La Presse Anarchiste

La Franc-maçonnerie et les anarchistes

[(La ques­tion de la Franc-Maçon­ne­rie a déjà fait l’objet d’un numé­ro entier de NR (n° 5, 1958). 

Nous repre­nons aujourd’hui ce débat, d’une manière un peu dif­fé­rente. Pour­quoi cet inté­rêt ? Il nous semble qu’il existe encore une cer­taine confu­sion plu­tôt tac­tique qu’idéologique, pro­vo­quée sur­tout par une mécon­nais­sance de la Franc-Maçonnerie.)]

La franc-maçonnerie (par ses propres textes)

Bien qu’elle pré­tende ne pos­sé­der aucune idéo­lo­gie, un cer­tain nombre d’attitudes, de convic­tions com­munes servent de base d’entente entre les francs-maçons.

Il suf­fit de don­ner la parole à la Franc-Maçon­ne­rie elle-même : com­men­çons par l’article I de sa Consti­tu­tion (Décla­ra­tion de 1877) :

« … La Franc-Maçon­ne­rie, ins­ti­tu­tion essen­tiel­le­ment phi­lan­thro­pique, phi­lo­so­phique et pro­gres­sive, a pour objet la recherche de la véri­té, l’étude de la morale et la pra­tique de la soli­da­ri­té ; elle tra­vaille à l’amélioration maté­rielle et morale, au per­fec­tion­ne­ment intel­lec­tuel et social de l’humanité.

Elle a pour prin­cipe la tolé­rance mutuelle, le res­pect des autres et de soi-même, la liber­té abso­lue de conscience. Consi­dé­rant les concep­tions méta­phy­siques comme étant du domaine exclu­sif de l’appréciation indi­vi­duelle de ses membres, elle se refuse à toute affir­ma­tion dog­ma­tique. Elle a pour devise : Liber­té, Éga­li­té, Fraternité ».

C’est déjà une décla­ra­tion des prin­cipes. Allons un peu plus loin, en sui­vant par exemple, les émis­sions à la radio, faites par le Grand Orient de France (GOF) et la Grande Loge de France (ces émis­sions sont ensuite édi­tées en brochure).

« Dans nos rangs, on ren­contre des athées, des spi­ri­tua­listes, des maté­ria­listes, et contrai­re­ment à cer­taines affir­ma­tions, le Grand Orient de France ne pro­fesse ni l’athéisme, ni le maté­ria­lisme, pas plus que le théisme. Il se garde d’ordonner à ses membres d’adhérer à tel prin­cipe ou de ne pas croire à tel autre. Il les invite seule­ment à penser…

Toutes les expres­sions de la pen­sée, toutes les mani­fes­ta­tions des sen­ti­ments peuvent venir à lui, pour­vu qu’elles soient sincères…

À côté des aspi­ra­tions du cœur, il abrite toutes les spé­cu­la­tions d’esprit, mais il n’en adopte et n’en recom­mande aucune…

Un tel éclec­tisme, un tel éven­tail d’études doit convaincre tous les hommes de bonne foi que, lorsque le Grand Orient de France tra­vaille à la recherche de la véri­té, il se refuse à toute idée pré­con­çue, à tout dogme, et à impo­ser toute conclu­sion » (émis­sion 5/​08/​1962, GOF).

Les mêmes pen­sées ont été déve­lop­pées, dites, écrites, à maintes reprises par les francs-maçons. Nous les résu­mons en les pre­nant à leurs propres sources :

« La F.M. est une alliance uni­ver­selle où tout homme de bonne volon­té peut trou­ver sa place, quels que soient sa race, son métier, ses croyances, ses convictions.

Toute asso­cia­tion humaine à deux buts :

— dévo­tion à une doctrine,

— défense d’intérêt commun.

La F.M. au contraire :

— n’a aucun dogme,

— n’a aucun inté­rêt maté­riel et pratique…

La F.M. est l’adversaire natu­rel de tous ceux qui pré­tendent, par la vio­lence ou la dupli­ci­té, impo­ser aux autres hommes leur auto­ri­té. La F.M. est une alliance uni­ver­selle pour des hommes libres contre tout gou­ver­ne­ment despotique…

Elle n’impose aucune limite à la recherche de la véri­té. Elle ne sau­rait être inféo­dée à aucune secte, ni prendre part pour aucune école… Elle est une ins­ti­tu­tion qui ne pro­cède que d’elle-même.

… La Liber­té, l’Égalité, la Fraternité !

La Liber­té : avant tout la liber­té de l’esprit ain­si la liber­té du citoyen qui ne doit s’incliner que devant la loi ; enfin la libé­ra­tion de la crainte, de la misère.

L’Égalité : les hommes doivent être égaux devant la loi, elle doit éta­blir l’équité dans la répar­ti­tion des biens matériels.

La Fra­ter­ni­té : la règle suprême » (émis­sion du 7/​12/​1947, réa­li­sée par le GOF et la Grande Loge).

« Des expé­riences récentes faites à l’échelle mon­diale, ont pré­ten­du démon­trer que le bon­heur des masses pou­vait être réa­li­sé dans l’anéantissement et la néga­tion des droits de l’homme. Nous pen­sons, au contraire… » (émis­sion du 4/​01/​1948, GOF).

« … Il nous appa­raît utile de sou­li­gner ce carac­tère apo­li­tique de la Maçon­ne­rie et spé­cia­le­ment du GOF. On répand l’idée que les F.M. ne sont que de “vul­gaires poli­ti­cards”. Si c’est faire de la poli­tique que de sou­hai­ter l’avènement d’une huma­ni­té meilleure et plus éclai­rée, la F.M. accepte volon­tiers ce reproche. Beau­coup de Maçons pensent que leur acti­vi­té poli­tique est de nature à faire trans­po­ser dans la Cité ou dans le Pays une par­celle de leur idéal maçonnique…

… Ce n’est donc pas la F.M. qui fait de la poli­tique, mais ce sont les par­tis poli­tiques – dans ce qu’ils peuvent sou­hai­ter réel­le­ment de libé­ra­tion humaine (ce qui n’est pas abso­lu­ment démon­tré) – qui font de la Maçon­ne­rie… » (émis­sion du 1/​02/​1948, GOF).

« Les hommes ne sont pas dis­tin­gués essen­tiel­le­ment par la dif­fé­rence de langue qu’ils parlent, des habits qu’ils portent, des pays qu’ils occupent. Le monde entier n’est qu’une grande Répu­blique, dont chaque nation est une famille, et chaque par­ti­cu­lier un enfant » (émis­sion du 7/​03/​1948, GOF).

« Mais… pour qu’un homme soit libre, faut-il que la cité où il vit lui pro­pose des lois justes et qu’elle offre à la libre conscience de solides garan­ties. Dès lors, si c’est comme on dit, faire de la poli­tique que de refu­ser de s’abaisser, que gar­der avec son libre arbitre le sou­ci pas­sion­né des grands inté­rêts de la Patrie, alors, oui, les F.M. se mêlent dans la poli­tique » (5/​09/​1948, GOF).

