En terminant le précédent article de cette série, j’ai mentionné trois caractéristiques du travail agricole : l’assujettissement, la dépendance étroite – dans un climat donné – vis-à-vis des météores et du cycle des saisons, enfin l’aléa de la récolte. Les deux premiers termes ont à peine besoin d’être commentés, mais il faut vivre à la campagne pour se pénétrer des conditions spéciales du travail des champs et comprendre à quel point il diffère de celui de l’industrie, à horaire pour ainsi, dire invariable et à périodes de liberté régulières. Une mentalité autre doit immanquablement se développer dans une atmosphère si différente.
Quant à la récolte, il est certain que, dans l’ensemble, un cultivateur travaillant librement sur son sol fournit une quantité de nourriture supérieure à celle qui est nécessaire à sa famille. En France, 6 millions d’agriculteurs répondent à 40 millions de consommateurs. Mais cela n’est vrai que dans la suite des années et des régions. Bien souvent, ça, et là, ceci ou cela vient à manquer. Malgré un travail astreignant, le paysan ne sait pas ce que sera la moisson. Un lent progrès dans l’adaptation des semences au climat, une plus grande variété de cultures, des façons successives plus judicieuses atténuent, certes, les effets de conditions atmosphériques exceptionnelles, et depuis longtemps la famine ne se fait plus sentir dans les pays cultivés, mais l’incertitude du rendement n’en est pas moins un fait indéniable.
Que l’on ne croie pas rétorquer mes arguments sur la difficulté des travaux des champs par le grand mot de « machinisme ». Sans doute que, dans les pays de grandes plaines ou de molles ondulations, la machine ne puisse grandement soulager l’ouvrier, et ce sont justement les districts de grande propriété et à prolétariat misérable. Mais une moitié de la France, pour ainsi dire, celle des petits propriétaires et des cultures variées, a une forme de terrain trop mouvementé pour se prêter à un labour mécanique.
Les travailleurs du sol que je vois, même les métayers et les fermiers, sont tout disposés à utiliser la machine autant que faire se pourra. Le fléau a disparu, la machine à battre va de ferme en ferme ; et le regret de beaucoup, c’est que l’appareil ne soit pas une propriété commune ; il y a même une certaine coopération, organisée au moment des battages ; la machine (28 francs de location par heure) demande une équipe d’une vingtaine d’hommes ; ils sont nourris par celui qui fait battre, mais leur journée n’est pas payée ; à charge de revanche, bien entendu. La même habitude existe pour les vendanges. Pour les labours, il est aussi fréquent que le cultivateur possédant des bœufs retourne gratuitement le champ de ses voisins, à charge pour ceux-ci de l’aider aux récoltes, à l’étendage du fumier et autres besognes. Nous reviendrons sur cette disposition d’esprit ; du reste, il ne faut pas se dissimuler que, maintenant, chacun tient un compte assez strict des services qu’il rend.
Passons à une autre question. Constatons l’énorme différence existant entre les budgets d’un citadin et d’un campagnard. Dans le cours d’une année normale, un représentant typique de la classe agricole peut presque vivre sans aucun argent, sauf pour l’épicerie ; dans beaucoup d’endroits il fait encore son pain, et partout il vit à même le sol par ses champs, sa basse-cour, son bétail ; mais subitement il lui faudra quelques milliers de francs pour acheter une paire de bœufs, élever une grange, refaire une toiture. Donc, non seulement les revenus sont aléatoires, mais les dépenses se font par secousses ; le bas de laine doit son existence à la nature même des choses.
D’autre part, le cultivateur qui vend des produits variés serait bien embarrassé de fixer un prix de revient à chacun d’eux. Pourrait-il dire combien de fumier, combien de main‑d’œuvre a demandé cette culture ; combien de nourriture, combien de soin a demandé cet animal ? II existe à peine une commune mesure entre la valeur des hectolitres de vin, de noix, de blé ; entre un quintal de betteraves et un quintal de tabac. On comprend donc fort bien qu’il se soit établi un cours, un cours basé un peu sur l’offre et la demande, un peu sur le travail que réclame un produit particulier et que l’on connaît par les cas où il est en culture unique, un peu sur beaucoup d’autres choses.
