La Presse Anarchiste

L’anarchisme et le droit

[(En étu­diant la ques­tion du Droit et de l’Anarchisme, nous nous sommes aper­çus qu’il existe très peu d’études sur ce sujet dans la presse libertaire.

En dehors de quelques pro­pos dis­per­sés et vagues, nous n’avons trou­vé que quatre études (nous deman­dons à ceux qui en connaissent d’autres de nous les signaler) :

— « La loi et l’Autorité » de Kro­pot­kine, 1892, en fran­çais et en russe.

— « La loi, son carac­tère et son rôle dans la vie sociale » de A. Kare­line, 1914, en russe.

— Dans « l’Anarchie » de Eltz­ba­cher se trouvent des cita­tions des clas­siques de l’anarchisme sur le Droit, édi­tion 1905, en alle­mand, tra­duit en fran­çais et récem­ment en anglais.

— Dans le livre « Anar­chisme » de A. Boro­voï un cha­pitre entier est consa­cré au même sujet, édi­tion 1918, Mos­cou, en russe, 171 pages.

Nous avons choi­si ce der­nier tra­vail et l’avons tra­duit presque inté­gra­le­ment. L’auteur est très peu connu en France, bien qu’il soit venu en France avant la guerre de 1914. Une courte bio­gra­phie d’A. Boro­voï est parue récem­ment dans le jour­nal « AIT » (mai 1962) et dans « Notre Route » (juillet 1962).)]

Dans la lit­té­ra­ture cri­tique sur l’Anarchisme, il existe une opi­nion lar­ge­ment répan­due selon laquelle l’anarchisme – qui est la néga­tion caté­go­rique de la socié­té actuelle et du droit actuel – a une posi­tion aus­si néga­tive sur le droit en géné­ral, même dans la socié­té liber­taire future.

Cette opi­nion est abso­lu­ment fausse.

L’erreur a pour causes :

  1. La confu­sion métho­do­lo­gique sur le pro­blème des rap­ports entre le droit et l’État dans les études anar­chistes elles-mêmes.
  2. Des défi­ni­tions assez variables du droit et de la socié­té d’une part chez les anar­chistes, et d’autre part, chez leurs critiques.
  3. Des décla­ra­tions hâtives et vides de sens chez cer­tains mili­tants anar­chistes. Quelques-uns d’entre eux, pour­tant d’une cer­taine naï­ve­té socio­lo­gique, sont arri­vés à être sin­cè­re­ment convain­cus que l’anarchie signi­fie absence de toute sorte de règle­ment juri­dique, c’est-à-dire un com­plet désordre ; ils ne font ain­si qu’aider les cri­tiques anti-anar­chistes. D’autres s’imaginent que les hommes vont chan­ger d’un coup et com­plè­te­ment par le simple fait de connaître l’idéal anar­chiste. Les troi­sièmes enfin, rêvent aux pos­si­bi­li­tés de la créa­tion, grâce au pro­grès tech­nique, de condi­tions sociales telles qu’on évi­te­ra l’influence obli­ga­toi­re­ment limi­ta­tive du droit.
  4. La ten­dance géné­rale de paresse qui est encore plus mar­quée chez ceux qui se consi­dèrent cri­tiques de l’anarchisme, mais qui ignorent abso­lu­ment tout de l’anarchisme et qui ne se donnent pas la peine de connaître au moins l’essentiel de la pen­sée libertaire.
  5. Et enfin, la cri­tique ten­dan­cieuse et conscien­cieu­se­ment fausse, qui a été intro­duite dès Engels, sur tout ce qui touche la socio­lo­gie et la phi­lo­so­phie, cri­tique dite du « socia­lisme scien­ti­fique » (par exemple la bro­chure de Ple­kha­nov : « socia­lisme et anarchisme).

Le problème du droit et de l’État

Le pro­blème qui nous inté­resse peut se pré­sen­ter ain­si : il faut cher­cher l’existence d’une socié­té où rien – ni dans les ins­ti­tu­tions ni dans les rap­ports humains – ne puisse limi­ter la volon­té de per­sonne ; où cha­cun sera auto­nome ; où la juri­dic­tion qui règle la vie humaine sera une affaire per­son­nelle mais non plus la volon­té col­lec­tive, même dans ses meilleures expressions.

L’anarchisme se pro­pose cette tâche, de trou­ver cet ordre social :

« … dans lequel il n’y aura aucun gou­ver­ne­ment, aucun défen­seur offi­ciel de morale, ni pri­son, ni bour­reau, ni riche, ni pauvre, où tout le monde sera égal en droits ; des frères ayant cha­cun leur part quo­ti­dienne de peine, vivant en accord et en amour, non par la force d’une loi d’obligation qui punit sévè­re­ment ceux qui ne lui obéissent pas, mais par la force des rap­ports mutuels, des inté­rêts de l’un et de l’autre par la force de l’inévitable loi de la nature » (Reclus).

