[(La question de la Franc-Maçonnerie a déjà fait l’objet d’un numéro entier de NR (n° 5, 1958).
Nous reprenons aujourd’hui ce débat, d’une manière un peu différente. Pourquoi cet intérêt ? Il nous semble qu’il existe encore une certaine confusion plutôt tactique qu’idéologique, provoquée surtout par une méconnaissance de la Franc-Maçonnerie.)]
La franc-maçonnerie (par ses propres textes)
Bien qu’elle prétende ne posséder aucune idéologie, un certain nombre d’attitudes, de convictions communes servent de base d’entente entre les francs-maçons.
Il suffit de donner la parole à la Franc-Maçonnerie elle-même : commençons par l’article I de sa Constitution (Déclaration de 1877) :
« … La Franc-Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité ; elle travaille à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité.
Elle a pour principe la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience. Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle se refuse à toute affirmation dogmatique. Elle a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ».
C’est déjà une déclaration des principes. Allons un peu plus loin, en suivant par exemple, les émissions à la radio, faites par le Grand Orient de France (GOF) et la Grande Loge de France (ces émissions sont ensuite éditées en brochure).
« Dans nos rangs, on rencontre des athées, des spiritualistes, des matérialistes, et contrairement à certaines affirmations, le Grand Orient de France ne professe ni l’athéisme, ni le matérialisme, pas plus que le théisme. Il se garde d’ordonner à ses membres d’adhérer à tel principe ou de ne pas croire à tel autre. Il les invite seulement à penser…
Toutes les expressions de la pensée, toutes les manifestations des sentiments peuvent venir à lui, pourvu qu’elles soient sincères…
À côté des aspirations du cœur, il abrite toutes les spéculations d’esprit, mais il n’en adopte et n’en recommande aucune…
Un tel éclectisme, un tel éventail d’études doit convaincre tous les hommes de bonne foi que, lorsque le Grand Orient de France travaille à la recherche de la vérité, il se refuse à toute idée préconçue, à tout dogme, et à imposer toute conclusion » (émission 5/08/1962, GOF).
Les mêmes pensées ont été développées, dites, écrites, à maintes reprises par les francs-maçons. Nous les résumons en les prenant à leurs propres sources :
« La F.M. est une alliance universelle où tout homme de bonne volonté peut trouver sa place, quels que soient sa race, son métier, ses croyances, ses convictions.
Toute association humaine à deux buts :
— dévotion à une doctrine,
— défense d’intérêt commun.
La F.M. au contraire :
— n’a aucun dogme,
— n’a aucun intérêt matériel et pratique…
La F.M. est l’adversaire naturel de tous ceux qui prétendent, par la violence ou la duplicité, imposer aux autres hommes leur autorité. La F.M. est une alliance universelle pour des hommes libres contre tout gouvernement despotique…
Elle n’impose aucune limite à la recherche de la vérité. Elle ne saurait être inféodée à aucune secte, ni prendre part pour aucune école… Elle est une institution qui ne procède que d’elle-même.
… La Liberté, l’Égalité, la Fraternité !
La Liberté : avant tout la liberté de l’esprit ainsi la liberté du citoyen qui ne doit s’incliner que devant la loi ; enfin la libération de la crainte, de la misère.
L’Égalité : les hommes doivent être égaux devant la loi, elle doit établir l’équité dans la répartition des biens matériels.
La Fraternité : la règle suprême » (émission du 7/12/1947, réalisée par le GOF et la Grande Loge).
« Des expériences récentes faites à l’échelle mondiale, ont prétendu démontrer que le bonheur des masses pouvait être réalisé dans l’anéantissement et la négation des droits de l’homme. Nous pensons, au contraire… » (émission du 4/01/1948, GOF).
« … Il nous apparaît utile de souligner ce caractère apolitique de la Maçonnerie et spécialement du GOF. On répand l’idée que les F.M. ne sont que de “vulgaires politicards”. Si c’est faire de la politique que de souhaiter l’avènement d’une humanité meilleure et plus éclairée, la F.M. accepte volontiers ce reproche. Beaucoup de Maçons pensent que leur activité politique est de nature à faire transposer dans la Cité ou dans le Pays une parcelle de leur idéal maçonnique…
… Ce n’est donc pas la F.M. qui fait de la politique, mais ce sont les partis politiques – dans ce qu’ils peuvent souhaiter réellement de libération humaine (ce qui n’est pas absolument démontré) – qui font de la Maçonnerie… » (émission du 1/02/1948, GOF).
« Les hommes ne sont pas distingués essentiellement par la différence de langue qu’ils parlent, des habits qu’ils portent, des pays qu’ils occupent. Le monde entier n’est qu’une grande République, dont chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant » (émission du 7/03/1948, GOF).
« Mais… pour qu’un homme soit libre, faut-il que la cité où il vit lui propose des lois justes et qu’elle offre à la libre conscience de solides garanties. Dès lors, si c’est comme on dit, faire de la politique que de refuser de s’abaisser, que garder avec son libre arbitre le souci passionné des grands intérêts de la Patrie, alors, oui, les F.M. se mêlent dans la politique » (5/09/1948, GOF).
