La Presse Anarchiste

Henry Combes

Je viens d’ap­prendre sa mort, avec un cha­grin infi­ni, et j’ai deman­dé à Plus loin de me lais­ser dire quelques mots sur le brave ami que nous venions de perdre. Pier­rot, qui l’a connu, m’a dit : « Allez ! Tout ce que vous vou­drez sur Combes… » Et j’ai sen­ti aus­si­tôt par ces seuls mots com­bien le cher dis­pa­ru était aimé et comme il allait m’être facile de le faire revivre au milieu de nous.

Bien peu l’ont connu, en réa­li­té. Il n’é­tait pas de ceux-là qui ont une plume, un verbe illustre, et qui s’im­posent. Mais si sa plume était modeste et son verbe sans tapage, il était bien de ceux-là qui, obs­curs, effa­cés, se dépensent sans rien comp­ter de leur vie et pro­diguent leur belle jeu­nesse aux misé­reux et à l’Idéal.

Deux carac­té­ris­tiques chez lui : le cœur et la vaillance. Il s’é­mou­vait de la détresse d’au­trui avec une ten­dresse d’a­pôtre et tout de suite se dévouait. Et l’ins­tant d’a­près le trou­vait droit pour la lutte, la lutte tenace que rien ne jugule ni n’a­bat et qui vous prend, après le jour la nuit, après la nuit le jour.

Il appor­tait à tout cette cha­leur d’homme du Midi mal­gré tout opti­miste et gouailleur, et railleur, qui attire à soi et retient la sym­pa­thie, la chaude sym­pa­thie. Car on aime, n’est-ce pas, celui-là qui redresse la tête à toute occa­sion bonne et fait sou­rire à l’ad­ver­si­té ; qui pro­page autour de soi le défi aux défaillances et aux escla­vages, enseigne la vie par son exemple, son jeune et fier exemple, et ne se couche au soir satis­fait que lors­qu’il a, lui aus­si, bien rem­pli sa journée.

C’est au Liber­taire que nous nous sommes connus, à ce Liber­taire qui a subi des for­tunes si diverses et qui a ser­vi pen­dant vingt ans de lieu de ral­lie­ment à tous les enthou­siasmes – et à quelques erreurs.

On y bataillait comme on pou­vait, et je confesse sans dif­fi­cul­té que l’on y bataillait par­fois bien mal, tan­tôt par notre faute, à cause de notre inex­pé­rience et de nos tra­vers, qui n’é­taient pas tou­jours minces, et tan­tôt pour des rai­sons de « mai­son » aux­quelles nous ne pou­vions rien ou aux­quelles nous ne savions rien opposer.

Deux adver­saires, sinon deux enne­mis : la Guerre Sociale, l’Anar­chie.

La pre­mière venait de « rec­ti­fier son tir » ; la deuxième conti­nuait le sien.

Peut-on esti­mer, aujourd’­hui, que ces deux tirs furent à balles per­dues ou qu’en tout cas il s’y gâcha beau­coup de poudre ?

Je passe. Je ne rap­pelle ces choses qu’en pas­sant et parce que c’est ici, que se placent les débuts de l’ac­ti­vi­té de Combes.

Il entra dans le jeu — dans la lutte, — sans dou­ceur, et cepen­dant avec le sou­rire, un sou­rire qui lui était bien par­ti­cu­lier et qu’il nuan­çait assez pour qu’on com­prît ce qu’il signi­fiait de ten­dresse et d’a­mour – ou de mépris et de colère.

Sa « copie » cas­sait tout, le plus sou­vent. Mais cas­sait juste. Cas­sait ce qu’il fal­lait cas­ser. Je ne crois vrai­ment pas lui avoir vu faire une seule fois une de ces conces­sions à la « cama­ra­de­rie » qui res­pirent tant de fai­blesse lâche et d’in­cer­ti­tudes, tant de doutes, théo­riques. Entier, il l’é­tait, mais tout au ser­vice de son devoir. La vani­té ne l’ef­fleu­ra jamais, dans ce milieu où tous des orgueils se don­naient libre cours et qui res­sem­bla si sou­vent à un cercle de congra­tu­la­tions mutuelles.

Il dis­tri­buait ses coups, coups de plume et coups de gueule, avec la même tran­quilli­té et la même jus­tesse aux « insur­rec­tion­nels » qu’aux « indi­vi­dua­listes ». Her­vé en prit autant que Liber­tad. Il les signa­lait comme de ces amis dan­ge­reux des­quels l’autre priait le Sei­gneur de le gar­der, se char­geant de ses ennemis.

Kro­pot­ki­nien, il l’é­tait comme on ne l’est qu’à vingt ans. Je ne sais pas encore, à cette heure où je le pleure avec déchi­re­ment, ce qui domi­nait en lui de l’a­mour ou de la révolte.