Com­ment l’anarchisme résout-il cette ques­tion ? La révolte contre le pou­voir, contre le droit de l’État, contre le droit basé sur la loi, tout cela a com­men­cé il y a bien long­temps [[L’au­teur fait ici un rap­pel his­to­rique depuis Marc Aurèle.]] ;

Des socio­logues impar­tiaux ont démon­tré dans leurs recherches que l’État (la socié­té auto­ri­taire avec un pou­voir éta­bli) n’est pas la pre­mière forme des socié­tés humaines ; que les peuples ont com­men­cé leur vie his­to­rique dans des forces « sans auto­ri­té éta­blie ». L’État appa­raît comme le résul­tat de phé­no­mènes com­plexes : d’une culture maté­rielle et intel­lec­tuelle par­ti­cu­lière, d’une dif­fé­ren­cia­tion pro­gres­sive dans la socié­té ; en même temps, comme conquête et comme résul­tat de cette conscience pro­gres­si­ve­ment déve­lop­pée des avan­tages et même des biens éthiques d’une soli­da­ri­té entre les dif­fé­rents élé­ments de ce tout humain.

Ces mêmes socio­logues nous ont mon­tré le déve­lop­pe­ment paral­lèle de l’institution du pou­voir qui englobe pro­gres­si­ve­ment des fonc­tions qui appar­te­naient avant aux orga­nismes sociaux de carac­tère local et auto­nome. Si cer­taines de ces fonc­tions, en dehors même de leur ori­gine, ont mieux été exé­cu­tées par le nou­veau pou­voir, de nom­breuses autres fonc­tions l’ont été très mal, sans satis­fac­tion, et ensuite avec une constante injus­tice pour les droits fon­da­men­taux de l’individu du groupe local, de la liberté.

Ce pro­ces­sus d’hypertrophie gou­ver­ne­men­tale, et comme contre­coup, le refus d’acceptation de l’idée du pou­voir est bien expri­mée, par Dur­kheim, par exemple :

« Le pou­voir gou­ver­ne­men­tal… tend à englou­tir en lui-même toutes les formes d’activité qui ont un carac­tère social en lais­sant dehors seule­ment l’ardeur humaine. Mais alors, il est obli­gé de prendre un nombre consi­dé­rable de fonc­tions pour les­quelles il n’est pas apte et qu’il exé­cute de manière insuf­fi­sante. À plu­sieurs reprises, on a remar­qué que sa pas­sion de prendre tout à son compte n’a d’égal que sa pleine impuis­sance à régler la vie humaine. De là le gas­pillage énorme des forces d’énergie – ce dont on l’accuse avec rai­son – qui, en réa­li­té ne cor­res­pond pas au résul­tat obte­nu. D’autre part, les hommes n’obéissent à aucune autre col­lec­ti­vi­té en dehors de l’État, parce que l’État se pro­clame le seul orga­nisme col­lec­tif. Ils prennent l’habitude d’envisager la socié­té exclu­si­ve­ment à tra­vers l’État, tou­jours en dépen­dance de l’État. Et pour­tant l’État se situe très loin d’eux, reste tou­jours une chose abs­traite, ne peut leur don­ner une influence proche immé­diate. C’est pour­quoi dans le sen­ti­ment social de l’humanité il n’y a ni par­ti­ci­pa­tion consciente, ni éner­gie suf­fi­sante. Dans une grande par­tie de leur vie, autour d’eux, il n’y a rien, il n’y a que le vide. Dans ces condi­tions, les hommes sont entraî­nés inévi­ta­ble­ment, soit vers l’égoïsme, soit vers l’anarchie » (Dur­kheim).

C’est sur ce ter­rain – la ten­dance de l’État à tout englou­tir, la per­sonne humaine, son besoin social, à para­ly­ser sa volon­té et ses actes par des sanc­tions – que naît la révolte anarchiste.

Mais cette révolte, est-elle une révolte contre le « droit » en géné­ral ? Les anar­chistes envi­sagent-ils, une fois le gou­ver­ne­ment démo­li, les bases de la socié­té actuelle abo­lies, de ne les rem­pla­cer par rien ? De lais­ser les indi­vi­dus s’organiser comme bon leur semble ?