« … Les fondateurs de l’école laïque étaient des F.M. : Jules Ferry, Paul Bert, etc. La laïcité, c’est la tolérance. Dans l’histoire récente de la France, 4 fois un régime républicain et une liberté de la conscience ont été rétablis, 3 fois des ambitieux renversent la République, étranglent la liberté (Napoléon I, 18 brumaire ; Napoléon III ; Pétain). Les plus hautes autorités de l’Église romaine catholique et apostolique ont prêté la main chaque fois à l’établissement de la tyrannie » (3/09/1948).
« … Il consiste seulement à concilier, comme il le doit, le patriotisme le plus virulent avec le sentiment de la communauté humaine. L’internationalisme des partis politiques est un instrument de combat ; ils appellent leurs membres “militants”, les autres ne sont que des ennemis à réduire ou à combattre. Ils ne peuvent jamais rassembler l’humanité tout entière.
Nos ennemis ? Les fanatiques, les dogmatiques qui considèrent qu’ils possèdent seuls la vérité, qui n’acceptent pas le libre examen ni l’esprit critique. Les ignorants qui considèrent la F.M. comme “un syndicat d’entraide” qui applique le principe de “courte échelle”… » (7/11/1962).
« … La Maçonnerie ne doit, dans la discussion, s’arrêter devant aucun principe, quel qu’il soit ; il n’y a pas pour nous, hommes de libre pensée, de dogme sacré, pas plus celui de la propriété que celui de la famille ; nous avons le droit de les discuter tous » (Couvent G.O., 1926).
Notre examen : « critique et liberté »
Après cet exposé un peu long, nous pouvons énumérer quelques points essentiels de la conception maçonnique : universalisme, humanisme, libre examen, tolérance, anti-dogmatisme, anti-autoritarisme, démocratisme républicain, apolitisme tout en luttant pour un idéal, pour la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, la laïcité ; souci de la personne humaine : nul dogme n’est imposé, libre examen comme mobile des actes, égalité des membres.
N’importe quel libertaire peut s’apercevoir de la grande ressemblance entre ces principes et les principes libertaires. La pensée libertaire, au moins pour un certain nombre de camarades, est très sensible à cette tournure d’esprit, à ce mode d’expression. Quoi de plus beau que cette recherche de la vérité, recherche passionnée, ouverte ; quoi de plus exaltant que cet amour ardent pour l’humanité ? Dans notre siècle inhumain, froid, dogmatique, tyrannique…
Même si l’on prend garde à la différence entre l’enseignement exotérique, (destiné au public) et l’enseignement ésotérique (réservé seulement aux initiés), il est encore facile de « tomber sous les charmes » de la F.M. Il y avait, et il y a d’ailleurs sûrement encore des libertaires francs-maçons (mais nous y reviendrons).
Mais ce qui dépasse l’intérêt de quelques-uns, c’est la nécessité de netteté, de précision, de démarcation idéologique et tactique entre nous et les autres. Nous voulons, dans NR, placer notre travail dans cette perspective, essayer de répondre à cette nécessité. De là notre intérêt à étudier la F.M.
Faisons donc l’examen critique des positions maçonniques, en commençant par la recherche philosophique de la vérité, car c’est en même temps ce qui est le plus important et le plus équivoque. Essayons pour un instant de séparer la philosophie de la réalité sociale, économique, historique et humaine (ce qui est déjà une optique idéaliste : la priorité des idées qui conditionnent la réalité donc déjà pour nous inacceptable, tandis qu’acceptable pour eux). Il est facile de proclamer le refus de tout dogme, de toute idée préconçue, de toute conception imposée, mais comment y arriver sur le plan purement philosophique, donc gratuit, abstrait et spéculatif ? Peut-on réellement se placer en dehors et au-dessus de toute théorie, de toute hypothèse, de toute conception, et passer réellement son temps à contempler d’une manière égale, détachée, objective, les jeux et les luttes philosophiques sans prendre parti ? En disant qu’on n’accepte aucun système, aucun principe, on élabore déjà un principe. Les philosophes les plus détachés, les mystiques même, ont toujours fini par avoir une conception, une position, un système de positions vis-à-vis des idées débattues (toujours dans le monde exclusif des idées).
Cette prétention de découvrir la vérité absolue, objective, totale, date du 18e siècle, et de la première moitié du 19e ; elle est intimement liée à des préoccupations métaphysiques (l’essence et la transcendance des choses) voire même alchimiques (la pierre philosophale). Depuis plus d’un siècle, la science reconnaît de plus en plus l’absurdité de notions absolues : avec le relativisme d’Einstein, les relations d’incertitude d’Heisenberg, l’impossibilité de l’introspection et de l’observation objective en psychologie ; avec la relativité même des lois les plus « objectives » c’est-à-dire les lois physiques en ce qui concerne le monde infiniment grand et infiniment petit ; en refusant le monisme et en acceptant de plus en plus des relations dynamiques entre de nombreux facteurs qui s’influencent les uns les autres…
Nous sommes loin d’en conclure que la liberté, l’initiative, l’égalité et la révolte sont des notions dépassées, absurdes, toutes relatives et dialectiquement irréelles. Elles existent et existeront tant qu’il y aura des hommes, car elles font partie de l’homme lui-même (il a besoin de liberté, de développement affectif et intellectuel, comme il a besoin de manger, de dormir), mais précisément de l’homme réel, de l’homme biologique et social, pris dans sa plénitude individuelle et dans ses rapports sociaux.
