ils ne pub­lient pas les sen­tences. Ils agis­sent en ver­tu de la con­fi­ance que met en eux le par­ti pour s’in­spir­er tou­jours de l’in­térêt suprême du pro­lé­tari­at. Telle est la théorie. Dans la pra­tique cette activ­ité est dirigée en pre­mier lieu con­tre les protes­ta­tions ouvrières et est menée absol­u­ment arbitrairement.

Des comités d’usine aux trusts d’État

Le par­ti bolchevik en prenant le pou­voir avait à son pro­gramme la nation­al­i­sa­tion de la grande indus­trie ; il réal­isa cette promesse même au-delà de ses inten­tions, poussé par la masse croy­ant pal­li­er aux dif­fi­cultés matérielles par une expro­pri­a­tion totale ; d’autre part la résis­tance larvée de la petite bour­geoisie accéléra sa pro­pre exé­cu­tion par l’É­tat russe.

Mais les pre­miers mois, cette nation­al­i­sa­tion ne fut qu’une mesure déclar­a­tive ; l’op­po­si­tion en fait vint non de la bour­geoisie, mais des ouvri­ers. Ceux-ci déte­naient, en fait, les usines par l’in­ter­mé­di­aire des Comités d’u­sine ; c’é­taient là des organ­i­sa­tions par­ti­c­ulières se rap­prochant du type syn­di­cal sans être des syn­di­cats. Ils avaient de com­mun avec les syn­di­cats le lien indus­triel ; mais assem­blant des ouvri­ers qui n’avaient pas eu le temps de se con­naître dans la vie col­lec­tive en tant qu’or­gan­i­sa­tion, la sélec­tion des délégués deve­nait moins rigoureuse que dans les syn­di­cats ; le point de vue étroit de l’u­sine l’emportait sur la vue d’ensem­ble de l’in­dus­trie et de la classe ouvrière.

Ces organes se heurtèrent très tôt (avant la paix de Brest-Litovsk) avec des bureaux d’É­tat qui pré­tendaient diriger l’in­dus­trie nation­al­isée ; un organe avait été nom­mé, non pas par élec­tion, mais par désig­na­tion au nom des organes cen­traux (Com­mis­saires du peu­ple, Pré­sid­i­um de Comité exé­cu­tif provin­cial des Sovi­ets), cet organe, s’ap­pelait Con­seil supérieur de l’É­conomie pop­u­laire (V.S.N.H.) ; cette insti­tu­tion créa par local­ité des sec­tions régionales et locales ; par indus­tries elle insti­tua des cen­trales de la houille, du fer, de l’al­cool, etc. ; dans ce réseau les fonc­tion­naires n’é­taient évidem­ment ni élus, ni révo­ca­bles, ni amovi­bles ; ils avaient leurs pro­pres intérêts économiques ; ils voulaient les traite­ments les plus élevés pos­si­ble ; ils s’ap­pro­pri­aient ain­si sous une autre forme la plus-val­ue créée par le tra­vail des ouvri­ers. Ils s’al­lièrent à la par­tie des tech­ni­ciens des usines aux­quels ils étaient liés par la forme du tra­vail cérébral.

Les con­flits entre Comités d’u­sine et Glav­ki ou Cen­tres (comme on appelait les Cen­trales) se nouèrent autour des dépôts de com­bustibles, matières pre­mières ou util­i­sa­tion des pro­duits achevés, finance­ment (l’ar­gent était main­tenu en grande par­tie pour les salaires, les ban­ques restant entre les mains de l’É­tat, les Cen­trales avaient sur bien des points des posi­tions prédominantes).

Les Comités d’u­sine avaient pour eux la sym­pa­thie de la masse, la con­nais­sance pra­tique de l’in­dus­trie, une plus grande sou­p­lesse dans les échanges et les rela­tions ; comme défaut ils avaient une ten­dance à voir avant tout l’in­térêt de leur pro­pre usine.

Les Cen­trales dis­posant d’une masse de ressources matérielles (com­bustible, out­il­lage, matières, pre­mières) et pou­vant faire fer­mer le robi­net des salaires, eurent aus­si comme alliés la mag­i­s­tra­ture d’É­tat et en par­ti­c­uli­er la Tche­ka (Com­mis­sion extra­or­di­naire de lutte con­tre la con­tre-révo­lu­tion). Un des grands prob­lèmes qui, d’une façon appar­ente, heur­ta Comités d’usines et Cen­trales fut le choix entre la direc­tion des usines par une équipe de direc­tion choisie et con­trôlée par le Comité d’u­sine ou par un directeur indi­vidu­el respon­s­able devant la Cen­trale et donc nom­mé par celle-ci (le per­son­nel ne con­ser­vait qu’un droit théorique d’ex­primer sa dés­ap­pro­ba­tion ou son acqui­esce­ment à cette nomination).

La par­tie active du pro­lé­tari­at étant occupée à la guerre civile, ce furent les Cen­trales qui l’emportèrent. Seule­ment leur tri­om­phe entraî­na aus­si l’ac­cen­tu­a­tion de la paperasserie, des bureaux, de la compt­abil­ité au point que cette machiner­ie con­som­mait toute la valeur de la pro­duc­tion en frais intérieurs ; les usines com­mencèrent à ralen­tir au point que vers le milieu 1921 elles étaient proches de leur paralysie complète.

C’est alors que les bolcheviks, pro­tag­o­nistes de l’é­tatisme total, durent dans un des aspects de la Nep faire machine on arrière ; la ges­tion de l’É­tat ame­nait la mort de l’in­dus­trie ; les bolcheviks entre­bail­lèrent la porte à l’ini­tia­tive privée se ren­dant d’ailleurs compte qu’en même temps ils per­me­t­taient la ren­trée dans l’arène de la bour­geoisie. Ils per­mirent quelques formes de l’in­dus­trie privée et des con­ces­sions étrangères. Mais en même temps ils trans­for­mèrent les Cen­trales, sim­ples sec­tions d’É­tat en trusts d’É­tat, créant des entre­pris­es ayant fig­ures de per­son­nes juridiques, pos­sé­dant leurs cap­i­taux, immeubles, out­il­lage, pro­pres, mais con­traints de livr­er leurs béné­fices à l’É­tat. Ces entre­pris­es vendaient et achetaient leurs pro­duits sur un marché, (il va de soi qu’au­cun droit ne fut recon­nu à une par­tic­i­pa­tion ouvrière directe), se con­cur­rençaient, acquer­raient ain­si la sou­p­lesse nécessaire.

Si triste que cela soit à admet­tre pour des révo­lu­tion­naires social­istes, cet ensem­ble de mesures cap­i­tal­istes ran­i­ma l’in­dus­trie. Celle-ci (tout en opp­ri­mant la classe ouvrière) au point de vue stricte­ment tech­nique ne mar­cha jamais si bien qu’au cours des années 1923 à 1926.

Mais ici devait se véri­fi­er la justesse d’un autre principe marx­iste, l’im­por­tance du fac­teur économique pour la déter­mi­na­tion des formes poli­tiques. La petite bour­geoisie, voire la bour­geoisie moyenne se rem­plumant, com­mença à redress­er la tête en face du bureau­cratisme d’É­tat. En out­re la reprise de l’in­dus­trie s’opérait plus dans les branch­es d’u­til­i­sa­tion immé­di­ate que dans l’in­dus­trie lourde par­ti­c­ulière­ment déci­sive pour les besoins de guerre.

La bureau­cratie com­prit ce dou­ble dan­ger. Elle retour­na avec ses plans quin­quen­naux vers l’é­tatisme plus accen­tué, qua­si total­i­taire ; par la col­lec­tivi­sa­tion des ter­res elle écré­ma toutes les ressources paysannes, les ori­en­tant vers le développe­ment de la grande indus­trie. Mais, là encore la main­mise de l’É­tat se fit sen­tir. Les années 1931–1934 furent celles d’une famine arti­fi­cielle per­me­t­tant de con­stru­ire sur les os des ouvri­ers et des paysans une indus­trie lourde don­nant à l’É­tat russe une cer­taine autonomie en cas de guerre.

Pour­tant une fois de plus la théorie bolchevique lou­voy­ait devant la réal­ité. Pour ne pas [laiss­er ?] com­plète­ment mourir de faim la bête de somme pro­duc­trice : le mou­jik, l’É­tat per­mit aux kolkhozes, tra­vail­lant surtout pour l’É­tat, de ven­dre une par­tie de leurs pro­duits ; en out­re il fut généreuse­ment « per­mis » aux paysans de pos­séder à côté des fer­mes pra­tique­ment étatisées leurs potagers leur basse-cour, voire leur vache indi­vidu­elle et de ven­dre leurs pro­duits sur un marché. De nou­veau l’é­conomie se [texte man­quant… sans doute « redressa » ?]

Du côté ouvri­er, à tra­vers ces zigza­gs, plus rien ne sub­siste des con­quêtes pro­lé­tari­ennes. Les comités d’u­sine, com­plète­ment en tutelle, sont les ram­i­fi­ca­tions des syn­di­cats, devenus à leur tour les ani­ma­teurs du tra­vail forcené au prof­it de l’É­tat-patron, représen­tant soi-dis­ant l’ensem­ble des intérêts pro­lé­tariens. Tel est l’aboutisse­ment de l’ex­péri­ence de l’É­tat ouvri­er en matière d’usines.

Conclusion

L’É­tat russe fut établi par le par­ti bolchevik qui se con­sid­érait marx­iste, suiv­ant un pro­jet de créa­tion démoc­ra­tique ouvrière ; il offrait au point de vue con­trôle et élec­tiv­ité les meilleures promesses.

Dans la réal­ité il a écrasé ou domes­tiqué les organes embry­on­naires de la ges­tion ouvrière (syn­di­cats, comités d’usines, comités de paysans, con­seils de sol­dats) ; il est devenu l’or­gane des tra­vailleurs intel­lectuels qui domi­nent les manuels, tout en pré­ten­dant gou­vern­er au nom de l’ensem­ble du prolétariat.

Cette évo­lu­tion s’est opérée à tra­vers la main­mise de plus en plus rigide du par­ti poli­tique monop­o­liste : les bolcheviks. Ce mono­pole com­mença par une dom­i­na­tion morale grâce à une pré­dom­i­nance dans le maniement des instru­ments de l’in­tel­li­gence : la parole, la plume, l’art de l’or­gan­i­sa­tion. Elle se pour­suiv­it par la ruse, la calom­nie, le ter­ror­isme, la dépor­ta­tion, l’emprisonnement. Elle aboutit à l’i­den­ti­fi­ca­tion de l’ap­pareil de l’É­tat avec celui du par­ti : pra­tique­ment à un régime antiou­vri­er d’un despo­tisme hermétique.

Certes les con­di­tions par­ti­c­ulières russ­es ont facil­ité cette évo­lu­tion : le pro­lé­tari­at russe était très jeune, venait à peine de créer ses syn­di­cats, por­tant sur ses épaules toute la for­ma­tion sociale précé­dente empoi­son­née par des siè­cles d’absolutisme.