En réa­li­té, il faut le dire, le pro­blème du droit n’est pas trai­té d’une manière suf­fi­sam­ment claire par les anar­chistes. Nom­breux sont ceux – nous l’avons déjà dit plus haut – qui croient à un chan­ge­ment mira­cu­leux et abso­lu de la nature humaine qui n’aura plus besoin que de son droit « pure­ment humain ». Pour cela, cer­tains croient, à la force magique de l’égoïsme, d’autres, à la soli­da­ri­té, les troi­sièmes mettent leur espoir dans la force de l’opinion publique, les qua­trièmes dans le pro­grès intel­lec­tuel et moral des hommes, les cin­quièmes enfin, croient même à la nature par­ti­cu­lière « de l’homme nou­veau » chez qui dis­pa­raî­tra, pour tou­jours, avec la dis­pa­ri­tion de la pro­prié­té et de l’État, tout le côté « mauvais ».

Mais en dehors de tous ces miracles, les anar­chistes en géné­ral, et les anar­chistes-com­mu­nistes en par­ti­cu­lier, recon­naissent d’abord un autre fac­teur : « L’organisation ». L’anarchisme construit l’organisation non sur le prin­cipe du pou­voir de classe, comme l’organisation capi­ta­liste mais sur le prin­cipe de soli­da­ri­té et d’entraide. Le prin­cipe même de l’organisation est accep­té par la plu­part des anar­chistes contemporains :

« L’anarchisme, écrit de Paepe, est le chan­ge­ment de la poli­tique sociale des orga­ni­sa­tions gou­ver­ne­men­tales par l’organisation de la production ».

Mer­li­no pense que :

« Dans l’organisation est le sens essen­tiel de l’anarchisme ».

Les ouvriers espa­gnols déclarent dans un manifeste :

« Le devoir le plus impor­tant de l’anarchisme est une orga­ni­sa­tion sociale qui cor­res­pond réel­le­ment aux besoins de la société ».

Ain­si, la néces­si­té d’une orga­ni­sa­tion éco­no­mique, même si elle a un carac­tère sur­tout local, devra réel­le­ment rem­pla­cer l’appareil actuel­le­ment en place.

La criminalité

On ne peut pas dire pour autant que tous les « cri­mi­nels » actuels dis­pa­raî­tront avec la des­truc­tion du gou­ver­ne­ment éta­tique, avec tout son orga­nisme poli­cier, péni­ten­tiaire, etc. Une grande majo­ri­té des anar­chistes-com­mu­nistes, pense que, sous l’influence de la dis­pa­ri­tion de la pro­prié­té pri­vée, il devrait se pro­duire un chan­ge­ment assez pro­fond et rela­ti­ve­ment rapide de la nature humaine. Les anar­chistes indi­vi­dua­listes sur­tout Tucker et Mac­key n’acceptent pas la for­mule « tout appar­tient à tous », et affirment que ce prin­cipe est incom­pa­tible avec le prin­cipe essen­tiel de l’anarchisme : la liber­té de l’individu. L’anarchiste com­mu­niste Sébas­tien Faure, voit la source de « tris­tesse mon­diale », non tel­le­ment dans la pro­prié­té, mais dans l’organisation du pouvoir.

Que le régime social actuel, avec toutes ses ins­ti­tu­tions d’oppression, de puni­tion, etc., engendre lui-même des cri­mi­nels, c’est une évi­dence qu’on n’a même pas besoin de démon­trer. Mais de là à affir­mer que dans la réa­li­té liber­taire vont immé­dia­te­ment dis­pa­raître tous les ins­tincts anti-sociaux, toutes les rai­sons de la cri­mi­na­li­té, c’est un peu rapide. Même si nous sommes d’accord avec ce que cer­tains anar­chistes affirment : la cri­mi­na­li­té dans une véri­table socié­té libre sera l’expression exclu­sive de « cri­mi­nels innés », c’est-à-dire de cas où on ne peut pas inter­ve­nir ; même pour cela, il faut au moins quelques années de pra­tique liber­taire pour que les êtres humains soient édu­qués dans des condi­tions nou­velles. En tout cas, croire à un chan­ge­ment immé­diat de l’homme, au chan­ge­ment de toute sa nature psy­cho­lo­gique dès l’écartement du pou­voir, tout cela nous semble un peu exagéré.

(L’auteur cite ici Lavrov et son livre « L’élément du pou­voir dans la socié­té future » – Note du traducteur).

On peut citer aus­si l’opinion de l’anarchiste bien connu, Malatesta :

« En tout cas… le peuple ne per­met­tra pas sans se défendre qu’on touche à sa liber­té, à son bien-être, et si c’est néces­saire, il trou­ve­ra le moyen de se défendre contre les ten­dances anti-sociales de quelques indi­vi­dus. Mais pour cela, faut-il fabri­quer sans arrêt des lois ? Quand le peuple rejette ce qui lui semble néfaste, il trou­ve­ra le moyen de le faire d’une meilleure façon que tous les légis­la­teurs » (Mala­tes­ta, Anarchie).