En effet, il est bien évident qu’il y a de la fantaisie dans l’établissement des cours. Le cultivateur a passé en quelques années de la misère à une position dominante ; il n’est pas si bête qu’il n’ait pu apprendre rapidement la manière de s’y prendre en voyant autour de lui comment opèrent les intermédiaires ; mettre la marchandise en réserve jusqu’à ce que le consommateur tire la langue (et l’illégale coalition est bien inutile depuis que la feuille imprimée pénètre chaque jour partout) ; cela s’appelle simplement pratiquer la valorisation ou la resserre (voir une correspondance du Temps du 23 novembre sur la Guerre des matières premières). Le paysan a même découvert qu’il peut vendre plus cher au village qu’à la ville de marché, « parce que cela évite la course à l’acheteur ».
Ne pas oublier en parlant de ce conflit que le producteur agricole a sans doute besoin du producteur industriel de temps à autre, mais qu’il est rarement pressé, tandis que le consommateur a besoin du producteur à chaque instant de sa vie, et immédiatement. Aussi, on ne peut que rire (ou pleurer) quand on lit le récit des palabres qui se tiennent dans les grandes villes sur la vie chère. Que les « commissions » sautent par-dessus toute la cascade des grossistes et revendeurs ; qu’elles viennent donc aux lieux mêmes de production pour discuter avec le travailleur local ; elles trouveront peut-être des arguments plus convaincants qui feront baisser le prix de la vie. La solution équitable pour tous d’un seul problème, celui du lait par exemple, pourrait taxer l’ingéniosité de beaucoup d’experts.
Non ! Le citadin paie aujourd’hui le peu d’égards (mépris serait-il un peu trop fort ?) qu’il a si longtemps marqué envers le cul-terreux. Aussi c’est-il à lui, le consommateur à montrer le chemin de la bonne entente. D’abord, il doit témoigner qu’il l’estime comme son égal, malgré ses mains calleuses et son instruction souvent plus élémentaire. Si le citadin est plus intelligent, qu’il en fasse preuve et qu’il initie une assurance par le groupement urbain tout entier contre la possibilité de mauvaises récoltes. C’est lui, plus versé dans les questions techniques, qui voudra suggérer l’acquisition de machines agricoles et qui subventionnera les essais ; c’est à lui à faire remarquer que le logis est misérable et à offrir sa participation aux dépenses ; à lui à prononcer quelques paroles de bon sens qui ne seront pas toutes émises en vain.
Et que cette attitude nouvelle ne soit pas du marchandage ! Que ce soit l’expression d’une idée de solidarité générale et non pas l’achat d’un rabais sur la nourriture. Ne demandez pas au paysan s’il a réussi depuis vingt ans à mettre de côté quelques écus. Aidez-le parce que le sentiment de l’entr’aide vous y pousse.
Ce n’est pas à dire qu’une évolution ne puisse se produire spontanément dans le cerveau du terrien, et qu’il ne trouverait pas par lui-même, avec le temps, les avantages d’une collaboration. Sans doute, mais le consommateur qui fera son mea culpa peut activer de beaucoup le déplacement du point de vue du paysan.
Quelle solution que l’avenir réserve à la conciliation des intérêts aujourd’hui contraires, il est une tendance de la nature humaine qu’il ne faudrait essayer d’ignorer ; une passion que le producteur agricole peut satisfaire, tandis que son adversaire n’y arrive que dans une mesure beaucoup moindre : le désir de posséder quelque ressource secrète. Autrement dit, chaque individu demande à être le seul juge de ses propres besoins. C’est légitime, et c’est là un point douloureux dans l’existence de l’ouvrier et du fonctionnaire ; les camarades, les collègues, le monde entier pour tout dire connaît son budget et ne lui permet aucune extravagance. Ne cherchons pas à dépouiller le paysan de cette conquête.
