Qu’est-ce que l’art ? C’est l’expression par des formes, des couleurs et des sons des sentiments humains. L’artiste est un homme doué de sensibilité et capable de traduire par la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, les émotions qu’il éprouve devant la nature et les hommes. Les mobiles qui le poussent à créer sont le besoin de créer et le désir de communiquer ce qui étouffe son cœur. L’artiste est donc lié par ce désir à la grande famille humaine, ce n’est pas un être à part. C’est un penseur qui exprime en un langage particulier l’inexprimable. Tous nos sentiments sont, en effet, accompagnés d’un état particulier qui ne peut se traduire d’une façon directement intelligible. La joie, pour ne citer qu’un exemple, peut se raconter, se décrire, mais la poésie, la musique ou les arts plastiques (peinture, sculpture) ne se contentent pas de cette description, dont se contente d’ailleurs la grosse majorité du public, ils font pénétrer directement cet état de joie dans le cœur de ceux qui comprennent ce langage, ils mettent nos sens à l’unisson ; notre intelligence et notre âme sont pénétrées en profondeur, sont agitées en quelque sorte intellectuellement et physiquement par la joie.
Je ne pense pas que tout le monde soit sensible à l’art. Il faut même que ceux qui sont sensibles fassent des efforts pour le comprendre. On perfectionne son goût comme on perfectionne ses connaissances de la vie. Bien des personnes croyant que l’art est une copie de la nature, lorsqu’il n’en est qu’une interprétation, se figurent être capables de critiquer des œuvres au nom de la nature. Cette conception simpliste est cause de bien des malentendus entre les artistes et le public.
Donc il faut apprendre à comprendre. Pour comprendre il faut étudier et pour étudier il faut avoir le temps et ne pas être écrasé par sa besogne quotidienne. Dans le monde des travailleurs ouvriers et paysans, cette initiation est quasiment impossible. Le bourgeois seul a le loisir de cultiver tout ce côté supérieur de la vie. Mais qui dit bourgeois dit : être intéressé, incapable de s’intéresser à quelque chose de désintéressé comme l’art. Seuls quelques privilégiés ont des antennes assez fines pour apprécier l’art et il est à remarquer que ces privilégiés sont, en général, plus près du peuple que les autres, plus aptes à comprendre la souffrance humaine et à accepter le progrès.
Ceci semble en contradiction avec ce que nous voyons. Dans tous les salons, dans tous les intérieurs riches, nous voyons des œuvres d’art en quantité, nous voyons des maisons, des palais richement décorés.
D’où vient cette contradiction ? Elle provient de ce que les gens riches veulent montrer qu’ils sont riches. L’art dont ils s’entourent est généralement de bas étage ou bien si par hasard ils possèdent des œuvres de valeur, ils les ont achetées pour leur prix élevé et sont incapables de les comprendre. C’est une signature qu’ils ont achetée. L’œuvre d’art est devenue une marchandise et malheureusement le plus grand nombre des artistes sont des fabricants à l’affût de l’acheteur, ils créent pour vendre.
C’est là où est le mal. Un artiste ne doit pas créer pour vendre. Qui crée pour vendre perd toutes ses qualités d’indépendance et de ce fait, toute sa valeur de pensée et d’émotion.
Malheureusement, de nos jours, nous sommes encombrés d’une multitude de ces fabricants qui faussent le goût du public et l’empêchent de comprendre que dans l’art il y a quelque chose de tout à fait supérieur qui charme, élève et ennoblit l’homme. Ces artistes avilis, qui flattent le public, finissent par être mis sur un piédestal, sont considérés comme des êtres à part et si leur savoir-faire est habile, ils sont glorifiés à l’égal des plus grands. Eux, qui devraient être des conducteurs de pensée, qui devraient aider les hommes s’élever au-dessus de leur condition de bête, qui devraient éclairer la civilisation, ils sont devenus des parasites, des amuseurs à l’égal des histrions.
Telle est la grande masse des artistes. D’autres moins nombreux travaillent en silence et ceux-là, dans notre société capitaliste, sont des malheureux, ils ne sont que rarement à leur place. Cette faible élite est étouffée, est incomprise et ne peut jouer le rôle qui devrait être celui des hommes qui embellissent la vie. Rôle indispensable pourtant, puisque l’art est le couronnement de la vie, devrait en être le couronnement. L’art est un but, est une religion, c’est-à-dire une chose qui relie les hommes les uns aux autres.
Vivre est indispensable, il faut manger, boire, avoir chaud, mais si vivre n’était que cela la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. L’homme a besoin d’amour et de beauté, il veut comprendre et va vers la science, il a besoin d’aimer et il va vers l’art.
Le rôle social de l’art est donc primordial, mais ce serait une erreur de croire que l’art, pour être légitime, doit être moral, social et éducateur, il est bien au-dessus de ces fonctions utilitaires. On me dira : à quoi sert l’art puisqu’il est une fin en soi ? Je répondrai qu’il n’y a que les choses inutiles qui donnent du prix à la vie. Vivre est bien, jouir de la vie, être conscient, comprendre, sentir, est mieux.
Une bonne partie du déséquilibré social provient du progrès mécanique efflorescence du capitalisme. L’homme est devenu l’esclave de la machine, l’ouvrier est un rouage, l’ingénieur en est un autre, le patron, le banquier, l’actionnaire ne vivent que par la machine et ses rouages. Le paysan penché sur la glèbe ne vise aussi qu’au bénéfice. La concurrence, le besoin d’aller vite, de diviser le travail pour le rendre plus productif, rendent ce travail fastidieux. L’homme moderne s’ennuie. Pour se reposer il cherche des distractions, promenade, jeux, voyages, lectures, spectacles, etc. De ces plaisirs l’un des plus recherchés est celui que lui offre l’art. Dans notre société désaxée, l’art est considéré comme une distraction, comme une chose d’agrément qui s’ajoute en ornement à la vie et l’artiste comme un comédien d’ordre supérieur qui organise les plaisirs des gens qui s’ennuient.
C’est une méconnaissance complète du rôle que doit jouer l’art. L’artiste qui a le privilège de sentir et de voir ce que tout le monde ne sent et ne voit pas directement, doit, par sa vie individuelle et surtout par son œuvre, accomplir un sacerdoce, initier les hommes à ce qui est beau, leur faire aimer la vie, la nature, les formes, les sons, les couleurs ; lui, qui est le plus désintéressé des hommes, il doit montrer que les choses de l’esprit et du cœur embellissent la vie. Un homme qui comprend et qui aime Phidias, J.-S. Bach, Giotto, Verlaine, est infiniment plus riche que le plus riche des Crésus, il possède un trésor qui le rend meilleur, moins égoïste, plus sociable.
Un prêtre regardait travailler un peintre, celui-ci pensant avoir près de lui un confrère, lui décrivit sa façon de comprendre le paysage en termes si éloquents que le prêtre, qui admirait sans trop comprendre, lui dit : « Monsieur, je vois que vous êtes un poète ». La foi du prêtre était morte, c’est le peintre qui était le vrai prêtre.
Dans un prochain article, je dirai quel devrait être le rôle de l’artiste et de l’art dans la société future.
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