Éléments conventionnels et spontanés

Étant don­né que toute orga­ni­sa­tion est le résul­tat d’un accord, elle mène par consé­quent, à une modi­fi­ca­tion de la vie de chacun.

(l’auteur ici, cite les tra­vaux de Shtam­ler, sur­tout « les bases théo­riques de l’Anarchisme »).

Cela est d’ailleurs évident : nier la limi­ta­tion de la volon­té indi­vi­duelle dans un accord signi­fie qu’on consi­dère cet accord comme absurde ; sup­po­ser que chaque membre d’une orga­ni­sa­tion peut s’en aller quand il veut, à n’importe quel moment, et pour n’importe quel motif – cela est impen­sable, car on peut ain­si détruire faci­le­ment toute l’œuvre col­lec­tive à laquelle l’organisateur doit ser­vir, sans par­ler du manque d’estime pour les autres membres de cette organisation.

Nous ne connais­sons pas une seule socié­té humaine, même avant la for­ma­tion des pre­miers États, dans laquelle il n’y eut aucun ordre. La vie com­mune exige cer­tains règle­ments. Ces règle­ments peuvent seule­ment être dif­fé­rents.

En dehors de cer­taines règles juri­diques, il existe dans les socié­tés humaines ce que Shtam­ler appelle : « les règle­ments conven­tion­nels » [[Depuis Shtam­ler, les tra­vaux de nom­breux eth­no­logues, psy­cho­logues, ont démon­tré l’im­por­tance des asso­cia­tions et des règle­ments spon­ta­nés « sau­vages », non auto­ri­taires.]]. Ce sont des normes :

« Dans les règle­ments de conduite humaine d’exigence éthique, dans les formes de rap­ports sociaux, dans le plus étroit sens du mot, une espèce de mode de toutes les habi­tudes en cours, quelque chose comme le codex des che­va­liers du Moyen-Âge, ou le codex des cor­po­ra­tions artisanales ».

La force réelle de ces forces conven­tion­nelles peut-être plus consi­dé­rable que les forces des écrits juri­diques. La dif­fé­rence fon­da­men­tale, interne, entre les règle­ments conven­tion­nels et les écrits juri­diques, réside dans le fait que les pre­miers ont pour base un accord :

« Les hommes se sou­mettent à par­tir exclu­si­ve­ment d’un accord, un accord peut-être même pas mani­fes­té, comme sont la plu­part des faits dans la vie sociale, mais quand même un cer­tain accord ».

Tan­dis que le droit juri­dique est créé par la loi, elle-même créée par un corps spé­cia­li­sé, déta­ché, choi­si, qui a pour but, avant tout, de sau­ve­gar­der l’ordre éta­bli, d’imposer son « droit » sans se sou­cier vrai­ment des aspi­ra­tions et des besoins humains. Le droit réel, l’ensemble des règle­ments conven­tion­nels, basé sur l’accord des hommes qui les acceptent, c’est à pro­pre­ment par­ler le droit anar­chiste. Et ce droit est recon­nu, comme nous le ver­rons plus loin, par les plus évi­dents repré­sen­tants de la pen­sée liber­taire. Car ni l’existence même de l’organisation sociale, ni son pro­grès, ne sont pos­sibles sans un cer­tain règle­ment des rap­ports sociaux. Il est évident que ce droit ne peut pas assu­rer à cha­cun une liber­té illimitée.

Après cet aper­çu théo­rique un peu sché­ma­tique, il nous fau­dra connaître direc­te­ment les opi­nions de cha­cun des meilleurs repré­sen­tants de la pen­sée anar­chiste sur le rôle du droit dans la socié­té future.

I. Godwin

Comme le sou­ligne Eltz­ba­cher, God­win refuse le droit « tota­le­ment et en bloc ». Il part de la consta­ta­tion que le droit est en même temps une exclu­si­vi­té et une impo­si­tion, et quelque chose de chao­tique, pas suf­fi­sam­ment déter­mi­né ; qui néglige l’individu, qui a la pré­ten­tion d’une pro­phé­tie. En même temps, God­win refuse l’État en consi­dé­rant tout gou­ver­ne­ment, sous toutes ses formes, comme l’expression de la tyran­nie et de la haine. God­win parle en même temps des com­munes comme orga­ni­sa­tions réglant la vie mutuelle pour le bien de tous, et remarque la néces­si­té pour les indi­vi­dus d’accepter ces com­munes. En envi­sa­geant l’éventualité d’une « injus­tice » par un membre par­ti­cu­lier de la com­mune, God­win parle d’un comi­té des sages qui déci­de­ra de la pos­si­bi­li­té de cor­ri­ger le cri­mi­nel ou de le chas­ser. Enfin, God­win envi­sage, pour des cas extra­or­di­naires, des réunions élar­gies et par­ti­cu­lières, soit régio­nales, soit même natio­nales, par exemple pour dis­cu­ter sur des conflits entre des com­munes, pour les néces­si­tés d’une défense com­mune contre une attaque enne­mie. God­win, comme tout ratio­na­liste, consi­dère que la pra­tique de ces ins­ti­tu­tions nou­velles, ira beau­coup plus loin que la pra­tique des ins­ti­tu­tions existantes.

