La Presse Anarchiste

Quelques remarques… sur les kibboutzim

L’expérience des sociétés com­mu­nau­taires présente pour nous – com­mu­nistes lib­er­taires et col­lec­tivistes – un grand intérêt. L’expérience com­mu­nau­taire des kib­boutz­im présente un intérêt encore plus con­sid­érable : pri­mo, parce que leur exis­tence remonte à avant la créa­tion de l’État d’Israël, secun­do, parce que cette expéri­ence se déroule en même temps que d’autres expéri­ences sociales et économiques dans le même pays.

Actuelle­ment, quand des peu­ples sor­tis de l’époque colo­nial­iste et féo­dale cherchent leur voie, surtout en ce qui con­cerne l’agriculture, la vie rurale, l’économie, il est impor­tant que les exem­ples com­mu­nau­taires et coopérat­ifs soient con­nus, les kib­boutz­im entre autres, au même titre que les réal­i­sa­tions com­mu­nau­taires faites pen­dant la guerre d’Espagne, et les quelques essais isolés, dis­per­sés dans le monde, de com­munes libres et productrices.

C’est pourquoi nous avons demandé au cama­rade Z. de nous trans­met­tre son expéri­ence per­son­nelle des kib­boutz­im, à laque­lle il a par­ticipé pen­dant une péri­ode assez longue, et encore actuelle­ment. Nous avons pub­lié son témoignage très intéres­sant et très riche, tel que nous l’avons reçu.

Nous voulons encore y ajouter quelques pages pour situer les kib­boutz­im dans la réal­ité économique glob­ale d’Israël et essay­er d’en don­ner une vue plus com­plète, et apporter si pos­si­ble quelques con­clu­sions à cette expéri­ence qui remonte déjà à plus de 50 années, avec ses dif­fi­cultés et ses perspectives.

Nous essaierons donc de répon­dre à 2 ques­tions qui nous sem­blent essen­tielles et qui se posent inévitable­ment dans une dis­cus­sion sur les kibboutzim :

1. Le kib­boutz a‑t-il prou­vé son effi­cience économique, c’est-à-dire, s’est-il avéré capa­ble de déploy­er une activ­ité économique réussie et de la faire progresser ?

Nous met­tons dans cette ques­tion, un peu arti­fi­cielle­ment tout ce qui touche les opéra­tions tech­niques, la pro­duc­tion, la for­ma­tion, etc. sans nous occu­per de con­sid­éra­tions idéologiques. C’est « l’aspect tech­nique » le plus facile­ment trans­portable ailleurs.

2. L’expérience des kib­boutz­im est-elle pos­i­tive dans le sens soci­ologique et idéologique, c’est-à-dire y trou­ve-t-on la con­fir­ma­tion, la démon­stra­tion des idées sociales qui ont été à l’origine de sa créa­tion ; ce sont les choix, les principes, les pri­or­ités, etc. qui for­ment le cadre et don­nent le sens de l’expérience pro­duc­trice et tech­nique à pro­pre­ment parler. 

Nous ne pou­vons ni ne voulons faire ici un exposé com­plet de toute la réal­ité d’Israël, poli­tique, nationale, religieuse, etc. nous choi­sis­sons un cadre lim­ité : les réal­i­sa­tions économiques et surtout celles des kib­boutz­im ; et les points de vue généraux, les rap­pels his­toriques ou les sta­tis­tiques que nous serons oblig­és de don­ner, ne seront faits que pour mieux éclair­er la ques­tion qui nous préoccupe.

Différents types d’exploitations agricoles en Israël

Il faut dire d’abord que la sit­u­a­tion rurale en Israël (il s’agit de com­mu­nautés avant tout agri­coles) est car­ac­térisée par l’existence de plusieurs formes d’exploitation agri­cole (il ne s’agit pas de pro­priété, car 90,5 % de la terre en Israël appar­tient au Fonds Juif, qui la loue ensuite, dans cer­taines con­di­tions). Il en existe 4 types principaux :

1. Mosha­va (plur. Moshavot), vil­lage ordi­naire, secteur privé.

2. Kib­boutz (plur. Kib­boutz­im), com­mu­nauté au sens inté­gral dans la pro­duc­tion et dans la consommation.

3. Moschav ovdim (plur. Moshve ovdim) et Moshov olim (plus récent) vil­lage col­lec­tiviste avec petite exploita­tion indi­vidu­elle, sans main‑d’œuvre salariée, com­plété par des achats et des ventes en com­mun, et par une assis­tance mutuelle et une plan­i­fi­ca­tion centralisée.

4. Moshav shitu­fi (plur. Moshav­im shitu­fim) qui reprend au kib­boutz la pro­duc­tion col­lec­tive et au moshav ovdim la con­som­ma­tion privée,

5. Il existe d’autres types de colonies : vil­lages de tra­vail, école, ferme-école, etc. mais dans lesquels la pro­duc­tion à pro­pre­ment par­ler est au sec­ond plan. Pour fix­er les idées, voici les répar­ti­tions, fin 1957 :

Colonies  Nombre  Population  %
28  63 615  16 % 
230  80 101  20 % 
347  134 413  34 % 
25  4 478  1 % 
116  114 192  29 % 
Total de la pop­u­la­tion rurale 746  396 799  100 % 

Il faut ajouter : 

Total de la pop­u­la­tion urbaine :
— 53 aggloméra­tions : 1 362 542
— 3 camps de récep­tion des immi­grants : 3 400

Total de la pop­u­la­tion juive : 1 762 741

Israël est donc un pays à pré­dom­i­nance urbaine et non agri­cole (la pop­u­la­tion agri­cole n’atteint pas le quart de la pop­u­la­tion totale).

Sans entr­er dans les détails, on peut situer en 1878, le pre­mier vil­lage agri­cole juif, à Petah Tik­va, de style mosha­va : c’est la péri­ode dite de « coloni­sa­tion phil­an­thropique et pater­nal­iste » sub­ven­tion­née par l’Association pour la coloni­sa­tion juive de la Pales­tine (en 1900 il y avait 22 vil­lages, aujourd’hui 28). Pour nous, ce type n’a aucun intérêt, nous le con­nais­sons trop bien chez nous. Comme dans toutes les entre­pris­es de style cap­i­tal­iste pur, il est basé sur le prof­it rapi­de, sur la mono­cul­ture (90 % du raisin, 71 % des agrumes de la pro­duc­tion glob­ale d’Israël).

La 2e expéri­ence, réal­isée par la 2e vague d’immigrants, influ­encée par la pen­sée social­iste, a réal­isé vers 1908-10, le type kib­boutz. À par­tir de 1921, par l’émigration venant surtout d’Europe Cen­trale mar­quée par les idées de Proud­hon et de Marx, démar­rent les essais du 3e type des vil­lages col­lec­tivistes : moshve ovdim, moshve olim. Leur essor actuelle­ment est le plus con­sid­érable. Le 4e type date de 1936.

