Je viens d’apprendre sa mort, avec un chagrin infini, et j’ai demandé à Plus loin de me laisser dire quelques mots sur le brave ami que nous venions de perdre. Pierrot, qui l’a connu, m’a dit : « Allez ! Tout ce que vous voudrez sur Combes… » Et j’ai senti aussitôt par ces seuls mots combien le cher disparu était aimé et comme il allait m’être facile de le faire revivre au milieu de nous.
Bien peu l’ont connu, en réalité. Il n’était pas de ceux-là qui ont une plume, un verbe illustre, et qui s’imposent. Mais si sa plume était modeste et son verbe sans tapage, il était bien de ceux-là qui, obscurs, effacés, se dépensent sans rien compter de leur vie et prodiguent leur belle jeunesse aux miséreux et à l’Idéal.
Deux caractéristiques chez lui : le cœur et la vaillance. Il s’émouvait de la détresse d’autrui avec une tendresse d’apôtre et tout de suite se dévouait. Et l’instant d’après le trouvait droit pour la lutte, la lutte tenace que rien ne jugule ni n’abat et qui vous prend, après le jour la nuit, après la nuit le jour.
Il apportait à tout cette chaleur d’homme du Midi malgré tout optimiste et gouailleur, et railleur, qui attire à soi et retient la sympathie, la chaude sympathie. Car on aime, n’est-ce pas, celui-là qui redresse la tête à toute occasion bonne et fait sourire à l’adversité ; qui propage autour de soi le défi aux défaillances et aux esclavages, enseigne la vie par son exemple, son jeune et fier exemple, et ne se couche au soir satisfait que lorsqu’il a, lui aussi, bien rempli sa journée.
C’est au Libertaire que nous nous sommes connus, à ce Libertaire qui a subi des fortunes si diverses et qui a servi pendant vingt ans de lieu de ralliement à tous les enthousiasmes – et à quelques erreurs.
On y bataillait comme on pouvait, et je confesse sans difficulté que l’on y bataillait parfois bien mal, tantôt par notre faute, à cause de notre inexpérience et de nos travers, qui n’étaient pas toujours minces, et tantôt pour des raisons de « maison » auxquelles nous ne pouvions rien ou auxquelles nous ne savions rien opposer.
Deux adversaires, sinon deux ennemis : la Guerre Sociale, l’Anarchie.
La première venait de « rectifier son tir » ; la deuxième continuait le sien.
Peut-on estimer, aujourd’hui, que ces deux tirs furent à balles perdues ou qu’en tout cas il s’y gâcha beaucoup de poudre ?
Je passe. Je ne rappelle ces choses qu’en passant et parce que c’est ici, que se placent les débuts de l’activité de Combes.
Il entra dans le jeu — dans la lutte, — sans douceur, et cependant avec le sourire, un sourire qui lui était bien particulier et qu’il nuançait assez pour qu’on comprît ce qu’il signifiait de tendresse et d’amour – ou de mépris et de colère.
Sa « copie » cassait tout, le plus souvent. Mais cassait juste. Cassait ce qu’il fallait casser. Je ne crois vraiment pas lui avoir vu faire une seule fois une de ces concessions à la « camaraderie » qui respirent tant de faiblesse lâche et d’incertitudes, tant de doutes, théoriques. Entier, il l’était, mais tout au service de son devoir. La vanité ne l’effleura jamais, dans ce milieu où tous des orgueils se donnaient libre cours et qui ressembla si souvent à un cercle de congratulations mutuelles.
Il distribuait ses coups, coups de plume et coups de gueule, avec la même tranquillité et la même justesse aux « insurrectionnels » qu’aux « individualistes ». Hervé en prit autant que Libertad. Il les signalait comme de ces amis dangereux desquels l’autre priait le Seigneur de le garder, se chargeant de ses ennemis.
Kropotkinien, il l’était comme on ne l’est qu’à vingt ans. Je ne sais pas encore, à cette heure où je le pleure avec déchirement, ce qui dominait en lui de l’amour ou de la révolte.
