La Presse Anarchiste

La Belgique et le Congo

[(Nous avons reçu une lettre d’un cama­rade de Bruxelles nous don­nant des infor­ma­tions inté­res­santes. Nous les publions telles quelles, en tant qu’article.)]

Dès avant l’indépendance du Congo, j’ai tenu à infor­mer objec­ti­ve­ment les cama­rades d’autres pays au sujet des pro­blèmes poli­tiques qui se posaient au Congo. Ce que j’exposerai ici (en guise de pré­face à d’autres études à ce sujet) est fon­dé sur des entre­tiens que j’eus avec des étu­diants congo­lais (plus de 2 000 bour­siers actuel­le­ment en Bel­gique) et sur les décla­ra­tions de l’ancien chef de cabi­net de Lumumba. 

Le Congo était déjà un « État indé­pen­dant » jusqu’en 1908, sous la dic­ta­ture, à vrai dire féroce, du roi Léo­pold II, et après cette année, sous la dic­ta­ture du minis­tère des Colo­nies. Les dif­fé­rents « conseils », tant au Congo qu’en Bel­gique, étaient pure­ment consul­ta­tifs. Ces conseils étaient com­po­sés prin­ci­pa­le­ment de « mon­sei­gneurs » et de repré­sen­tants des trusts qui domi­naient tout l’édifice éco­no­mique du Congo. C’est prin­ci­pa­le­ment l’Église, le Vati­can, qui a vou­lu l’indépendance totale du Congo, sur­tout depuis qu’un ministre libé­ral et franc-maçon avait ins­tal­lé des écoles d’État, non confes­sion­nelles, au Congo. Les Kasa Vubu, Adou­la Iléo, Mobou­tou, etc. sont des fils « dévoués » de l’Église romaine. Bom­bo­ko, l’actuel ministre des Affaires est à peu près le seul libre-pen­seur, ancien étu­diant de l’Université libre de Bruxelles.

Il faut noter éga­le­ment qu’en 1908 les dépu­tés socia­listes n’ont accor­dé leur voix à la réforme consti­tu­tion­nelle, qui accep­tait la tutelle sur le Congo, à la condi­tion qu’aucun mili­cien ne fût jamais envoyé là-bas. En 1959 et 1960, ce ne furent pas seule­ment les catho­liques (envi­ron 45 % des élec­teurs belges), mais aus­si les socia­listes, et avant tout les jeunes gardes socia­listes, ain­si que tous les élé­ments dits de gauche qui se sont oppo­sés à créer un corps expé­di­tion­naire au Congo. Les para­chu­tistes qui y furent envoyés en juillet 1961, après l’émeute de la « Force publique » étaient tous des volon­taires de même que les « mer­ce­naires » aux­quels fit appel Tshom­bé. Toutes ces condi­tions font qu’il n’y a jamais eu rup­ture effec­tive entre le Congo et la Bel­gique. Les rap­ports se re-nor­ma­lisent petit à petit.

Tels sont les faits. Ce qui s’est pas­sé dans la cou­lisse, dont je ne connais qu’une par­tie, devra un jour expli­quer tout ce qui s’est écar­té du sché­ma que je viens de tra­cer. Dès qu’il s’avérait que la Bel­gique allait « lâcher le Congo », des « vents variables » de toutes les direc­tions se sont levés pour y mener leurs intrigues, toutes éga­le­ment sor­dides, d’où le cyclone : les Amé­ri­cains redou­taient la concur­rence du cuivre katan­gais, et auraient bien sou­hai­té la fer­me­ture des usines du Katan­ga, au besoin en les bom­bar­dant ; les Hin­dous vou­laient y ins­tal­ler un mil­lion de « coo­lies », l’Égypte nas­sé­rienne se fit le sou­tien du lou­moum­bisme ; le Gha­na de Nkru­mah s’en mêlait, etc.