Question d’argent à part, que réclame la communauté du cultivateur ? C’est que le sol soit bien utilisé. La Société se sent avoir un droit de regard ; elle constate qu’il y a des propres-à-rien dans la culture comme ailleurs, des fainéants et des soûlards ; elle voit des veuves incapables de tenir proprement leur domaine, elle voit des centres de mauvaises herbes, de maladies cryptogamiques dont l’existence alourdit le travail des bons ouvriers du voisinage. En tout état de cause, il semble indispensable qu’un groupement local, comprenant des cultivateurs et des habitants indépendants, discute en chaque localité de ces problèmes et leur trouve des solutions provisoires – même dans la Société capitaliste. Je sais à cinquante kilomètres d’ici, des centaines de lieues carrées laissées à l’abandon depuis que le phylloxéra y a tué la vigne. Je suis sûr qu’il existe dans l’arsenal des lois un texte quelconque qui prétende remédier à cet état de chose, mais la carence du gouvernement central est toute naturelle, c’est le manque d’initiative locale qui laisse les météores accomplir leur œuvre destructive.
Mais voyons plus loin et ne cachons pas nos aspirations révolutionnaires ; disons comment nous associons le cri « La Terre aux Paysans » au principe de l’abolition de la propriété individuelle et à celui de la suppression de l’héritage.
L’intérêt non douteux de la communauté est que le sol soit cultivé dans les meilleures conditions possible. Par qui ? Par ceux qui voudront bien en accepter la lourde tâche. Il existe bien une tendance parmi les citadins vers le « retour aux champs », mais il s’agit plutôt d’une maisonnette avec jardinet, de quelques poules et de quelques légumes que de la culture des céréales et de l’élevage des bestiaux ; on ne s’improvise pas terrien au sortir d’un bureau. Laissons alors aux générations futures le soin d’étudier cette question avec quelques autres. Pour le moment, nous avons des cultivateurs qui aiment leur coin de terre. Chacun d’eux qu’il ait l’esprit routinier ou novateur, connaît bien en général les qualités particulières de tel et tel champ de son domaine ; il possède la tradition des cultures ayant le plus de chance de réussir à telle ou telle époque ; sauf exception, le propriétaire actuel — ou le métayer ou le fermier — est sans doute l’individu qui tirera le meilleur parti du terrain qu’il est habitué à exploiter. L’intérêt général, d’accord avec les intérêts particuliers, demande que le même travailleur — ou le même groupe de travailleurs — s’occupe pendant une période de longue durée du même morceau de territoire. Et pourquoi un fils de paysan ne prendrait-il pas la responsabilité de mettre en valeur le lopin où il a passé ses jeunes années et qui a nourri ses parents ?
Reconnaissons donc un droit de continuité au cultivateur et à sa descendance, un droit de jouissance, dans le cadre d’un paysage familier, à une maison d’habitation et aux bâtiments nécessaires.
Le travailleur non propriétaire est généralement moins attaché à un coin particulier du sol, mais s’il a éprouvé les joies du métier, s’il se sent réellement paysan, c’est à lui que doit aller la gérance d’une portion du domaine public. Nous voyons fort bien une grande propriété actuelle continuant à fonctionner par le travail des ouvriers agricoles qui, aujourd’hui, y obéissent au maître. Qu’ils y forment un groupe coopérateur, un syndicat local ; qu’ils y acceptent même en égal leur ancien chef s’ils le reconnaissent un homme de bon conseil ; tout en affirmant leur volonté de disposer des éléments d’une existence normale.
Je passe très rapidement sur une série de questions des plus importantes, mais je n’en esquive pas la discussion ; je désire seulement arriver de suite à une première conclusion.
L’abolition de la propriété individuelle au profit de la communauté – de la communauté locale tout d’abord – met à la charge de celle-ci une série de devoirs qui le plus souvent passent inaperçus parce qu’on n’a en vue que le cas de la grande propriété où le sol est exploité par des mercenaires.
L’abolition de la propriété individuelle du sol ne peut être qu’une proclamation de solidarité. L’ensemble des citadins, des consommateurs, ou mieux, l’ensemble des hommes déclare mettre toutes ses forces au service du producteur agricole en face des conditions difficiles que lui oppose la nature. La communauté devenant propriétaire assure le cultivateur contre les mauvaises récoltes ; elle s’engage à lui fournir un outillage convenable, à entreprendre les grands travaux nécessaires, à lui construire une habitation salubre ; bref, elle affirme sa volonté d’utiliser la technique moderne en faveur de ceux de ses membres dont la tâche est la plus lourde : les paysans qui font pousser le grain nourricier.
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