« … Les fon­da­teurs de l’école laïque étaient des F.M. : Jules Fer­ry, Paul Bert, etc. La laï­ci­té, c’est la tolé­rance. Dans l’histoire récente de la France, 4 fois un régime répu­bli­cain et une liber­té de la conscience ont été réta­blis, 3 fois des ambi­tieux ren­versent la Répu­blique, étranglent la liber­té (Napo­léon I, 18 bru­maire ; Napo­léon III ; Pétain). Les plus hautes auto­ri­tés de l’Église romaine catho­lique et apos­to­lique ont prê­té la main chaque fois à l’établissement de la tyran­nie » (3/​09/​1948).

« … Il consiste seule­ment à conci­lier, comme il le doit, le patrio­tisme le plus viru­lent avec le sen­ti­ment de la com­mu­nau­té humaine. L’internationalisme des par­tis poli­tiques est un ins­tru­ment de com­bat ; ils appellent leurs membres “mili­tants”, les autres ne sont que des enne­mis à réduire ou à com­battre. Ils ne peuvent jamais ras­sem­bler l’humanité tout entière.

Nos enne­mis ? Les fana­tiques, les dog­ma­tiques qui consi­dèrent qu’ils pos­sèdent seuls la véri­té, qui n’acceptent pas le libre exa­men ni l’esprit cri­tique. Les igno­rants qui consi­dèrent la F.M. comme “un syn­di­cat d’entraide” qui applique le prin­cipe de “courte échelle”… » (7/​11/​1962).

« … La Maçon­ne­rie ne doit, dans la dis­cus­sion, s’arrêter devant aucun prin­cipe, quel qu’il soit ; il n’y a pas pour nous, hommes de libre pen­sée, de dogme sacré, pas plus celui de la pro­prié­té que celui de la famille ; nous avons le droit de les dis­cu­ter tous » (Couvent G.O., 1926).

Notre examen : « critique et liberté »

Après cet expo­sé un peu long, nous pou­vons énu­mé­rer quelques points essen­tiels de la concep­tion maçon­nique : uni­ver­sa­lisme, huma­nisme, libre exa­men, tolé­rance, anti-dog­ma­tisme, anti-auto­ri­ta­risme, démo­cra­tisme répu­bli­cain, apo­li­tisme tout en lut­tant pour un idéal, pour la Liber­té, l’Égalité, la Fra­ter­ni­té, la laï­ci­té ; sou­ci de la per­sonne humaine : nul dogme n’est impo­sé, libre exa­men comme mobile des actes, éga­li­té des membres.

N’importe quel liber­taire peut s’apercevoir de la grande res­sem­blance entre ces prin­cipes et les prin­cipes liber­taires. La pen­sée liber­taire, au moins pour un cer­tain nombre de cama­rades, est très sen­sible à cette tour­nure d’esprit, à ce mode d’expression. Quoi de plus beau que cette recherche de la véri­té, recherche pas­sion­née, ouverte ; quoi de plus exal­tant que cet amour ardent pour l’humanité ? Dans notre siècle inhu­main, froid, dog­ma­tique, tyrannique…

Même si l’on prend garde à la dif­fé­rence entre l’enseignement exo­té­rique, (des­ti­né au public) et l’enseignement éso­té­rique (réser­vé seule­ment aux ini­tiés), il est encore facile de « tom­ber sous les charmes » de la F.M. Il y avait, et il y a d’ailleurs sûre­ment encore des liber­taires francs-maçons (mais nous y reviendrons).

Mais ce qui dépasse l’intérêt de quelques-uns, c’est la néces­si­té de net­te­té, de pré­ci­sion, de démar­ca­tion idéo­lo­gique et tac­tique entre nous et les autres. Nous vou­lons, dans NR, pla­cer notre tra­vail dans cette pers­pec­tive, essayer de répondre à cette néces­si­té. De là notre inté­rêt à étu­dier la F.M.

Fai­sons donc l’examen cri­tique des posi­tions maçon­niques, en com­men­çant par la recherche phi­lo­so­phique de la véri­té, car c’est en même temps ce qui est le plus impor­tant et le plus équi­voque. Essayons pour un ins­tant de sépa­rer la phi­lo­so­phie de la réa­li­té sociale, éco­no­mique, his­to­rique et humaine (ce qui est déjà une optique idéa­liste : la prio­ri­té des idées qui condi­tionnent la réa­li­té donc déjà pour nous inac­cep­table, tan­dis qu’acceptable pour eux). Il est facile de pro­cla­mer le refus de tout dogme, de toute idée pré­con­çue, de toute concep­tion impo­sée, mais com­ment y arri­ver sur le plan pure­ment phi­lo­so­phique, donc gra­tuit, abs­trait et spé­cu­la­tif ? Peut-on réel­le­ment se pla­cer en dehors et au-des­sus de toute théo­rie, de toute hypo­thèse, de toute concep­tion, et pas­ser réel­le­ment son temps à contem­pler d’une manière égale, déta­chée, objec­tive, les jeux et les luttes phi­lo­so­phiques sans prendre par­ti ? En disant qu’on n’accepte aucun sys­tème, aucun prin­cipe, on éla­bore déjà un prin­cipe. Les phi­lo­sophes les plus déta­chés, les mys­tiques même, ont tou­jours fini par avoir une concep­tion, une posi­tion, un sys­tème de posi­tions vis-à-vis des idées débat­tues (tou­jours dans le monde exclu­sif des idées).

Cette pré­ten­tion de décou­vrir la véri­té abso­lue, objec­tive, totale, date du 18e siècle, et de la pre­mière moi­tié du 19e ; elle est inti­me­ment liée à des pré­oc­cu­pa­tions méta­phy­siques (l’essence et la trans­cen­dance des choses) voire même alchi­miques (la pierre phi­lo­so­phale). Depuis plus d’un siècle, la science recon­naît de plus en plus l’absurdité de notions abso­lues : avec le rela­ti­visme d’Einstein, les rela­tions d’incertitude d’Heisenberg, l’impossibilité de l’introspection et de l’observation objec­tive en psy­cho­lo­gie ; avec la rela­ti­vi­té même des lois les plus « objec­tives » c’est-à-dire les lois phy­siques en ce qui concerne le monde infi­ni­ment grand et infi­ni­ment petit ; en refu­sant le monisme et en accep­tant de plus en plus des rela­tions dyna­miques entre de nom­breux fac­teurs qui s’influencent les uns les autres…

Nous sommes loin d’en conclure que la liber­té, l’initiative, l’égalité et la révolte sont des notions dépas­sées, absurdes, toutes rela­tives et dia­lec­ti­que­ment irréelles. Elles existent et exis­te­ront tant qu’il y aura des hommes, car elles font par­tie de l’homme lui-même (il a besoin de liber­té, de déve­lop­pe­ment affec­tif et intel­lec­tuel, comme il a besoin de man­ger, de dor­mir), mais pré­ci­sé­ment de l’homme réel, de l’homme bio­lo­gique et social, pris dans sa plé­ni­tude indi­vi­duelle et dans ses rap­ports sociaux.