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Point de vue social
Nous quittons donc les spéculations nébuleuses pour reprendre pied dans le réel. Si nous avons des doutes sur les moyens, les buts, la nécessité, la possibilité de cette conception philosophique, ces doutes disparaissent quand nous plaçons la F.M. dans son véritable cadre : non seulement « foyer philosophique », mais aussi
Il faut qu’on comprenne bien notre attitude ; nous constatons que la F.M. est engagée. Mais ce n’est pas un reproche, bien au contraire, car leurs efforts, leur science, leurs sacrifices sont engagés au service de l’homme. Ce n’est pas entièrement ni exclusivement une science philosophique abstraite « en dehors ».
Nous aussi, nous sommes engagés, au service de l’homme ; nous aussi, nous nous efforçons de faire descendre les idées libertaires « dans l’arène » pour qu’elles soient connues, applicables, mobilisables. Ce que nous discutons, ce qui nous intéresse de discuter, ce sont les moyens de servir cette humanité, les forces sur lesquelles on doit s’appuyer, les obstacles qui empêchent cette « humanité fraternelle », la conception de la société future.
« Philosophique et philanthropique », la Franc-Maçonnerie est, de plus, une « institution » (« progressive », nous le verrons plus loin), institution sociale avec ses propres tactiques, ses buts, ses moyens, etc. « L’association privée la plus ancienne de notre pays avec ses 226 années d’existence ».
Leur histoire confirme ce que nous disions, certaines idées, certains plans, certaines lois, après avoir été élaborés dans leurs « ateliers » en sortaient dans la vie politique, la vie sociale. Mais nous ne pouvons pas faire ici l’historique de ces 226 années d’activité maçonnique en France, (encore moins dans le monde), de son rôle réel ou imaginaire, de ses mythes et des réalités de cette institution « respectable » (d’autres l’ont fait, comme Pierrefite). Il nous faut pourtant souligner quelques faits, avec toutes réserves pour les interprétations historiques, surtout les interprétations maçonniques :
« … On peut faire dire à l’Histoire à peu près tout ce qu’on veut. Surtout quand il s’agit d’histoire des idées. Les maçons du 18e ont beaucoup parlé, beaucoup écrit. Il est facile de trouver de quoi soutenir l’une ou l’autre théorie » (Georges Allary, « Le Crapouillot », n° 20, numéro consacré aux sociétés secrètes).
La position de départ de la F.M. est celle-ci :
« La Maçonnerie n’est l’ennemi d’aucune forme de gouvernement démocratique. Les Anglais ont conservé par tradition une monarchie traditionnelle qui a maintenu les libertés démocratiques. En France… leur préférence va à une forme républicaine et réellement démocratique » (GOF, 2/05/1948).
« … C’est là sans doute pourquoi les sociétés humaines font si souvent appel à nos frères. On les voit en effet en Amérique comme en Europe ou en Asie, occuper les plus hautes charges de l’État » (GOF, 5/09/1948).
« Un maçon est un paisible sujet vis-à-vis des pouvoirs civils, en quelque endroit qu’il réside ou travaille, et ne doit jamais se mêler aux complots des conspirations contre la Paix et le Bien Être de la Nation, ni manquer à ses devoirs.
C’est pourquoi si un frère se rebellait contre l’État, il ne faudrait pas le soutenir dans sa rébellion, quelle que soit la pitié qu’il puisse inspirer en tant qu’homme malheureux » (« La Constitution d’Anderson », Art. II « Du Magistrat Civil »).
« … Il est enfin une caractéristique propre à la F.M. universelle dans la diversité des obédiences, elle le distingue essentiellement du communisme : l’amour de la Patrie, et le respect des lois du pays où elle peut fonctionner librement. Elle prescrit en outre, à tous ses adeptes comme citoyen et comme Maçon, de se soumettre à la législation du pays où ils ont la faculté de se réunir librement et d’être prêts à tous les sacrifices que demanderait leur Patrie… » (1er chapitre de la constitution de la Grande Loge. Depuis la conversion du Luxembourg. Un des 5 points de toutes les grandes obédiences européennes de la « reconnaissance des services de la Patrie »).
Leur idéal, leur préférence est donc une démocratie républicaine ou monarchiste. Dans leur Constitution (rédigée par Anderson et éprouvée en 1722 et 1723), dans la 2e section, les « Old Charges » il est dit que « le Maçon devra respecter le pouvoir civil et évitera d’entrer dans des conspirations contre la paix ou le bien-être de la nation ».
