La Presse Anarchiste

Paul Zorkine

Paul Zor­kine est mort.

Il est dif­fi­cile de cacher, d’étouffer la dou­leur devant cette mort absurde – acci­dent de voi­ture – d’un cama­rade encore jeune – 41 ans – plein d’une telle vita­li­té, d’une telle richesse, d’une telle promesse.

Le cama­rade Rol­land, dans le Monde Liber­taire d’octobre 1962 a déjà pré­sen­té sa vie, bref et écla­tant exemple de cette volon­té ten­due vers la liber­té, vers la jus­tice, vers l’anarchisme.

La presse liber­taire a annon­cé sa dis­pa­ri­tion, a sou­li­gné la perte pour tout le mouvement.

Je ne peux ajou­ter à cet hom­mage una­nime que l’expression de mon sen­ti­ment vis-à-vis de Pav­lé (son nom slave) qui a été pen­dant plus de 10 ans un ami, un frère, qu’on retrou­vait dans nos réunions liber­taires ain­si que dans les jour­nées d’intimité, de vacances, les soi­rées entières pas­sées devant le feu de che­mi­née à écou­ter ses incom­pa­rables his­toires. Ces sou­ve­nirs res­te­ront gra­vés au plus pro­fonde de moi-même à l’abri de tout oubli…

Mais ce qui cor­res­pond le mieux à sa mémoire, lui qui était tou­jours tour­né vers l’avenir, vers la réa­li­té, c’est, au lieu de comp­ter nos sou­ve­nirs, d’essayer de tirer quelques ensei­gne­ments de son propre exemple.

Il faut avant tout sou­li­gner sa fidé­li­té pro­lé­ta­rienne, pro­fon­dé­ment sociale et révo­lu­tion­naire. En pleine réunion de tra­vail sur la lutte de classe, il a décla­ré : “ la ques­tion “ pour ” ou “ contre ” la lutte de classe ne se pose pas pour nous, cette lutte existe et nous en fai­sons par­tie ”. On sait que lui-même venait d’une des familles les plus illustres de la bour­geoi­sie du Mon­té­né­gro (comme l’a déjà dit Roland), qu’il a quit­té sa classe, qu’il a épou­sé à fond la cause du pro­lé­ta­riat, qu’il a lut­té jusqu’au bout pour cette cause, y com­pris contre les dan­gers de l’esprit bour­geois qui nous entoure, qui nous pénètre même mal­gré nous (ce dont beau­coup d’entre nous ne sont pas conscients).

Son expé­rience, son dyna­misme, son réa­lisme ont heur­té tout de suite les sur­vi­vants de l’anarchisme sen­ti­men­tal, l’anarchisme de “ grand-papa ” (comme il disait). Il refu­sait les pré­oc­cu­pa­tions sté­riles, pseu­do-phi­lo­so­phiques, faus­se­ment huma­ni­taires et indi­vi­dua­listes, il essayait de pla­cer sa propre acti­vi­té ain­si que celle de ses cama­rades dans des pers­pec­tives poli­tiques, sociales, éco­no­miques. En même temps, sa pro­fonde fidé­li­té aux prin­cipes liber­taires l’obligeait à lut­ter contre toute confu­sion et toute sim­pli­fi­ca­tion des idées anarchistes.

Il plai­san­tait sou­vent les cama­rades “ amis de H.R. ”, “ amis de S.F. ”, etc. plus fidèles à la mémoire d’un indi­vi­du qu’à la pen­sée anar­chiste, plus aptes à cher­cher la véri­té dans les pages d’un livre que dans la réa­li­té mou­vante (et pour­tant, il cher­chait à faire connaître nos clas­siques, sans jamais les prendre comme infaillibles). Il ne faut donc pas que nous fas­sions aus­si de lui-même un mythe, une idole.

Il pré­fé­rait se fondre dans le groupe par­mi ses cama­rades, ce qui n’est pas tou­jours facile : la volon­té du groupe ne doit pas être obli­ga­toi­re­ment la volon­té de la majo­ri­té, encore moins celle de la médio­cri­té ; la per­son­na­li­té d’un cama­rade (et sa per­son­na­li­té était grande) ne doit ni s’imposer comme infaillible, ni subir des ampu­ta­tions. Je me rap­pelle que Paul, envoyé comme délé­gué des GAAR au congrès de 1960 de la FA y a défen­du nos posi­tions col­lec­tives bien que ses propres opi­nions aient été un peu dif­fé­rentes. Il ne serait donc pas exact de dire qu’il était intran­si­geant ; je l’ai vu lui-même recon­naître cer­taines de ses exa­gé­ra­tions, de ses erreurs même. Lequel d’entre nous en a sou­vent fait autant ?