Bien que sachant que l’ONU est un syn­di­cat de gou­ver­ne­ments, je n’hésiterais pas, au début de juillet 1960, d’applaudir l’intrusion de l’Organisation mon­diale dans les affaires congo­laises. C’était le moindre mal, en égard sur­tout au dan­ger de l’éclatement de guerres tri­bales – ce dan­ger était bien connu ici en Bel­gique – non seule­ment entre Lulua et Balua, mais qui auraient oppo­sé en quelques jours les nom­breuses tri­bus du Congo à l’extermination réciproque.

Que d’autre part, et non seule­ment à cause de toutes ces intrigues, cha­cun y a per­du des plumes, c’était pré­vu éga­le­ment : l’ONU d’abord, y a per­du sa répu­ta­tion, a été obli­gé de se démas­quer, les hin­dous, les Éthio­piens, les Amé­ri­cains, les Belges (catho­liques sur­tout, qui avaient espé­ré conti­nuer leur domi­na­tion par l’intermédiaire des caté­chi­sés congo­lais), etc.

Lumum­ba devait mou­rir parce qu’il vou­lait laï­ci­ser le Congo. Il était plu­tôt libé­ral (comme Combes ou Gam­bet­ta en France) que com­mu­niste ; il n’y avait pas, à vrai dire, de com­mu­nistes congolais.

Lumum­ba vou­lait trans­for­mer l’Université catho­lique « Lova­nium » suc­cur­sale de l’Université catho­lique de Lou­vain, en Uni­ver­si­té d’État. Cette rai­son, à côté de nom­breuses autres, aurait été une rai­son suf­fi­sante pour l’écarter « par tous les moyens ».

C’est deux mois avant l’indépendance com­plète que le vice-pré­sident du par­ti de Lumum­ba, le sinistre Nen­da­ka, actuel­le­ment le chef tout puis­sant de la police d’État du Congo, est venu prendre ses ins­truc­tions et apprendre sa leçon, ici, à Bruxelles. Par­mi ces ins­truc­tions, figu­rait celle d’opérer la scis­sion dans le par­ti de Lumum­ba, afin d’empêcher Lumum­ba de prendre le pou­voir. La manœuvre ayant échoué par­tiel­le­ment, parce que enta­mée trop tard, il ne res­tait qu’une seule alter­na­tive : tuer Lumumba…

L’Église compte encore tou­jours exer­cer une dic­ta­ture ouverte ou occulte au Congo ; elle a déjà obte­nu que tout l’enseignement lui soit confié. Elle estime qu’elle a bien com­mis cer­taines erreurs de tac­tique, mais que rien n’est per­du pour y ins­tal­ler sa dic­ta­ture à elle. En effet, les prin­ci­paux intel­lec­tuels du Congo sont des prêtres noirs, par­mi les­quels il y a déjà une dizaine de mon­sei­gneurs, et des types sor­tis de leurs sémi­naires, dont le Pré­sident Kasa Vubu…

Les « assis­tants tech­niques » four­nis par la Bel­gique, sont triés sur le volet ; la pré­fé­rence est tou­jours don­née à des catho­liques : c’est le cabi­net de Kasa Vubu qui les choi­sit sur une liste com­mu­ni­quée par le gou­ver­ne­ment belge. Il est clair que par ce fait, les trusts belges se sentent ras­su­rés. L’on a confié « le main­tien de l’ordre », au sabre onu­sien, le gou­pillon et le capi­tal se ren­forcent entre-temps, et se lavant les mains, se refont une virginité.

J’ai oublié de signa­ler dans mon pré­am­bule, que dès l’origine de la domi­na­tion capi­ta­liste belge, il a été entendu :

1. que la Bel­gique s’occupait du Congo pour « civi­li­ser les nègres » – j’ai enten­du cela dès l’école pri­maire – mais cela signi­fiait exac­te­ment et s’était écrit dans la « charte colo­niale » que par civi­li­sa­tion on enten­dait la « civi­li­sa­tion chré­tienne ». Ce fut le but unique de tous ceux qui ont jamais eu quelque chose à dire au Congo. Et nous savons que civi­li­sa­tion chré­tienne a tou­jours vou­lu dire : sujets très sou­mis de la théo­cra­tie romaine, tra­vaillant à la sueur de leur front afin d’enrichir leurs maîtres, ins­tru­ments de Dieu.

