La Presse Anarchiste

Possibilités du syndicalisme étudiant

On s’in­ter­roge sou­vent pour savoir si le syn­di­cat étu­diant peut consti­tuer plus ou moins une force révo­lu­tion­naire. La guerre d’Al­gé­rie ter­mi­née, cer­tains étu­diants eux-mêmes se demandent quelle va être leur ligne de conduite syn­di­cale pour l’avenir. Le syn­di­cat étu­diant doit-il tirer un trait sur ses “ posi­tions algé­riennes ” et rede­ve­nir une tran­quille machine uni­ver­si­taire, ou bien au contraire a‑t-il un avenir ?

La routine

Par­tons du point de vue d’un étu­diant débu­tant arri­vant à l’UNEF.

Com­ment se mani­feste l’ac­ti­vi­té d’une asso­cia­tion géné­rale au jeune étu­diant frais émou­lu du lycée ? En fait, pour celui dont la culture syn­di­cale est nulle (90 % des cas) le syn­di­cat n’ap­pa­raît que comme la garan­tie de cer­tains avan­tages : cours poly­co­piés des pro­fes­seurs, biblio­thèque. Nous consta­tons que la seule mani­fes­ta­tion sen­sible dès l’a­bord (et même dans cer­taines asso­cia­tions géné­rales) est celle d’un cor­po­ra­tisme tra­di­tion­nel et sys­té­ma­tique. Après la carte de Facul­té, de réduc­tion RATP, de res­tau­rant uni­ver­si­taire, la carte de l’U­NEF semble com­plé­ter inévi­ta­ble­ment la pano­plie de l’étudiant. Tou­jours dans la même optique rac­cour­cie, que repré­sente le délé­gué d’am­phi pour le nou­vel étu­diant ? Un inter­mé­diaire indif­fé­rent et inter­chan­geable entre les étu­diants et l’ad­mi­nis­tra­tion, et dont l’é­lec­tion fut une séance folk­lo­rique inhé­rente au milieu étu­diant. Ce tableau, si pes­si­miste soit-il, n’en est pas moins une réa­li­té, pour l’immense majo­ri­té des cas. Seuls de temps en temps, une grève, ou un appel à mani­fes­ter, viennent trou­bler la quié­tude géné­rale et cha­cun réagit alors selon ses options poli­tiques (quand il en a), à cette démons­tra­tion dite politique.

Mais deman­de­ra l’étudiant, alors, qu’est-ce que le syndicalisme ?

Syndicalisme ou corporatisme étudiant ?

Eh bien ! Tout d’a­bord, le syn­di­ca­lisme n’est pas le cor­po­ra­tisme. Le cor­po­ra­tisme , sur­vi­vance dépas­sée du Moyen-Âge, se définit :

  • par son optique pro­fes­sion­nelle rétré­cie qui ne peut conduire qu’à des solu­tions par­tielles, et inef­fi­caces, dans un don­né géné­ral, sur des pro­blèmes com­plexes de por­tée au moins nationale,
  • par sa volon­té de sec­ta­risme étri­qué qui implique néces­sai­re­ment l’am­pu­ta­tion de toute une gamme de ten­dances sociales et morales de l’in­di­vi­du. Pre­nons un exemple : dans un cadre cor­po­ra­tiste comme celui de l’As­so­cia­tion Géné­rale des Etu­diants en Sciences, le peu d’information et de for­ma­tion qui est faite est uni­que­ment cen­trée sur les seules études de sciences, et même sou­vent, sur telle spé­cia­li­té scien­ti­fique. Com­ment pen­sez-vous que l’é­tu­diant ain­si édu­qué pour­ra s’intégrer à la jeu­nesse mon­diale, au milieu étu­diant, à son futur milieu pro­fes­sion­nel même ?

Ce cor­po­ra­tisme, déjà condam­nable dans le milieu ouvrier parce qu’il tend à divi­ser au pro­fit de la réac­tion patro­nale ou éta­tique les ouvriers en castes rivales, est aus­si mau­vais chez les étudiants.

Si l’on admet – et nous ne le pen­sons pas – qu’il y ait des dif­fé­rences nettes entre les reven­di­ca­tions d’un mineur de Deca­ze­ville et celles d’un pos­tier, il est inco­hé­rent de pré­tendre abor­der la réforme de l’enseignement par le canal étroit d’une spé­cia­li­té ; il est évident que ce pro­blème comme la qua­si-tota­li­té de ceux que veut résoudre le mou­ve­ment étu­diant, est un pro­blème de poli­tique inté­rieure, et du res­sort de l’U­nion Natio­nale. Il n’y a pour les dif­fé­rentes dis­ci­plines que des dif­fé­rences de moda­li­tés qu’il appar­tient aux AGE [[Asso­cia­tion Géné­rale par matiè­reà Paris, et par ville en Province.]]de définir.