[|* * * *|]

1ère partie : résultats économiques des kibboutzim

La place des kib­boutz­im dans l’agriculture juive se situe ainsi :

228 (en 1960) sur 750 (30 % des colonies)

90 000 (en 1960) sur 1 800 000 donc 5 % de la pop­u­la­tion totale.

1/3 de la pop­u­la­tion de toutes les colonies agricoles.

40 % de toute la terre arabe dont dis­pose la pop­u­la­tion juive.

Leur his­toire :

En octo­bre 1909, des colons se met­tent en grève dans la colonie de Kinereth, près du lac de Tibéri­ade, parce que traités en sim­ples salariés par l’a­gronome plan­i­fi­ca­teur ; c’est ain­si qu’en décem­bre 1909 fut fondé de l’autre côté du Jour­dain, Deganin, pre­mière colonie com­mu­nau­taire. Non sans dif­fi­culté : manque d’expérience, con­di­tions géo-cli­ma­tiques, une cer­taine insta­bil­ité sociale ; la pro­duc­tion ne dépasse pas celle des fel­lahs avec des frais de pro­duc­tion et d’investissement beau­coup plus élevés. Pro­gres­sive­ment, après des tâton­nements, la pro­duc­tion aug­mente, la mod­erni­sa­tion se réalise. Vers 1920–30, c’est la « pre­mière révo­lu­tion tech­nique » (entrée des tracteurs dans l’agriculture) liée à l’accroissement du peu­ple juif (148 000 en 1927, 404 000 en 1936). Le nom­bre de colons aug­mente aus­si (40 en 1935 ; 115 en 1947). Vers 1947 a lieu la 2e révo­lu­tion tech­nique (aug­men­ta­tion des machines agri­coles, irrigation).

Vers cette époque a lieu aus­si la procla­ma­tion de l’État d’Israël. Nous revien­drons sur les con­séquences de ce fait, mais sig­nalons tout de suite que « les années qui suiv­ent l’indépendance voient surtout le développe­ment des colonies coopéra­tives au détri­ment des kib­boutz­im » (A. Meis­ter, Archives Inter­na­tionales de Soci­olo­gie de la Coopéra­tion, n° 10, 1961).

« Jusqu’en 1948–50, la grande majorité des colons israéliens allaient au kib­boutz. Les nou­veaux arrivants dans l’État juif s’orientent-ils spon­tané­ment vers le mochav chi­toufi ? » (R. Dumont, « Ter­res Vivantes », page 34).

Voici encore une sta­tis­tique comparative :

Kib­boutz­im en 1957
Fondé avant 1948  Fondé après 1948  Total 
Nom­bre de colonies  138  87  225 
Population  67 392  16 550  83 942 
Pop­u­la­tion active  34 901  10 247  45 148 
Sur­face colonisée (ha) 101 517  45 818  147 335 
Sur­face irriguée (ha) 24 335  8 755  33 090 
Moschav­im jusqu’en 1956
Fondé avant 1948  Fondé après 1948  Total 
Colonies  59  214  273 
Population  20 755  68 725  89 420 
Pop­u­la­tion active  12 078  32 602  44 680 
Sur­face colonisée (ha) 25 713  50 147  75 860 
Sur­face irriguée (ha) 7 824  17 006  24 830 

Pour juger du suc­cès ou de l’échec dans les kib­boutz­im, dans le domaine économique, nous devons citer ces sta­tis­tiques (« Union de con­trôle dans la coopéra­tive agri­cole », « Annu­aire sta­tis­tique de l’Union d’Inspection dans la coopéra­tive agri­cole », etc.). Nous les prenons directe­ment au tra­vail de H. Darin-Drabkin du Min­istère du Tra­vail à Tel Aviv pub­lié dans les « Archives Inter­na­tionales de Soci­olo­gie de la Coopéra­tion », n° 10, décem­bre 1961.

Développe­ment de la mécanisation
1937  1947  1959 
Tracteurs  139  315  2 777 
Moissonneuses-lieuses  31  168  607 
Batteuses  32  120  420 

Donc 250, 260, 800 % d’augmentation pour une pop­u­la­tion qui aug­mente de 72 %.

Ce qui est encore plus frap­pant si l’on com­pare avec l’équipement mécanique total du pays : 41 à 64 % de tout l’équipement glob­al (pour 20 % de la pop­u­la­tion agricole).

Nom­bre de journées de tra­vail (la compt­abil­ité des kib­boutz­im a, comme critère fon­da­men­tal, la rentabil­ité du tra­vail, le nom­bre de journées de tra­vail pour une pro­duc­tion don­née, la quan­tité d’effort pour une quan­tité de produits) :

— Ren­de­ment dou­blé pour les céréales :

— 50 % dans la cul­ture maraîchère,

— 105 % dans la pro­duc­tion laitière.‘

Com­para­i­son en revenu :

— 2 756 livres d’Israël par tra­vailleur des kibboutzim.

— 2 153 livres d’Israël par tra­vailleur en dehors des kibboutzim.

— 2 320 pour la pop­u­la­tion juive.

— 1 910 pour l’agriculture d’Israël (avec les Arabes).

donc 25 % de plus que les Juifs hors des kib­boutz­im et 40 % de plus que l’agriculture glob­ale d’Israël.

Ren­de­ment com­paré avec les autres pays :

Niveau de la mécanique : 2 171 tracteurs (1955) pour 1 353 000 dounams (1/10 d’ha), donc 16,3 pour 1 000 ha. Tan­dis qu’en France : 9 ; en Fin­lande : 13 ; en Hol­lande-Dane­mark : 18 ; en Grèce : 0,9 ; en Turquie : 0,6.

Le ren­de­ment (par journée de tra­vail-tonnes pro­duites) se rap­proche de celui de l’Europe occi­den­tale, même dans cer­tains secteurs, de celui des USA.

En résumé :

« Le kib­boutz est en passe de devenir l’un des organ­ismes à ren­de­ment agri­cole le plus élevé dans le monde.

Ce fait est d’autant plus remar­quable qu’aux envi­rons de 1920, le ren­de­ment agri­cole des kib­boutz­im ne dif­férait guère de celui des pays sous-développés.

Les chiffres… prou­vent le grand suc­cès des kib­boutz­im dans le domaine de la rentabil­ité du tra­vailleur agri­cole… Elle se monte à plus de 2 000 dol­lars par an, c’est-à-dire 7 à 12 fois supérieure à celle des pays sous-dévelop­pés, comme l’Inde, la Turquie, le Maroc » (D. D., décem­bre 1961).

Voici égale­ment la con­clu­sion de Darin-Drabkin en ce qui con­cerne la com­para­i­son entre kib­boutz et moshav :

« La ques­tion est cepen­dant très con­tro­ver­sée en l’absence d’études com­par­a­tives rigoureuses. En fait, le kib­boutz est imbat­table du point de vue de la pro­duc­tion. Mais le moshav le sup­plante du point de vue des quan­tités pro­duites par per­son­ne occupée.