Une longue étude serait néces­saire pour dégager les fac­teurs qui, dans l’ex­péri­ence russe, étaient pro­pres à ce pays, à son stade économique, à son immen­sité ter­ri­to­ri­ale, à sa diver­sité, égale­ment aux con­di­tions objec­tives dans lesquelles se déroula cette expéri­ence. Il est cer­tain que la sit­u­a­tion par­ti­c­ulière de la Russie et les dif­fi­cultés qu’elle ren­con­tra accélérèrent la marche vers la dic­tature antiou­vrière. Encore ne faudrait-il pas tomber dans le tra­vers opposé qui con­siste à expli­quer toutes les dévi­a­tions par de soi-dis­antes con­di­tions typ­ique­ment russ­es et son évo­lu­tion comme le résul­tat d’une fatal­ité mys­térieuse­ment contre-révolutionnaire.

Néan­moins l’im­men­sité de cette expéri­ence, la simil­i­tude de son évo­lu­tion dans toutes les branch­es de la vie sociale, la perte totale des lib­ertés ouvrières en résul­tant, imposent de class­er ce résul­tat par­mi les don­nées mil­i­tant au point de vue ouvri­er con­tre l’u­til­i­sa­tion d’un appareil social, gou­ver­nant l’ensem­ble de la vie col­lec­tive, pré­ten­dant agir au nom de plusieurs class­es simul­tané­ment (ouvri­ers, paysans intelligentsia).

Dans un prochain numéro paraî­tra une étude plus appro­fondie sur ce point précis.

[|La Commune hongroise|]

Du 21 mars 1919 au 10 août 1919, c’est-à-dire pen­dant un peu plus de qua­tre mois seule­ment, la Hon­grie servit de théâtre à une expéri­ence révo­lu­tion­naire qu’il est dif­fi­cile de qual­i­fi­er avec exac­ti­tude vu la com­plex­ité et la rapid­ité du mouvement.

Bela Kun est à la tète du par­ti com­mu­niste hon­grois, il dirige à la fin la diplo­matie du nou­v­el État ; un marx­iste comme Var­ga joue durant l’ex­péri­ence un rôle prépondérant, mais d’un autre côté une part assez grande est faite aux syn­di­cats, et cer­tains essais de com­mu­nal­i­sa­tions seront tentés.

Après la dernière séance de l’assem­blée nationale répub­li­caine (21 mars 1919) le pou­voir est remis au prolétariat.

Erde­lyi organ­ise des mag­a­sins com­mu­naux fonc­tion­nant dans un ray­on lim­ité ; des con­seils d’ate­liers reçoivent d’un comité de dis­tri­b­u­tion, des marchan­dis­es que les ouvri­ers syn­diqués pou­vaient se pro­cur­er gra­tu­ite­ment. Le « con­seil économique pop­u­laire » et le « direc­toire économique » cen­tralisent la pro­duc­tion indus­trielle, mais le droit de regard est lais­sé aux syn­di­cats sur les dis­trib­u­teurs et les con­som­ma­teurs qui présen­tent leurs reven­di­ca­tions par des « con­seils départementaux ».

La direc­tion de trans­ports est lais­sée à un « con­seil d’ex­ploita­tion » élu par les cheminots syn­diqués. Du côté paysan il y aura un véri­ta­ble com­mu­nal­isme agraire, avec des coopéra­tives et des syn­di­cats (les paysans seront si heureux de cette nou­velle organ­i­sa­tion qu’ils seront les plus fidèles défenseurs du nou­veau régime).

Eugène Var­ga, com­mis­saire aux Finances, ten­ta de rem­plac­er le numéraire par les cartes syn­di­cales et les bons de confiance.

Il fal­lut bien vite songer à défendre un tel régime, attaqué par les nations cap­i­tal­istes ; l’on fit donc appel aux mil­ices recrutées volon­taire­ment dans les syn­di­cats (plus de 80.000 mili­ciens furent ain­si lev­és). Les mil­ices rem­portèrent quelques suc­cès con­tre les armées tchèques et fran­co-roumaines, mais Bela-Kun, refu­sant de faire la jonc­tion avec les révo­lu­tion­naires russ­es et avec les élé­ments avancés de Vienne et de Munich, car il fal­lait pour cela tra­vers­er des ter­ri­toires étrangers à la Hon­grie, et accep­tant, à la demande de Clemenceau, de faire par­ticiper les délégués hon­grois à la con­férence de la paix, sous réserve que les hos­til­ités coutre les Roumains et les Tchèques seraient arrêtées, les mil­ices se bat­tirent dans l’in­cer­ti­tude, lâchèrent pied, se désor­gan­isèrent et ce fut la défaite. Le 5 août 30.000 Roumains entrent à Budapest, le 10 on mas­sacre à Cse­pel 1.000 ouvriers.

C’en était fait de la Com­mune hongroise.

[|* * * *|]

L’His­toire n’a pas per­mis à cette Com­mune une assez longue durée pour que l’on puisse juger fer­me­ment de ses qual­ités et de ses défauts, ses ten­dances défini­tives n’ap­pa­rais­sent pas clairement.

Il serait injuste d’ap­puy­er sur quelques défauts qui se man­i­festèrent cepen­dant (diminu­tion de la pro­duc­tion indus­trielle, ten­sion entre paysans et ouvri­ers) ; l’on ne con­stru­it pas un régime par­fait en qua­tre mois et l’or­gan­i­sa­tion n’é­tait pas ter­minée que déjà c’é­tait l’écroule­ment sous les coups des agresseurs.

[|La république de Weimar|]

Les car­ac­tères généraux de la social-démoc­ra­tie alle­mande sont con­nus : héri­tière de toutes les tares d’une bour­geoisie qui n’a pas su faire sa révo­lu­tion, elle col­la­bore depuis la guerre avec toutes les forces bour­geois­es et éta­tiques, allant jusqu’à la répres­sion vis-à-vis du pro­lé­tari­at, si la col­lab­o­ra­tion de classe l’ex­ige jusqu’au jour où la faib­lesse du mou­ve­ment ouvri­er, dont elle est la pre­mière respon­s­able, per­met à la bour­geoisie de se débar­rass­er de cet allié utile, certes, mais encore trop hési­tant et exigeant à son goût. Sans rap­pel­er en détail la poli­tique S.D. pen­dant l’ère weimari­enne, nous nous bor­no­ns ici à en dégager quelques aspects.

Révolution et contre-révolution

L’ef­fon­drement poli­tique et mil­i­taire de l’Alle­magne de Guil­laume ii sig­ni­fie l’écroule­ment d’un appareil d’É­tat vrai­ment anachronique, prus­sian­isé, en main des princes, des Jungers et de leurs créa­tures, qua­si inac­ces­si­ble — ses som­mets du moins — à la bour­geoisie elle-même. Au milieu de la désagré­ga­tion de l’ar­mée et de toutes les autorités et dans les remous révo­lu­tion­naires, la social-démoc­ra­tie se trou­ve à sa grande sur­prise hissée au pou­voir, et en présence d’une sit­u­a­tion à laque­lle elle ne s’é­tait jamais pré­parée. Voici com­ment Grzesin­s­ki haut dig­ni­taire S.D., longtemps min­istre de l’in­térieur et préfet de police de Prusse, juge la poli­tique menée par lui et les siens dans les journées déci­sives où sur­gis­sent les Con­seils d’ou­vri­ers et de sol­dats, où gronde la révo­lu­tion : « Les hommes arrivés au pou­voir en novem­bre 1918 firent tous leurs efforts pour ramen­er aus­si vite que pos­si­ble l’or­dre et la légal­ité. » Cet ordre, c’est le regroupe­ment de toutes les forces de la réac­tion autour des derniers débris du vieil État : le Corps des Officiers. L’a­n­ar­chie c’est à leurs yeux, les marins de Kiel, les man­i­fes­tants de Berlin, de Munich — le peu­ple. Dans le début la social-démoc­ra­tie s’in­stalle dans l’équiv­oque oscil­lant, désem­parée entre les forces pop­u­laires et l’É­tat-major. Ebert forme son gou­verne­ment à la fois désigné par le prince Max de Baden et par le Comité Cen­tral des Con­seils de sol­dats et d’ou­vri­ers. Il fait aus­sitôt appel à Hin­den­burg pour organ­is­er la démo­bil­i­sa­tion de l’ar­mée — prob­lème « tech­nique » — et la col­lab­o­ra­tion avec l’É­tat-major se pré­cise tan­dis que les Con­seils de sol­dats, dans leurs con­grès d’Ems et de Berlin deman­dent la sup­pres­sion de l’ar­mée per­ma­nente et la créa­tion de la garde civique. Et pour­tant les S.D. s’é­taient mis à la pointe de ces mêmes Con­seils « pour bris­er cette pointe ». Il s’avère que les Con­seils même dom­inés par les réformistes et les bour­geois, c’est la révo­lu­tion en puis­sance et le lou­voiement entre eux et les généraux devient à la longue impos­si­ble. Pris­on­nier des marins de Dor­ren­bach dans son palais, Ebert appelle à son aide Groen­er avec qui le relie un fil secret et le général Leq­uis marche sur Berlin. Ebert retarde d’un jour la col­li­sion inévitable en haranguant les adver­saires, mais le lende­main les troupes de Leq­uis sont battues par le pro­lé­tari­at berli­nois. Et tan­dis que la foule vic­to­rieuse s’en tient à des gigan­tesques man­i­fes­ta­tions, les S.D., sous la pres­sion de l’É­tat-major, chas­sent les social­istes indépen­dants du gou­verne­ment ; leurs rem­plaçants sont Wis­sel et Noske. Noske se déclare aus­sitôt prêt à jouer le rôle de « chien san­guinaire » (textuel). Il charge Maerk­er de regrouper les Corps francs et c’est la recon­quête de Berlin, la chas­se aux spar­tak­istes, les assas­si­nats de Rosa, de Liebknecht ; à Halle, à Munich et ailleurs les Corps francs pour­suiv­ent leur œuvre et, en mars, ce sont de nou­veaux mas­sacres à Berlin qui s’achèvent dans un car­nage des prisonniers.

Les élec­tions de jan­vi­er 1919, à l’assem­blée de Weimar, ne don­nent pas aux S.D. la majorité escomp­tée. Cette assem­blée siège d’ailleurs sous la pro­tec­tion des mitrailleuses de Maerk­er et de Lüt­twitz (l’or­gan­isa­teur de putsch Kapp). Le C.C. des Con­seils lui a déjà remis tous ses pou­voirs et, sous l’im­pul­sion de Noske, on ne laisse aux Con­seils que des attri­bu­tions consultatives.

Entre temps les forces monar­chistes ne songent pas à se con­fin­er au rôle de sim­ples aux­il­i­aires des S.D. La frac­tion extrémiste de la Reich­swehr veut s’emparer du pou­voir sans partage. C’est le putsch Kapp.

