La Presse Anarchiste

Les anarchistes et la révolution mexicaine

Le Mexique a été le pre­mier pays où la révo­lu­tion a écla­té (avant la révo­lu­tion russe). Pour nous, cette révo­lu­tion mexi­caine a vu le rôle pré­émi­nent des anar­chistes. Elle est, aujourd’hui encore, une source de réflexions et d’expériences.

Le Mexique pré-révolutionnaire

La situa­tion du Mexique était très claire : celle d’un pays sous-déve­lop­pé. Il suf­fit de pen­ser à l’Algérie ou à Cuba pour se l’imaginer. 1910 : 15 mil­lions d’habitants, 80 % de pay­sans ; des pro­prié­tés ter­riennes de plu­sieurs cen­taines de kilo­mètres car­rés, un dic­ta­teur : Por­fi­rio Diaz (depuis 1976), l’armée, le cler­gé, les pro­prié­taires fon­ciers et les capi­ta­listes des USA règlent la vie de la nation.

Dans ces condi­tions, la popu­la­tion était sou­mise à une ter­rible exploi­ta­tion et son espoir était pla­cé dans la pro­prié­té de la terre à celui qui la tra­vaille. C’est le pro­blème de la réforme agraire, pro­blème clé des pays sous-développés.

Le Mexique révolutionnaire

La révo­lu­tion mexi­caine est incom­pré­hen­sible si on ignore le ferment anarchiste.

Le poids de la dic­ta­ture et l’exemple des sou­lè­ve­ments anar­chistes (voir plus loin) inci­tèrent l’opposition à se mani­fes­ter. À l’occasion des élec­tions pré­si­den­tielles (tra­di­tion­nel­le­ment tru­quées par Por­fi­rio Diaz) Fran­cis­co Made­ro, intel­lec­tuel bour­geois, forme un par­ti « anti-réélec­tion­niste ». Il est bien­tôt arrê­té. Il s’évade, lance un mani­feste « légè­re­ment révo­lu­tion­naire », et en 1910, les forces madé­ristes passent à l’attaque. Les anar­chistes éga­le­ment. En mai 1911 Made­ro prend le pou­voir et lutte contre les anarchistes.

Tout de suite, Made­ro prouve qu’il n’est qu’un dic­ta­teur de rechange. Il va jusqu’à se faire nom­mer Fran­cis­co 1er. Les pay­sans qui attendent la réforme agraire se sou­lèvent. Ils avaient lut­té pour Made­ro, dans le nord avec l’ex-voleur de che­vaux Pan­cho Vil­la, dans le sud avec le petit pro­prié­taire Emi­lia­no Zapa­ta. Les deux lea­ders reprennent la lutte.

Après bien des intrigues, Made­ro est assas­si­né en 1913 par ses propres géné­raux diri­gés par l’ambassadeur des USA. Le géné­ral Huer­ta prend le pou­voir. Un civil, Car­ran­za, madé­riste dés­illu­sion­né et par­ti­sans de la paix (Zapa­ta et Vil­la sont tou­jours en guerre), décide de mener la lutte armée. En 1914, Car­ran­za assu­ra son auto­ri­té. Les anar­chistes du « par­ti libé­ral » déci­més, en pri­son, n’ont plus qu’une influence spirituelle.

En 1914, Zapa­ta recon­naît Car­ran­za à condi­tion qu’il vote la réforme agraire. Vil­la conti­nue la lutte jusqu’à sa défaite en 1915 par les groupes des USA aux­quels il avait décla­ré la guerre.

Durant toute la révo­lu­tion, l’attitude des USA fut des plus hos­tiles : des troupes étaient mas­sées à la fron­tière, prêtes à inter­ve­nir, Vera­cruz fut bom­bar­dée et occu­pée à la suite de l’assassinat de sol­dats amé­ri­cains en visite au Mexique.

Pan­cho Vil­la n’avait plus confiance en per­sonne, il avait rai­son. En 1917, la consti­tu­tion mexi­caine est rédi­gée. C’est la plus avan­cée et la plus révo­lu­tion­naire de l’époque : droit de vote pour tous hommes et femmes, réforme agraire, vil­lages com­mu­nau­taires. Mais jusqu’à aujourd’hui où la peur du cas­trisme et de troubles sociaux graves forcent l’actuel pré­sident, avec l’assentiment inté­res­sé des USA, à appli­quer la réforme agraire, elle reste lettre morte, ou peu s’en faut.