Et communiste ! Communiste avec passion, à cette époque où le mot renfermait pour tous tous les espoirs humains de liberté, de fraternité, de justice, de travail intelligent, fécond – toutes les possibilités de grandeur humaine par le travail régénéré.
Il ne fut pas un théoricien ; sa modestie le lui eût défendu, et la vie le sollicitait trop pour qu’il songeât à déterminer la moindre parcelle d’avenir, qu’il se satisfaisait d’espérer large avec la bataille de chaque jour. Mais je sais qu’il fut de ceux qui souffrirent souvent du dogmatisme nébuleux d’aucuns et nous nous sommes souvent entretenus des lacunes de notre pensée et des irréflexions de nos gestes.
Oui, je dois le dire, par amour de la vérité et par respect de sa mémoire, nous nous sommes souvent demandé où nous allions dans nos élans et ce qu’il fallait adorer de nos dieux.
Et si quelqu’un s’avisait de s’étonner de cette foi qui en pleine lutte continuait à rechercher, je répondrais que notre jeune anarchisme d’avant-garde se souvenait déjà du socialisme de Benoît Malon qui se refusait à borner l’avenir.
De plus riches que nous nous avaient donné une leçon de sagesse – et de prudence. Il appartenait à la vie d’émousser nos impatiences, de nous révéler ce que nous ne savions pas encore, de nous apprendre encore un peu plus, à nous chercher nous mêmes et à comprendre les autres.
Puis ce fut l’exil. Condamné pour la campagne antimilitariste de 1913 du Mouvement anarchiste, qu’il avait tout particulièrement contribué à fonder et à faire vivre, Henry Combes se réfugia à Londres. Il devait, hélas ! y mourir, d’une mort rapide, qui nous a tous pétrifiés, en pleine force, je peux dire en pleine jeunesse encore puisqu’il n’avait que quarante ans et qu’il se promettait de reprendre un beau jour les luttes de naguère.
La guerre, ensuite, et surtout la vie à gagner nous avaient séparés. Ce qu’il « pensait », juste avant sa mort, je ne le sais pas assez pour en pouvoir parler à ceux qui l’ont connu et perdu de vue. Mais il me plaît de dire ici qu’il avait conservé pour le groupe des Temps nouveaux un coin de son cœur, et pour Pierrot en particulier la meilleure pensée. C’est une indication. J’en donnerai une autre, encore, plus précise peut-être, en rapportant ici ce qu’il m’écrivait il y a quelques semaines : « Je lis le Réveil de Genève et Plus loin, mais je ne peux pas dire que je suis extrêmement intéressé. »
On le voit, sa franchise et sa netteté, il les avait gardées intactes. Pour un esprit libre et droit, quelle plus belle conscience ? On apporte sa pierre, quand même, à la vieille maison qui veut se rajeunir et qui ne demande que des matériaux et des bras, que de l’entr’aide.
Car nous avons, tout de même, appris quelque chose de nos heurts, de nos violences, de nos contradictions, de nos haines : un goût plus vif, plus mûr, plus sûr de la réflexion et de l’étude. Plus exactement, peut-être, un goût plus sûr de l’information.
Est-ce à dire que nos « certitudes » sont encore et toujours relatives ? J’y incline. Fortement. Et tenez, j’y incline si fortement que je me libère pour ma part d’un seul coup : oui, mes certitudes à moi, comme les certitudes de plus d’un, je le gage, ne sont que des incertitudes. J’accepte la leçon d’humilité que nous donne le poète :
Et de la vérité je fais ma seule étude.
Pour s’augmenter, si je puis ainsi dire, un seul moyen : sortir de la prison du dogme, du dogme si peu dogme, si peu conçu, si peu au point ; du dogme fait d’un assemblage si artificiel de théories à revoir, de théories contrebalancées par les événements et dressées dans le temps et l’espace selon les désirs et l’imagination.
N’attendons pas la mort pour lancer le « Mehr Licht » de Goethe.
Ouvrons les fenêtres pour que respirent nos poumons. Il y a en nous des alvéoles qui n’ont jamais fonctionné.
[/Georges