Mais ce qui est pire dans la concep­tion cor­po­ra­tiste du Mou­ve­ment Étu­diant, c’est qu’elle veut cou­per en tranches dis­con­ti­nues la vie sociale de 1′ indi­vi­du : pre­nons le cas de l’élève d’une Grande École, pré­pa­rant une licence ; il a appar­te­nu à l’AGE de sa pré­pa­ra­tion, à celle de son école, et à celle de la facul­té ; sup­po­sons qu’elles pra­tiquent toutes trois le cloi­son­ne­ment cor­po­ra­tiste : l’é­tu­diant aura été sen­si­bi­li­sé à trois optiques dif­fé­rentes, et tout autant étri­quées, sans pour cela connaître aucun des pro­blèmes, fon­da­men­taux. Il sera pas­sé à côté de la réa­li­té d’une vie sociale étudiante.

Voi­là donc abat­tues cer­taines appa­rences dites syn­di­cales et qui masquent mal l’intérêt qu’elles pré­servent : la main­mise auto­ri­taire, éco­no­mique ou directe, de l’É­tat et du patro­nat sur la pro­duc­tion, l’en­sei­gne­ment et l’éducation. En effet, nous affir­mons que le cor­po­ra­tisme (“ apo­li­tique ”) est l’é­ma­na­tion directe, à peine camou­flée, d’un pou­voir coercitif.

Mais nous n’a­vons pas défi­ni posi­ti­ve­ment ce que nous vou­lons dans le syn­di­ca­lisme, les moti­va­tions sub­jec­tives qui nous y firent mili­ter, les rai­sons objec­tives qui nous assurent de son exis­tence néces­saire dans la socié­té que nous ferons.

Si l’on recon­naît que la “ vie moderne ” a plus ou moins dis­lo­qué les groupes tra­di­tion­nels (famille, vil­lage), il faut bien voir alors que notre “ ani­mal social ” est un être iso­lé dans la foule , “ a face in the crowd ” comme le déplore Kazan.

C’est pour cela que nous croyons qu’une concep­tion intel­li­gente et large du syn­di­ca­lisme outre même son rôle d’organisation éco­no­mique, peut jouer et joue­ra un rôle réuni­fi­ca­teur de pre­mière impor­tance. Notre devoir syn­di­cal est basé d’a­bord sur une volon­té de soli­da­ri­té, de soli­da­risme même, nous refu­sons toute solu­tion d’ex­cep­tion, mora­le­ment nous ne tenons pour vrai que le social et le com­mu­nau­taire. Nous vou­lons un syn­di­cat qui soit, plus que n’im­porte quel mou­ve­ment ou par­ti, une véri­table uni­té sociale, le consti­tuant essen­tiel des struc­tures éco­no­miques et politiques.

À cet orga­nisme, quelles tâches assignons-nous ?

Travail syndical

Le tra­vail cor­po­ra­tif est le plus immé­diat ; et si nous avons stig­ma­ti­sé le cor­po­ra­tisme, nous ne jugeons pas pour autant qu’il soit inutile de publier des cours poly­co­piés, de tenir à jour les fiches d’offres de loge­ment et de tra­vail, nous pen­sons même qu’il est essen­tiel que cela soit fait, cette soli­da­ri­té immé­diate est le début néces­saire (mais non suf­fi­sant) de toute démarche syn­di­cale, mais encore une fois, réduire à cela notre action serait dérisoire.

A mi-che­min entre le “ cor­po­ra­tif ” et le “ reven­di­ca­tif ” se situent deux sys­tèmes : le mutua­lisme et le coopé­ra­tisme [[Conseillé par Prou­dhon : il existe pour les étu­diants : la Mutuelle Natio­nale des Etu­diants de France (mnef, créée par l’UNEF en 1948, elle gère le régime de scu­ri­té sociale étu­diant, des dis­pen­saires et mai­sons de repos, etc., elle par­ti­cipe à la construc­tion de hlm. La coopé­ra­tive étu­diante (uni-club achète direc­te­ment aux pro­duc­teurs, sup­pri­mant ain­si les inter­mé­diaires ; on com­prend dans ces condi­tions que son exis­tence soit très mena­cé ; elle envi­sa­geait de boy­cot­ter le mar­ché com­mer­cial tra­di­tion­nel du livre.]] dont le but est d’é­le­ver sen­si­ble­ment le niveau de vie des syn­di­qués par l’in­ter­ven­tion directe du syn­di­cat sur le mar­ché com­mer­cial, ou sur les struc­tures admi­nis­tra­tives, sani­taires, etc. Ce sont en fait des actions dif­fi­ciles pour les étu­diants, tra­vailleurs non rému­né­rés, qui ont un cer­tain mal à assu­rer un sou­tien finan­cier solide.