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Point de vue social

Nous quit­tons donc les spé­cu­la­tions nébu­leuses pour reprendre pied dans le réel. Si nous avons des doutes sur les moyens, les buts, la néces­si­té, la pos­si­bi­li­té de cette concep­tion phi­lo­so­phique, ces doutes dis­pa­raissent quand nous pla­çons la F.M. dans son véri­table cadre : non seule­ment « foyer phi­lo­so­phique », mais aus­si , pra­tique, quo­ti­dienne. Les francs-maçons acceptent de des­cendre dans l’arène poli­tique pour défendre leurs prin­cipes, pour essayer de réa­li­ser leur idéal ; leur propre clas­si­fi­ca­tion en « maçon­ne­rie opé­ra­tive » (les maçons libres du Moyen Âge) et « maçon­ne­rie spé­cu­la­tive » (à par­tir de 1717 – 1773) se place sur un autre plan, mytho­lo­gique et folk­lo­rique (que nous reverrons).

Il faut qu’on com­prenne bien notre atti­tude ; nous consta­tons que la F.M. est enga­gée. Mais ce n’est pas un reproche, bien au contraire, car leurs efforts, leur science, leurs sacri­fices sont enga­gés au ser­vice de l’homme. Ce n’est pas entiè­re­ment ni exclu­si­ve­ment une science phi­lo­so­phique abs­traite « en dehors ».

Nous aus­si, nous sommes enga­gés, au ser­vice de l’homme ; nous aus­si, nous nous effor­çons de faire des­cendre les idées liber­taires « dans l’arène » pour qu’elles soient connues, appli­cables, mobi­li­sables. Ce que nous dis­cu­tons, ce qui nous inté­resse de dis­cu­ter, ce sont les moyens de ser­vir cette huma­ni­té, les forces sur les­quelles on doit s’appuyer, les obs­tacles qui empêchent cette « huma­ni­té fra­ter­nelle », la concep­tion de la socié­té future.

« Phi­lo­so­phique et phi­lan­thro­pique », la Franc-Maçon­ne­rie est, de plus, une « ins­ti­tu­tion » (« pro­gres­sive », nous le ver­rons plus loin), ins­ti­tu­tion sociale avec ses propres tac­tiques, ses buts, ses moyens, etc. « L’association pri­vée la plus ancienne de notre pays avec ses 226 années d’existence ».

Leur his­toire confirme ce que nous disions, cer­taines idées, cer­tains plans, cer­taines lois, après avoir été éla­bo­rés dans leurs « ate­liers » en sor­taient dans la vie poli­tique, la vie sociale. Mais nous ne pou­vons pas faire ici l’historique de ces 226 années d’activité maçon­nique en France, (encore moins dans le monde), de son rôle réel ou ima­gi­naire, de ses mythes et des réa­li­tés de cette ins­ti­tu­tion « res­pec­table » (d’autres l’ont fait, comme Pier­re­fite). Il nous faut pour­tant sou­li­gner quelques faits, avec toutes réserves pour les inter­pré­ta­tions his­to­riques, sur­tout les inter­pré­ta­tions maçonniques :

« … On peut faire dire à l’Histoire à peu près tout ce qu’on veut. Sur­tout quand il s’agit d’histoire des idées. Les maçons du 18e ont beau­coup par­lé, beau­coup écrit. Il est facile de trou­ver de quoi sou­te­nir l’une ou l’autre théo­rie » (Georges Alla­ry, « Le Cra­pouillot », n° 20, numé­ro consa­cré aux socié­tés secrètes).

La posi­tion de départ de la F.M. est celle-ci :

« La Maçon­ne­rie n’est l’ennemi d’aucune forme de gou­ver­ne­ment démo­cra­tique. Les Anglais ont conser­vé par tra­di­tion une monar­chie tra­di­tion­nelle qui a main­te­nu les liber­tés démo­cra­tiques. En France… leur pré­fé­rence va à une forme répu­bli­caine et réel­le­ment démo­cra­tique » (GOF, 2/​05/​1948).

« … C’est là sans doute pour­quoi les socié­tés humaines font si sou­vent appel à nos frères. On les voit en effet en Amé­rique comme en Europe ou en Asie, occu­per les plus hautes charges de l’État » (GOF, 5/​09/​1948).

« Un maçon est un pai­sible sujet vis-à-vis des pou­voirs civils, en quelque endroit qu’il réside ou tra­vaille, et ne doit jamais se mêler aux com­plots des conspi­ra­tions contre la Paix et le Bien Être de la Nation, ni man­quer à ses devoirs.

C’est pour­quoi si un frère se rebel­lait contre l’État, il ne fau­drait pas le sou­te­nir dans sa rébel­lion, quelle que soit la pitié qu’il puisse ins­pi­rer en tant qu’homme mal­heu­reux » (« La Consti­tu­tion d’Anderson », Art. II « Du Magis­trat Civil »).

« … Il est enfin une carac­té­ris­tique propre à la F.M. uni­ver­selle dans la diver­si­té des obé­diences, elle le dis­tingue essen­tiel­le­ment du com­mu­nisme : l’amour de la Patrie, et le res­pect des lois du pays où elle peut fonc­tion­ner libre­ment. Elle pres­crit en outre, à tous ses adeptes comme citoyen et comme Maçon, de se sou­mettre à la légis­la­tion du pays où ils ont la facul­té de se réunir libre­ment et d’être prêts à tous les sacri­fices que deman­de­rait leur Patrie… » (1er cha­pitre de la consti­tu­tion de la Grande Loge. Depuis la conver­sion du Luxem­bourg. Un des 5 points de toutes les grandes obé­diences euro­péennes de la « recon­nais­sance des ser­vices de la Patrie »).

Leur idéal, leur pré­fé­rence est donc une démo­cra­tie répu­bli­caine ou monar­chiste. Dans leur Consti­tu­tion (rédi­gée par Ander­son et éprou­vée en 1722 et 1723), dans la 2e sec­tion, les « Old Charges » il est dit que « le Maçon devra res­pec­ter le pou­voir civil et évi­te­ra d’entrer dans des conspi­ra­tions contre la paix ou le bien-être de la nation ».