2. que les colons ne pou­vaient pas s’installer au Congo ; les rares per­sonnes qui l’ont ris­qué devaient ver­ser une garan­tie de 50 000 francs au gou­ver­ne­ment belge, avant d’obtenir leurs papiers et prendre tout à leurs frais et risques. Le Congo n’a jamais été une colo­nie de peu­ple­ment. Les blancs qui s’y ren­daient étaient tous des mis­sion­naires ou des admi­nis­tra­teurs ; les pre­miers dépen­daient direc­te­ment du Vati­can, les seconds rece­vaient leurs ins­truc­tions de la dic­ta­ture du minis­tère des Colo­nies ou des trusts. Les blancs qui ne fai­saient pas par­tie de ces deux classes, étaient sur­veillés et n’avaient aucun droit, sauf celui d’exploiter les Noirs.

Aujourd’hui, Spaak est à New York. Il veut s’arranger avec les Amé­ri­cains ins­pi­rés par les Anglais, afin de consti­tuer un front com­mun bel­go-anglo-saxon et de faire en sorte que l’ONU puisse se reti­rer du Congo, sans perte de pres­tige. Il n’est pas impos­sible qu’on éla­bore une fédé­ra­tion un peu spé­ciale, faite de tout l’ancien Congo belge et de la Rho­dé­sie du Nord (plus peut-être le Tan­ga­nyi­ka), qui consti­tue­rait une sorte de « Mar­ché Com­mun » au cœur de l’Afrique. Ce sont ces pays qui sont de très loin, les pays les plus riches, poten­tiel­le­ment, de tout le conti­nent africain.

Le concile romain se pré­oc­cupe éga­le­ment du pro­blème des mis­sions qui ont, sur beau­coup de points du globe, subi des échecs reten­tis­sants ; il y est ques­tion de tra­vailler doré­na­vant la main dans la main avec les mis­sions pro­tes­tantes. L’œcuménisme se réa­li­se­rait ain­si par le bas, d’abord.

Ils ont toutes chances de réus­sir au Congo pour la rai­son bien simple que les tri­bus congo­laises sont encore livrées aux super­sti­tions et qu’on ne peut ima­gi­ner un Noir deve­nir un athée. Des étu­diants noirs de l’Université libre de Bruxelles, libre-exa­mi­niste et franc-maçonne, par­courent ici les bou­qui­ne­ries, à la recherche d’ouvrages sur la magie et les sciences occultes. Il fau­dra des dizaines d’années, avant qu’ils atteignent le niveau de culture de la moyenne de nos populations.

Je ne doute cepen­dant pas qu’ils y par­vien­dront car les Noirs du Congo, des Ban­tous et des Bakon­gos en majo­ri­té, sont des types très intel­li­gents et dans le fond, sans pré­ju­gés. Tous les bou­le­ver­se­ments aux­quels ils assistent, ne font qu’aiguiser leur esprit, et des influences de toutes sortes jouent pour leur faire com­prendre que les « Pères » et les « Mon­sei­gneurs » ne leur ont pas tout dit et qu’il y a encore énor­mé­ment à apprendre de ces sacrés blancs. Une autre carac­té­ris­tique des Noirs du Congo après leur intel­li­gence, est l’absence d’esprit de ran­cune ou de ven­geance ; ils sont bon copains, mais ils sont volages, chan­geant leur fusil d’épaule avec une désin­vol­ture décon­cer­tante, n’ayant jamais peur de se contre­dire, d’une heure à l’autre, et pre­nant la vie tou­jours du bon côté…

Cette note est deve­nue plus longue que je n’avais vou­lu, je m’en excuse. Il fau­dra encore reve­nir à cette question.

[/​J. D. S./] 

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