Voilà bien quarante ans que je fis la connaissance de Joseph Tortelier, au printemps de 1885, peut-être même à l’automne 1884. C’était à Bessèges, et sa visite dans cette ville de 12.000 habitants fit époque : un orateur anarchiste traversant comme un météore un domaine féodal.
Deux sociétés industrielles s’y partageaient l’industrie, et encore aujourd’hui, nominalement rivales ; l’une mines et métallurgie, dite républicaine ; l’autre, mines seulement royaliste avérée ; le maire de la commune étant par roulement, le directeur d’une des usines. L’ordre régnait donc, et seuls quelques commerçants pouvaient se permettre d’être prudemment frondeurs.
Sans doute, des passions couvaient ; il y avait eu des grèves, de terribles accidents de mine avaient ému les travailleurs, notamment le plus récent, vers 1880 ; plus de 200 mineurs étant venus s’écraser et mourir derrière la porte d’une issue secondaire qu’un ingénieur avait justement fait fermer quelques jours auparavant pour la « facilité du contrôle ». Cet homme avait dû quitter le pays.
Il y avait déjà eu des conférenciers de passage, certainement des candidats socialistes, mais les réunions ne pouvaient se tenir à Bessèges même ; il fallait aller chercher un local dans une des communes voisines où des ruraux tombaient moins sous la coupe des administrations minières.
Tortelier vint ; je ne sais plus du tout comment la conférence avait été organisée, ni ce qu’il nous dit ; je n’ai souvenance que de la promenade qui, vers minuit, ramena une centaine d’ouvriers vers Bessèges, et des chants qui s’élevaient dans la nuit claire.
Évidemment, le lendemain on reprit le collier de misère, mais avec un peu d’espoir au cœur, et aussi un peu d’étonnement. Pour la première fois, un orateur n’avait pas abordé le paragraphe final si bien connu « Si vous voulez bien m’accorder vos suffrages… », il les avait même prévenus des désillusions que leur procureraient les élus au parlement, de quel parti qu’ils se réclamassent. Tortelier parlait avec son cœur, son discours avait peu d’ordonnance, mais la chaleur de ses idées allait remuer les sentiments intimes des auditeurs. Sur beaucoup, il avait une grande supériorité, celle de connaître aussi bien la misère paysanne que celle de l’ouvrier citadin. Né en Bretagne, au sud de Rennes, il avait vécu l’existence pénible des champs avant de devenir menuisier, d’habiter la ville, puis Paris. Mais il aimait la terre, et vers le déclin de sa vie, son plus grand plaisir fut de cultiver un lopin et de voir grossir ses légumes et ses fruits.
Pendant une quinzaine d’années, Tortelier se rendit ainsi bien souvent en province. Sa femme était le meilleur de lui-même, bretonne aussi, travailleuse acharnée, bien qu’une lésion organique en eût dû faire une rentière, en société communautaire s’entend. Grâce à elle, il fut possible à Tortelier de s’absenter souvent pour répondre à l’appel des camarades. Vers 1890, il fit une tournée de conférences aux États-Unis. J’ai souvenir du récit qu’il nous fit d’une réunion dans les bois, en Pennsylvanie, chez un Français émigré, Goaziou si j’ai bonne mémoire, récit où se reflétait l’enthousiasme de ceux qui avaient pris part à cette réunion.
La dernière fois que j’entendis notre ami parler en public fut à Londres, en 1895, lors du Congrès socialiste ; peu après, l’état de ses poumons ne lui permit plus de se faire entendre dans une grande salle. Mais dans les dix dernières années de sa vie, surtout depuis la guerre, je le vis souvent en sa retraite d’Eaubonne où, sans parler de mes sentiments affectueux pour lui et les siens, j’avais grand plaisir à constater combien nos idées étaient concordantes.
Le ménage Tortelier fut une des bonnes cellules des débuts de la propagande anarchiste et des coutumes altruistes entre camarades.
[/P.R./]