Leur idéal démo­cra­tique n’est donc pas révo­lu­tion­naire mais édu­ca­tif, légis­la­tif, (ils parlent constam­ment des lois) par l’intermédiaire des struc­tures sociales exis­tantes. Et pour­tant la F.M. réclame à grands cris le pater­na­lisme de la Révo­lu­tion fran­çaise de 1789, disant que les idées de la Révo­lu­tion ont été « éla­bo­rées » dans ses « ate­liers », que Condor­cet, Mira­beau, Marat, Robes­pierre, étaient francs-maçons. Il est indé­niable que la F.M. fran­çaise a joué un grand rôle dans la Révo­lu­tion ; elle avait, à cette époque, des idées pro­gres­sistes venant des Ency­clo­pé­distes fran­çais, des pro­tes­tants anglais, des révo­lu­tion­naires amé­ri­cains, des phi­lo­sophes de l’époque. Mais même cet aspect pro­gres­siste pré­sente cer­taines par­ti­cu­la­ri­tés : les grands maîtres de la F.M. ont été, entre autres, le che­va­lier Ram­say, le duc d’Artois, Louis de Bour­bon-Condé, le duc de Chartres (futur Phi­lippe-Éga­li­té) ; en 1780 Mira­beau dans la « Loge hol­lan­daise » pré­sente son « Mémoire », où les grandes théo­ries de la Révo­lu­tion sont déjà esquis­sées (le bien de tous les hommes, contre le des­po­tisme). Mais en 1782, Joseph de Maistre, le monar­chiste et le conser­va­teur, pré­sente aus­si un « Mémoire » sur le « Chris­tia­nisme trans­cen­dant »… Il nous semble qu’à cette époque il devait y avoir un grand bras­sage, un grand bouillon­ne­ment d’idées qui étaient pré­sentes et même accen­tuées dans le F.M. Il faut quand même dire que la F.M. a for­mé l’esprit des diri­geants de la Révo­lu­tion de 1789. Mais les F.M. devaient être vite dépas­sés par ce qu’ils avaient sou­hai­té, ce qui n’a rien d’étonnant : dans son mémoire de 1780, Mira­beau sou­haite une cor­rec­tion du sys­tème, non subite, et édu­ca­tive. En tout cas les Maçons devaient vite être inca­pables de diri­ger le mou­ve­ment ; ain­si, déso­rien­té en 1792, la Maçon­ne­rie fran­çaise tient sa der­nière Assem­blée Géné­rale, l’année sui­vante en 1793, et le Grand Maître de la F.M., Phi­lippe-Éga­li­té, publie même une lettre d’auto-accusation (qui ne lui a pas épar­gné l’échafaud comme son cou­sin Louis XVI, bien qu’il ait voté la mort de ce dernier).

La res­pon­sa­bi­li­té attri­buée à la F.M. dans la Révo­lu­tion Fran­çaise lui alié­na le cler­gé et la noblesse ; elle repré­sente de plus en plus la bour­geoi­sie ; la Grande Révo­lu­tion a déjà été faite avec les prin­cipes et sous l’impulsion de la bour­geoi­sie, mais l’évolution interne de la F.M. fut lente : c’est ain­si qu’après 1796 se forme le « Grand Orient » à ten­dances plus démo­cra­tiques et le « Suprême Conseil » à ten­dances plus aris­to­cra­tiques. Ils ont sur­vé­cu jusqu’à notre temps à tra­vers beau­coup de péri­pé­ties, le Grand Orient res­tant tou­jours plus laïque, plus démo­cra­tique tan­dis que la Grande Loge conserve un carac­tère déiste (Grand Architecte).

Puisque nous évo­quons l’Histoire, il faut dire que la révo­lu­tion de 1848 a été saluée avec enthou­siasme par la F.M. : une délé­ga­tion offi­cielle se ren­dit à l’Hôtel de Ville où elle fut reçue par le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire dont un bon nombre était francs-maçons. La grande époque de la F.M. sera pour­tant sur­tout la « belle époque », plein épa­nouis­se­ment de la bour­geoi­sie, règne des radi­caux, lutte laïque. Le GOF s’attribue offi­ciel­le­ment la plu­part des hommes d’État de cette époque, tel que le Pré­sident de la Répu­blique en 1914, le frère René Vivia­ni… qui pré­pa­ra la guerre. Les francs-maçons prennent aus­si à leur heure des posi­tions : le 28 juin 1917, à Paris, se tient le congrès des Maçon­ne­ries Alliées et neutres, au cours duquel sont tra­cées les lignes géné­rales de la future « Charte d’une Socié­té des Nations » pro­mul­guée par le frère Wil­son. Le 15 août 1939, pro­po­sée par le frère Roo­se­velt, « Une Confé­rence Inter­na­tio­nale pour la Paix », pour une « Europe Fédé­rée », n’a pas lieu, Hit­ler refu­sant d’y participer.

Quelques conclusions

Nous avons fait ce bref rap­pel his­to­rique pour en arri­ver à quelques conclu­sions d’ordre général :

1°) « La F.M. est l’Internationale de la bour­geoi­sie » a écrit M. Bakou­nine.

La F.M. est née avec le « siècle de la lumière » et elle a eu ses lumières dans ce siècle, siècle des ency­clo­pé­distes (et pour­tant d’Alembert, Dide­rot, Bal­bach, n’étaient pas, paraît-il, francs-maçons), des libres-pen­seurs, de Vol­taire (la F.M. le réclame en don­nant comme date de son admis­sion dans une des loges de Paris, pro­po­sée d’ailleurs par… un cha­noine, le 7 avril 1778, mais en oubliant de nous dire que Vol­taire avait alors 84 ans, et qu’il mou­rut la même année).

Pour son temps, la F.M. a été pro­gres­siste. Elle fut encore à l’avant-garde de la bour­geoi­sie mon­tante mêlée à la Révo­lu­tion Fran­çaise de 1789 – 92, de 1848.

En 1870, (Gam­bet­ta fut franc-maçon, du moins un cer­tain temps) éga­le­ment, ain­si que dans les der­nières années du 19e siècle et au début du 20e. Mais elle a som­bré en tant que force pro­gres­sive avec l’épuisement de la bour­geoi­sie elle-même. Même actuel­le­ment, avec tout son « éven­tail d’études », elle conti­nue de n’être dans sa grande majo­ri­té que l’expression de la bour­geoi­sie, la bour­geoi­sie consciente, éclai­rée, libé­rale même… mais en aucun cas, elle n’est pro­gres­sive, dans le sens où nous consi­dé­rons le pro­grès. Elle n’a jamais mis en ques­tion d’une manière sérieuse et consé­quente l’essentiel du régime bour­geois, ni envi­sa­gé de se dres­ser contre lui. Elle n’a jamais accep­té le pro­lé­ta­riat comme force, comme fac­teur ; elle n’accepte que quelques pro­lé­taires plus sou­cieux de leurs pré­oc­cu­pa­tions pseu­do phi­lo­so­phiques que de leur conscience sociale.