Action collective

Plus fon­da­men­tale, nous parait l’ac­tion reven­di­ca­tive, parce qu’elle tend à rema­nier plus pro­fon­dé­ment les struc­tures de la socié­té (grève, action directe).

Cette action reven­di­ca­tive doit pro­po­ser des solu­tions qui soient une atteinte immé­diate au pou­voir de l’É­tat ; une réor­ga­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment basée sur :

une démo­cra­ti­sa­tion réelle de 1′ ensei­gne­ment, accom­pa­gnée d’une géné­ra­li­sa­tion de 1’enseignement ; pour qu’il soit 1’affaire de tous, et non pas de quelques privilégiés.

le prin­cipe de coges­tion (les étu­diants ayant part à la direc­tion de l’en­sei­gne­ment) envi­sa­gée non comme une col­la­bo­ra­tion (les posi­tions res­pec­tives sont dif­fi­ci­le­ment com­pa­tibles) mais comme une étape qui condui­rait à l’é­li­mi­na­tion dans la vie de l’en­sei­gne­ment d’un minis­tère incroya­ble­ment inca­pable et auto­ri­taire, au pro­fit d’une auto­ges­tion de l’en­sei­gne­ment, pro­fes­seurs, étu­diants (le cas échéant parents d’élèves).

Insis­tons sur le fait que ce tra­vail ne pour­ra se faire que s’il est pra­ti­qué à la base (néces­si­té des groupes d’études). Nous pen­sons en effet, et cela n’est mal­heu­reu­se­ment pas évident pour tous, que le syn­di­ca­lisme même dans ses aspects tech­niques et ardus, n’est pas le fait d’une tech­no­cra­tie (c’est le dan­ger actuel de l’UNEF), mais d’un tra­vail com­mun, reflé­tant la volon­té et les aspi­ra­tions d’une masse agissante.

Auto-éducation

Enfin le der­nier rôle du syn­di­cat : mou­ve­ment d’éducation popu­laire. Si le rôle du syn­di­ca­lisme est de for­mer des hommes éco­no­mi­que­ment libres et aptes à la lutte sociale, il lui appar­tient aus­si de for­mer intel­lec­tuel­le­ment des hommes épa­nouis dans leur milieu social ; il lui faut déve­lop­per la soli­da­ri­té entre étu­diants, mais aus­si la soli­da­ri­té avec des élé­ments réel­le­ment syn­di­ca­listes, ouvriers ou pay­sans, par la connais­sance de leurs luttes, par des contacts à la base avec eux. Il lui faut trans­for­mer la répu­gnance quel­que­fois “ folk­lo­rique ” du milieu étu­diant pour la guerre, et anti­mi­li­ta­risme conscient (l’armée a tou­jours été une caste ; il semble qu’il y ait chez elle un regain d’activité pour jouer un rôle de contrôle sinon de direc­tion, dans les “ démo­cra­ties ” occi­den­tales. Le pro­blème des radia­tions ato­miques paraît deve­nir éga­le­ment de jour en jour plus présent).

Conclusion

La tâche est évi­dem­ment ren­due dif­fi­cile (sinon viciée à la base) par le fait que les étu­diants, pro­ve­nant aujourd’hui en grande par­tie de la classe bour­geoise, n’ont sou­vent qu’une conscience révo­lu­tion­naire assez pas­sa­gère ; éga­le­ment aus­si par le fait que les étu­diants (aus­si bien que les pro­fes­seurs et tous les fonc­tion­naires), dépen­dant finan­ciè­re­ment de plus en plus de la col­lec­ti­vi­té repré­sen­tée par l’État, peuvent avoir des dif­fi­cul­tés à se défendre contre les exi­gences éta­tiques (notons tou­te­fois que la sup­pres­sion de sa sub­ven­tion n’a pas empê­ché l’UNEF de se soli­da­ri­ser avec les syn­di­cats algé­riens. Cette sub­ven­tion est tou­jours “ pro­vi­soi­re­ment ” supprimée).

Mal­gré tout cela le chan­ge­ment de la men­ta­li­té étu­diante depuis la guerre, fait espé­rer des pos­si­bi­li­tés syn­di­cales étu­diantes pour obte­nir un tra­vail et des loi­sirs huma­ni­sés et libres, et sur­tout l’enseignement popu­laire à la por­tée de tous (gra­tui­té totale sous contrôle des résul­tats, gra­tui­té et déve­lop­pe­ment du sec­teur para-ensei­gnant, trop sou­vent négli­gé et mépri­sé, exemple les cours du soir).

Une édu­ca­tion libre et jeune, au moins le plus pos­sible, peut être réa­li­sable à l’intérieur même de “ l’enseignement de l’État ” et jouer aus­si son rôle dans notre libération.

[/​Richard/​]

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