Aus­si le droit juri­dique actuel est rem­pla­cé par cer­tains règle­ments dans des formes nou­velles, la forme anar­chiste de la struc­ture communale.

II. Proudhon

Dans sa théo­rie, Prou­dhon est en constante contra­dic­tion entre les exi­gences d’une liber­té per­son­nelle abso­lue et de l’égalité sociale com­plète des membres de la société…

Il est vrai que Prou­dhon demande la sup­pres­sion de toutes les normes juri­diques en vigueur dans la socié­té actuelle ; mais en même temps, il affirme le carac­tère uni­ver­sel et l’importance des normes accep­tées et appli­quées d’après les contrats sociaux et à par­tir des­quels sera construite la nou­velle société.

Il va même plus loin, en envi­sa­geant des répres­sions, des condam­na­tions contre ceux qui ont refu­sé d’exécuter le contrat.

D’ailleurs, des contra­dic­tions sem­blables existent chez Prou­dhon en ce qui concerne la cen­tra­li­sa­tion et l’État. On peut appe­ler les pro­jets de Prou­dhon pour la socié­té qui rem­pla­ce­ra la socié­té bour­geoise des pro­jets « anar­chistes », « fédé­ra­listes », etc., mais ces pro­jets portent en eux cer­tains carac­tères éta­tiques. Le mot même « anar­chie » est uti­li­sé chez Prou­dhon dans deux sens dif­fé­rents : dans l’un, il signi­fie l’idéal, la vision d’une socié­té abso­lu­ment sans pou­voir, dans l’autre, c’est sim­ple­ment une forme d’organisation poli­tique qui se carac­té­rise par la pré­pon­dé­rance des prin­cipes d’autonomie et d’autogestion sur le prin­cipe d’une cen­tra­li­sa­tion gouvernementale.

Il faut dire que les com­pro­mis et les cor­rec­tions de Prou­dhon vont encore plus loin. Si, dans ses « confes­sions », il déve­loppe le sys­tème com­plet d’une socié­té basée sur le prin­cipe de la cen­tra­li­sa­tion, dans son « prin­cipe fédé­ra­tif » il recon­naît ouver­te­ment que « l’anarchie », dans sa forme pure (manque abso­lu de pou­voir), est irréa­li­sable et que la solu­tion réa­liste des pro­blèmes poli­tiques doit par­tir du « fédé­ra­lisme », com­pro­mis réa­liste entre l’anarchie et la démocratie.

III. Bakounine

Per­sonne n’a écrit de cri­tiques aus­si pro­fondes et aus­si pas­sion­nées contre l’État. L’État, pour Bakou­nine est par­tout et tou­jours un mal :

« L’État, ce n’est pas la socié­té humaine mais seule­ment la forme his­to­rique de cette socié­té, la forme la plus abs­traite, la plus bru­tale. His­to­ri­que­ment, l’État est né dans tous les pays comme le fruit d’une union sinistre entre la vio­lence, le vol, et la dévas­ta­tion, en un mot, de guerres et de conquêtes mili­taires, tou­jours sou­te­nu par les dieux, eux-mêmes nés de la fan­tai­sie théo­lo­gique et super­sti­tieuse des peuples pri­mi­tifs. L’État a été depuis sa nais­sance, et res­te­ra jusqu’à son der­nier sou­pir, une jus­ti­fi­ca­tion de la force bru­tale, la vic­toire de l’injustice. L’État c’est le pou­voir, c’est la force, c’est la démons­tra­tion de la bru­ta­li­té. Il ne peut pas uti­li­ser la méthode de per­sua­sion et chaque fois qu’il a l’occasion de l’utiliser, il le fait contre le bon sens. Quand il ne prend même pas la peine de cacher sa propre nature, il devient ouver­te­ment une vio­lence contre la volon­té humaine, une néga­tion de la liber­té humaine.

Même quand il veut faire du bien, l’État cor­rompt et enlève toute valeur à ce bien car il com­mande tou­jours et chaque com­man­de­ment fait naître une juste révolte pour la liber­té » (Bakou­nine, « Dieu et l’État »).