En vain Noske appelle-t-il l’aile légal­iste de la Reich­swehr (Seekt) à la lutte con­tre son aile extrémiste et la police pactise en par­tie avec les insurgés. Les min­istres s’en­fuient à Dres­de sous la pro­tec­tion de Maerk­er qui se pré­pare à les arrêter, enfin à Stuttgart. Entre temps la grève générale a bal­ayé Kapp et sa bande. Grâce à Seekt, la brigade Ehrhardt n’est pas désar­mée et, en évac­uant Berlin, elle tire sur la foule. Les ouvri­ers entrés en mou­ve­ment exi­gent une épu­ra­tion sérieuse des cadres de l’ar­mée et de la police ; Ebert s’en­tremet auprès des autorités locales pour frein­er la « démoc­ra­ti­sa­tion », l’am­nistie pour les officiers sub­al­ternes est proclamée. Toute­fois Noske doit démis­sion­ner. Dans la Ruhr, des mil­ices rouges se sont con­sti­tuées. À tra­vers les syn­di­cats, le gou­verne­ment fait pres­sion pour que le peu­ple dépose les armes. Enfin après des hési­ta­tions et réti­cences, il laisse se déchaîn­er les généraux Wat­ter et Epp et l’« ordre » est ramené dans la Ruhr.

Ce n’est pas le lieu de dis­cuter les caus­es pro­fondes de la défaite de la Révo­lu­tion alle­mande. Retenons seule­ment la fail­lite de la grande idée des S.D. de gou­verne­ment — lutte à la fois con­tre le « bolchevisme » et la réac­tion — qui s’écroule devant la réal­ité de la lutte de classe. Obser­vons que dans cette crise comme dans les suiv­antes, la scis­sion effec­tive ou virtuelle est portée au sein de la social-démoc­ra­tie. Ouvri­ers S.D. à côté des révo­lu­tion­naires d’une part, bureau­crates S.D. et mil­i­taires de l’autre, sont des deux côtés de la bar­ri­cade. Pus tard, en 1923, Ebert, prési­dent du Reich, lais­sera la Reich­swehr chas­s­er un gou­verne­ment à direc­tion S.D. en Saxe. (Un con­flit, au fond ana­logue, s’est pro­duit en France lorsqu’un gou­verne­ment de Front pop­u­laire lais­sait la police charg­er les man­i­fes­tants de Front pop­u­laire à Clichy).

La social-démocratie et les syndicats

C’est pen­dant la guerre qu’ont sur­gi avec l’é­conomie qua­si éta­tique les prin­ci­pales formes de col­lab­o­ra­tion de classe appliquées pen­dant la République et que le par­ti S.D. réduit à une for­ma­tion par­lemen­taire est relégué à l’ar­rière-plan, vis-à-vis des syn­di­cats représen­tés à l’Of­fice du rav­i­taille­ment, aux fameuses com­mu­nautés de tra­vail, et enfin à l’Of­fice par­i­taire pour la démo­bil­i­sa­tion. La col­lab­o­ra­tion intime avec l’É­tat et le patronat est encore resser­ré par la suite. Il s’ag­it « de rem­plir l’É­tat de con­tenu social » et de « con­train­dre la bour­geoisie à tra­vers le mécan­isme par­lemen­taire de par­ticiper à la réal­i­sa­tion du social­isme » (Hil­fer­d­ing). C’est qu’aux con­quêtes syn­di­cales de la guerre (sic) ce sont ajoutées les lois sociales léguées par la Révo­lu­tion avortée et les nou­velles lois — con­trats col­lec­tifs notam­ment — que le patronat con­cède pen­dant l’in­fla­tion où la baisse du mark les prive de toute valeur. C’est afin de sauve­g­arder tout cet échafaudage d’in­sti­tu­tions hétéro­clites que le gou­verne­ment S.D., appuyé par les Syn­di­cats, généralise l’ar­bi­trage qui enchaîne le pro­lé­tari­at à l’É­tat et jouera bien­tôt en faveur du patronat. Les syn­di­cats sont ravis de voir tomber sous le pou­voir poli­tique la fix­a­tion des salaires, l’as­sur­ance-chô­mage, etc. N’ont-ils pas un gou­verne­ment qui leur est favor­able ? Ne gou­ver­nent-ils pas eux-mêmes ? C’est en par­lant de l’ar­bi­trage que Sei­del, dirigeant syn­di­cal, admet que « les Syn­di­cats doivent dis­pos­er d’une puis­sante représen­ta­tion au Par­lement ». Obser­vons que l’étroite liai­son entre les Syn­di­cats « libres » et les S.D. ne sig­ni­fie pas du tout la « poli­ti­sa­tion » du mou­ve­ment syn­di­cal. Au con­traire les dirigeants syn­di­caux et S.D. veil­lent à ce que le pro­lé­tari­at ne prenne pas con­science de l’u­nité de ses aspi­ra­tions poli­tiques (refoulées sur le plan élec­toral et munic­i­pal) et syn­di­cales (lim­itées à leur aspect pure­ment reven­di­catif et cor­po­ratif). D’ailleurs le cumul des fonc­tions est énorme : en 1925 (d’après Var­ga), sur 130 députés S.D. il y a 46 lead­ers syn­di­caux, presque tous les dirigeants syn­di­caux sont mem­bres du par­ti. Mais cette inter­péné­tra­tion de deux appareils n’équiv­aut pas à une sub­or­di­na­tion des syn­di­cats au par­ti. Par les liens de col­lab­o­ra­tion de classe que les S.D, ont con­tribué à créer et con­solid­er les syn­di­cats sont liés à l’É­tat davan­tage encore qu’au par­ti. Et voilà pourquoi, à la veille de la prise de pou­voir par le fas­cisme, les dirigeants syn­di­caux aspirent à rompre les liens qui les unis­sent à la social-démoc­ra­tie dev­enue un allié com­pro­met­tant. Et ce sont les pour­par­lers avec Schle­ich­er, ce sont les élec­tions de mars 1933 où, pour la pre­mière fois, l’ap­pel des syn­di­cats libres n’est pas expressé­ment en faveur du P.-S., c’est la rup­ture du Front des syn­di­cats, l’ac­cep­ta­tion du Syn­di­cat unique, de la « dépoli­ti­sa­tion ». Achevant l’œu­vre des Noske, les Leipart livrent la classe ouvrière pieds et poings liés à l’É­tat d’Hitler.

La structure sociale de la social-démocratie

Un regard sur la com­po­si­tion sociale de la S.D. est indis­pens­able pour com­pren­dre sa poli­tique. En 1925 (tou­jours d’après Var­ga), sur env­i­ron 850.000 mem­bres, il y a 500.000 ouvri­ers, surtout des ouvri­ers qual­i­fiés, 300.000 « petits-bour­geois », c’est-a-dire des fonc­tion­naires ayant une pen­sion assurée, etc., tous gens qui se sen­tent supérieurs au sim­ple ouvri­er. Il y a enfin 50.000 fonc­tion­naires du Par­ti, poli­tiques, syn­di­caux, coopérat­ifs et munic­i­paux dont une bonne par­tie subit l’in­flu­ence de la bour­geoisie. Quant aux jeunes, aux chômeurs et aux ouvri­ers agri­coles, ils subis­sent à cette époque déjà très peu l’in­flu­ence S.D. Dans cette même année, 60 p. 100 des mem­bres étaient adhérents du par­ti d’a­vant 1914. Cette « vieille garde » a tou­jours mémoire du lent et patient effort d’a­vant-guerre visant non sans suc­cès en apparence à trans­former par des vic­toires élec­torales et d’or­gan­i­sa­tion l’É­tat bis­mar­ck­ien en un État « social » garan­tis­sant à chaque ouvri­er un niveau de vie con­ven­able. Sa poli­tique restera de lier le pro­lé­tari­at de plus en plus intime­ment à l’É­tat. Or cet État tutélaire dis­pen­sa­teur d’al­lo­ca­tions et de ser­vices publics n’est qu’une mince façade col­lée sur un puis­sant appareil de répres­sion tout à fait antiou­vri­er et anti­dé­moc­ra­tique, dont chaque crise sociale dévoile la hideuse réal­ité. (État de siège, § 48, etc.)

La social-démocratie devant l’appareil d’État

La sit­u­a­tion des couch­es supérieures dom­i­nant le par­ti explique la poli­tique dite du moin­dre mal — phrase ser­vant à mas­quer la col­lab­o­ra­tion avec des forces de plus en plus réac­tion­naires (appui du gou­verne­ment Cuno, élec­tion du Hin­den­burg). Fon­cière­ment con­ser­va­teurs, tout en devant leur posi­tion à la con­fi­ance ouvrière, ces bureau­crates n’ont qu’une pen­sée : per­pétuer une sit­u­a­tion où par peur des ouvri­ers les bour­geois les lais­sent par­ticiper au pou­voir, où les ouvri­ers dom­inés sociale­ment et idéologique­ment par la bour­geoisie s’en remet­tent à eux, jouer l’une con­tre l’autre ces forces antag­o­niques tout en évi­tant les chocs bru­taux. De là leur con­cep­tion de la « lutte sur les deux fronts », de là aus­si qu’ils ne mènent cette lutte en réal­ité qu’a sens unique con­tre la gauche en s’ap­puyant sur l’É­tat, mais qu’ils sont désem­parés dès qu’il s’ag­it de frap­per la droite, n’osant pas lâch­er les mass­es « anar­chiques » qui risquent de les bal­ay­er. Chaque crise ébran­le les bases mêmes d’un tel par­ti, amal­game de class­es divers­es. L’ex­er­ci­ce du pou­voir par la S.D… dans un pays en rapi­de évo­lu­tion sociale comme l’Alle­magne ne pou­vait être que pro­vi­soire, et au fond les dirigeants en eurent tou­jours conscience.