Les revenus bruts par per­son­ne sont plus élevés dans les kib­boutz­im que dans les moschve, bien que la durée de tra­vail soit plus courte dans le kib­boutz (9 heures) que dans le moshav (10 heures en général).

Le ren­de­ment d’une journée de tra­vail de 8 heures est plus élevé au kib­boutz qu’au moshav. Par con­tre le moshav obtient une plus grande pro­duc­tion par unité de ter­rain (moshav : cul­ture inten­sive de légumes ; kib­boutz : surtout de céréales).

La force de tra­vail néces­saire pour cul­tiv­er une unité de ter­rain est de 20 à 30 % plus grande au moshav qu’au kib­boutz, et même, pour cer­taines cul­tures comme le maïs, de 50 à 100 %. » (Idem)

Conclusion

Les chiffres globaux n’expriment pas les dif­fi­cultés ou même les défi­ciences locales ou régionales, pas­sagères ou durables. Et égale­ment sur le plan économique, la dif­férence entre kib­boutz ancien ou récent mon­tre qu’on peut encore élever la pro­duc­tiv­ité, réduire le nom­bre de journées de tra­vail (d’environ 41 % d’après D. D.). La plus grosse dif­fi­culté sem­ble être le manque de main‑d’œuvre. Les com­para­isons sont un peu faussées, par exem­ple tan­dis que le moshav est presque entière­ment agri­cole, le kib­boutz peut avoir un cer­tain nom­bre d’entreprises indus­trielles (con­serves, etc.) et de branch­es non directe­ment agricoles.

Il existe aus­si d’autres fac­teurs : dif­férences mêmes suiv­ant les kib­boutz­im, effi­cac­ité dans l’organisation, qual­i­fi­ca­tion des tra­vailleurs, répar­ti­tion de la main d’œuvre, niveau de con­science de l’idéal, etc.

Il est ain­si démon­tré qu’il faut 8 à 10 ans pour qu’un kib­boutz arrive à une sta­bil­i­sa­tion rel­a­tive et que le niveau de vie puisse se com­par­er aux autres kib­boutz­im ; tan­dis qu’il faut 20 à 30 ans pour qu’il ait une sit­u­a­tion finan­cière saine.

Mal­gré toutes ces con­sid­éra­tions, l’existence des kib­boutz­im (50 ans pour les pre­miers) per­met de tir­er des con­clu­sions – sur un plan pure­ment économique (comme « entre­prise » seulement) :

« L’étude de la rentabil­ité de l’économie du kib­boutz, l’examen du ren­de­ment du tra­vail, celui du ren­de­ment des investisse­ments et du niveau de vie prou­vent qu’au cours de son exis­tence, le kib­boutz a réal­isé d’importants pro­grès dans le domaine économique. On peut donc con­sid­ér­er son développe­ment comme une réus­site

Ces pro­grès ne sont pas dus au hasard ; ils provi­en­nent de la struc­ture du kib­boutz qui est une entité agri­cole capa­ble, plus qu’une entre­prise de moin­dre enver­gure, d’élever le niveau de la mécan­i­sa­tion et celui de la tech­nique. Ils provi­en­nent aus­si des pos­si­bil­ités d’organisation et de l’effort con­certé pro­pres à l’économie col­lec­tive, et égale­ment de l’esprit d’avant-garde et de dévoue­ment qui inspirent les mem­bres de colonies. En d’autres ter­mes, c’est la struc­ture interne du kib­boutz et la forme sociale de son économie et non les fac­teurs cir­con­stan­ciels externes qui sont à la base de son pro­grès et de son développe­ment.

Il faut exam­in­er non seule­ment les pro­grès mais aus­si les nom­breux obsta­cles qui com­pliquent et entra­vent le développe­ment nor­mal du kib­boutz : dif­fi­cultés finan­cières, frais de pro­duc­tion trop élevés (irri­ga­tion, etc.), dépens­es munic­i­pales, celles de la défense, le manque aigu de main‑d’œuvre ; com­pli­ca­tions et con­tra­dic­tions provenant de l’existence d’une économie col­lec­tive au sein d’un milieu cap­i­tal­iste. Ces obsta­cles affaib­lis­sent, entre autres, la force d’attraction du kib­boutz et ont une influ­ence néga­tive sur l’arrivée de bras supplémentaires.

Les pro­grès économiques réal­isés par le kib­boutz mal­gré les con­di­tions extérieures dif­fi­ciles, sont un témoignage et une preuve de la puis­sance des forces dynamiques inhérentes à la nature même de l’économie col­lec­tive du kib­boutz » (H. Darin-Drabkin, Archives Inter­na­tionales de Soci­olo­gie de la Coopéra­tion, n° 10, 1961).

2ème partie : le résultat social et idéologique

Il est plus dif­fi­cile de porter un juge­ment sur ce sec­ond point – le suc­cès ou l’échec des kib­boutz­im en tant qu’expérience com­mu­nau­taire – en dehors des résul­tats économiques.

Le fait social est beau­coup plus com­plexe et com­pliqué que le fait pure­ment économique (qui n’est déjà pas si sim­ple). Il faut com­mencer par l’étude des struc­tures pure­ment finan­cières, admin­is­tra­tives, gouvernementales.

A) La question financière et administrative

Il est large­ment souligné partout, que le « développe­ment de la coloni­sa­tion agri­cole n’aurait pu être pos­si­ble sans l’aide tech­nique et finan­cière de l’Organisation sion­iste Mon­di­ale (fondée en 1897), sans le Fonds Nation­al Juif (« Keren Kayemeth Leis­rail », fondé en 1901), sans le Fonds de Recon­struc­tion (« Keren Hayessad », fondé en 1920) et enfin sans « L’Agence Juive » (fondée en 1929). Et effec­tive­ment, l’entraide, la sol­i­dar­ité et surtout l’aide finan­cière de la Dias­po­ra (les Juifs en dehors d’Israël) est en grande par­tie respon­s­able de la réal­i­sa­tion agri­cole. Essayons de voir ce prob­lème de plus près : c’est l’Organisation Sion­iste Mon­di­ale qui dirige tout, par son Con­grès Sion­iste (tous les 4 ans) ; elle désigne les mem­bres du Fonds de Recon­struc­tion, du Comité exé­cu­tif de l’Agence Juive.

Le Fonds Nation­al est le pro­prié­taire (90,5 %) des ter­res du pays qu’il dis­tribue : soit comme terre urbaine, soit comme terre non cul­tivable, soit comme terre pour le développe­ment (18 % seule­ment de la terre en Israël). C’est le Con­seil Suprême pour l’allocation des ter­res (auprès du Fonds Nation­al Juif) qui loue pour 49 (ou 99) ans (renou­ve­lable) la terre sous cer­taines con­di­tions : que le locataire la tra­vaille lui-même, ne la mor­celle pas, ne la sous-loue pas. Tout colon qui, pen­dant 5 ans, ne cul­tive pas sa terre, peut être expulsé.