Bakou­nine dit, à un autre endroit :

« L’État… est un immense cime­tière où s’exécute l’autosacrifice, la mort, l’enterrement de toutes les mani­fes­ta­tions de la vie indi­vi­duelle, de la vie col­lec­tive, de la vie tout sim­ple­ment. C’est un autel sur lequel la liber­té réelle, le bien-être des peuples est don­né en offrande à la puis­sance gou­ver­ne­men­tale et chaque fois que cette offrande est plus com­plète, l’État est le plus par­fait. L’État… c’est une abs­trac­tion qui détruit la vie des peuples » (Bakou­nine, « Lettres sur le patriotisme »).

Mais l’État, indique tou­jours Bakou­nine, est un mal « his­to­ri­que­ment néces­saire », comme on peut dire qu’était néces­saire la « bes­tia­li­té » des pre­miers humains, l’imagination théo­lo­gique des hommes. L’État doit dis­pa­raître. Il doit être rem­pla­cé par une socié­té libre, qui, en par­tant des prin­cipes de satis­fac­tion des néces­si­tés humaines fon­da­men­tales, se construi­ra sur les bases d’une auto­no­mie totale ; à par­tir de la petite com­mune, vers une union gran­diose, mon­diale qui uni­ra tous les êtres humains. Le chaî­non entre ces dif­fé­rentes uni­tés, ne sera plus la vio­lence, elle ne s’imposera pas par une loi de là-haut mais dans des accords libres entre tous. La volon­té com­mune, voi­là la source de toutes les normes juri­diques de Bakou­nine ; une fois cet accord libre il aura la force d’une obligation.

IV. Kropotkine

Nous avons déjà par­lé un peu plus haut, de ses concep­tions sur le pouvoir.

Dans « La parole d’un révol­té », « La conquête du pain », il donne un tableau sai­sis­sant et com­plet de la socié­té future, une fédé­ra­tion de com­munes, basée sur des accords entre les hommes libres et égaux.

Le droit civil et le droit cri­mi­nel trouvent chez Kro­pot­kine une cri­tique implacable :

« Si nous vou­lions étu­dier les mil­lions de lois qui veulent s’imposer sur toute l’humanité, nous pou­vons faci­le­ment remar­quer qu’elles peuvent être divi­sées en trois vastes groupes : 

— les lois qui défendent la propriété,

— les lois qui défendent le gouvernement,

— les lois qui défendent la per­sonne humaine.

Mais elles sont toutes les trois éga­le­ment inutiles et nuisibles.

Les socio­logues connaissent bien le rôle des lois sur la pro­prié­té… elles servent, non à assu­rer à chaque indi­vi­du, ni même à la socié­té tout entière, les fruits de leur tra­vail. Au contraire, la loi sert à jus­ti­fier le vol de la plus pro­fonde par­tie du fruit du tra­vail des mains de celui qui le pro­duit, et à défendre les voleurs.

En ce qui concerne les lois qui défendent le gou­ver­ne­ment, est-il néces­saire de les défendre quand on sait que tous les gou­ver­ne­ments monar­chiques, consti­tu­tion­nels, répu­bli­cains, etc. ont pour but d’imposer par la vio­lence les classes pri­vi­lé­giées : l’aristocratie, la bour­geoi­sie, le clergé.

Plus de pré­ju­gés existent pour le troi­sième groupe de lois, celles qui pré­tendent défendre la per­sonne humaine. Les anar­chistes doivent dire ouver­te­ment que ces lois sont aus­si inutiles, aus­si nui­sibles, que les autres. Il faut dire d’abord qu’environ 75 % de tous les crimes contre la per­sonne humaine sont en réa­li­té diri­gés contre les biens d’autrui. Ces crimes doivent logi­que­ment dis­pa­raître quand dis­pa­raî­tra la pro­prié­té pri­vée. Pour les autres, ont-ils par hasard dis­pa­ru à la suite des puni­tions atroce des cri­mi­nels ? Les tueurs ont-ils renon­cé sous la menace de la péna­li­té ? Celui qui veut tuer son pro­chain par ven­geance, par pas­sion, n’envisage pas les consé­quences de son crime ».

Kro­pot­kine, ain­si que ses pré­dé­ces­seurs, accepte des normes, dans les rap­ports entre les hommes, l’obligation de rem­plir un contrat libre­ment accep­té. Dans « La conquête du pain », par exemple, il s’arrête lon­gue­ment devant les objec­tions et les cri­tiques faites à ce sujet à l’anarchisme-communisme. Il faut dire que dans ses réponses, Kro­pot­kine se montre avant tout huma­niste, croyant plus dans l’amour des hommes que dans la force de la logique. Il a sans aucun doute rai­son, quand il dit que : 

« Ceux qui ne vou­dront pas tra­vailler seront une mino­ri­té, une toute petite minorité ».