Ils sen­tent que la Reich­swehr, d’in­stru­ment est dev­enue leur maître. Naturelle­ment ils com­men­cent à se reb­if­fer. Von Seekl est débar­qué et Schei­de­mann dénonce au Reich­stag la Reich­swehr comme un État dans l’É­tat. Cela ne change rien. La Reich­swehr se débar­rasse com­plète­ment du con­trôle des civils et Grzesin­s­ki témoigne que le min­istère de la Reich­swehr était plus mil­i­tariste que l’an­cien min­istère de Guerre prussien. Même échec des autres ten­ta­tives d’épu­ra­tion, À Weimar, les S.D. ont toléré que con­tin­ue l’anachro­nisme d’É­tats comme Lippe et Old­en­burg qui devien­dront des chefs hitlériens, ils n’ont apporté aucun change­ment à la sit­u­a­tion du pro­lé­tari­at agraire, notam­ment à l’est de l’Elbe où encore en 1928 un mil­lion et demi de paysans vivent dans des rap­ports féo­daux avec leurs seigneurs qui ont la juri­dic­tion sur leurs domaines. Schlange-Schoenin­gen, min­istre de Brun­ing pou­vait dire que la Révo­lu­tion alle­mande a été la seule qui n’ait pas mod­i­fié les rap­ports de pro­priété à la cam­pagne. Quant à l’ad­min­is­tra­tion pro­pre­ment dite, voici ce qu’il en est en Prusse en 1930 : sur 490 hauts fonc­tion­naires (préfets, préfets de police, etc.) il reste 89 hobereaux. Impos­si­ble de nom­mer des fonc­tion­naires sans l’assen­ti­ment des admin­is­tra­tions provin­ciales réac­tion­naires. La mag­i­s­tra­ture reste inamovi­ble et elle est si « démoc­ra­tique » que le Con­seil d’É­tat autoris­era les com­munes à ne pas arbor­er les couleurs de la République. Quant aux princes, ils sont « indem­nisés » pour les biens con­fisqués. Bref, les exem­ples abon­dent prou­vant qu’en tant d’an­nées de par­tic­i­pa­tion au pou­voir les S.D. n’ont jamais tenu les leviers du pou­voir, n’ont pas ten­té de trans­former la struc­ture de l’É­tat, même dans le seins répub­li­cain bourgeois.

Et si les nazis ont dû liq­uider la Reichs­ban­ner et épur­er la Schupo, ils ont pu garder dans l’ensem­ble, en l’aug­men­tant et en le dou­blant d’or­gan­i­sa­tions nazies, tout l’ap­pareil admin­is­tratif et répres­sif de la République dont le con­tenu social cor­re­spondait aux buts et aux méth­odes de l’É­tat fasciste.

[|L’épopée austro-marxiste|]

La défaite du mou­ve­ment ouvri­er de l’Autriche compte par­mi les chapitres les plus humiliants dans l’his­toire des débâ­cles prolétariennes.

Pen­dant dix ans les villes autrichi­ennes, à l’ex­cep­tion de Graz, étaient pra­tique­ment aux mains de la social-démoc­ra­tie. Vienne-la-Rouge, Linz, etc., étaient autant de forter­ess­es ouvrières. Jamais on ne don­na à un par­ti ouvri­er un champ d’es­sai plus prop­ice que l’Autriche. Et jamais on n’en­reg­is­tra une défaite plus hon­teuse que les journées vien­nois­es de 1934.

L’aus­tro-marx­isme fut le secteur le plus avancé de la iie Inter­na­tionale. Il se ser­vait d’une phraséolo­gie révo­lu­tion­naire extrême­ment attrac­tive. Sa lutte des class­es était spec­tac­u­laire au plus haut point dans ce sens que des olympiades, des fêtes, des meet­ings grandios­es ras­sur­aient les ouvri­ers de leur force. La société social­iste sem­blait inéluctable, on n’avait qu’à vouloir…

Social­isme surtout munic­i­pal, l’aus­tro-marx­isme évolu­ait à volon­té dans les lim­ites de l’ad­min­is­tra­tion des villes. Il pou­vait tout faire pour s’as­sur­er de la bien­veil­lance des mass­es. Les maisons munic­i­pales furent louées à bon marché aux ouvri­ers, ses piscines furent exem­plaires, ses stades grandios­es, ses écoles libres dirigées d’après des principes d’a­vant-garde inspirées des Freud et Max Adler.

La lutte pour les reven­di­ca­tions de salaire que menait le pro­lé­tari­at autrichien était entravée par l’ef­froy­able crise dont souf­frait con­tin­uelle­ment ce pays ruiné par l’am­pu­ta­tion de Saint-Ger­main et par le grand nom­bre de chômeurs qui peu­plaient les jardins publics.

La social-démoc­ra­tie autrichi­enne pen­sait donc venir à bout du cap­i­tal­isme par ses impôts élevés qui sup­pri­maient, comme le démon­traient ingénieuse­ment Otto Bauer et ses amis, « la plus-val­ue » cap­i­tal­iste et qui la resti­tu­aient à l’ou­vri­er par le truche­ment de la bonne munic­i­pal­ité. D’autre part, la ville de Vienne, par exem­ple, ouvrait des étab­lisse­ments de loisir par­ti­c­ulière­ment chers, tels que théâtres, music-halls, restau­rants, etc., où les pau­vres cap­i­tal­istes por­taient ce que le fisc leur avait laissé.

Mais le côté trag­ique des agisse­ments aus­tro-marx­istes réside dans leur stratégie. Dans nul pays du monde, le pro­lé­tari­at ne fut jamais aus­si bien armé qu’en Autriche. Dans aucun pays du monde, il y avait une armée aus­si faible, pra­tique­ment inex­is­tante. En face du Schutzbund armé jusqu’aux dents il se trou­vait les hordes mal équipées, mal dirigées et mal organ­isées des Heirnwehren.

Il n’y avait dans ces cir­con­stances qu’une seule tac­tique pour ne pas vain­cre. Elle fut glo­rieuse­ment adop­tée par les aus­tro-marx­istes, et elle se résume dans trois mots : défen­sive à out­rance, stratégie mortelle pour toute lutte.

À chaque provo­ca­tion des « chré­tiens soci­aux » (par­ti Doll­fuss, plus tard « front patri­o­tique »), les chefs social­istes exhor­taient les mass­es au calme. Inter­dic­tion de jour­naux de la part du gou­verne­ment chré­tien-social, inter­dic­tion de réu­nions, provo­ca­tions, etc., tout était toléré par l’aus­tro-marx­isme. De recul en recul il mar­chait à la défaite. D’hu­mil­i­a­tion en humil­i­a­tion, il approchait de sa fin. Doll­fuss tâtait le ter­rain ; il com­prit que son adver­saire était un mol­lusque. Quand le Schutzbund voulut se bat­tre devant les canons de Doll­fuss, il fut trop tard. Sur des ordres con­tra­dic­toires, lancés sou­vent par des chefs impop­u­laires (les autres se trou­vaient déjà en prison ou essayaient de fuir) un dernier essai de défense échoua. Une armée d’opérette vint, en quelques heures, à bout d’une résis­tance à la débandade.

[|Le Socialisme français|]

Jusqu’en 1936, la S.F.I.O. se dif­féren­ci­ait, formelle­ment tout au moins, des autres sec­tions de la iiestatu quo de Ver­sailles et mil­i­tari­sa­tion accen­tuée du pays pour soutenir cette poli­tique impéri­al­iste, main­tien des réac­tion­naires à la tête des cadres de l’É­tat bour­geois, répres­sion aux colonies, mas­sacre à Clichy des pro­lé­taires par les policiers, et par­al­lèle­ment déval­u­a­tion sans échelle mobile, libéral­isme pour gag­n­er la con­fi­ance des cap­i­taux, et pour mater le pro­lé­tari­at, loi sur l’ar­bi­trage oblig­a­toire, pro­jet de loi sur la presse ten­dant à la restric­tion de cette lib­erté démoc­ra­tique essen­tielle, puis pre­mier appel à l’u­nion, sacrée pour le suc­cès de l’emprunt de Défense nationale à garantie de change, et la bour­geoisie ne se con­tentant pas de ces con­ces­sions et voulant con­solid­er poli­tique­ment la con­tre-offen­sive sociale, c’est la fuite devant le Sénat en recom­man­dant aux mass­es d’ac­cepter dans l’or­dre et le calme le retour au pou­voir des équipes bourgeoises.

À ce moment, pris dans l’en­grenage, le par­ti jette aux ornières toutes les motions refu­sant la par­tic­i­pa­tion à des gou­verne­ments dirigés par des par­tis bour­geois, et au lende­main du ren­verse­ment de Blum par les rad­i­caux du Sénat, un Con­seil nation­al — véri­ta­ble Sénat du par­ti — autorise la par­tic­i­pa­tion de min­istres social­istes au gou­verne­ment Chautemps-Bon­net chargé de liq­uider ce qui restait des réformes sociales con­quis­es en juin 36. Nou­velle déval­u­a­tion, sup­pres­sion pro­gres­sive des 40 heures doucereuse­ment bap­tisées amé­nage­ment et enfin, pour empêch­er tout réveil offen­sif du pro­lé­tari­at, pré­pa­ra­tion d’un statut mod­erne du tra­vail, véri­ta­ble ébauche de cor­po­ratisme fas­ciste ten­dant à retir­er à la classe ouvrière le droit de grève que lui a octroyé Napoléon iii, emploi de la force armée pour réprimer les grèves des ser­vices publics et des camion­neurs, toutes ces mesures sont cau­tion­nées par les min­istres socialistes. 

Puis, la seule présence de ceux-ci au gou­verne­ment pou­vant, dans l’e­sprit de la bour­geoisie, inciter la classe ouvrière à la résis­tance, ils se lais­sent retir­er leur maro­quin non sans avoir cher­ché à se cram­pon­ner en implo­rant le con­cours des par­tis les plus réac­tion­naires à une union nationale dirigée par leur chef pour accélér­er le proces­sus de mil­i­tari­sa­tion de la France. Mais, chez nous comme ailleurs, quels que soient les gages four­nis, la bour­geoisie préfér­era tou­jours ses pro­pres hommes et, après avoir util­isé la veu­lerie des chefs social­istes pour atténuer la com­bat­iv­ité ouvrière, elle se débar­rasse de ces alliés com­pro­met­tants. En cas d’ag­gra­va­tion de la sit­u­a­tion inter­na­tionale et de la ten­sion sociale, le grand cap­i­tal se réserve d’ailleurs d’avoir, selon les cir­con­stances, soit à nou­veau recours à l’en­trem­ise des bureau­crates ouvri­ers en vue d’une con­cil­i­a­tion fructueuse, soit d’employer les méth­odes de répres­sion « totalitaire ».

À la base de toutes ces capit­u­la­tions con­duisant au lam­en­ta­ble échec dont nous sommes témoins, nous retrou­vons l’er­reur fon­da­men­tale dénon­cée par nous dans notre précé­dent numéro, qui con­siste à con­sid­ér­er que le moment de la révo­lu­tion sociale n’é­tant pas encore venu, le rôle des social­istes au gou­verne­ment est de ren­forcer le pou­voir de l’É­tat con­sid­éré comme tuteur de la classe ouvrière. Toutes les mesures pris­es par le gou­verne­ment à par­tic­i­pa­tion social­iste ont ten­du à cette inté­gra­tion du pro­lé­tari­at dans un État dont il n’é­tait pas le maître et à la direc­tion nom­i­nale duquel se trou­vaient pro­vi­soire­ment ses délégués.