Sur ce point, nous ne pou­vons donc pas être avec elle, si nous conti­nuons à consi­dé­rer que dans la socié­té actuelle, la bour­geoi­sie est res­pon­sable de ce que nous refu­sons : le capi­ta­lisme, la misère, la divi­sion en classe, l’oppression, l’inégalité, l’appareil éta­tique, le natio­na­lisme, le mili­ta­risme, etc. La res­pon­sa­bi­li­té de la F.M. est ici incon­tes­table, bien qu’indirecte.

2°) Mais la res­pon­sa­bi­li­té de la F.M. est aus­si directe, non seule­ment elle se sent « éclai­rée », mais elle envi­sage d’illuminer la socié­té de sa lumière ; dans ce but, aidée par son sens pro­sé­ly­tique, mes­sia­nique (et phi­lo­so­phique !), elle envi­sage et elle pra­tique la tac­tique de prise du pou­voir par l’intérieur. Elle ne refuse pas le pou­voir, elle le cherche en étant sin­cè­re­ment convain­cue que les francs-maçons seront les meilleurs ges­tion­naires, les meilleurs gérants, les meilleurs gou­ver­nants des inté­rêts de la socié­té. Et ils arrivent réel­le­ment, comme eux-mêmes s’en vantent, à être de bons « hommes d’État ».

Qu’est-ce que le liber­taire a à voir avec ceux-là ! C’est, bien sûr, évi­dem­ment un mieux dans la socié­té, même actuelle, s’il y a rela­ti­ve­ment plus de jus­tice sociale (les F.M. pré­tendent que dès le début du siècle, ils ont étu­dié des pro­jets de loi pour la sécu­ri­té sociale, etc.) ; un gou­ver­ne­ment plus démo­cra­tique est rela­ti­ve­ment plus faci­le­ment sup­por­table qu’un gou­ver­ne­ment de dic­ta­ture tyran­nique. Mais de là à par­ti­ci­per aux tra­vaux d’aménagement et d’adaptation, à pra­ti­quer consciem­ment le prin­cipe du pou­voir, il y a pour tout liber­taire, un abîme.

3°) Assu­rer la concorde entre tous les hommes, c’est d’une part igno­rer les classes, la lutte de classes et d’autre part, accep­ter l’essentiel de l’état de choses actuel, tout en tra­vaillant pour des modi­fi­ca­tions de détail. Nous avons d’ailleurs déjà par­lé du carac­tère bour­geois de la F.M.

Sur ces deux prin­cipes, le prin­cipe du pou­voir, et le refus du sys­tème capi­ta­liste et éta­tique, et le prin­cipe de classes, de dif­fé­rence de classes et de lutte de classe, nous ne pou­vons accep­ter aucun com­pro­mis avec la F.M. ni avec les autres « forces pro­gres­sistes », à moins de nier notre propre concep­tion libertaire.

Cette confu­sion, pou­voir-oppo­si­tion, accep­ta­tion-cri­tique, classe-alliance, se mani­feste à chaque pas, dans chaque geste des F.M. Com­ment pour­rait par exemple, se réa­li­ser cette fameuse recherche de la véri­té, si dans la même loge se retrouvent le maré­chal Joffre, l’ex-préfet Bay­let, l’ex-roi d’Angleterre, le prince Murat (cou­sin de Napo­léon III qui a légué au GOF l’Hôtel du 16, rue Cadet) et en même temps Vol­taire, Mozart, Sten­dhal, Boli­var, etc. Cette véri­té sera obli­ga­toi­re­ment un com­pro­mis et ne pour­ra donc pas être une véri­té véritable.

Les libertaires et la F.M.

Il est logique pour nous de consi­dé­rer qu’entre les liber­taires et les francs-maçons, il ne peut y avoir de confu­sions. Et pour­tant, celles-ci existent chez cer­tains liber­taires. Repre­nons le débat par l’autre bout : les liber­taires qui ont par­ti­ci­pé ou qui par­ti­cipent à la fois à un mou­ve­ment anar­chiste et à une ins­ti­tu­tion F.M. invoquent, presque tou­jours de manière indi­recte, trois points de vue différents :

1°) La F.M. « doit se rajeu­nir et se moder­ni­ser » elle a pré­sen­té et pré­sen­te­ra encore un fac­teur de pro­grès. Par conséquent :

« … Sous aucun pré­texte les hommes de gauche et d’extrême gauche, si impa­tients et si révo­lu­tion­naires soient-ils, ne doivent se faire les com­plices, même pas­sifs, de la cam­pagne anti-maçon­nique. Cette cam­pagne vise à détruire, à tra­vers la Maçon­ne­rie, toutes les liber­tés démo­cra­tiques et ouvrières. Com­battre la Maçon­ne­rie, c’est faire le jeu du clé­ri­ca­lisme et du fas­cisme. Ce serait de la folie pure. Mes­sieurs les réac­tion­naires feront bien de ne pas comp­ter sur un tel aveu­gle­ment de notre part… » (André Loru­lot, « Pour ou contre la F.M. », page 62, conclusion).

Il est vrai que Loru­lot est avant tout libre-pen­seur et que cette bro­chure date de 1935 à l’époque des per­sé­cu­tions anti­ma­çon­niques des nazis. Mais cette soli­da­ri­té entre vic­times n’est pas une excuse suf­fi­sante, d’autant plus que dans cette bro­chure, non seule­ment Loru­lot consi­dère que : 

« … La Maçon­ne­rie doit se rajeu­nir et se moder­ni­ser. Elle doit élar­gir ses vieux cadres, éli­mi­ner ce qui est caduc, rompre avec des rites et une phra­séo­lo­gie peu conci­liable avec le ratio­na­lisme. Sans doute la F.M. sera-t-elle conduite à agir davan­tage “à décou­vert”, elle mon­tre­ra plus d’audace et de com­ba­ti­vi­té au ser­vice des grandes batailles qui demain vont bou­le­ver­ser le vieux monde » (id. page 62).

Mais encore il les « aide » à deve­nir ce qu’il aime­rait bien qu’ils deviennent :

« … Les F.M. auraient bien tort de ména­ger les clé­ri­caux, car ces der­niers ne les ménagent pas » (page 61).

« … Un jour vien­dra cer­tai­ne­ment (je sou­haite que ce soit bien­tôt) où les élé­ments pro­lé­ta­riens seront beau­coup plus nom­breux dans les ate­liers maçon­niques… » (page 51) ;

« … Aujourd’hui, les socia­listes sont aus­si nom­breux dans les loges que les radi­caux » (page 57).

Et Loru­lot cite un autre auteur, Pierre de Pres­sac qui écrit :

« … Le socia­lisme a trans­for­mé la Maçon­ne­rie. Il l’a débar­ras­sée de cet aspect céré­mo­nieux et fer­mé. Il a abais­sé le prix des coti­sa­tions et l’a ouverte en quelque sorte, à tous. Le cadre est res­té le même, la puis­sance d’organisation et le rayon­ne­ment sub­sistent mais la Maçon­ne­rie tra­di­tion­nelle a vir­tuel­le­ment dis­pa­ru » (page 58).