Et com­mu­niste ! Com­mu­niste avec pas­sion, à cette époque où le mot ren­fer­mait pour tous tous les espoirs humains de liber­té, de fra­ter­ni­té, de jus­tice, de tra­vail intel­li­gent, fécond – toutes les pos­si­bi­li­tés de gran­deur humaine par le tra­vail régénéré.

Il ne fut pas un théo­ri­cien ; sa modes­tie le lui eût défen­du, et la vie le sol­li­ci­tait trop pour qu’il son­geât à déter­mi­ner la moindre par­celle d’a­ve­nir, qu’il se satis­fai­sait d’es­pé­rer large avec la bataille de chaque jour. Mais je sais qu’il fut de ceux qui souf­frirent sou­vent du dog­ma­tisme nébu­leux d’au­cuns et nous nous sommes sou­vent entre­te­nus des lacunes de notre pen­sée et des irré­flexions de nos gestes.

Oui, je dois le dire, par amour de la véri­té et par res­pect de sa mémoire, nous nous sommes sou­vent deman­dé où nous allions dans nos élans et ce qu’il fal­lait ado­rer de nos dieux.

Et si quel­qu’un s’a­vi­sait de s’é­ton­ner de cette foi qui en pleine lutte conti­nuait à recher­cher, je répon­drais que notre jeune anar­chisme d’a­vant-garde se sou­ve­nait déjà du socia­lisme de Benoît Malon qui se refu­sait à bor­ner l’avenir.

De plus riches que nous nous avaient don­né une leçon de sagesse – et de pru­dence. Il appar­te­nait à la vie d’é­mous­ser nos impa­tiences, de nous révé­ler ce que nous ne savions pas encore, de nous apprendre encore un peu plus, à nous cher­cher nous mêmes et à com­prendre les autres.

Puis ce fut l’exil. Condam­né pour la cam­pagne anti­mi­li­ta­riste de 1913 du Mou­ve­ment anar­chiste, qu’il avait tout par­ti­cu­liè­re­ment contri­bué à fon­der et à faire vivre, Hen­ry Combes se réfu­gia à Londres. Il devait, hélas ! y mou­rir, d’une mort rapide, qui nous a tous pétri­fiés, en pleine force, je peux dire en pleine jeu­nesse encore puis­qu’il n’a­vait que qua­rante ans et qu’il se pro­met­tait de reprendre un beau jour les luttes de naguère.

La guerre, ensuite, et sur­tout la vie à gagner nous avaient sépa­rés. Ce qu’il « pen­sait », juste avant sa mort, je ne le sais pas assez pour en pou­voir par­ler à ceux qui l’ont connu et per­du de vue. Mais il me plaît de dire ici qu’il avait conser­vé pour le groupe des Temps nou­veaux un coin de son cœur, et pour Pier­rot en par­ti­cu­lier la meilleure pen­sée. C’est une indi­ca­tion. J’en don­ne­rai une autre, encore, plus pré­cise peut-être, en rap­por­tant ici ce qu’il m’é­cri­vait il y a quelques semaines : « Je lis le Réveil de Genève et Plus loin, mais je ne peux pas dire que je suis extrê­me­ment intéressé. »

On le voit, sa fran­chise et sa net­te­té, il les avait gar­dées intactes. Pour un esprit libre et droit, quelle plus belle conscience ? On apporte sa pierre, quand même, à la vieille mai­son qui veut se rajeu­nir et qui ne demande que des maté­riaux et des bras, que de l’entr’aide.

Car nous avons, tout de même, appris quelque chose de nos heurts, de nos vio­lences, de nos contra­dic­tions, de nos haines : un goût plus vif, plus mûr, plus sûr de la réflexion et de l’é­tude. Plus exac­te­ment, peut-être, un goût plus sûr de l’information.

Est-ce à dire que nos « cer­ti­tudes » sont encore et tou­jours rela­tives ? J’y incline. For­te­ment. Et tenez, j’y incline si for­te­ment que je me libère pour ma part d’un seul coup : oui, mes cer­ti­tudes à moi, comme les cer­ti­tudes de plus d’un, je le gage, ne sont que des incer­ti­tudes. J’ac­cepte la leçon d’hu­mi­li­té que nous donne le poète :

Je ne suis que men­songe, erreur, incertitude,
Et de la véri­té je fais ma seule étude.

Pour s’aug­men­ter, si je puis ain­si dire, un seul moyen : sor­tir de la pri­son du dogme, du dogme si peu dogme, si peu conçu, si peu au point ; du dogme fait d’un assem­blage si arti­fi­ciel de théo­ries à revoir, de théo­ries contre­ba­lan­cées par les évé­ne­ments et dres­sées dans le temps et l’es­pace selon les dési­rs et l’imagination.

N’at­ten­dons pas la mort pour lan­cer le « Mehr Licht » de Goethe.

Ouvrons les fenêtres pour que res­pirent nos pou­mons. Il y a en nous des alvéoles qui n’ont jamais fonctionné.

[/​Georges Durupt/​]

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