Cette impuis­sance de la social-démoc­ra­tie au pou­voir à con­solid­er même ses pro­pres objec­tifs réformistes, con­duit les élé­ments révo­lu­tion­naires qui, séduits par les affir­ma­tions doc­tri­nales et un sem­blant de com­bat­iv­ité s’é­taient, selon une expres­sion du Temps « intro­duits dans la S.F.I.O. » à se plac­er, au nom même de la charte du par­ti et des déci­sions du con­grès, en rébel­lion ouverte con­tre les dirigeants. Comme l’I.L.P. en Angleterre, comme le S.A.P. en Alle­magne, mais peut-être dans de meilleures con­di­tions, la Gauche révo­lu­tion­naire se dresse en syn­dic de la fail­lite de la poli­tique de col­lab­o­ra­tion de class­es et d’ex­er­ci­ce du pou­voir en régime cap­i­tal­iste. Pleine de man­sué­tude à l’é­gard de ses alliés bour­geois et sol­lic­i­tant avec humil­ité le con­cours de ses pires adver­saires d’hi­er, la bureau­cratie ne peut plus sup­port­er la moin­dre cri­tique de la part des mil­i­tants restés fidèles à la tra­di­tion social­iste et les exclut à tour de bras.

Il ne nous appar­tient pas dans le cadre de cette brève étude, con­sacrée, non à l’évo­lu­tion de la social-démoc­ra­tie mais à son pas­sage au pou­voir, d’établir des pronos­tics quant à l’évo­lu­tion ultérieure de ces dif­férentes forces. La mise en évi­dence aux yeux des mass­es de l’im­puis­sance uni­verselle des méth­odes sociales-démoc­rates, de leur inef­fi­cac­ité absolue aus­si bien du point de vue réformiste que du point de vue révo­lu­tion­naire, peut être un fac­teur salu­taire, à con­di­tion toute­fois que l’a­vant-garde se regroupe sur une base saine ; pour cela il lui faut éviter à la fois de tomber dans le sec­tarisme et dans le ver­bal­isme con­fus. Faute d’un pôle d’at­trac­tion révo­lu­tion­naire, les meilleurs élé­ments du pro­lé­tari­at risquent de som­br­er dans le décourage­ment. L’ex­péri­ence de l’his­toire nous enseigne que les suc­cès du fas­cisme provi­en­nent moins des qual­ités de ses chefs et des ver­tus de son pro­gramme que de l’épuise­ment d’un pro­lé­tari­at trop longtemps illu­sion­né et trop pro­fondé­ment déçu par le social­isme. La classe ouvrière française aura-t-elle le courage d’en­frein­dre cette trag­ique loi de l’après-guerre ?

[|Le Roi, la Loi, la Liberté…|]

La Bel­gique est un des pays où les expéri­ences sociales-démoc­rates ont été nom­breuses et longues.

Les émeutes sauvages de 1886 mis­es à part, ain­si que le mou­ve­ment de grève générale de 1911 pour le suf­frage uni­versel, le Par­ti ouvri­er belge ne se mon­tra révo­lu­tion­naire en aucune occa­sion, se mon­trant respectueux des lois, soumis à la patrie, au roi et à l’in­térêt général.

Aux moments cri­tiques, il par­tic­i­pa tou­jours au redresse­ment de la bour­geoisie, en 1914 par la par­tic­i­pa­tion au gou­verne­ment du Havre, après guerre par l’en­trée dans les cab­i­nets d’U­nion nationale [[Rap­pelons l’at­ti­tude de Van­dervelde en Angleterre durant la guerre, c’est le prési­dent d’une Inter­na­tionale qui exigea des mesures dra­coni­ennes con­tre les insoumis belges tra­vail­lant en Angleterre et qui fit appel au mouchardage ouvri­er pour les dénon­cer.]] ; en 1932 par son appui du gou­verne­ment réac­tion­naire con­tre les grévistes de Wal­lonie ; enfin tout récem­ment par sa par­tic­i­pa­tion au gou­verne­ment d’U­nion sacrée Van Zeeland.

Il faut dire que lorsque Van­dervelde était min­istre des Affaires étrangères la Bel­gique renonça à ses droits sur la petite con­ces­sion qu’elle pos­sé­dait en Chine, encore que ce ter­ri­toire lui fut d’une mince valeur.

Dès que les dan­gers de guerre sur­girent, le P.O.B. vota les crédits de guerre, accep­ta la pro­lon­ga­tion du ser­vice militaire.

Mal­gré son for­mi­da­ble appareil syn­di­cal, coopératif et poli­tique, le P.O.B. se refusa à ten­ter quoi que ce soit dans le sens de larges réformes ou de luttes hardies.

Si l’époque de prospérité per­mit d’obtenir quelques avan­tages pré­caires, le marasme économique qui suiv­it rangea les social-démoc­rates belges dans le camp des sauveteurs du régime, aux dépens du prolétariat.

Même dans le domaine de l’en­seigne­ment les soucis élec­toraux empêchèrent le P.O.B. de lut­ter avec, énergie pour la laï­ci­sa­tion de l’État.

Les mul­ti­ples lois et décrets qui ont poussé les syn­di­cats belges à devenir de véri­ta­bles rouages de l’É­tat et qui mènent le mou­ve­ment syn­di­cal au cor­po­ratisme, sont tous d’essence sociale-démoc­rate. Ce fut Joseph Wauters qui par sa loi sur le chô­mage, trans­for­mant le syn­di­cat en caisse d’as­sur­ance offi­cielle, ouvrit la voie. Le planisme actuel, sous des dehors plus mod­ernes, ne fait que suiv­re cette voie.

La seule vigueur dont il fit preuve se man­i­fes­ta con­tre la gauche du par­ti, les jeuness­es et cer­taines ten­ta­tives de créer des mil­ices de défense ouvrière, aux­quelles on préféra en défini­tive la gen­darmerie royale.

[|Société capitaliste – Gérant socialiste|]

Un cer­tain nom­bre de pays sont habituelle­ment cités en exem­ple, pour illus­tr­er l’ac­tion bien­faisante de la social-démoc­ra­tie, et en pre­mier lieu, les pays scandinaves.

En effet on doit con­stater qu’en Suède et au Dane­mark notam­ment, les tra­vailleurs jouis­sent d’un niveau de vie rel­a­tive­ment sat­is­faisant. Cepen­dant il nous faut briève­ment exam­in­er si cette sit­u­a­tion découle de la poli­tique social-démoc­rate mod­i­fi­ant la struc­ture de la société et don­nant à l’É­tat un rôle nou­veau, ou bien si elle est le résul­tat d’un ensem­ble de fac­teurs économiques par­ti­c­uliers à ces pays.

De même un sérieux effort a per­mis à ces deux nations de se débar­rass­er des charges de la pré­pa­ra­tion à la guerre — et à l’heure actuelle encore le Dane­mark est un pays sans armée des­tinée à la guerre internationale.

Le Dane­mark est car­ac­térisé par son économie paysanne où les petits pro­prié­taires sont majorité, groupés économique­ment en grandes coopéra­tives pour la vente et qui empêchent la con­cen­tra­tion cap­i­tal­iste ou fon­cière. C’est là la rai­son essen­tielle qui fait que le Dane­mark ne pos­sède pas de lutte de classe aiguë et la spécu­la­tion dans un nom­bre d’ac­tiv­ités économiques bien lim­itées explique la sta­bil­ité sociale dont elle jouit.

La Suède, riche de deux indus­tries bien pro­tégées, le bois et l’aci­er, échappe par­tielle­ment à l’en­grenage des luttes inter­na­tionales. Le haut cap­i­tal n’a pas la com­bat­iv­ité des cap­i­tal­istes soumis aux néces­sités des con­cur­rences âpres. La classe ouvrière béné­fi­ciant de la sit­u­a­tion avan­tageuse des indus­tries qui l’emploient, ne pos­sède pas plus ce sens de la révolte qui naît d’une longue misère.

Placés hors des grandes lignes de com­mu­ni­ca­tions, sans valeur stratégique, four­nissant aux impéri­al­ismes les plus divers, ces pays peu­vent se per­me­t­tre d’éviter les lourds bud­gets mil­i­taires. Sig­nalons cepen­dant la récente aug­men­ta­tion des crédits de guerre sué­dois devant l’ag­gra­va­tion de la ten­sion internationale.

La social-démoc­ra­tie a trou­vé là un ter­rain idéal pour l’ap­pli­ca­tion de sa doc­trine néces­si­tant une sta­bil­ité économique, une paix sociale con­tin­ues, pro­pres à répar­tir avec « équité » les revenus de la nation.

Mais pour cela il fal­lait l’ac­qui­esce­ment, la par­tic­i­pa­tion de toutes les class­es et c’est la rai­son de la pru­dence des gou­verne­ments social­istes qui ne veu­lent mod­i­fi­er en rien l’É­tat ni le régime en bons gérants de la nation.

[|La Révolution mexicaine|]

C’est dans le cadre de la con­sti­tu­tion du 5 févri­er 1917 que s’est accom­pli le geste récent du prési­dent Lazaro Car­de­nas : l’ex­pro­pri­a­tion des com­pag­nies pétro­lifères étrangères.

Car­de­nas, élu prési­dent de la république fédéra­tive du Mex­ique, assure le pou­voir exé­cu­tif. Il pro­mulgue les lois, nomme les min­istres et les des­titue ; il dis­pose de la force armée. Le pou­voir lég­is­latif est assuré par un con­grès com­posé d’un sénat de 58 mem­bres et d’une cham­bre des députés de 258 mem­bres. Vingt-deux États, deux ter­ri­toires et un dis­trict, admin­istrés par des gou­verne­ments, com­posent la république.

L’é­conomie et l’ad­min­is­tra­tion du pays sont soumis à deux préoc­cu­pa­tions essen­tielles : l’indépen­dance nationale et la ques­tion du pouvoir.

L’indépendance

Longtemps soumis à la dom­i­na­tion étrangère, le Mex­ique ne con­quit son indépen­dance qu’au début du siè­cle dernier et ne l’as­sura défini­tive­ment qu’en 1871. Il prit rang de « grande nation », recon­nue comme telle par les autres, qu’au début du siè­cle, à la fin de la dic­tature de Por­firio Diaz, prési­dent de 1877 à 1911.

Le ren­force­ment de l’indépen­dance fut, avec l’équipement indus­triel du pays et le règle­ment de la ques­tion agraire le grand souci des dirigeants mex­i­cains. La con­sti­tu­tion de 1917 con­fir­mait à l’É­tat la pro­priété, du sol, du sous-sol et « de la mer » (sic). Un étranger ne peut acquérir de terre ou exploiter les richess­es naturelles du pays que s’il se con­forme aux lois mexicaines.

La récente expro­pri­a­tion des com­pag­nies pétro­lifères n’est que le retour aux dis­po­si­tions de la con­sti­tu­tion, dis­po­si­tions qui avaient été aban­don­nées en 1928 au béné­fice des compagnies.

Une sen­tence de la Cour suprême accor­da aux ouvri­ers pétroliers les avan­tages de salaires que ceux-ci récla­maient depuis 1934. Les com­pag­nies ayant refusé de se soumet­tre à cette déci­sion le prési­dent Car­de­nas prit le décret d’ex­pro­pri­a­tion avec promesse d’indemnisation.