C’est pour­quoi, avant d’envisager de les punir, il fau­drait savoir pour­quoi pré­ci­sé­ment ils ne veulent pas travailler.

Et pour­tant, avant de pou­voir étu­dier les causes et ensuite de pou­voir les éli­mi­ner, les réci­dives d’inaction et en géné­ral le refus d’accepter une cer­taine dis­ci­pline, de se sou­mettre à une déci­sion col­lec­tive, ces mani­fes­ta­tions peuvent avoir lieu, même dans la meilleure socié­té, la plus par­faite com­mune. Faut-il pour cela envi­sa­ger qu’il ne puisse exis­ter aucune situa­tion sociale qui ne pour­ra évi­ter les réfrac­taires, et les sou­cis qui en découlent ? Dans ce cas, il ne res­te­ra rien d’autre à la socié­té – n’importe quelle socié­té – que de chas­ser ses insou­mis. Mais cette atti­tude est une puni­tion ter­rible, même si nous accep­tons que cette per­sonne soit indigne. Et inévi­ta­ble­ment naît un doute : l’homme chas­sé de la com­mune trou­ve­ra-t-il un meilleur endroit pour vivre ?

Il faut donc envi­sa­ger autre chose.

V. Tucker et les individualistes

Dans ses construc­tions phi­lo­so­phiques, Tucker suit les ensei­gne­ments de Stir­ner et de Prou­dhon : du pre­mier, Tucker prend le prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té abso­lue de l’individu ; chez le second il cherche les méthodes par les­quelles il espère chan­ger la socié­té actuelle en une socié­té libre, construite sur les prin­cipes des accords individuels.

Comme tout indi­vi­dua­liste extrême, Tucker rejette caté­go­ri­que­ment toute orga­ni­sa­tion impo­sée. À par­tir de cela, il cri­tique vio­lem­ment l’État :

« L’État, c’est le plus grand cri­mi­nel de notre temps. Ses actes ont pour rôle, non de défendre l’essentiel, c’est-à-dire l’individu, mais au contraire de le limi­ter, l’opprimer, l’attaquer ».

Tucker cri­tique avec force, tous les mono­poles : le gou­ver­ne­ment, et les classes qui le défendent, la mon­naie, les lois. Aux mono­poles, il oppose dans la future socié­té, le prin­cipe d’une concur­rence illimitée :

« La concur­rence géné­rale et illi­mi­tée signi­fie la paix abso­lue et la plus juste coopération ».

De là, la lutte achar­née de tous les anar­chistes indi­vi­dua­listes contre le socia­lisme éta­tique : ils lui reprochent d’être la vic­toire de la foule en oppo­si­tion à celle de l’individu ; chez lui, le pou­voir arrive à son point culmi­nant ; les mono­poles à leur plus grande puis­sance. En même temps, les anar­chistes-indi­vi­dua­listes ne veulent pas accep­ter la dif­fé­rence essen­tielle entre le socia­lisme éta­tique et l’anarchisme-communisme. Pour eux, ce der­nier n’est qu’une phase dans le déve­lop­pe­ment géné­ral de la doc­trine socialiste :

« L’anarchie signi­fie la liber­té abso­lue tan­dis que le com­mu­nisme refuse la liber­té sur­tout la liber­té de pro­duc­tion et d’échange, celle qui et la plus impor­tante, sans laquelle toutes les autres liber­tés n’auront en réa­li­té aucune valeur ».

L’anarchisme indi­vi­dua­liste, dans la vision de Tucker, est :

« Une orga­ni­sa­tion sociale har­mo­nieuse qui donne à ses membres la plus grande liber­té indi­vi­duelle qui condi­tionne l’égalité pour tous ».

Tucker voit la seule limi­ta­tion du droit de l’homme et la seule obli­ga­tion de l’homme uni­que­ment dans le res­pect des autres.

La vio­lence sur l’individu, le droit de pro­prié­té sur l’autre, le droit basé sur le tra­vail en dehors même de tout mono­pole – tout cela est inad­mis­sible. Le moment le plus ori­gi­nal dans la théo­rie des anar­chistes-indi­vi­dua­listes, est celui de leur accep­ta­tion de la pro­prié­té pri­vée. Le pro­blème qui se pose aux indi­vi­dua­listes est le sui­vant : faut-il accep­ter dans la socié­té anar­chiste que les indi­vi­dus uti­lisent les moyens de pro­duc­tion qui sont aus­si une pro­prié­té indi­vi­duelle ? Si l’anarchiste-individualiste répond néga­ti­ve­ment il don­ne­ra droit à la socié­té d’entrer dans les sphères indi­vi­duelles ; mais alors la liber­té abso­lue de l’individu, qui est à la base de leur théo­rie, ne sera qu’une fic­tion. Ils ont donc choi­si la deuxième réponse et ils réin­tro­duisent la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion et de la terre ; autre­ment dit, le droit du pro­duit du tra­vail inté­gral entre dans l’anarchisme-individualiste.