Leur idéal démocratique n’est donc pas révolutionnaire mais éducatif, législatif, (ils parlent constamment des lois) par l’intermédiaire des structures sociales existantes. Et pourtant la F.M. réclame à grands cris le paternalisme de la Révolution française de 1789, disant que les idées de la Révolution ont été « élaborées » dans ses « ateliers », que Condorcet, Mirabeau, Marat, Robespierre, étaient francs-maçons. Il est indéniable que la F.M. française a joué un grand rôle dans la Révolution ; elle avait, à cette époque, des idées progressistes venant des Encyclopédistes français, des protestants anglais, des révolutionnaires américains, des philosophes de l’époque. Mais même cet aspect progressiste présente certaines particularités : les grands maîtres de la F.M. ont été, entre autres, le chevalier Ramsay, le duc d’Artois, Louis de Bourbon-Condé, le duc de Chartres (futur Philippe-Égalité) ; en 1780 Mirabeau dans la « Loge hollandaise » présente son « Mémoire », où les grandes théories de la Révolution sont déjà esquissées (le bien de tous les hommes, contre le despotisme). Mais en 1782, Joseph de Maistre, le monarchiste et le conservateur, présente aussi un « Mémoire » sur le « Christianisme transcendant »… Il nous semble qu’à cette époque il devait y avoir un grand brassage, un grand bouillonnement d’idées qui étaient présentes et même accentuées dans le F.M. Il faut quand même dire que la F.M. a formé l’esprit des dirigeants de la Révolution de 1789. Mais les F.M. devaient être vite dépassés par ce qu’ils avaient souhaité, ce qui n’a rien d’étonnant : dans son mémoire de 1780, Mirabeau souhaite une correction du système, non subite, et éducative. En tout cas les Maçons devaient vite être incapables de diriger le mouvement ; ainsi, désorienté en 1792, la Maçonnerie française tient sa dernière Assemblée Générale, l’année suivante en 1793, et le Grand Maître de la F.M., Philippe-Égalité, publie même une lettre d’auto-accusation (qui ne lui a pas épargné l’échafaud comme son cousin Louis XVI, bien qu’il ait voté la mort de ce dernier).
La responsabilité attribuée à la F.M. dans la Révolution Française lui aliéna le clergé et la noblesse ; elle représente de plus en plus la bourgeoisie ; la Grande Révolution a déjà été faite avec les principes et sous l’impulsion de la bourgeoisie, mais l’évolution interne de la F.M. fut lente : c’est ainsi qu’après 1796 se forme le « Grand Orient » à tendances plus démocratiques et le « Suprême Conseil » à tendances plus aristocratiques. Ils ont survécu jusqu’à notre temps à travers beaucoup de péripéties, le Grand Orient restant toujours plus laïque, plus démocratique tandis que la Grande Loge conserve un caractère déiste (Grand Architecte).
Puisque nous évoquons l’Histoire, il faut dire que la révolution de 1848 a été saluée avec enthousiasme par la F.M. : une délégation officielle se rendit à l’Hôtel de Ville où elle fut reçue par le gouvernement provisoire dont un bon nombre était francs-maçons. La grande époque de la F.M. sera pourtant surtout la « belle époque », plein épanouissement de la bourgeoisie, règne des radicaux, lutte laïque. Le GOF s’attribue officiellement la plupart des hommes d’État de cette époque, tel que le Président de la République en 1914, le frère René Viviani… qui prépara la guerre. Les francs-maçons prennent aussi à leur heure des positions : le 28 juin 1917, à Paris, se tient le congrès des Maçonneries Alliées et neutres, au cours duquel sont tracées les lignes générales de la future « Charte d’une Société des Nations » promulguée par le frère Wilson. Le 15 août 1939, proposée par le frère Roosevelt, « Une Conférence Internationale pour la Paix », pour une « Europe Fédérée », n’a pas lieu, Hitler refusant d’y participer.
Quelques conclusions
Nous avons fait ce bref rappel historique pour en arriver à quelques conclusions d’ordre général :
1°) « La F.M. est l’Internationale de la bourgeoisie » a écrit M. Bakounine.
La F.M. est née avec le « siècle de la lumière » et elle a eu ses lumières dans ce siècle, siècle des encyclopédistes (et pourtant d’Alembert, Diderot, Balbach, n’étaient pas, paraît-il, francs-maçons), des libres-penseurs, de Voltaire (la F.M. le réclame en donnant comme date de son admission dans une des loges de Paris, proposée d’ailleurs par… un chanoine, le 7 avril 1778, mais en oubliant de nous dire que Voltaire avait alors 84 ans, et qu’il mourut la même année).
Pour son temps, la F.M. a été progressiste. Elle fut encore à l’avant-garde de la bourgeoisie montante mêlée à la Révolution Française de 1789 – 92, de 1848.
En 1870, (Gambetta fut franc-maçon, du moins un certain temps) également, ainsi que dans les dernières années du 19e siècle et au début du 20e. Mais elle a sombré en tant que force progressive avec l’épuisement de la bourgeoisie elle-même. Même actuellement, avec tout son « éventail d’études », elle continue de n’être dans sa grande majorité que l’expression de la bourgeoisie, la bourgeoisie consciente, éclairée, libérale même… mais en aucun cas, elle n’est progressive, dans le sens où nous considérons le progrès. Elle n’a jamais mis en question d’une manière sérieuse et conséquente l’essentiel du régime bourgeois, ni envisagé de se dresser contre lui. Elle n’a jamais accepté le prolétariat comme force, comme facteur ; elle n’accepte que quelques prolétaires plus soucieux de leurs préoccupations pseudo philosophiques que de leur conscience sociale.
Sur ce point, nous ne pouvons donc pas être avec elle, si nous continuons à considérer que dans la société actuelle, la bourgeoisie est responsable de ce que nous refusons : le capitalisme, la misère, la division en classe, l’oppression, l’inégalité, l’appareil étatique, le nationalisme, le militarisme, etc. La responsabilité de la F.M. est ici incontestable, bien qu’indirecte.