La pro­por­tion des cap­i­taux, investis dans l’in­dus­trie pétrolière étant de 70 % pour les États-Unis et 27 % pour l’An­gleterre, ces pays prirent des mesures économiques, pour répon­dre à cette mesure : ces­sa­tion de l’achat d’ar­gent-métal pour les États-Unis, départ des ingénieurs étrangers. Dis­ons encore que les bateaux-citernes ser­vant au trans­port du pét­role appar­ti­en­nent aux com­pag­nies expropriées.

À cette sit­u­a­tion il faut ajouter le jeu, mal con­nu des impéri­al­ismes étrangers. Les ren­seigne­ments frag­men­taires que nous avons ne per­me­t­tent pas d’en don­ner une représen­ta­tion exacte.

Dis­ons un mot de la ques­tion religieuse qui est étroite­ment liée à celle des influ­ences étrangères. Sous la prési­dence de Cal­lès, en 1932, l’Église catholique mex­i­caine entra en lutte ouverte con­tre l’É­tat. Le clergé fit appel au pape, à l’é­tranger (demande à Wash­ing­ton des « Cheva­liers de Colomb » d’une inter­ven­tion armée), organ­isa le « boy­cott » pour « paral­yser la vie économique du Mex­ique » (Appel de la Ligue pour la défense de la lib­erté religieuse au Mex­ique), sus­pendit les cultes et organ­isa la rébel­lion armée. Ces actes répondaient à un décret prit par Cal­lès. Était décrétée délit de droit com­mun l’i­nob­ser­va­tion des lois rel­a­tives à la ques­tion religieuse. Les mesures qui furent appliquées : lim­i­ta­tion du nom­bre des prêtres et mono­pole de l’é­d­u­ca­tion par l’É­tat, le sont d’une manière assez large et, de ce fait, l’in­flu­ence de l’église catholique reste encore très grande au Mex­ique. Sig­nalons que ce décret d’ex­pro­pri­a­tion a reçu l’ap­pro­ba­tion des autorités ecclési­as­tiques et que l’on peut trou­ver là une indication.

Le pouvoir

Pour main­tenir son autorité le prési­dent Car­de­nas s’ap­puie sur les mass­es laborieuses. La pop­u­la­tion du Mex­ique est com­posée de 20 % de blancs, 40 % de métis, de 40 % d’In­di­ens. Elle est peu dense.

La pop­u­la­tion rurale, mis­érable dans sa majorité, ne peut sub­sis­ter que si les dis­po­si­tions de la con­sti­tu­tion con­cer­nant la répar­ti­tion des ter­res, le démem­bre­ment des lat­i­fun­dia, l’étab­lisse­ment effec­tif et accéléré des eiidos (cel­lules de terre attribuée à chaque paysan) sont effec­tuées. Mais ces mesures se heur­tent au mau­vais vouloir des gou­verneurs d’É­tat (un choc sanglant vient d’avoir lieu entre des paysans et la troupe dans l’É­tat de Tlax­cala) et, dans un dis­cours récent aux délégués du pre­mier con­grès de la Con­fédéra­tion des Tra­vailleurs du Mex­ique, Car­de­nas leur demandait de ne pas con­sid­ér­er « ter­minée leur action sociale jusqu’à ce qu’on puisse obtenir pour les class­es paysannes la trans­for­ma­tion du régime d’ex­ploita­tion de la terre en faisant de l’eiidos la cel­lule con­sti­tu­tive d’une économie capa­ble de sat­is­faire ample­ment les besoins de notre population. »

Cette pop­u­la­tion rurale, qu’un réel effort tente d’élever par la créa­tion de nom­breuses écoles, où l’en­seigne­ment tend surtout à être util­i­taire, est encore arriérée. Elle est util­isée par le gou­verne­ment qui a dressé et entraîné cent mille paysans en prévi­sion d’une révolte des mil­i­taires. Elle est écartée aus­si, avec soin, des mass­es ouvrières, action favorisée par l’é­parpille­ment des agglomérations.

Par­al­lèle­ment, l’É­tat essaie sur la base : tra­vail égal, salaire égal, d’as­sureur une vie con­ven­able aux tra­vailleurs indus­triels mex­i­cains. La recon­nais­sance des syn­di­cats a eu lieu en 1917. Il existe plusieurs cen­trales syn­di­cales : La C.T.M., d’in­spi­ra­tion gou­verne­men­tale, forte­ment tein­tée de stal­in­isme et la C.G.T., de ten­dance anarchiste.

Dis­ons un mot aus­si de l’im­mi­gra­tion. La main-d’œu­vre spé­cial­isée faisant défaut au Mex­ique, le prési­dent Car­de­nas a fait appel récem­ment aux émi­grés poli­tiques étrangers. Seuls peu­vent s’in­staller dans le pays : Les manœu­vres spé­cial­isés et ceux faisant de gros travaux qui répug­nent aux indigènes, de spé­cial­istes indus­triels et des colons qui s’en­ga­gent à s’adon­ner prin­ci­pale­ment à l’a­gri­cul­ture et à l’élevage.

La situation du prolétariat

L’ex­péri­ence qui se pour­suit actuelle­ment au Mex­ique est une ten­ta­tive de social­isme d’É­tat. Les idées généreuses ne man­quent ni dans la con­sti­tu­tion, ni dans les dis­cours des dirigeants. Mais leurs actes ten­dent plus vers l’ab­so­lutisme de l’É­tat que vers l’é­man­ci­pa­tion totale des tra­vailleurs mexicains.

Le prob­lème agraire est loin d’être résolu. Sur 121 mil­lions d’hectares de ter­res cul­tivées, 21 seule­ment ont été répar­tis aux Comités agri­coles des paysans sans terre. (Il faut tenir compte dans le chiffre glob­al des ter­res appar­tenant aux com­munes). Les comités comptent un mil­lion de paysans mais les peones, au nom­bre de trois mil­lions, ne sont pas com­pris dans cette répar­ti­tion. La sit­u­a­tion mis­érable du pro­lé­tari­at rur­al a donc peu changé depuis le début du siècle.

En ce qui con­cerne le pro­lé­tari­at des villes, il est sous la coupe du gou­verne­ment. L’in­féo­da­tion de la stal­in­i­enne C.T.M. favorise les pro­jets de Car­de­nas. En fait, les ouvri­ers pétroliers fer­ont seuls les frais de l’ex­pro­pri­a­tion, car les avan­tages qui vien­nent de leur être accordés leur sont aus­sitôt demandés par le gou­verne­ment pour aider au paiement des indemnités.

[|Tentatives syndicalistes|]

En Russie

Il y eut aus­si dans un petit bassin houiller de la Sibérie mérid­ionale à Tchéremkho­vo une ten­ta­tive syn­di­cal­iste de la « mine aux mineurs » ; elle se soutint bien, économique­ment et ne dis­parut que lors de l’oc­cu­pa­tion mil­i­taire de Koltchak ; du côté com­mu­niste on lui reprochait d’avoir exigé en échange du char­bon, néces­saire au Transsi­bérien la plus grande valeur, sans se souci­er des dif­fi­cultés générales de la République russe.

En Espagne

Il n’est guère pos­si­ble, à l’oc­ca­sion des évène­ments espag­nols, de par­ler d’ex­péri­ence syn­di­cal­iste. Un arti­cle paru dans le no 2 de Révi­sion a cher­ché à expli­quer com­ment et pourquoi les anar­cho-syn­di­cal­istes ont renon­cé à appli­quer leur doctrine.

Il y eut toute­fois dans quelques domaines des ten­ta­tives d’ap­pli­ca­tion qui for­cent l’attention.

Beau­coup de col­lec­tivi­sa­tions d’usines et d’in­dus­tries furent effec­tuées par les per­son­nels eux-mêmes, appuyés par les syn­di­cats. Dans la péri­ode de début, prof­i­tant des stocks, de l’outil­lage, elles résistèrent économique­ment ; il sem­ble même que les ser­vices publics et le rav­i­taille­ment des mil­ices fonc­tion­nèrent très bien. Mais en même temps que les dif­fi­cultés matérielles dues à la guerre crois­saient, l’É­tat tâchait de plus en plus de met­tre sa main sur ces entre­pris­es ; le par­ti com­mu­niste évo­quait surtout l’e­sprit par­tic­u­lar­iste de cer­tains ate­liers s’at­tachant à fab­ri­quer plutôt des arti­cles demandés par la con­som­ma­tion immé­di­ate que ceux de la guerre ou des trans­ports. Les derniers accords de la C.N.T. et de l’U.G.T. admet­taient de plus en plus l’é­tati­sa­tion des entre­pris­es. Toute­fois à la base il s’ex­ercera cer­taine­ment con­tre cela une résis­tance pas­sive. À l’heure actuelle l’a­vance de Fran­co sur­plombe ces con­flits et il n’est plus pos­si­ble de dis­tinguer qui l’emporte : syn­di­cats ou État.

Dans le domaine mil­i­taire les anar­cho-syn­di­cal­istes créèrent les mil­ices syn­di­cales. Celles-ci con­nurent une cer­taine démoc­ra­tie intérieure ; les chefs avaient été désignés par les comités syn­di­caux ; mais l’en­rôle­ment étant volon­taire, la muta­tion d’une unité à l’autre étant pra­tique­ment facile, le com­man­de­ment devait tenir compte de l’opin­ion des mili­ciens ; il faut pour­tant con­stater qu’il n’y eut jamais d’élec­tiv­ité réelle (sauf dans quelques détache­ments) pour le com­man­de­ment supérieur ; il n’y eut pas non plus de con­grès ou d’assem­blées de mili­ciens dis­cu­tant la vie et l’ac­tion des mil­ices. Au point de vue stricte­ment tech­nique ces mil­ices essuyèrent moins d’échecs que l’« armée pop­u­laire » mil­i­tarisée qui leur suc­cé­da (il faut toute­fois tenir compte de l’amélio­ra­tion tech­nique qui s’é­tait opérée chez l’adversaire).

En ce qui con­cerne l’ap­pareil de répres­sion, les anar­cho-syn­di­cal­istes eurent tôt fait de créer leur Guépeou : l’In­ves­ti­ga­cion. Théorique­ment chargé seule­ment d’en­quêter, cet organ­isme eut bien­tôt ses pris­ons et ses exé­cu­tions. For­mé de mil­i­tants désignés par les Comités syn­di­caux supérieurs, il ne fut jamais élu ; de même il ne fit jamais rap­port sur son activ­ité à des assem­blées syn­di­cales. La brièveté de son exis­tence, ses orig­ines ouvrières sem­blent l’avoir pro­tégé con­tre la cor­rup­tion et la dégénéres­cence ; on ne con­naît pas de répres­sion pra­tiquée par lui con­tre des mil­i­tants ouvri­ers (sauf quelques exé­cu­tions de mil­i­tants ugétistes). Mais la ques­tion reste posée quant à ce qu’au­rait pu être son évo­lu­tion dans ces con­di­tions de non-con­trôle et de non-élection.