C’est l’Agence Juive qui dirige effec­tive­ment tout le tra­vail (« Le Fonds de Recon­struc­tion » est respon­s­able de la col­lecte à l’étranger, « Unit­ed Israël Appeal »). Nous ne pou­vons ici entr­er dans plus de détails d’organisations et de fonc­tion­nement. Nous dirons seule­ment pour fix­er les idées que le bud­get de l’Agence Juive pour 1958–59 était de 128,7 mil­lions de dol­lars, que dans la péri­ode 1948–59 le bud­get mon­tait à 1 053,3 mil­lions de dol­lars, que l’Agence a plus de 4 000 employés, seule­ment en Israël (il y a donc, en dehors des admin­is­tra­teurs, 3 per­son­nes pour chaque kib­boutz). Enfin, le départe­ment de la coloni­sa­tion (auprès de l’Agence juive) déclare ne pas favoris­er la créa­tion d’un type de colonie plutôt que d’un autre, kib­boutz ou moshav.

B) Comment se réalise cette aide, pour le kibboutz, par exemple :

Le jeune kib­boutz reçoit la majorité du crédit qui lui est néces­saire de l’Agence Juive ou des insti­tu­tions gou­verne­men­tales. Mais au fur et à mesure de son exis­tence, il se dégage de la tutelle des insti­tu­tions de coloni­sa­tion et il base la plus grande par­tie de ses investisse­ments sur des emprunts com­mer­ci­aux ordi­naires, et sur le crédit d’institutions finan­cières indépen­dantes appar­tenant au mou­ve­ment des kib­boutz­im (bien que les crédits de l’Agence Juive soient à un taux avantageux).

D’après les sta­tis­tiques, 44 par­mi les plus anciens kib­boutz­im ont atten­du 30 ans d’existence pour égalis­er la valeur de la pro­duc­tion et des dettes (en 1955, 56,80 mil­lions de livres israéli­ennes de pro­duc­tion, con­tre 54,6 mil­lions de livres israéli­ennes de dettes, tan­dis qu’en 1927, il y avait respec­tive­ment 0,10 mil­lion de livres israéli­ennes de pro­duc­tion et 0,37 mil­lion de dettes).

D’autres sta­tis­tiques mon­trent que, tan­dis que les nou­veaux kib­boutz­im ont 50 % de dettes vis-à-vis de l’Agence (et 12 % vis-à-vis de l’État), les vieux ont seule­ment 23 % de dettes vis-à-vis de ces deux organismes.

En con­clu­sion, on peut dire qu’au fur et à mesure de leur exis­tence, les kib­boutz­im se con­soli­dent et atteignent gradu­elle­ment le stade d’entreprises indépen­dantes capa­bles de financer leur activ­ité sans avoir recours à une assis­tance par­ti­c­ulière au dehors. Toute­fois, une aide finan­cière au départ sem­ble nécessaire.

C) Organisation propre :

Ce sont des regroupe­ments de types pro­fes­sion­nels, presque tous coïn­ci­dent avec des dif­férences idéologiques ou poli­tiques. Ain­si « La Fédéra­tion des ouvri­ers agri­coles » groupe le mou­ve­ment des moshav­im, elle est affilée à l’Histadrovt, de ten­dance sociale-démoc­rate. Le Mou­ve­ment des kib­boutz­im groupe 3 fédéra­tions. Dans la « Farm­ers’ Fed­er­a­tion » sont les paysans du secteur privé (env­i­ron 6 500 fer­miers). Dans le « Con­seil des Agricul­teurs », les fer­miers de la classe moyenne (ceux qui vien­nent avec, au départ, leurs pro­pres cap­i­taux). Ces dif­férentes organ­i­sa­tions se présen­tent à tous les éch­e­lons où il s’agit d’une activ­ité économique, plan­i­fiée, etc.

D) Enfin, l’État intervient lui aussi :

Il inter­vient sur le plan sion­iste avant tout. Il y a son représen­tant offi­ciel au Con­grès Sion­iste. Il est encore plus représen­té dans tous les travaux de l’Agence Juive, du Cen­tre Com­mun de Plan­i­fi­ca­tion, etc. Enfin, par son min­istère de l’Agriculture, son min­istère de l’Intérieur et de la Défense, par son pro­pre bud­get et sa plan­i­fi­ca­tion, il joue un rôle impor­tant dans toute activ­ité économique du pays.

Ain­si, son pro­pre bud­get de développe­ment agri­cole pour 1959–60 s’élevait à 84 mil­lions de dol­lars (200 mil­lions avec celui de l’Agence Juive). Il gère 30 écoles d’agriculture com­prenant 12 000 élèves (pour la for­ma­tion des colons). Il con­trôle l’utilisation de l’eau (de 1948–49 à 1957–58, les ter­res irriguées sont passées de 3 000 à 120 000 hectares, et la con­som­ma­tion d’eau de 300 à 1 200 mil­lions de m3).

Nous ne cachons donc pas le rôle de l’État dans la réal­i­sa­tion économique. Et l’Agence Juive, déjà avant l’Indépendance, se nom­mait « État en marche ». Nous avons aus­si sig­nalé que la mécan­i­sa­tion dans les kib­boutz­im a aug­men­té depuis la créa­tion de l’État, d’où, aus­si, aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion. Mais la ques­tion qui se pose pour nous est de savoir si les béné­fices économiques ne pour­raient pas être réal­isés d’une manière sen­si­ble­ment ana­logue si, au lieu d’État, le regroupe­ment se réal­i­sait aus­si dans des dimen­sions plus larges, mais seule­ment sur des bases pure­ment économiques, com­mu­nau­taires pro­duc­tri­ces. L’État a apporté le sur­plus d’administration, de con­trôles, etc. qui était déjà assez com­pliqué même avant lui. Et l’État, avec ses nou­velles charges, ses exi­gences mil­i­taires (en tant qu’armée pas­sive et en tant qu’armée active – voir l’expédition du Sinaï) pèse lour­de­ment sur le présent et aus­si pour l’avenir ; l’amitié effec­tive judéo-arabe, le refus des kib­boutz­im de s’attacher au camp occi­den­tal, présen­tait peut-être plus de réal­isme et plus d’avantages que la poli­tique actuelle de l’État d’Israël.

Enfin, la poli­tique agri­cole pro­pre de Tel Aviv ne cache pas sa préférence (les dif­férents organ­ismes sion­istes étaient plus dis­crets) vis-à-vis des dif­férentes formes com­mu­nau­taires (nous avons cité la sta­tis­tique com­para­nt kib­boutz et moshav depuis 1947) ; l’État d’Israël ne cache pas non plus son ambi­tion d’avoir une plan­i­fi­ca­tion « plus rigoureuse et plus cen­tral­iste », d’où un con­flit plus ou moins ouvert ou obscur entre l’État et les kibboutzim.