2°) Mais la responsabilité de la F.M. est aussi directe, non seulement elle se sent « éclairée », mais elle envisage d’illuminer la société de sa lumière ; dans ce but, aidée par son sens prosélytique, messianique (et philosophique !), elle envisage et elle pratique la tactique de prise du pouvoir par l’intérieur. Elle ne refuse pas le pouvoir, elle le cherche en étant sincèrement convaincue que les francs-maçons seront les meilleurs gestionnaires, les meilleurs gérants, les meilleurs gouvernants des intérêts de la société. Et ils arrivent réellement, comme eux-mêmes s’en vantent, à être de bons « hommes d’État ».
Qu’est-ce que le libertaire a à voir avec ceux-là ! C’est, bien sûr, évidemment un mieux dans la société, même actuelle, s’il y a relativement plus de justice sociale (les F.M. prétendent que dès le début du siècle, ils ont étudié des projets de loi pour la sécurité sociale, etc.) ; un gouvernement plus démocratique est relativement plus facilement supportable qu’un gouvernement de dictature tyrannique. Mais de là à participer aux travaux d’aménagement et d’adaptation, à pratiquer consciemment le principe du pouvoir, il y a pour tout libertaire, un abîme.
3°) Assurer la concorde entre tous les hommes, c’est d’une part ignorer les classes, la lutte de classes et d’autre part, accepter l’essentiel de l’état de choses actuel, tout en travaillant pour des modifications de détail. Nous avons d’ailleurs déjà parlé du caractère bourgeois de la F.M.
Sur ces deux principes, le principe du pouvoir, et le refus du système capitaliste et étatique, et le principe de classes, de différence de classes et de lutte de classe, nous ne pouvons accepter aucun compromis avec la F.M. ni avec les autres « forces progressistes », à moins de nier notre propre conception libertaire.
Cette confusion, pouvoir-opposition, acceptation-critique, classe-alliance, se manifeste à chaque pas, dans chaque geste des F.M. Comment pourrait par exemple, se réaliser cette fameuse recherche de la vérité, si dans la même loge se retrouvent le maréchal Joffre, l’ex-préfet Baylet, l’ex-roi d’Angleterre, le prince Murat (cousin de Napoléon III qui a légué au GOF l’Hôtel du 16, rue Cadet) et en même temps Voltaire, Mozart, Stendhal, Bolivar, etc. Cette vérité sera obligatoirement un compromis et ne pourra donc pas être une vérité véritable.
Les libertaires et la F.M.
Il est logique pour nous de considérer qu’entre les libertaires et les francs-maçons, il ne peut y avoir de confusions. Et pourtant, celles-ci existent chez certains libertaires. Reprenons le débat par l’autre bout : les libertaires qui ont participé ou qui participent à la fois à un mouvement anarchiste et à une institution F.M. invoquent, presque toujours de manière indirecte, trois points de vue différents :
1°) La F.M. « doit se rajeunir et se moderniser » elle a présenté et présentera encore un facteur de progrès. Par conséquent :
« … Sous aucun prétexte les hommes de gauche et d’extrême gauche, si impatients et si révolutionnaires soient-ils, ne doivent se faire les complices, même passifs, de la campagne anti-maçonnique. Cette campagne vise à détruire, à travers la Maçonnerie, toutes les libertés démocratiques et ouvrières. Combattre la Maçonnerie, c’est faire le jeu du cléricalisme et du fascisme. Ce serait de la folie pure. Messieurs les réactionnaires feront bien de ne pas compter sur un tel aveuglement de notre part… » (André Lorulot, « Pour ou contre la F.M. », page 62, conclusion).
Il est vrai que Lorulot est avant tout libre-penseur et que cette brochure date de 1935 à l’époque des persécutions antimaçonniques des nazis. Mais cette solidarité entre victimes n’est pas une excuse suffisante, d’autant plus que dans cette brochure, non seulement Lorulot considère que :
« … La Maçonnerie doit se rajeunir et se moderniser. Elle doit élargir ses vieux cadres, éliminer ce qui est caduc, rompre avec des rites et une phraséologie peu conciliable avec le rationalisme. Sans doute la F.M. sera-t-elle conduite à agir davantage “à découvert”, elle montrera plus d’audace et de combativité au service des grandes batailles qui demain vont bouleverser le vieux monde » (id. page 62).
Mais encore il les « aide » à devenir ce qu’il aimerait bien qu’ils deviennent :
« … Les F.M. auraient bien tort de ménager les cléricaux, car ces derniers ne les ménagent pas » (page 61).
« … Un jour viendra certainement (je souhaite que ce soit bientôt) où les éléments prolétariens seront beaucoup plus nombreux dans les ateliers maçonniques… » (page 51) ;
« … Aujourd’hui, les socialistes sont aussi nombreux dans les loges que les radicaux » (page 57).
Et Lorulot cite un autre auteur, Pierre de Pressac qui écrit :
« … Le socialisme a transformé la Maçonnerie. Il l’a débarrassée de cet aspect cérémonieux et fermé. Il a abaissé le prix des cotisations et l’a ouverte en quelque sorte, à tous. Le cadre est resté le même, la puissance d’organisation et le rayonnement subsistent mais la Maçonnerie traditionnelle a virtuellement disparu » (page 58).
Lorulot lui-même considère que M. de Pressac « exagère un peu » !