Il y eut à côté de cet embry­on de police secrète une police syn­di­cal­iste agis­sant au grand jour appelée les Patrouilles de con­trôle. Elles eurent leur orig­ine dans le con­trôle que les comités syn­di­caux de quarti­er exerçaient sur la cir­cu­la­tion et les per­son­nes de pas­sage. Cet organ­isme lui aus­si ne vit pas ses cadres supérieurs élus ; ils furent nom­més par les Comités locaux et nationaux de la C.N.T. influ­encés, sinon com­mandés, par les comités cor­re­spon­dants de la F.A.I. ; les chefs des patrouilles n’avaient pas de comptes à ren­dre devant les assem­blées syn­di­cales ; ils n’é­taient évidem­ment pas révo­ca­bles par ces assemblées.

Les rangs des patrouilleurs se for­maient par recrute­ment sur appro­ba­tion des centres.

Toute­fois l’ac­tiv­ité plus décou­verte des patrouilles per­me­t­tait en fait à l’opin­ion ouvrière d’avoir l’œil sur elles ; leurs arresta­tions d’ac­ca­pareurs, la con­fis­ca­tion des pro­duits acca­parés, la déten­tion de fas­cistes notoires, tout ceci créa pour ces patrouilles une impres­sion favor­able dans la masse ouvrière. Aus­si rien d’é­ton­nant à ce que, lors des journées de mai 1937, elles se bat­tirent à côté des ouvri­ers protestataires.

[| – O – |]

Il serait hasardeux de con­clure sur des don­nées aus­si frag­men­taires ; mais cette réserve étant faite, il sem­ble que partout où les anar­cho-syn­di­cal­istes renon­cèrent à leurs reven­di­ca­tions de con­trôle et d’élec­tiv­ité ouvrières, l’é­tatisme appa­rais­sait avec sa suite d’ar­bi­traire et de despotisme.

Inverse­ment, les quelques traces de ges­tion et d’ac­tion pro­lé­tari­ennes entraî­naient des effets créa­teurs et efficaces.

[|La Makhnovstchina|]

Il faut à ce point de vue se lim­iter unique­ment au régime instau­ré dans une région de l’Ukraine, au cours des années 1919–1921 par la « makhnovstchi­na », plus spé­ciale­ment dans la région de Gou­li­aï-Polié. Ses occu­pa­tions furent de très courte durée : quelques semaines pour les troupes de Makhno se déplaçant con­stam­ment ; quelques mois pour les paysans de Gouliaï-Polié.

Au point de vue économie et échanges, il y eut des ébauch­es d’or­gan­i­sa­tion de travaux agri­coles en com­mun ; il y eut des envois volon­taires de blé vers les villes affamées.

Théorique­ment les « sovi­ets libres » étaient élus libre­ment, mais dans la réal­ité il était dif­fi­cile aux par­tis advers­es aux makhno­vistes de s’af­fich­er franchement.

Il y eut dans les troupes makhno­vistes une espèce de Guépeou en for­ma­tion ; c’é­tait le ser­vice du con­tre-espi­onnage mil­i­taire, non élu, désigne par le com­man­de­ment et sans con­trôle des mass­es. Il lui arri­va de débor­der du domaine stricte­ment mil­i­taire et de fusiller des adver­saires poli­tiques (exé­cu­tion du bolchevik Palovs­ki qui com­bat­tait courageuse­ment dans les rangs makhno­vistes ; à remar­quer qu’il y avait des social­istes révo­lu­tion­naires de gauche, comme Popov, qui étaient admis comme com­bat­tants dans ces détachements).

C’est cer­taine­ment dans le domaine mil­i­taire que le mou­ve­ment makhno­viste réal­isa ses plus grands suc­cès (à not­er que les makhno­vistes étaient en grande par­tie des paysans pau­vres, comp­taient aus­si quelques élé­ments ouvri­ers, étaient ani­més par des anar­chistes, mais ne con­sti­tu­aient pas des organ­i­sa­tions anar­chistes pro­pre­ment dites). Au point de vue mil­i­taire ces troupes réal­isèrent des mir­a­cles, compte tenu de leurs faibles effec­tifs et de leurs arme­ments restreints. Ces suc­cès sont dus en par­tie aux capac­ités stratégiques de Makhno lui-même : elles eurent quelques trou­vailles sim­ples mais de grande effi­cac­ité (celle de for­mer des détache­ments de mitrailleurs mon­tés sur des chars légers, appelés « tatchan­ki », accom­plis­sant des raids inat­ten­dus) ; l’ap­pui qu’ils rece­vaient de la pop­u­la­tion paysanne et le courage inouï qui les ani­maient étaient dus au régime rel­a­tive­ment grand de lib­erté qu’ils instau­raient sur leur pas­sage (ain­si à Eka­teri­noslav, pen­dant leur séjour de quelques semaines toute la presse révo­lu­tion­naire, y com­pris celle des bolcheviks, attaquant dure­ment les anar­chistes, put paraître libre­ment) ; l’élec­tiv­ité du com­man­de­ment fut pra­tiquée dans leurs rangs, de façon prim­i­tive et désor­don­née, mais con­stante ; de même l’e­sprit « meet­ing » dis­cu­tant les opéra­tions après coup n’empêchait pas de les exé­cuter avec une rapid­ité surprenante.

[|Essai de Synthèse|]

Difficultés pratiques

Il sem­ble que la réponse à toutes les ques­tions tac­tiques soit funeste. Dans aucune des organ­i­sa­tions ouvrières, syn­di­cats ou par­tis, on ne pose le prob­lème de l’É­tat ouvri­er. Même les reven­di­ca­tions pro­fes­sion­nelles pâlis­sent quand il s’ag­it de traiter le grand slo­gan des temps mod­ernes : démoc­ra­tie cap­i­tal­iste ou fas­cisme. Le sort de la république semi-fas­ciste de la Tché­coslo­vaquie peut émou­voir l’ou­vri­er français et lui fait approu­ver les agisse­ments des impéri­al­ismes. La haine des Alle­mands qu’on apprend à l’ou­vri­er tchèque l’aveu­gle au point de lui faire oubli­er sa con­science de classe, alors qu’on laisse l’ou­vri­er slo­vaque, comme par le passé, dans la plus pro­fonde des igno­rances. Les jeux de cirque qu’of­fre Hitler au pro­lé­taire alle­mand paral­y­sent la lutte des class­es. Les accla­ma­tions de la force de l’ar­mée rouge enlèvent aux mass­es russ­es le courage de pro­test­er con­tre une dic­tature bureau­cra­tique. On peut pro­longer ce tour du monde à volon­té ; partout les organ­i­sa­tions ouvrières oublient la Révo­lu­tion pour vol­er au sec­ours des impérialismes.

Pas de con­so­la­tion non plus dans le fonc­tion­nement intérieur du mou­ve­ment ouvri­er. Les syn­di­cats sont dans les mains de bonzes qui freinent et dont l’in­flu­ence est con­sid­érable. Les par­tis ont une dis­ci­pline dic­ta­to­ri­ale qui exclut toute dis­cus­sion démoc­ra­tique, quand ils s’ap­pel­lent com­mu­nistes, ou sont rongés par la vérole dém­a­gogique, et oppor­tuniste quand ils s’ap­pel­lent soci­aux-démoc­rates ou anarchistes.

Nous croyons tout de même que la Révo­lu­tion sociale et la société social­iste sont une néces­sité pour le pro­lé­tari­at. Mal­gré tout, il se con­firme que la solu­tion du prob­lème de la guerre, de la mis­ère, des crises et de l’ex­ploita­tion ne peut être don­né que par une société où les mass­es défend­ent elles-mêmes leurs intérêts d’après les principes déjà bien vieux du social­isme, à savoir col­lec­tivisme, inter­na­tion­al­isme, pro­grès humain et non seule­ment tech­nique, par­tic­i­pa­tion de tous aux richess­es exis­tantes. Nous espérons que, mal­gré toutes les défaites qu’elles ont dû subir, les mass­es ne sont pas trop loin de com­pren­dre et leurs pos­si­bil­ités et leurs intérêts.

Seule­ment il faut s’at­ta­quer à l’élé­ment qui enfan­tera l’É­tat ouvri­er et cet élé­ment n’est pas l’é­tude de l’É­tat ouvri­er même, mais bien celle de la lutte des classes.

Cela ne veut pas dire que nous renonçons à la syn­thèse de la théorie et de la pra­tique visant l’É­tat ouvri­er. Cepen­dant, cette syn­thèse ne peut être actuelle­ment qu’en grande par­tie néga­tive. Devant l’in­ca­pac­ité révo­lu­tion­naire du mou­ve­ment ouvri­er il est vain de vouloir con­stru­ire une syn­thèse pos­i­tive, qui aurait sur le papi­er cer­taine­ment tous les avan­tages pos­si­bles, mais qui ne serait nulle­ment en rela­tion avec la réalité.

Difficultés doctrinales

L’écueil sur lequel se brisent toutes les con­cep­tions et toutes les ten­ta­tives social­istes en ce qui con­cerne l’É­tat trou­ve son orig­ine dans l’aspect dou­ble de l’ac­tion que doivent men­er les organ­i­sa­tions ouvrières au moment où le cap­i­tal­isme et son État se trou­vent brisés, dépossédés.

Le social­isme impli­quant la sup­pres­sion des class­es, le niv­elle­ment total au sein d’une human­ité pro­duc­trice, il ne peut être ques­tion de con­serv­er une divi­sion défini­tive de la société nou­velle pour des tach­es déterminées.

C’est donc un mou­ve­ment unique, des organ­i­sa­tions sol­idaires, unifiées qui doivent assumer à la fois la démoc­ra­tie intérieure et la dic­tature sur l’en­ne­mi, sur l’extérieur.

Les anar­chistes, portés par leur idéolo­gie et leur sen­ti­ment à dévelop­per unique­ment l’aspect démoc­ra­tique-lib­er­taire et nég­ligeant les néces­sités de défense et d’or­gan­i­sa­tion som­brent rapi­de­ment, soit dans la dic­tature de groupe, soit dans un idéal­isme évadé de la réalité.

Les révo­lu­tion­naires du type marx­iste accentuent le côté tech­nique et organ­i­sa­tion­nel et finis­sent par déséquili­br­er le mou­ve­ment au détri­ment de la démocratie.

Quant aux réformistes et démoc­rates la peur de la révo­lu­tion leur fait vouer un culte à la démoc­ra­tie formelle, qu’ils espèrent voir engen­dr­er des réal­i­sa­tions social­istes et économiser la révo­lu­tion, mais aboutis­sent en fait à la col­lab­o­ra­tion la plus intime, avec l’en­ne­mi voire à son sauvetage.

Cha­cune de ces trois grandes ten­dances est hyp­no­tisée par un aspect du prob­lème et cherche à mod­el­er sa poli­tique sur lui, en nég­ligeant les autres.