Depuis Made­ro jusqu’à cette consti­tu­tion, l’empreinte des idées des réformes pré­co­ni­sées par les anar­chistes est indélébile.

Après ce tableau som­maire (les détails ne feraient qu’embrouiller les faits), voi­ci une des­crip­tion de l’activité des anar­chistes mexicains.

Introduction des idées socialistes

[[cf. « Notes pour l’his­toire de l’a­nar­chisme au Mexique » – Tier­ra y Liber­tad, avril 1961 ; « Le mou­ve­ment ouvrier en Amé­rique Latine » – Édi­tions ouvrières, Paris, 1953, p. 110, Vic­tor Alba.]]

Les idées de Fou­rier et Prou­dhon appa­raissent dans les œuvres de Don Igna­cio Rami­rez (el Nigro­mante) « Prin­cipes sociaux et prin­cipes admi­nis­tra­tifs ». On peut dater de l’année 1849 l’introduction de ces idées au Mexique, où déjà l’Église catho­lique fit un appel au peuple sur les « mons­trueuses théo­ries de Fou­rier et de Saint-Simon, de Owen et autres socia­listes modernes ».

En juin 1853 se créé au Mexique la pre­mière orga­ni­sa­tion ouvrière du pays : la socié­té pri­vée de Secours Mutuels. Elle condamne l’esclavage en géné­ral et « l’esclavage moderne qui nous prive des pro­fits de notre tra­vail ». En 1854, Don Mel­chior Ocam­po lit Fou­rier et tra­duit Prou­dhon. Il était anti-clé­ri­cal et croyait en la puis­sance de la révolution.

Mais le véri­table début du socia­lisme se fait grâce à Clo­ti­no Roda­ka­na­ty, tailleur grec. Il arrive en 1861 et publie « Le livret Socia­liste » et « L’idée géné­rale de la Révo­lu­tion au 19e siècle » de Prou­dhon, et le « Pha­lan­stère » de Fou­rier. Il réunit de nom­breux étu­diants et fonde en 1865 le Club Socia­liste des Étu­diants. Ce groupe orga­nise les tra­vailleurs et réor­ga­nise la Socié­té Pri­vée de Secours Mutuels dis­soute en 1855 par San­ta Anna. En 1865, se fonde la Socié­té Mutuelle de la Sec­tion des Fila­tures et Tis­sages de la Val­lée de Mexi­co. Des grèves ont lieu. Roda­ka­na­ty s’installe à Chal­co pour pré­pa­rer les pay­sans à la révo­lu­tion agraire. En 1869, Chal­co se sou­lève. Vic­time de la répres­sion, Julio Cha­vez, lea­der pay­san, est fusillé. Les orga­ni­sa­teurs, Roda­ka­na­ty et Zala­cos­ta sont arrê­tés et dépor­tés. En 1878, Alber­to San­ta Fe, fonde le par­ti com­mu­niste mexi­cain, bakou­niste, qui fut rapi­de­ment dissous.

Histoire du Parti Libéral

Créa­tion : le libé­ra­lisme avait été l’idéologie dont se récla­mait Beni­to Juá­rez dans sa lutte contre l’Église et les sol­dats fran­çais de Napo­léon iii [[Jesus Sil­va Her­zog « Breve His­to­ria de la revo­lu­cion Mexi­ca­na ». – Fon­do de Cultu­ra eco­no­mi­ca – Mexi­co, 1960. – Vic­tor Alba, œuvre citée – Abad de San­tillan – Ricar­do Flores Magon – Mexi­co 1925 – Revue Tier­ra y Liber­tad – Jan­vier 1962 – Mexi­co.]]. Por­fi­rio Diaz s’en était aus­si ser­vi pour prendre le pou­voir. « Sous pré­texte de res­tau­rer les valeurs authen­tiques du libé­ra­lisme, on orga­ni­sa des clubs d’un bout à l’autre du pays, ce qui for­ma le Par­ti Libé­ral. Mais pra­ti­que­ment aux alen­tours de 1905, il se pro­dui­sit un saut de libé­ral à « liber­taire »… (Car­los Rama Revo­lu­ciones Sociales del Siglo Veinte, Tou­louse 1959, page 68).