2°) Le 2e raisonnement est le suivant : si pour les précédents, les libertaires ne doivent pas mener de lutte anti-maçonnique, pour les seconds, les libertaires devront y entrer pour aider personnellement à cette « transformation ». Il nous semble qu’on peut distinguer dans ce raisonnement deux types :
— ceux qui ne connaissent ni le véritable caractère de l’anarchisme, ni celui de la F.M. donc pour lesquels toute confusion est possible… et aucune discussion.
— ceux qui en délimitent les frontières, sont plus ou moins conscients des possibilités et des impossibilités, et qui y entrent comme on entre dans un mouvement extérieur, pour faire présence, pour y faire rayonner la pensée libertaire, faire un travail éducatif
Aucune discussion n’est possible avec ceux de la première catégorie, nous l’avons dit ; ils veulent à tout prix être partout à « l’avant-garde », ils jouent à être une « élite ».
On peut essayer de discuter avec ceux de la 2e catégorie : quand on est sûr de soi et de la valeur de ses idées, on peut aller les placer n’importe où, à ses « risques et périls » : « si je perds, je perds seul, si je gagne, tout le mouvement gagne ». Cela se défend. Encore plus du fait que la F.M. n’est pas un parti politique centralisé et dogmatisé, qu’on y encourage la discussion libre !
Nous ferons seulement quelques remarques : le pouvoir d’évolution de la F.M. nous semble très limité et déjà arrêté. Le seul progrès tangible est la suppression par le Grand Orient de France du principe du Grand Architecte de l’Univers, principe déiste des encyclopédistes et de Voltaire. Il s’agit seulement d’une des obédiences maçonniques de France, qui n’est même pas suivie à l’étranger. Ce compromis a de plus été fait sur le plan philosophique et pour lutter contre l’obstination du Vatican.
Il est sûrement vrai que les libertaires en tant que libres-penseurs peuvent être acceptés dans la F.M. Mais pour y trouver quoi ? Une société fractionnée, cloisonnée en loge ; des « frères » qui en dehors de ces loges sont loin d’être nos frères et plus souvent le contraire de frères… Les influencer comment et jusqu’où ?
La F.M. exige, comme toute organisation bien structurée, hiérarchisée, et, de plus, secrète, une obédience presque absolue. Comment concilier, faire cohabiter dans la même personne deux disciplines différentes, exigeant beaucoup de chaque militant ; il y en a une qui est ouverte, l’autre secrète ; l’une invite à se plonger dans la philosophie la plus abstraite possible, l’autre dans la vie la plus réelle possible. Laquelle des deux prédominera ?
La tactique et la pratique F.M. a été, dès le début, de copier une autre « compagnie secrète », la compagnie de Jésus (et d’Ignace de Loyola), les jésuites.
« … Je citerai un exemple frappant et récent de ce qu’un corps bien uni et sage peut exécuter : … je parle de la société des jésuites ; que n’a‑t-elle pas opéré ? C’était sans doute pour immoler la liberté des hommes sur les autels de la superstition et du despotisme et pour immoler ensuite celui-ci à sa propre ambition. Nous avons des vues toutes contraires, celles d’éclairer les hommes, de les rendre libres et heureux. Mais nous devons et nous pouvons y parvenir par les mêmes moyens qui empêcheront de faire pour le bien ce que les jésuites ont fait pour le mal !
D’ailleurs nous avons sur eux des avantages infinis : aucun habit, aucun rite extérieur qui nous distingue, point de chef visible qui puisse nous dissoudre. À chaque orage qui nous menacerait, nous pourrions faire le plongeon et reparaître dans d’autres lieux et d’autres temps… » (Frère Mirabeau, en 1780, page 17 du Crapouillot n° 20).
L’attitude des catholiques militants de l’époque même, a probablement conditionné cette lutte « en miroir », cette imitation. Il est vrai que la F.M. s’est montrée plus démocratique que les jésuites (ces derniers se sont toujours rangés derrière les conservateurs et les réactionnaires). Bien qu’actuellement le rôle réel des jésuites soit limité à quelques États et quelques couches sociales, leurs ravages, dans l’âme humaine collective sont loin d’être guéris. Pourquoi continuer à contaminer notre éthique, notre conduite, notre organisation, nos perspectives, avec ce vieux poison d’hypocrisie, de combines, d’ambitions, de luttes sournoises – non seulement nous, en tant qu’individus, mais aussi nous comme groupement d’individus. Malgré une ressemblance superficielle entre F.M. et libertaires, nous pensons qu’il existe une différente essentielle dans nos éthiques, dans nos principes d’organisation, dans nos soucis et nos buts respectifs. Et nous apercevons un changement de conduite chez les camarades qui pour des raisons parfaitement valables sont obligés d’avoir une activité commune avec des F.M. ouverts ou camouflés, Libre-Pensée, Droits de l’Homme, Comité Laïque.
L’influence de la pensée F.M. est perceptible aussi dans le raisonnement de certains camarades : ils s’évadent de plus en plus dans le vague, leur humanisme devient de plus en plus l’humanisme abstrait des philosophes du 18e siècle, leur prétention de connaissance devient aussi de plus en plus encyclopédique (ce qui était probablement encore possible pour Diderot, d’Alembert, mais qui n’est plus possible pour la science actuelle) qui développent davantage le souci de leur « perfection » individuelle que le souci d’un développement de nos idées en général. En un mot, qui contribuent beaucoup à la confusion, qui aident consciemment ou inconsciemment à amoindrir l’originalité des idées libertaires, à leur faire perdre leurs qualités sociales, révolutionnaires, prolétariennes, combatives, réalistes.