En accep­tant l’égoïsme comme unique force motrice de l’homme, Tucker en déduit la loi de la liber­té égale pour tous. La limite logique du pou­voir de chaque indi­vi­du se trouve pré­ci­sé­ment dans cet égoïsme. La source des normes du droit, lui-même basé sur la volon­té de tous, réside dans la néces­si­té d’accepter et d’honorer la liber­té de cha­cun. Ain­si, l’anarchiste-individualiste, non seule­ment accepte le droit comme résul­tat d’un accord com­mun, mais tends même à le défendre.

Même si nous admet­tons que l’anarchisme-individualiste satis­fait inté­gra­le­ment tous les besoins humains, le fait d’accepter la pos­si­bi­li­té, pour l’organisation sociale, de réagir aux actes indi­vi­duels – ce fait se trouve en contra­dic­tion avec l’idéal individualiste.

Donc, ici, comme dans l’anarchisme-communisme, nous nous heur­tons à cette impos­si­bi­li­té tra­gique, résoudre l’incompatibilité entre indi­vi­du et la socié­té dans le sens d’une liber­té abso­lue de l’individu, ou de la néces­si­té d’une socié­té har­mo­nieuse. Tout refus ou non exé­cu­tion de l’accord repré­sente déjà en soi une infrac­tion au droit d’autrui.

Si l’anarchisme refuse d’accepter ce fait, qui est la consé­quence inévi­table d’un tel ordre de rap­ports, l’anarchisme doit accep­ter la néces­si­té de cer­taines normes.

Conclusion

De tout expo­sé, il résulte que l’anarchisme n’est pas un rêve ima­gi­naire, mais une réa­li­té qui tend à don­ner une vie, un sens réa­liste et logique à cette révolte de l’esprit humain contre toute vio­lence. Pour cela, il ne doit par­ler par fic­tions comme « cette liber­té abso­lue, illi­mi­tée » par rien et par per­sonne, cette néga­tion du devoir, cette irres­pon­sa­bi­li­té totale, etc. La contra­dic­tion éter­nelle – incom­pa­ti­bi­li­té entre indi­vi­du et la socié­té – semble inso­luble car cette contra­dic­tion semble basée sur la nature même de l’homme, sur son besoin de per­son­na­li­té et son besoin d’épanouissement social. Et vou­loir, par un entê­te­ment fana­tique, des « solu­tions » socio­lo­giques, « résoudre le car­ré dans le cercle », cela signi­fie qu’on s’affaiblit soi-même, qu’on laisse sans défense tout ce qui dans la concep­tion anar­chiste est incon­tes­table, a une valeur.

Disons-le ouver­te­ment, l’anarchisme admet, et doit admettre, le « droit », son « droit liber­taire ». Ce droit ne res­sem­ble­ra ni dans son esprit, ni dans sa forme, à la juri­dic­tion de la socié­té contem­po­raine, la socié­té bour­geoise, la socié­té capi­ta­liste ; il ne res­sem­ble­ra pas non plus aux « décrets » de la dic­ta­ture socialiste.

Ce « droit » ne sera pas de l’idée de déta­cher l’individu de la col­lec­ti­vi­té ; toute norme, toute obli­ga­tion ne doit plus ser­vir aux abs­trac­tions comme « inté­rêt suprême », « bien com­mun », etc. où l’individu doit se sacrifier.

Le droit anar­chiste ne doit pas être un tor­rent des « biens » qui se déversent de « là-haut ». Il ne pour­ra être ni une inven­tion ni un iso­le­ment. Il sera orga­ni­que­ment pro­vo­qué par cette inquié­tude de l’esprit qui, sen­tant en soi la force de créa­tion, la soif d’actes créa­teurs, réa­li­se­ra ses dési­rs dans la réa­li­té, dans des formes acces­sibles pour les hommes. La garan­tie de ce droit sera la res­pon­sa­bi­li­té pour ma liber­té et la liber­té des autres. Comme tout droit, il doit être défen­du. La forme concrète de cette défense, ne peut pas être indi­quée d’avance. Elle cor­res­pon­dra aux besoins réels de la socié­té à ce moment donné.

[/​Alexéi Boro­voï

(tra­duit du russe dans « L’Anarchisme », édi­té à Mos­cou, édi­tion « Culture et Révo­lu­tion », 1918, cha­pitre VII, pages 134 à 146)/] 

La Presse Anarchiste