La délim­i­ta­tion de la classe qui pren­dra la direc­tion de l’é­conomie et qui pren­dra toutes les mesures de con­struc­tion et de défense révo­lu­tion­naires, béné­fi­ciant de la démoc­ra­tie et par­tic­i­pant, assur­ant la liq­ui­da­tion de l’É­tat bour­geois et de ses sou­tiens, présente cer­taines difficultés.

La meilleure déf­i­ni­tion, tout en se gar­dant de la con­sid­ér­er d’une façon trop absolue, sans excep­tion pos­si­ble, nous sem­ble être celle qui prend comme critère le rôle utile dans la pro­duc­tion. Cette car­ac­téris­tique fon­da­men­tale doit être évidem­ment cor­rigée par les sit­u­a­tions de fait. Un ouvri­er fas­ciste, appar­tenant à des organ­i­sa­tions de com­bat patronales, un sous-offici­er de l’ar­mée régulière se ral­liant à la lutte insur­rec­tion­nelle situent des cas indi­vidu­els, voire englobant des groupes qui échap­pent à la règle générale.

Il appa­raît d’ailleurs que les abus d’in­ter­pré­ta­tion découleraient plus des formes d’or­gan­i­sa­tion générale que du point de départ et de la définition.

Il reste acquis et démon­tré d’une façon défini­tive que dans les organ­i­sa­tions ouvrières il ne peut s’établir de priv­ilèges pour l’une ou l’autre ten­dance et que le dou­ble car­ac­tère de pro­duc­teur et de com­bat­tant doit suf­fire, pour exiger les droits à la ges­tion et à la par­tic­i­pa­tion au gou­verne­ment des choses.

« L’organisation idéale »

Telle forme d’or­gan­i­sa­tion peut appa­raître comme pos­sé­dant des attrib­uts et des ver­tus qui en font l’or­gan­i­sa­tion la plus par­faite, ou la moins mau­vaise. Mais vouloir impos­er à la réal­ité, à des pays à struc­ture économique dif­férentes, pour des cir­con­stances toutes spé­ciales, en face d’événe­ments impor­tants et imprévis­i­bles, un même type d’or­gan­i­sa­tion nous sem­ble dif­fi­cile sinon utopique.

Il ne faut pas oubli­er que la lente évo­lu­tion de la lutte de classe finit par créer des organ­ismes appro­priés au pays qui sert de cadre général aux conflits.

On ne peut raisonnable­ment se fier qu’aux formes de groupe­ment qui sont nés, se sont dévelop­pés et se sont ren­for­cés dans la lutte pré révo­lu­tion­naire. Seuls les embryons de société nou­velle sur­gis dans la société anci­enne appa­rais­sent comme une base solide pour l’éd­i­fi­ca­tion révo­lu­tion­naire. Encore ne faut-il pas per­dre de vue que les organ­i­sa­tions grandies au sein de la société bour­geoise ne sont pas exemptes de tares pro­pres au sys­tème cap­i­tal­iste, ni de défor­ma­tions bureau­cra­tiques ou oli­garchiques classiques.

La con­cep­tion syn­di­cal­iste la plus nette et la plus pra­tique trou­ve son prin­ci­pal adver­saire dans l’aspect des syn­di­cats eux-mêmes. La théorie syn­di­cal­iste révo­lu­tion­naire s’op­pose dans la plu­part des cas aux actes impor­tants des cen­trales syn­di­cales et ne peut s’ap­puy­er que dans la régénéra­tion per­pétuelle imposée par la lutte à la base.

Et la for­mule « le par­ti a tou­jours rai­son » doit paraître ironique­ment amère aux vieux bolcheviks.

La démoc­ra­tie, stim­u­lant et régénéra­teur, de la pra­tique social­iste trou­ve des obsta­cles sérieux dans les sit­u­a­tions qu’im­posent les événe­ments. Les ques­tions mil­i­taires, la famine, l’isole­ment économique, les inter­ven­tions étrangères, le degré de développe­ment indus­triel, le social­isme par­a­disi­aque de la vie dure et implaca­ble. En ces moments le morale révo­lu­tion­naire devient aus­si impor­tante que la struc­ture des organ­i­sa­tions et que les statuts, elle est son com­plé­ment indis­pens­able, sans lequel il ne reste plus que des textes et des thès­es inutiles.

Le fonc­tion­nement démoc­ra­tique des organ­i­sa­tions, fécond mais lent, ne peut tou­jours arriv­er à répon­dre aux besoins immé­di­ats de sit­u­a­tions extra­or­di­naires et la néces­sité d’or­ganes de direc­tion aux réflex­es instan­ta­nés s’im­pose. De là le dan­ger de dic­tature de groupe ou de frac­tion con­tre­bal­ançant les bien­faits des déci­sions rapi­des. Dan­ger qui sem­ble pou­voir être réduit par le fonc­tion­nement inin­ter­rompu des organ­i­sa­tions s’op­posant à la mise en som­meil qui accom­pa­gne habituelle­ment la cen­tral­i­sa­tion temporaire.

La ques­tion d’é­d­u­ca­tion et de tra­di­tion démoc­ra­tiques chez les tra­vailleurs con­stitue en fait le seul con­tre­poids. Et c’est cette même habi­tude qui peut empêch­er la prépondérance des tech­ni­ciens mil­i­taires, indus­triels ou autres dont la par­tic­i­pa­tion sera indispensable.

Un autre cor­rec­tif doit être recherche, et ce n’est là qu’un aspect par­ti­c­uli­er de la démoc­ra­tie ouvrière, dans la par­tic­i­pa­tion de tous aux prob­lèmes et aux activ­ités les plus divers, freinant ain­si la spé­cial­i­sa­tion généra­trice de cliques et de clans qui prof­i­tent de leur util­ité pour s’as­sur­er l’hégé­monie et faire dévi­er le mou­ve­ment de ses ten­dances primitives.

C’est le côté dan­gereux de la con­cep­tion du par­ti qui veut voir dans une réu­nion d’hommes venus de couch­es sociales dif­férentes, du moins en ce qui con­cerne la direc­tion, c’est-à-dire le cerveau même du par­ti, son organe essen­tiel, le noy­au éclairé, par­fait qui pren­dra toutes les mesures, utilis­era tous les moyens, prof­it­era de toutes les cir­con­stances pour faire avancer un peu­ple dans la voie du social­isme. En sub­sti­tu­ant le par­ti-élite à la classe ouvrière elle-même, en opposant sou­vent même ce par­ti aux tra­vailleurs incom­préhen­sifs ou trop igno­rants suiv­ant leur con­cep­tion, en ne voy­ant plus dans le social­isme qu’une ques­tion de cal­cul et de tac­tique, les défenseurs de l’idée de par­ti-dic­ta­teur, de par­ti-guide aboutis­sent à rejeter pra­tique­ment le pro­lé­tari­at de la par­tic­i­pa­tion directe à la lutte pour le social­isme et à son organ­i­sa­tion, mais aus­si con­duisent à l’al­liance avec ceux qui, par leur rôle de direc­tion, d’or­gan­i­sa­tion et de ges­tion de l’é­conomie, béné­fi­cient de priv­ilèges qu’ils échangent con­tre leur par­tic­i­pa­tion. Cette alliance de fait entraîne la cristalli­sa­tion d’une classe dom­i­na­trice nou­velle, prenant la suc­ces­sion du cap­i­tal­isme sans libér­er le pro­lé­tari­at, ren­forçant et recon­stru­isant un État puis­sant, autori­taire dont elle forme les cadres, dont elle pos­sède tous les rouages.

Le par­ti devient classe en recon­sti­tu­ant l’É­tat et en en faisant l’or­gan­isme essen­tiel de la société nou­velle, en accen­tu­ant la divi­sion entre le tra­vail pro­duc­tif et le tra­vail intel­lectuel et de défense.

« technique ouvrière »

En résumé, l’É­tat, dans son aspect dic­ta­to­r­i­al, ne peut qu’être brisé et rem­placé par une série d’or­ganes pro­vi­soires — leur durée ne pou­vant être cal­culée, mais leur car­ac­tère étant imprégné de cette con­cep­tion — com­posés de tra­vailleurs révo­lu­tion­naires s’ad­joignant des con­seillers tech­niques pris dans l’an­cien appareil, soumis au con­trôle per­ma­nent des organ­i­sa­tions démoc­ra­tiques. Le max­i­mum de par­tic­i­pa­tion directe des ouvri­ers révo­lu­tion­naires à ces besognes de défense, la lutte con­tre la for­ma­tion de spé­cial­istes non con­trôlables, l’é­gal­ité des droits et des devoirs, le salaire unique et le con­trôle rigoureux et per­ma­nent seront les principes réglant les organes.

Pour arriv­er à cette sub­sti­tu­tion d’or­ganes révo­lu­tion­naires aux rouages d’É­tat, il faut s’ap­puy­er sur des organ­i­sa­tions démoc­ra­tiques à l’ex­clu­sion des par­tis dont le rôle doit être lim­ité au tra­vail d’é­d­u­ca­tion et d’ag­i­ta­tion, leur enl­e­vant leur car­ac­tère d’équipes en lutte pour le pou­voir en col­lab­o­ra­tion avec des couch­es de tra­vailleurs privilégiés.

Ces organ­i­sa­tions démoc­ra­tiques ne peu­vent qu’être celles nées en régime cap­i­tal­iste, englobant tous les tra­vailleurs sans dis­tinc­tion sur le ter­rain économique, dans le domaine de la pro­duc­tion et sur le plan local.

Avec tous les défauts qu’ils présen­tent — bureau­crati­sa­tion ou impré­pa­ra­tion — il nous paraît que les syn­di­cats et les con­seils d’usines, suiv­ant la tra­di­tion exis­tant dans le pays, son évo­lu­tion et la nature du régime écroulé, sont les types d’or­gan­i­sa­tion se rap­prochant le plus des formes idéales.

La recherche d’une tech­nique nou­velle s’in­spi­rant des moyens et des tra­di­tions pro­lé­tariens, s’ab­s­tenant de copi­er sys­té­ma­tique­ment l’ex­em­ple bour­geois peut apporter des fac­teurs de victoire.

Dans la lutte insur­rec­tion­nelle, dans la guerre civile ensuite, les paysans ukrainiens, les mineurs asturiens ont prou­vé que l’ap­port révo­lu­tion­naire peut apporter des ini­tia­tives renou­ve­lant les méth­odes tra­di­tion­nelles de la guerre. En évi­tant de retomber dans la croy­ance en une spon­tanéité sou­veraine, il est pos­si­ble, dès main­tenant de rechercher des moyens de lutte capa­bles de s’op­pos­er à la tech­nique mil­i­taire bour­geoise et pou­vant être rapi­de­ment util­isés par les insurgés. Dans le chaos habituel qu’en­traî­nent les péri­odes de guerre civile, quelques méth­odes de lutte imprévues peu­vent influ­encer les événe­ments d’une façon décisive.


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