Ce qui ren­dait dif­fi­cile de com­prendre Paul, c’était qu’ayant un carac­tère pas facile du tout, il avait en même temps un esprit logique et sûr ; il ne refu­sait pas de prendre la res­pon­sa­bi­li­té, même celle des autres, quand il s’agissait de défendre une thèse, de deve­nir le “ bouc émis­saire ”, de concen­trer sur lui les attaques. De plus, pour pro­vo­quer une prise de conscience, un choc d’idées, il ne refu­sait pas un lan­gage fort, une atti­tude violente.

Il est habi­tuel de cou­vrir de com­pli­ments les cama­rades dis­pa­rus ; ce n’était pas son habi­tude à lui : cha­cun de nous pos­sède des défauts, pré­sente des fai­blesses, Paul aus­si. Entraî­né par sa logique, par la fougue de son carac­tère, il était capable de négli­ger des choses aus­si néces­saires dans une vie mili­tante qu’une ami­tié, une sou­plesse, une atti­tude éthique irré­pro­chable. Même dans le mili­tan­tisme, il se conten­tait sou­vent de tra­cer des pers­pec­tives, de pré­sen­ter des idées géné­rales, des pos­si­bi­li­tés, d’avancer devant les autres… sans se sou­cier de l’application, de la réa­li­sa­tion, de l’organisation de ces mêmes idées, du tra­vail quo­ti­dien et ingrat. Il devait sou­vent être secon­dé, asso­cié à un autre cama­rade (il avait d’ailleurs le sens de la cama­ra­de­rie) pour qu’une tâche soit bien ter­mi­née. Mais ce qui était le plus inquié­tant, c’est que ces der­niers mois, ces der­nières années même, il était sub­mer­gé de tra­vail pro­fes­sion­nel, d’activités mili­tantes absor­bantes (et en même temps tou­jours jugées insuf­fi­santes pour lui-même), c’est que ses nerfs mis à l’épreuve dès son jeune âge étaient constam­ment ten­dus. Ses amis essayaient de le conseiller, de le ména­ger, de lui créer des ins­tants d’accalmie… mais sou­vent sans résul­tat : il brû­lait comme une flamme, comme s’il était pres­sé de consu­mer sa vie. Son acci­dent absurde a d’ailleurs pro­ba­ble­ment la même ori­gine, un arc trop ten­du qui casse.

C’est pour la même rai­son que nous, à Noir et Rouge, n’avons pas répon­du à la petite annonce qu’il avait fait insé­rer il y a un an dans le Monde Liber­taire et qui vou­lait dis­cré­di­ter nos cahiers. Sur ce point, il faut pré­ci­ser que Paul a par­ti­ci­pé dès le début au tra­vail de Noir et Rouge (l’édito du n° 1, octobre 1955, est de lui) ; après un tra­vail com­mun d’environ 6 ans, nous nous sommes sépa­rés sur le plan mili­tant pour des rai­sons pure­ment tac­tiques (nos concep­tions idéo­lo­giques ont tou­jours été iden­tiques). C’est ain­si qu’il a par­ti­ci­pé, avec le groupe Krons­tadt, au regrou­pe­ment anar­chiste-com­mu­niste au sein de la FA fran­çaise. C’est son der­nier apport posi­tif au mou­ve­ment libertaire.

Ce qui est regret­table, c’est que tra­vail idéo­lo­gique, orga­ni­sa­tion­nel, tac­tique, de réno­va­tion du mou­ve­ment liber­taire soit à peine ébau­ché ; et que nous tous, nous ayons encore besoin de Paul.

Ce qui est pénible, c’est qu’il y a quelques jours, nous étions debout, chan­tant l’Internationale, devant son cer­cueil recou­vert d’un dra­peau libertaire.

[/​Théo (23 octobre 1962)/]

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