3°) Le 3e raisonnement en faveur de la F.M. ou au moins pour la possibilité d’une « double appartenance » à une loge F.M. ou à une organisation anarchiste, est le suivant : nous connaissons beaucoup de libertaires qui ont été des francs-maçons et cela ne les a pas empêchés d’être d’excellents libertaires. Donc, votre position est fausse…
Mais comment savoir vraiment qu’il est F.M. tant qu’un F.M. peut militer à côté de moi dans une organisation libertaire ou une organisation extérieure et latérale pendant des années, sans que je puisse m’apercevoir ou du moins être sûr et certain de sa double appartenance !
Un Francisco Ferrer ? Oui, il était probablement franc-maçon dans le sens de libre-penseur, et surtout plus précisément comme pédagogue et éducateur. Un Michel Bakounine ? Oui il l’écrivit lui-même, le seul libertaire à notre connaissance qui, dans un but précis et conscient, et après un court passage, a pris une position claire et nette : de « L’internationale de la bourgeoisie », le mouvement révolutionnaire, prolétarien et libertaire, ne peut rien attendre. Qu’il ait eu le courage de faire une déclaration publique est encore plus significatif, car la F.M. punit (en principe !) de mort ceux de ses membres qui divulguent ses secrets. Malatesta, lui aussi, a pris position clairement (il n’a jamais été maçon) :
« … Je pense moi aussi que probablement la Franc-Maçonnerie et la “démocratie” en général, intriguent parmi nous dans l’espoir que nous ne leur soyons pas trop hostiles le jour où le régime changera » (écrit le 7 mars 1932).
Camillo Berneri et Armando Borghi ont publié en mars 1939 une brochure consacrée entièrement : « Contre les intrigues maçonniques dans le camp révolutionnaire » (en italien). Leur travail, très polémique a comme point de départ la position et l’activité d’une libertaire Maria Rygier, qui était en même temps ouvertement franc-maçonne. Berneri décrit aussi la F.M. nationaliste en 1914 (Trieste, etc.) puis finançant Mussolini pour se le concilier en 1921, pour se déclarer antifasciste quand ce même Mussolini l’attaque en 1924. Berneri souligne :
« … Heureusement le phénomène maçonnique est dans le camp de l’anarchisme italien tout à fait négligeable.
Mais il y a une considérable minorité d’anarchistes qui, alléchés par l’espérance de “grands moyens” s’est laissée attirer dans le jeu politique de cet antifascisme équivoque qui a abouti aux légions garibaldiennes (mouvement nationaliste pour le rattachement de Trieste et de la Dalmatie et qui devient antifasciste… après 1924. Note du trad.) puis aux divers mouvements plus ou moins clandestins, et qui maintenant remplit ses filets » (Berneri, p. 32).
Berneri conclut : comme Bakounine,
« La F.M. appuie tout mouvement qui peut aider la bourgeoisie et combat tout ce qui peut la nuire ».
Des « camarades » probablement « frères », nous disent souvent que Proudhon, Élisée Reclus, Sébastien Faure, Voline, etc., étaient francs-maçons. C’est possible mais pas certain, car ils ne l’ont jamais confirmé eux-mêmes, à notre connaissance. Mais ce qui est plus probable, c’est que dans le mouvement libertaire, à côté des autres préoccupations, syndicalistes, individualistes, existe toujours une tendance portée vers la phraséologie humaniste-romantique, les préoccupations métaphysiques, les soucis plus spéculatifs que sociaux et révolutionnaires, une tendance à effacer les luttes idéologiques, les chocs des idées, en envisageant des « synthèses » (Voline, Faure), oubliant le caractère de classe de la société et notre position vis-à-vis de ces classes ; en un mot, présentant des conclusions plus F.M. que libertaires.
Les secrets F.M.
Nous ne nous sommes pas arrêtés sur d’autres aspects de la F.M. tels que son caractère « secret », ses « rites », sa mythomanie, c’est pour nous une question très secondaire. Il faut pourtant en dire quelques mots.
L’aspect hermétique et secret de la F.M. est une vieille légende qui, actuellement, ne fait peur à personne, au contraire, après les nombreuses divulgations, publications, exposés anti et pro maçonnique, l’opinion publique tend maintenant à considérer les F.M. comme de « doux et inoffensifs maniaques » (ce qui est d’ailleurs faux, l’influence et le rôle maçonnique sont moindres, mais existent toujours). La F.M. n’est pas secrète, elle est plutôt hermétique, clandestine, initiatique : la liste de leur Grand Conseil est déposée chaque année aux autorités, certaines de leurs publications sont faciles à se procurer, ils prennent la parole à la radio, la grande presse a publié récemment le résultat d’élections du Grand Maître (J. Mitterrand, pour le GOF). Leur caractère exo-ésotérique, s’explique en réalité par leur lutte, dès leur début, contre l’Église catholique (le Vatican a publié plusieurs « bulles » anti-maçonniques), contre une partie de l’opinion, leur goût du mystère, leur prétention métaphysique (l’origine du Temple de Salomon, les Croisés, etc.). C’est plutôt un caractère d’initiation : les principes de l’élu, l’élite, des degrés, du cloisonnement, etc., qui sont en réalité très peu démocratiques. La F.M. n’est d’ailleurs pas la seule société plus ou moins secrète : le compagnonnage, les carbonari, la cagoule, la synarchie, … l’OAS, pour n’en citer que quelques-unes.