L’existence de l’État d’Israël pose un autre prob­lème pour les kib­boutz­im. Nous avons indiqué (avec leur bud­get même) la par­tic­i­pa­tion de la Dias­po­ra dans les investisse­ments financiers (les prêts à long terme et à taux avan­tageux sont bien sûr rem­boursés, mais ils sont quand même très impor­tants pour le départ). Il faut dire aus­si que, même avant l’existence de l’Agence Juive, les pre­mières aides finan­cières venaient de phil­an­thropes juifs (et gros cap­i­tal­istes, bien enten­du), comme Roth­schild, Sir Moses Mon­te­fiore, etc. Il exis­tait donc dès le départ cer­taines pres­sions, des con­di­tions sous-enten­dues, cer­taines lim­ites à la lib­erté d’action des com­mu­nautés juives, bien qu’officiellement on par­le d’impartialité.

L’esprit éta­tique des dirigeants d’Israël ne pou­vait qu’essayer d’augmenter cette pres­sion, non seule­ment sur le plan de la plan­i­fi­ca­tion, de la préférence pour cer­taines formes moins com­mu­nau­taires, mais aus­si en jouant sur les dons extérieurs.

En voici quelques exem­ples : dans le rap­port don­né en 1956 au Comité des Affaires Etrangères de la Cham­bre des représen­tants des USA, on lit :

« En dépit de l’expérience com­mu­nau­taire des kib­boutz­im, vil­lages com­mu­nau­taires qui ne peu­vent être rangés par­mi les insti­tu­tions démoc­ra­tiques, toutes les preuves exis­tent qu’Israël s’efforce d’appliquer les principes démoc­ra­tiques du monde occi­den­tal » (cité par Gilles Mar­tinet, « La lutte des class­es en Israël », France-Obser­va­teur, avril 1957 – souligné par nous).

Et Gilles Mar­tinet fait le com­men­taire suivant : 

« Pour com­pren­dre non seule­ment la poli­tique intérieure, mais aus­si la poli­tique étrangère d’Israël, il faut savoir com­ment la con­tri­bu­tion offerte par un citoyen aisé du Bronx, ferme par­ti­san de la libre entre­prise, per­met de dévelop­per les col­lec­tiv­ités agraires qui se récla­ment de l’idéal com­mu­niste, et aus­si com­ment les pro­mo­teurs de ces col­lec­tiv­ités agraires doivent à leur tour tenir compte du fait que l’argent vient tout de même du Bronx ».

Voici un extrait d’une brochure offi­cielle juive des­tinée aux USA :

« Les pio­nniers israéliens s’étaient rebel­lés con­tre le cap­i­tal­isme de type féo­dal, mais main­tenant ils fer­ont plus de place à ce cap­i­tal­isme pop­u­laire, (people’s cap­i­tal­ism) de type USA » (souligné par nous).

Un autre exem­ple nous vient du roman récent de Léon Uris « Exo­dus » (Lafont, 1959), où ne se trou­ve pas une seule fois le mot « social­isme » ou « athéisme » à pro­pos des kib­boutz­im et des groupes révo­lu­tion­naires d’avant 1948, dont l’histoire sert pour­tant de toile de fond au roman.

Il existe donc une lutte (et même une lutte de class­es) entre l’esprit com­mu­nau­taire, autonome, social­iste, et l’esprit dirigiste, cen­tral­iste, anti-social­iste. D’ailleurs, la ligne de cli­vage de cette lutte sur le plan général et mon­di­al se place depuis la pre­mière guerre mon­di­ale entre le cap­i­tal­isme éta­tique et l’esprit égal­i­taire et com­mu­nau­taire. L’État d’Israël ne fait que con­firmer cette évolution.

E) Il faut s’arrêter ici sur le contenu idéologique, le caractère social du mouvement des kibboutzim.

Il faut tout de suite avouer que nous ne pos­sé­dons pas les posi­tions idéologiques des kib­boutz­im exposées par le Mou­ve­ment des kib­boutz­im lui-même. Les quelques infor­ma­tions que nous avons sont indi­rectes, venant de leurs amis, ou des critiques.

Voici une déf­i­ni­tion de leurs objectifs :

« L’objectif de ces groupes de gens était de pro­duire leur pro­pre nour­ri­t­ure et c’est pourquoi la cul­ture des céréales et des légumes et l’entretien d’une basse-cour prirent le pas sur la viti­cul­ture et la cul­ture des agrumes… Cet objec­tif cen­tral de l’intégration agri­cole impli­quait égale­ment un change­ment rad­i­cal de la struc­ture du vil­lage. Si un homme pos­sé­dait plus de terre qu’il ne pou­vait en cul­tiv­er lui-même, il devait for­cé­ment employ­er une main‑d’œuvre salariée et il ne rem­plis­sait plus, en défini­tive, les fonc­tions du paysan, mais bien du pro­prié­taire ter­rien ou tout au moins du con­tremaître. C’est ain­si que prit nais­sance l’idée de baser la struc­ture sociale du vil­lage sur le tra­vail per­son­nel et de divis­er les ter­res de telle sorte qu’aucun homme n’ait besoin d’un aide salarié, mais qu’il soit obligé de tout faire par lui-même, avec l’aide de sa femme et de ses enfants » (Abratam Har­man, « La coloni­sa­tion agri­cole », 1958, page 40).

Voici une autre opin­ion sur « l’esprit des fondateurs » :

« Il eut été insen­sé pour les fon­da­teurs de Dega­nia d’établir dans l’abstrait une for­mule rigide suiv­ant laque­lle la com­mu­nauté aurait dû être con­stru­ite… L’idée d’établir à l’avance une stricte forme de struc­ture prédéter­minée… ne saurait effleur­er l’esprit des fon­da­teurs. S’ils n’avaient été que des social­istes sci­en­tifiques abstraits, ils ne seraient pas venus d’abord en Pales­tine, où leurs essais auraient été en oppo­si­tion avec leurs théories. Ils avaient une com­préhen­sion pro­fonde de la pen­sée sociale mod­erne, créée par les penseurs social­istes aus­si bien Proud­hon, Owen, et d’autres, que Marx et Engels… Mais ils devaient leurs principes directs à leur tra­di­tion, aux pré­ceptes bibliques, à leur vision mes­sian­ique. Mal­gré leur révolte con­tre la reli­gion ortho­doxe et fer­mée du ghet­to, leur for­ma­tion venait, avant tout, de cela. Con­stru­isant un kib­boutz, ils entendaient que le principe de la com­mu­nauté des richess­es et la respon­s­abil­ité com­mune dans les besoins de toutes sortes devraient guider les rouages de tout le mécan­isme. La struc­ture devait s’accorder aux cir­con­stances, non se con­former à un plan rigide. De nos jours, une forme générale a été élaborée » (Mur­ray Wein­garten, jour­nal « Com­mu­nauté », jan­vi­er-févri­er 1957).