Loru­lot lui-même consi­dère que M. de Pres­sac « exa­gère un peu » !

2°) Le 2e rai­son­ne­ment est le sui­vant : si pour les pré­cé­dents, les liber­taires ne doivent pas mener de lutte anti-maçon­nique, pour les seconds, les liber­taires devront y entrer pour aider per­son­nel­le­ment à cette « trans­for­ma­tion ». Il nous semble qu’on peut dis­tin­guer dans ce rai­son­ne­ment deux types :

— ceux qui ne connaissent ni le véri­table carac­tère de l’anarchisme, ni celui de la F.M. donc pour les­quels toute confu­sion est pos­sible… et aucune discussion.

— ceux qui en déli­mitent les fron­tières, sont plus ou moins conscients des pos­si­bi­li­tés et des impos­si­bi­li­tés, et qui y entrent comme on entre dans un mou­ve­ment exté­rieur, pour faire pré­sence, pour y faire rayon­ner la pen­sée liber­taire, faire un tra­vail éducatif

Aucune dis­cus­sion n’est pos­sible avec ceux de la pre­mière caté­go­rie, nous l’avons dit ; ils veulent à tout prix être par­tout à « l’avant-garde », ils jouent à être une « élite ».

On peut essayer de dis­cu­ter avec ceux de la 2e caté­go­rie : quand on est sûr de soi et de la valeur de ses idées, on peut aller les pla­cer n’importe où, à ses « risques et périls » : « si je perds, je perds seul, si je gagne, tout le mou­ve­ment gagne ». Cela se défend. Encore plus du fait que la F.M. n’est pas un par­ti poli­tique cen­tra­li­sé et dog­ma­ti­sé, qu’on y encou­rage la dis­cus­sion libre !

Nous ferons seule­ment quelques remarques : le pou­voir d’évolution de la F.M. nous semble très limi­té et déjà arrê­té. Le seul pro­grès tan­gible est la sup­pres­sion par le Grand Orient de France du prin­cipe du Grand Archi­tecte de l’Univers, prin­cipe déiste des ency­clo­pé­distes et de Vol­taire. Il s’agit seule­ment d’une des obé­diences maçon­niques de France, qui n’est même pas sui­vie à l’étranger. Ce com­pro­mis a de plus été fait sur le plan phi­lo­so­phique et pour lut­ter contre l’obstination du Vatican.

Il est sûre­ment vrai que les liber­taires en tant que libres-pen­seurs peuvent être accep­tés dans la F.M. Mais pour y trou­ver quoi ? Une socié­té frac­tion­née, cloi­son­née en loge ; des « frères » qui en dehors de ces loges sont loin d’être nos frères et plus sou­vent le contraire de frères… Les influen­cer com­ment et jusqu’où ?

La F.M. exige, comme toute orga­ni­sa­tion bien struc­tu­rée, hié­rar­chi­sée, et, de plus, secrète, une obé­dience presque abso­lue. Com­ment conci­lier, faire coha­bi­ter dans la même per­sonne deux dis­ci­plines dif­fé­rentes, exi­geant beau­coup de chaque mili­tant ; il y en a une qui est ouverte, l’autre secrète ; l’une invite à se plon­ger dans la phi­lo­so­phie la plus abs­traite pos­sible, l’autre dans la vie la plus réelle pos­sible. Laquelle des deux prédominera ?

La tac­tique et la pra­tique F.M. a été, dès le début, de copier une autre « com­pa­gnie secrète », la com­pa­gnie de Jésus (et d’Ignace de Loyo­la), les jésuites.

« … Je cite­rai un exemple frap­pant et récent de ce qu’un corps bien uni et sage peut exé­cu­ter : … je parle de la socié­té des jésuites ; que n’a‑t-elle pas opé­ré ? C’était sans doute pour immo­ler la liber­té des hommes sur les autels de la super­sti­tion et du des­po­tisme et pour immo­ler ensuite celui-ci à sa propre ambi­tion. Nous avons des vues toutes contraires, celles d’éclairer les hommes, de les rendre libres et heu­reux. Mais nous devons et nous pou­vons y par­ve­nir par les mêmes moyens qui empê­che­ront de faire pour le bien ce que les jésuites ont fait pour le mal !

D’ailleurs nous avons sur eux des avan­tages infi­nis : aucun habit, aucun rite exté­rieur qui nous dis­tingue, point de chef visible qui puisse nous dis­soudre. À chaque orage qui nous mena­ce­rait, nous pour­rions faire le plon­geon et repa­raître dans d’autres lieux et d’autres temps… » (Frère Mira­beau, en 1780, page 17 du Cra­pouillot n° 20).

L’attitude des catho­liques mili­tants de l’époque même, a pro­ba­ble­ment condi­tion­né cette lutte « en miroir », cette imi­ta­tion. Il est vrai que la F.M. s’est mon­trée plus démo­cra­tique que les jésuites (ces der­niers se sont tou­jours ran­gés der­rière les conser­va­teurs et les réac­tion­naires). Bien qu’actuellement le rôle réel des jésuites soit limi­té à quelques États et quelques couches sociales, leurs ravages, dans l’âme humaine col­lec­tive sont loin d’être gué­ris. Pour­quoi conti­nuer à conta­mi­ner notre éthique, notre conduite, notre orga­ni­sa­tion, nos pers­pec­tives, avec ce vieux poi­son d’hypocrisie, de com­bines, d’ambitions, de luttes sour­noises – non seule­ment nous, en tant qu’individus, mais aus­si nous comme grou­pe­ment d’individus. Mal­gré une res­sem­blance super­fi­cielle entre F.M. et liber­taires, nous pen­sons qu’il existe une dif­fé­rente essen­tielle dans nos éthiques, dans nos prin­cipes d’organisation, dans nos sou­cis et nos buts res­pec­tifs. Et nous aper­ce­vons un chan­ge­ment de conduite chez les cama­rades qui pour des rai­sons par­fai­te­ment valables sont obli­gés d’avoir une acti­vi­té com­mune avec des F.M. ouverts ou camou­flés, Libre-Pen­sée, Droits de l’Homme, Comi­té Laïque.

L’influence de la pen­sée F.M. est per­cep­tible aus­si dans le rai­son­ne­ment de cer­tains cama­rades : ils s’évadent de plus en plus dans le vague, leur huma­nisme devient de plus en plus l’humanisme abs­trait des phi­lo­sophes du 18e siècle, leur pré­ten­tion de connais­sance devient aus­si de plus en plus ency­clo­pé­dique (ce qui était pro­ba­ble­ment encore pos­sible pour Dide­rot, d’Alembert, mais qui n’est plus pos­sible pour la science actuelle) qui déve­loppent davan­tage le sou­ci de leur « per­fec­tion » indi­vi­duelle que le sou­ci d’un déve­lop­pe­ment de nos idées en géné­ral. En un mot, qui contri­buent beau­coup à la confu­sion, qui aident consciem­ment ou incons­ciem­ment à amoin­drir l’originalité des idées liber­taires, à leur faire perdre leurs qua­li­tés sociales, révo­lu­tion­naires, pro­lé­ta­riennes, com­ba­tives, réalistes.