Le mouvement libertaire, sans être secret ni demander d’initiation, est souvent obligé, pour des conditions politiques, à être plus ou moins clandestin. Même lorsque les conditions d’une certaine légalité sont possibles, existe toujours, comme dans tout mouvement révolutionnaire, la nécessité d’un travail secret dans le mouvement lui-même.
Arrêtons-nous un peu ici. L’habitude de vivre secrètement, de « veiller » à la pureté d’un mouvement et de « diriger » sa ligne de conduite, apporte à l’esprit de tout individu des transformations surtout éthiques. Elles sont imperceptibles : on commence par une conduite irréprochable, de « bons » motifs, une conscience tranquille, on agit pour le bonheur des hommes… Progressivement, l’individu s’identifie au mouvement, et de la nécessité, du raisonnement, on passe au mythe, on symbolise la vérité dans le mouvement, la fidélité… puis une seule vérité et une seule fidélité, l’exclusivité, l’intolérance, l’exclusion, le dirigisme, le centralisme.
Ce phénomène est plus fort quand il est lié à celui du pouvoir : les bénéfices, la gloire, la puissance, la vanité, l’entourage, accélèrent ce processus. Mais même quand il ne s’agit pas de pouvoir, quand on est en principe même contre le pouvoir, on n’arrive pas facilement à échapper à cette mythologie, à cette auto-identification, cette symbolisation, cette glorification. Il s’agit sans doute d’un phénomène purement psychique, et humain. Nous l’avons vu dans notre fédération anarchiste prendre la forme d’un groupement secret, l’OPB (« Organisation, Pensée, Bataille », le livre de Berneri) vers 1950 (mais démasqué surtout par le « Mémorandum » du groupe Kronstadt de 1954) : un groupement créé par quelques militants pour lutter contre le courant « inorganisationnel » de la fédération. On peut admettre à la rigueur, la « pureté des intentions », la volonté sincère de lutter pour un anarchisme constructif et rénové. Mais des camarades n’ont pas pu échapper, eux aussi (il semble que ce soit une loi générale), à leur propre transformation… qui les entraîne très loin de leur point de départ, les a perdus pour le mouvement et a provoqué une crise dans celui-ci, qui s’en remet à peine, ce qui a découragé et dégoûté de nombreux camarades sincères ; c’est donc une question importante mais qui nous fait sortir de notre sujet. En tout cas, pour nous, nous nous méfions terriblement non seulement des tentations d’organisations secrètes, mais aussi des tournures d’esprit d’individus qui aiment jouer au secret et au dirigisme occulte.
En ce qui concerne les « rites », le « carnaval », le « jargon », « la mystique de foire », nous n’avons guère envie d’en parler : c’est du Moyen Âge. Mais il paraît que, même dans le siècle rationaliste, matérialiste, scientifique, certains êtres humains gardent toujours une nostalgie du monde magique de son enfance, qu’il soit historique ou personnel.
La mythomanie, la nécessité d’annexer les plus grands noms de l’histoire depuis plus de deux siècles, fait aussi partie de ce complexe mégalomaniaque et montre leur regret du passé. La liste des hommes illustres déclarés francs-maçons est impressionnante ; il y a quelques années, le GOF leur avait consacré des émissions spéciales à la radio… Nous ne pouvons ni vérifier ni nier l’exactitude de leur appartenance à la F.M., elle fait partie de leur secret, de leur folklore et sert d’appât à ceux qui ne peuvent vivre qu’en compagnie d’hommes illustres, même morts.
Quant aux différences internes, aux tendances dans la F.M., à l’histoire de ces tendances, et leur lutte en France et dans le monde, c’est une affaire maçonnique qui nous regarde peu, directement. On peut simplement dire, en gros, qu’en France, le Grand Orient est relativement plus « à gauche » que la Grande Loge, au moins pour la laïcité, la lutte anti-cléricale, les tendances et le recrutement des démocrates.
Conclusion
Notre conclusion est la même que celle de nos camarades qui rédigèrent le N° 5 de NR consacré à la F.M. Nous considérons comme incompatible l’appartenance et l’activité anarchiste et franc-maçonne. La F.M. a été, du moins au début, l’organisation spécifique de la Révolution de 1789, en tant qu’avant-garde de la bourgeoisie.
Elle vit actuellement sur l’acquis. Elle est en décalage avec notre temps, elle participe d’une manière plus ou moins consciente et totale au régime bourgeois.
L’anarchiste refuse le régime bourgeois et capitaliste et lutte contre lui, contre la division en classes, contre la classe bourgeoise ; il ne peut donc en aucun cas jouer les étatistes conscients dans ce régime. Le mélange des deux idées dans l’activité d’un militant donne un abandon partiel ou total de nos idées, une tendance à l’affaiblissement du mouvement, car idéologiquement ce mélange est une absurdité.
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