Il nous sem­ble que pour mieux com­pren­dre le car­ac­tère com­mu­nau­taire juif, et plus pré­cisé­ment celui des kib­boutz­im, il faut chercher son orig­ine dans deux faits, a pri­ori opposés, l’idée nationale et l’idée social­iste. Bien que la coloni­sa­tion juive en Pales­tine ait com­mencé avant la créa­tion du Mou­ve­ment Sion­iste (en 1855 le pre­mier achat de terre, en 1870 l’école agri­cole « Mikvet », en 1882 l’organisation « Hov­êvê Sion » – « Amants de Sion » – le groupe « Bilou ») celui-ci fondé en 1897 par Théodore Her­zl, a for­mulé et exprimé les idées d’une grande par­tie des Juifs. En plus, il a posé les con­di­tions poli­tiques de la coloni­sa­tion juive en Pales­tine, il a imposé le principe fon­da­men­tal : « les ter­res achetées doivent rester la pro­priété per­pétuelle du peu­ple juif », donc l’interdiction de toute vente (« per­son­ne ne peut s’approprier la terre »), principe trou­vé dans la Bible.

Il faut faire ici deux remar­ques : le réveil de l’e­sprit nation­al chez les Juifs se man­i­feste à la fin du 19e siè­cle, l’époque du réveil nation­al en Europe ; et d’après l’ex­em­ple des colonies com­mu­nau­taires aux USA, « le cheval de Troie » dans une colonie com­mu­nau­taire, c’est l’ac­cep­ta­tion de la main d’œu­vre.

Il nous sem­ble faux de pré­ten­dre que la réal­ité, telle qu’elle est for­mulée par les textes de la Bible, et telle qu’elle se présente en Pales­tine, devait inévitable­ment, spon­tané­ment, sans aucune « idée pré­conçue » amen­er aux kibboutzim.

La pre­mière vague d’immigrants a apporté avec elle ses idées social­istes. Il faut soulign­er ici l’influence de Tol­stoï sur la jeune « intel­li­gentsia » juive qui venait le plus sou­vent de la Russie (après la Révo­lu­tion de 1905 et les nou­veaux pogroms tsaristes con­tre les Juifs). Cette influ­ence a d’ailleurs déjà été soulignée par la revue « Esprit » (avril 1951) et recon­nue aus­si par les his­to­riens juifs :

« La forte influ­ence des écrivains soci­aux russ­es de cette époque devait con­tribuer indi­recte­ment… C’était surtout l’influence de Tol­stoï qui était grande. Tol­stoï ce grand réfor­ma­teur social pous­sant la néga­tion du gou­verne­ment et de l’État jusqu’à fris­er l’anarchisme, prêchait la vie sim­ple et naturelle du mou­jik russe. Il con­sid­érait l’agriculture comme la voca­tion la plus élevée de l’homme. Son idéal économique était une société sans argent, sans armées, sans poli­tique et sans gou­verne­ment. Pour Tol­stoï, la pro­priété fon­cière est le plus grand des crimes : “le sol ne doit appartenir à per­son­ne, comme le soleil qui nous chauffe, l’air que nous respirons”, “le vrai chré­tien ne doit et ne peut pos­séder aucune pro­priété”… L’influence des idées de Tol­stoï était très grande sur A. D. Gor­don, qui était un des fon­da­teurs de la pre­mière colonie com­mu­nau­taire Dega­nia, et qui est con­sid­éré comme le prophète et le philosophe du Mou­ve­ment des colons com­mu­nau­taires en Israël » (B. Gabovitch, Archives Inter­na­tionales de Soci­olo­gie de la Coopéra­tion, 1961, n° 9).

Et encore ceci :

« Il ne suff­i­sait pas de colonis­er le pays, et de s’y adon­ner au tra­vail manuel pour réalis­er la renais­sance nationale. L’essence de la renais­sance nationale étant liée à une réno­va­tion de la vie par amélio­ra­tion des rela­tions entre les hommes, par un change­ment rad­i­cal des con­di­tions de tra­vail et de la pro­priété privée, et par l’égalité économique et sociale. Il fal­lait rejeter les habi­tudes des généra­tions en implan­tant de nou­velles cou­tumes, en les créant, en un mot une vie de coopéra­tion com­plète basée sur la lib­erté » (Dega­nia, « La 1er colonie col­lec­tive a 50 ans », I, Cohen, 1960).

Il existe déjà une lit­téra­ture assez riche sur Aaron David Gor­don (1856–1922) et ses « Œuvres com­plètes » ont été éditées, en hébreu seule­ment en 1951. À son sujet, citons :

« Il était loin des con­cepts du social­isme sci­en­tifique, écrivait et par­lait sur la dig­nité de l’homme et du tra­vail agri­cole plus que sur des théories économiques com­pliquées. Dans la manière de Thore­au, il pro­fes­sait le retour à la terre et le rejet de la vie des villes, fac­teur de dégénérescence…

Son exem­ple eut une immense réper­cus­sion. Cette morale social­iste qu’il pro­fes­sait était accep­tée dans l’enthousiasme par tous les jeunes de l’Est européen, macérés jusque-là dans l’enseignement juif. Ils émergeaient à peine à la lumière et cher­chaient une forme sociale autre que le marxisme.

Dans le kib­boutz, le tra­vail est autre chose qu’un sim­ple moyen de sub­sis­ter. Il présente maints aspects idéologiques. En accord avec la théorie de l’économie social­iste, la valeur est fonc­tion du tra­vail » (Mur­ray Wein­garten, mars 1957, déjà cité).

Moïse Hesse, social­iste juif de la moitié du 19e siè­cle, a don­né aus­si son empreinte aux idées social­istes com­mu­nau­taires (« Rome et Jérusalem », édité en 1860).

I. Grin­baum, Ber Boro­chow, Ber Bera­hov, Nach­mou Sirkin ont égale­ment apporté quelques idées orig­i­nales. Les deux derniers étaient plus mar­qués par les idées marx­istes (« Le prob­lème juif et l’État juif social­iste », Sirkin, 1898).

Théodor Her­zl (1860–1904), bien que très éloigné du social­isme, ne pou­vait imag­in­er l’État juif sans réformes sociales non plus. Nous voyons donc sur quelle grande mosaïque d’idées est né le mou­ve­ment com­mu­nau­taire dont les kib­boutz­im con­tin­u­ent d’être l’avant-garde. Dans l’état actuel de nos infor­ma­tions, nous ne pou­vons aller plus loin dans notre con­nais­sance du fonde­ment idéologique des kibboutzim.

Évo­quons cepen­dant un autre exem­ple : l’influence mar­quée de Tol­stoï sur les expéri­ences col­lec­tives agri­coles ne s’est pas exer­cée qu’en Israël ; en Bul­gar­ie, où des liens directs avec Yas­na Poliana étaient étab­lis, dès l’époque de Tol­stoï lui-même, les pre­mières expéri­ences coopéra­tives et com­mu­nau­taires dans l’agriculture ont aus­si été inspirées par les idées de Tol­stoï. Sans pou­voir ici entr­er dans les détails, sig­nalons que plusieurs col­lec­tiv­ités agri­coles ont survécu jusqu’à la Deux­ième Guerre mon­di­ale, jusqu’à l’étatisme for­cé après la prise de pou­voir du par­ti communiste.