3°) Le 3e rai­son­ne­ment en faveur de la F.M. ou au moins pour la pos­si­bi­li­té d’une « double appar­te­nance » à une loge F.M. ou à une orga­ni­sa­tion anar­chiste, est le sui­vant : nous connais­sons beau­coup de liber­taires qui ont été des francs-maçons et cela ne les a pas empê­chés d’être d’ex­cel­lents liber­taires. Donc, votre posi­tion est fausse…

Mais com­ment savoir vrai­ment qu’il est F.M. tant qu’un F.M. peut mili­ter à côté de moi dans une orga­ni­sa­tion liber­taire ou une orga­ni­sa­tion exté­rieure et laté­rale pen­dant des années, sans que je puisse m’a­per­ce­voir ou du moins être sûr et cer­tain de sa double appartenance !

Un Fran­cis­co Fer­rer ? Oui, il était pro­ba­ble­ment franc-maçon dans le sens de libre-pen­seur, et sur­tout plus pré­ci­sé­ment comme péda­gogue et édu­ca­teur. Un Michel Bakou­nine ? Oui il l’é­cri­vit lui-même, le seul liber­taire à notre connais­sance qui, dans un but pré­cis et conscient, et après un court pas­sage, a pris une posi­tion claire et nette : de « L’in­ter­na­tio­nale de la bour­geoi­sie », le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, pro­lé­ta­rien et liber­taire, ne peut rien attendre. Qu’il ait eu le cou­rage de faire une décla­ra­tion publique est encore plus signi­fi­ca­tif, car la F.M. punit (en prin­cipe !) de mort ceux de ses membres qui divulguent ses secrets. Mala­tes­ta, lui aus­si, a pris posi­tion clai­re­ment (il n’a jamais été maçon) :

« … Je pense moi aus­si que pro­ba­ble­ment la Franc-Maçon­ne­rie et la “démo­cra­tie” en géné­ral, intriguent par­mi nous dans l’es­poir que nous ne leur soyons pas trop hos­tiles le jour où le régime chan­ge­ra » (écrit le 7 mars 1932).

Camil­lo Ber­ne­ri et Arman­do Bor­ghi ont publié en mars 1939 une bro­chure consa­crée entiè­re­ment : « Contre les intrigues maçon­niques dans le camp révo­lu­tion­naire » (en ita­lien). Leur tra­vail, très polé­mique a comme point de départ la posi­tion et l’ac­ti­vi­té d’une liber­taire Maria Rygier, qui était en même temps ouver­te­ment franc-maçonne. Ber­ne­ri décrit aus­si la F.M. natio­na­liste en 1914 (Trieste, etc.) puis finan­çant Mus­so­li­ni pour se le conci­lier en 1921, pour se décla­rer anti­fas­ciste quand ce même Mus­so­li­ni l’at­taque en 1924. Ber­ne­ri souligne :

« … Heu­reu­se­ment le phé­no­mène maçon­nique est dans le camp de l’a­nar­chisme ita­lien tout à fait négligeable.

Mais il y a une consi­dé­rable mino­ri­té d’a­nar­chistes qui, allé­chés par l’es­pé­rance de “grands moyens” s’est lais­sée atti­rer dans le jeu poli­tique de cet anti­fas­cisme équi­voque qui a abou­ti aux légions gari­bal­diennes (mou­ve­ment natio­na­liste pour le rat­ta­che­ment de Trieste et de la Dal­ma­tie et qui devient anti­fas­ciste… après 1924. Note du trad.) puis aux divers mou­ve­ments plus ou moins clan­des­tins, et qui main­te­nant rem­plit ses filets » (Ber­ne­ri, p. 32).

Ber­ne­ri conclut : comme Bakounine,

« La F.M. appuie tout mou­ve­ment qui peut aider la bour­geoi­sie et com­bat tout ce qui peut la nuire ».

Des « cama­rades » pro­ba­ble­ment « frères », nous disent sou­vent que Prou­dhon, Éli­sée Reclus, Sébas­tien Faure, Voline, etc., étaient francs-maçons. C’est pos­sible mais pas cer­tain, car ils ne l’ont jamais confir­mé eux-mêmes, à notre connais­sance. Mais ce qui est plus pro­bable, c’est que dans le mou­ve­ment liber­taire, à côté des autres pré­oc­cu­pa­tions, syn­di­ca­listes, indi­vi­dua­listes, existe tou­jours une ten­dance por­tée vers la phra­séo­lo­gie huma­niste-roman­tique, les pré­oc­cu­pa­tions méta­phy­siques, les sou­cis plus spé­cu­la­tifs que sociaux et révo­lu­tion­naires, une ten­dance à effa­cer les luttes idéo­lo­giques, les chocs des idées, en envi­sa­geant des « syn­thèses » (Voline, Faure), oubliant le carac­tère de classe de la socié­té et notre posi­tion vis-à-vis de ces classes ; en un mot, pré­sen­tant des conclu­sions plus F.M. que libertaires.

Les secrets F.M.

Nous ne nous sommes pas arrê­tés sur d’autres aspects de la F.M. tels que son carac­tère « secret », ses « rites », sa mytho­ma­nie, c’est pour nous une ques­tion très secon­daire. Il faut pour­tant en dire quelques mots.

L’aspect her­mé­tique et secret de la F.M. est une vieille légende qui, actuel­le­ment, ne fait peur à per­sonne, au contraire, après les nom­breuses divul­ga­tions, publi­ca­tions, expo­sés anti et pro maçon­nique, l’opinion publique tend main­te­nant à consi­dé­rer les F.M. comme de « doux et inof­fen­sifs maniaques » (ce qui est d’ailleurs faux, l’influence et le rôle maçon­nique sont moindres, mais existent tou­jours). La F.M. n’est pas secrète, elle est plu­tôt her­mé­tique, clan­des­tine, ini­tia­tique : la liste de leur Grand Conseil est dépo­sée chaque année aux auto­ri­tés, cer­taines de leurs publi­ca­tions sont faciles à se pro­cu­rer, ils prennent la parole à la radio, la grande presse a publié récem­ment le résul­tat d’élections du Grand Maître (J. Mit­ter­rand, pour le GOF). Leur carac­tère exo-éso­té­rique, s’explique en réa­li­té par leur lutte, dès leur début, contre l’Église catho­lique (le Vati­can a publié plu­sieurs « bulles » anti-maçon­niques), contre une par­tie de l’opinion, leur goût du mys­tère, leur pré­ten­tion méta­phy­sique (l’origine du Temple de Salo­mon, les Croi­sés, etc.). C’est plu­tôt un carac­tère d’initiation : les prin­cipes de l’élu, l’élite, des degrés, du cloi­son­ne­ment, etc., qui sont en réa­li­té très peu démo­cra­tiques. La F.M. n’est d’ailleurs pas la seule socié­té plus ou moins secrète : le com­pa­gnon­nage, les car­bo­na­ri, la cagoule, la synar­chie, … l’OAS, pour n’en citer que quelques-unes.