F) Structure et autorité dans les kibboutzim :

Nous avons vu (dans l’article de Z.) que la réu­nion heb­do­madaire con­sul­ta­tive et con­struc­tive de tous les mem­bres d’un kib­boutz représente l’autorité suprême (soit par vote majori­taire, soit par vote des 2/3). Cette manière de con­cevoir et de pra­ti­quer l’autorité a été l’un des points sur lequel les cri­tiques se sont le plus acharnées con­tre les kib­boutz­im : un sys­tème sem­blable ne pou­vait exis­ter que dans de petites col­lec­tiv­ités peu dévelop­pées, une véri­ta­ble démoc­ra­tie dépend de ses élus, il est impos­si­ble dans un kib­boutz com­por­tant plus de mille par­tic­i­pants, d’espérer que la moyenne de ses habi­tants soit capa­ble de juger les mérites ou les insuff­i­sances d’un plan de pro­duc­tion, cela donne des assem­blées entières per­dues dans de vaines dis­cus­sions inutiles sim­ple­ment pour con­va­in­cre quelques groupes d’individus entêtés. Toutes ces accu­sa­tions se ren­con­trent dans les cri­tiques adressées aux kibboutzim.

Il est sûre­ment exact que beau­coup de ces prob­lèmes se posent pour eux. Par exem­ple, l’élection aux posi­tions-clés, pour une péri­ode de deux ans, sem­ble avoir don­né des dif­fi­cultés dans la for­ma­tion, le démar­rage, l’adaptation, l’acquisition des con­nais­sances néces­saires de ces nou­veaux dirigeants élus temporaires.

Mais il sem­ble aus­si que les idées pre­mières, refus de la for­ma­tion d’une caste de chefs, sens véri­ta­ble­ment démoc­ra­tique et com­mu­nau­taire, souci d’égalité, sont suff­isam­ment et solide­ment ancrées dans la vie sociale et cul­turelle, ain­si que dans la con­duite générale des kib­boutz­im. Du moins, leur exis­tence et leur évo­lu­tion jusqu’à ce jour, con­fir­ment-ils cette tendance.

G) « Travail mercenaire » :

Ce terme désigne dans les kib­boutz­im le tra­vail salarié. C’est le prob­lème le plus dis­cuté, le plus cri­tiqué et le plus com­pliqué. Il est intéres­sant de don­ner ici le témoignage de Mur­ray Wein­garten, qui y con­sacre une grande part de son étude « La vie quo­ti­di­enne des kib­boutz » (déjà cité « Com­mu­nauté », I‑II-III, 1957). D’après lui, il a existé dès le début un petit pour­cent­age de salariés ; il sig­nale « l’impossibilité de con­stru­ire une mai­son sans l’aide d’un expert maçon, ou d’un car­reli­er expéri­men­té, sans les con­seils d’un cou­vreur adroit » ; et il ajoute : « si le kib­boutz ne pos­sède pas ces élé­ments, il n’a pas d’autre ressource que de les engager, soit indi­vidu­elle­ment, soit sur la base d’un con­trat en les payant au tarif syndical ».

Avec l’établissement de l’État juif, « le prob­lème prit un aspect dif­férent » : plus de sept cent mille immi­grants arrivent, qui refusent, pour la plu­part, de s’engager dans un kib­boutz, qui sont en chô­mage. Bien qu’en même temps les kib­boutz­im aient un besoin urgent de main‑d’œuvre, de bras sup­plé­men­taires (et ils con­tin­u­ent) le prob­lème de ces bras libres, mais récal­ci­trants, les oblig­ent à les aider. M.W. remarque :

« Le mou­ve­ment kib­boutz­ique, à la fois idéologique et réal­iste, s’est tou­jours mis au ser­vice des intérêts du pays sans se laiss­er scléros­er par les principes ».

Ain­si, l’usine de con­tre­plaqué de Afikim, l’un des plus impor­tants kib­boutz­im, emploie plus de 200 tra­vailleurs venant de l’extérieur. Ain­si, en 1953, Gester Hasiv (le kib­boutz où tra­vaille M.W) fit tra­vailler plus de 40 étrangers au kib­boutz comme ramasseurs dans un très grand jardin maraîch­er « que nous avions dû planter sur l’or­dre du gou­verne­ment » ajoute M.W., qui explique aussitôt :

« Quand un tel procédé com­mence, il devient dif­fi­cile de le lim­iter ; je le crois cepen­dant néces­saire, car le kib­boutz n’est pas une unité isolée, mais par­ticipe à la vie générale du pays. Une com­mu­nauté comme la nôtre ne pour­rait exis­ter longtemps, vivant dans une prospérité rel­a­tive, alors que 300 mètres plus loin, d’autres gens vivraient sans tra­vail, à huit sous une tente. Néan­moins je ne pou­vais m’empêcher d’être choqué. Pour sa part, le gou­verne­ment con­sid­érait ce procédé comme un moyen de don­ner du tra­vail aux inoc­cupés et l’encourageait. De l’argent fut alloué à notre kib­boutz pour le pave­ment d’une chaussée allant de la grande route à notre cen­tre, à la con­di­tion expresse que le tra­vail soit exé­cuté par l’association des chômeurs immi­grants des camps voisins ».

Et M.W. continue :

« En plus de la brèche faite dans l’idéologie de notre mou­ve­ment, le tra­vail mer­ce­naire posait de graves prob­lèmes soci­aux. Plutôt que de les laiss­er être eux-mêmes des tra­vailleurs, il fai­sait des directeurs, des con­tremaîtres, des sur­veil­lants, une aris­to­cratie du tra­vail. Un kib­boutznik était aisé­ment un chef, son passé intel­lectuel, ses études, le fai­saient évoluer aux postes de direc­tion comme un canard dans l’eau. Les kib­boutz­im, con­scients de ce dan­ger, mul­ti­plièrent sur la base fédéra­tive l’étude de ces prob­lèmes. Dans l’Union des Colonies Coopéra­tives, un cer­tain nom­bre de solu­tions furent pro­posées… Plusieurs grandes com­pag­nies furent créées… L’une pour le développe­ment de la pro­duc­tion… dis­cute avec le gou­verne­ment, prend en main la direc­tion et l’organisation du prob­lème des salariés. Une com­pag­nie de la con­struc­tion fut fondée en unis­sant tous les bons tech­ni­ciens de tous les kibboutzim.

En novem­bre 1953, l’Union Coopéra­tive des Colonies déci­da de sup­primer avec effet immé­di­at tout labeur étranger… d’éliminer pro­gres­sive­ment sur une durée de deux ans tout tra­vail salarié dans l’agriculture. Il fut beau­coup dis­cuté sur l’usage des béné­fices réal­isés par les­dites com­pag­nies et aus­si par les gains des kib­boutz­im où cette sorte de tra­vail était employée. À la fin on déci­da qu’une com­pag­nie cen­trale serait créée ; une caisse spé­ciale recueille les fonds qui sont admin­istrés par la His­tadrut, com­pag­nie générale du tra­vail, et ser­vent à l’expansion des activ­ités pro­pres à dévelop­per non seule­ment la prospérité des kib­boutz­im, mais celle de tous les mem­bres de la His­tadrut » (M. Wein­garten, « Com­mu­nauté », 1957).

Le même prob­lème est vu d’un point de vue dif­férent par exem­ple, par A. Meis­ter (« Israël, secteur de plan­i­fi­ca­tion et société glob­ale », dans « Archives Inter­na­tionales de Soci­olo­gie de la Coopéra­tion », n° 10, 1961) :

« Le salari­at dans les kib­boutz­im… n’est pas un phénomène pas­sager et mar­gin­al, mais fait par­tie inté­grale de l’économie (indus­trielle ou agri­cole, peu importe) de ces colonies. L’opposition idéologique appa­raît seule­ment comme une pieuse recom­man­da­tion et un rap­pel pure­ment ver­bal d’une idéolo­gie bien ébranlée…

Et pour­rait-il en être autrement ? Est-il néces­saire que les mem­bres dont l’âge a aug­men­té… ne puis­sent alléger leur tra­vail quo­ti­di­en et se con­sacr­er davan­tage à des tâch­es moins pénibles que les travaux agricoles ?

Nous pou­vons aus­si con­stater com­bi­en les idéolo­gies acquièrent un car­ac­tère paralysant à un cer­tain moment de la vie des groupes qu’elles pré­ten­dent guider et expli­quer. C’est, sem­ble-t-il, bien le cas de l’opposition obstinée au tra­vail salarié de la part de cer­taines fédéra­tions qui con­trarie un développe­ment économique max­i­mum de ces collectivités…

Comme dans la coopéra­tive de pro­duc­tion indus­trielle, le principe égal­i­taire des kib­boutz­im a, en fait, créé l’inégalité entre ses mem­bres et ses ouvri­ers salariés. Mal­gré l’attachement que l’on peut porter à ces réal­i­sa­tions d’économie col­lec­tive – et c’est mon cas – force est bien de voir que peu de ces groupe­ments échap­pent à l’alternative suivante : 

– ou bien renon­cer à un développe­ment économique et se repli­er sur eux-mêmes, et par là se dif­férenci­er de plus en plus de leur envi­ron­nement immédiat,

– ou bien dévelop­per les activ­ités à leur max­i­mum, engager des salariés, mais ne pas réus­sir à les inté­gr­er dans le groupe (générale­ment, ils n’ont pas envie de devenir mem­bres) et intro­duire une strat­i­fi­ca­tion sociale au sien du groupe lui-même…

Aus­si bien pour leurs besoins et leurs aspi­ra­tions que pour leur niveau de vie, les kib­boutzniks se dis­tinguent de ce pro­lé­tari­at dont ils pré­ten­dent tou­jours faire partie.

Qu’y a‑t-il en effet de com­mun entre l’ouvrier des villes et le salarié agri­cole et les mem­bres des kib­boutz­im, copro­prié­taires d’entreprises qui emploient les uns et les autres ?

Suf­fit-il de réclamer une adhé­sion à une classe pour en faire par­tie ? N’est-ce pas exagéré de pré­ten­dre que le kib­boutz a pro­lé­tarisé les bour­geois juifs dans la mesure où les mem­bres gèrent des exploita­tions haute­ment cap­i­tal­istes, con­trô­lent une pro­duc­tion, et surtout, depuis ces dernières années, reçoivent à titre indi­vidu­el une espèce de par­tic­i­pa­tion aux béné­fices et béné­fi­cient en cas de départ d’un petit cap­i­tal [[D’après M. Wein­garten : « par­fois on lui remet une petite somme pour cou­vrir son étab­lisse­ment ailleurs mais il ne lui est jamais accordé une part des biens ou du cap­i­tal amassé pen­dant la péri­ode de son tra­vail en com­mun » (note faite par nous).]].

Si l’on y tient on pour­ra dire qu’il y a là, nais­sance d’un nou­veau type de pro­lé­taire, le pro­lé­taire col­lec­tiviste, par oppo­si­tion au pro­lé­taire isolé classique. 

Ces ten­dances ne s’appliquent bien enten­du, qu’au kib­boutz. Le moshov n’a pas la pré­ten­tion, encore que ses mem­bres soient aus­si affil­iés au syn­di­cat des ouvri­ers agri­coles, d’avoir pro­lé­tarisé ses membres.

Dans ce sens, le moshov a plutôt don­né une assise agri­cole à une pro­priété qui reste bour­geoise » (A. Meis­ter, pages 229 à 231).

L’importance de cette ques­tion n’échappe à per­son­ne, le prob­lème reste ouvert.

Conclusion

Il est dif­fi­cile de porter un juge­ment sur ces quelques doc­u­ments et ces opin­ions sur les kib­boutz­im. Il est aisé de con­cevoir notre sym­pa­thie, notre posi­tion favor­able vis-à-vis de l’activité passée et présente des kib­boutz­im ; leur réus­site économique est évi­dente, ou du moins il nous sem­ble l’avoir démon­tré ; il est plus dif­fi­cile de faire une démon­stra­tion d’évidence de leur réus­site idéologique et sociale, surtout en ce qui con­cerne l’évolution du kib­boutz dans le présent et dans l’avenir.

Nous aime­ri­ons sur ce point, con­naître les opin­ions et les expéri­ences de cama­rades, surtout de ceux qui ont par­ticipé à un kib­boutz ou s’y sont intéressés.

En atten­dant, nous refu­sons d’accepter comme « inévitable » l’évolution envis­agée par A. Meis­ter (point de vue trop exclu­sive­ment écon­o­miste, tech­nocrate, plan­i­fi­ca­teur) ; comme nous refu­sons d’autre part, d’accepter les con­clu­sions tirées par P.B. dans « Social­isme ou Barbarie » :

« La sit­u­a­tion des kib­boutzniks est celle d’exploités-exploiteurs, sit­u­a­tion un peu ana­logue à celle des class­es moyennes en France… Il est générale­ment admis en Israël, que les élé­ments d’avant-garde sont les kib­boutzniks. Nous avons vu qu’il n’en est rien… » (« Les kib­boutz en Israël », avril-mai 1960).

Con­clu­sions trop dog­ma­tiques et trop superficielles.

Nous ter­minerons par la con­clu­sion du cama­rade Augustin Souchy :

« Aujourd’hui, les com­mu­nautés agraires en Israël sont, de fac­to, la seule réal­i­sa­tion du social­isme volon­taire dans le monde » (A. Souchy, « Coopéra­tivis­mo, Col­lec­tivis­mo », La Habana, 1960, page 183).

[/Yvo. (décem­bre 1962)/] 


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