Le mou­ve­ment liber­taire, sans être secret ni deman­der d’initiation, est sou­vent obli­gé, pour des condi­tions poli­tiques, à être plus ou moins clan­des­tin. Même lorsque les condi­tions d’une cer­taine léga­li­té sont pos­sibles, existe tou­jours, comme dans tout mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, la néces­si­té d’un tra­vail secret dans le mou­ve­ment lui-même.

Arrê­tons-nous un peu ici. L’habitude de vivre secrè­te­ment, de « veiller » à la pure­té d’un mou­ve­ment et de « diri­ger » sa ligne de conduite, apporte à l’esprit de tout indi­vi­du des trans­for­ma­tions sur­tout éthiques. Elles sont imper­cep­tibles : on com­mence par une conduite irré­pro­chable, de « bons » motifs, une conscience tran­quille, on agit pour le bon­heur des hommes… Pro­gres­si­ve­ment, l’individu s’identifie au mou­ve­ment, et de la néces­si­té, du rai­son­ne­ment, on passe au mythe, on sym­bo­lise la véri­té dans le mou­ve­ment, la fidé­li­té… puis une seule véri­té et une seule fidé­li­té, l’exclusivité, l’intolérance, l’exclusion, le diri­gisme, le centralisme.

Ce phé­no­mène est plus fort quand il est lié à celui du pou­voir : les béné­fices, la gloire, la puis­sance, la vani­té, l’entourage, accé­lèrent ce pro­ces­sus. Mais même quand il ne s’agit pas de pou­voir, quand on est en prin­cipe même contre le pou­voir, on n’arrive pas faci­le­ment à échap­per à cette mytho­lo­gie, à cette auto-iden­ti­fi­ca­tion, cette sym­bo­li­sa­tion, cette glo­ri­fi­ca­tion. Il s’agit sans doute d’un phé­no­mène pure­ment psy­chique, et humain. Nous l’avons vu dans notre fédé­ra­tion anar­chiste prendre la forme d’un grou­pe­ment secret, l’OPB (« Orga­ni­sa­tion, Pen­sée, Bataille », le livre de Ber­ne­ri) vers 1950 (mais démas­qué sur­tout par le « Mémo­ran­dum » du groupe Krons­tadt de 1954) : un grou­pe­ment créé par quelques mili­tants pour lut­ter contre le cou­rant « inor­ga­ni­sa­tion­nel » de la fédé­ra­tion. On peut admettre à la rigueur, la « pure­té des inten­tions », la volon­té sin­cère de lut­ter pour un anar­chisme construc­tif et réno­vé. Mais des cama­rades n’ont pas pu échap­per, eux aus­si (il semble que ce soit une loi géné­rale), à leur propre trans­for­ma­tion… qui les entraîne très loin de leur point de départ, les a per­dus pour le mou­ve­ment et a pro­vo­qué une crise dans celui-ci, qui s’en remet à peine, ce qui a décou­ra­gé et dégoû­té de nom­breux cama­rades sin­cères ; c’est donc une ques­tion impor­tante mais qui nous fait sor­tir de notre sujet. En tout cas, pour nous, nous nous méfions ter­ri­ble­ment non seule­ment des ten­ta­tions d’organisations secrètes, mais aus­si des tour­nures d’esprit d’individus qui aiment jouer au secret et au diri­gisme occulte.

En ce qui concerne les « rites », le « car­na­val », le « jar­gon », « la mys­tique de foire », nous n’avons guère envie d’en par­ler : c’est du Moyen Âge. Mais il paraît que, même dans le siècle ratio­na­liste, maté­ria­liste, scien­ti­fique, cer­tains êtres humains gardent tou­jours une nos­tal­gie du monde magique de son enfance, qu’il soit his­to­rique ou personnel.

La mytho­ma­nie, la néces­si­té d’annexer les plus grands noms de l’histoire depuis plus de deux siècles, fait aus­si par­tie de ce com­plexe méga­lo­ma­niaque et montre leur regret du pas­sé. La liste des hommes illustres décla­rés francs-maçons est impres­sion­nante ; il y a quelques années, le GOF leur avait consa­cré des émis­sions spé­ciales à la radio… Nous ne pou­vons ni véri­fier ni nier l’exactitude de leur appar­te­nance à la F.M., elle fait par­tie de leur secret, de leur folk­lore et sert d’appât à ceux qui ne peuvent vivre qu’en com­pa­gnie d’hommes illustres, même morts.

Quant aux dif­fé­rences internes, aux ten­dances dans la F.M., à l’histoire de ces ten­dances, et leur lutte en France et dans le monde, c’est une affaire maçon­nique qui nous regarde peu, direc­te­ment. On peut sim­ple­ment dire, en gros, qu’en France, le Grand Orient est rela­ti­ve­ment plus « à gauche » que la Grande Loge, au moins pour la laï­ci­té, la lutte anti-clé­ri­cale, les ten­dances et le recru­te­ment des démocrates.

Conclusion

Notre conclu­sion est la même que celle de nos cama­rades qui rédi­gèrent le N° 5 de NR consa­cré à la F.M. Nous consi­dé­rons comme incom­pa­tible l’ap­par­te­nance et l’ac­ti­vi­té anar­chiste et franc-maçonne. La F.M. a été, du moins au début, l’or­ga­ni­sa­tion spé­ci­fique de la Révo­lu­tion de 1789, en tant qu’a­vant-garde de la bourgeoisie.

Elle vit actuel­le­ment sur l’ac­quis. Elle est en déca­lage avec notre temps, elle par­ti­cipe d’une manière plus ou moins consciente et totale au régime bourgeois.

L’a­nar­chiste refuse le régime bour­geois et capi­ta­liste et lutte contre lui, contre la divi­sion en classes, contre la classe bour­geoise ; il ne peut donc en aucun cas jouer les éta­tistes conscients dans ce régime. Le mélange des deux idées dans l’ac­ti­vi­té d’un mili­tant donne un aban­don par­tiel ou total de nos idées, une ten­dance à l’af­fai­blis­se­ment du mou­ve­ment, car idéo­lo­gi­que­ment ce mélange est une absurdité.

[/​Théo. (octobre 1962)/] 

La Presse Anarchiste