En 1899, se fonde à San Luis Potosí le « Cercle Libé­ral Pen­cia­no Arria­ga » (appe­lé « Le père de la consti­tu­tion de 1857 », qui ne fut pas appli­quée par Por­fi­rio Diaz). En 1900, les « libé­raux » lancent le mani­feste de San Luis Potosí : anti­clé­ri­cal et dénon­çant la cor­rup­tion admi­nis­tra­tive, récla­mant la for­ma­tion d’un par­ti libé­ral. En 1901 et 1902, les clubs libé­raux tentent de se grou­per, mais la dic­ta­ture s’efforce d’y faire obs­tacle. En 1903, ils ont trois jour­naux d’opposition « El hijo del Ahui­zote » de Juan Sara­bia, « Excel­sior » de San­tia­go de la Hoz, et « Rege­ne­ra­cion » de Ricar­do Flores Magon.

Presque tous finissent par être empri­son­nés ou doivent s’exiler. En 1905, Ricar­do Flores Magon et ses par­ti­sans créent le « Comi­té Orga­ni­sa­teur du Par­ti Libé­ral Mexi­cain » pour la lutte « par tous les moyens » contre Por­fi­rio Diaz. En 1906 à Cana­nea (centre cui­vrique de la Sono­ra, près des USA), une grève com­mence le 1er juin pour pro­tes­ter contre le fait que les ouvriers des USA gagnent 3,50 dol­lars et les Mexi­cains 1,50. La police du trust amé­ri­cain tire : il y a une cen­taine de morts. Les 8 000 gré­vistes ne purent rien et, de plus, un déta­che­ment de troupes amé­ri­caines avait pas­sé la fron­tière. Ricar­do Flores Magon sou­tint les reven­di­ca­tions ouvrières (jour­née de 8 heures). Il faut noter aus­si l’influence du Par­ti Libé­ral sur les « grands cercles d’ouvriers libres » qui se créèrent et appuyèrent de nom­breuses grèves.

« Quand bien même l’idéologie de ces hommes fut anar­chiste, pour des rai­sons tac­tiques et com­pre­nant qu’ils por­te­raient plu­tôt pré­ju­dice à leurs idées qu’ils ne les béné­fi­cie­raient en décla­rant à fond leur pen­sée, ils agi­taient les pro­grammes et les idées propres au libé­ra­lisme » (Rama, idem, page 68).

Le 1er juillet 1906 paraît à Saint Louis du Mis­sou­ri, le « Pro­gramme du Par­ti Libé­ral et le Mani­feste de la Nation ». Ce pro­gramme n’était pas trop libé­ral, afin de réunir tous les anti­por­fi­ristes. Il pro­po­sait de réduire « le man­dat pré­si­den­tiel à quatre ans » pour évi­ter les risques de dic­ta­ture d’une pré­si­dence trop pro­lon­gée – de lut­ter contre la cor­rup­tion en aggra­vant les peines des fonc­tion­naires pré­va­ri­ca­teurs – de sup­pri­mer « les tri­bu­naux mili­taires en temps de paix » – de n’appliquer la peine de mort que dans les cas extra­or­di­naires – ceci concer­nant le gou­ver­ne­ment. Pour le peuple : réduc­tion des impôts – « pro­tec­tion de la race indi­gène ». Pour l’éducation : sup­pres­sion des écoles du cler­gé – mul­ti­pli­ca­tion des écoles pri­maires laïques – ins­truc­tion obli­ga­toire jusqu’à 12 ans – trai­te­ments décents pour les maîtres. Pour les tra­vailleurs : réduc­tion du nombre de tra­vailleurs étran­gers – « pro­hi­bi­tion abso­lue de l’emploi d’enfants de moins de 14 ans » – éta­blis­se­ment d’un salaire mini­mum et d’un maxi­mum de tra­vail jour­na­lier de huit heures – obli­ga­tion aux patrons de four­nir les condi­tions d’hygiène dans les lieux de tra­vail et de « payer des indem­ni­tés pour les acci­dents du tra­vail » – pro­hi­bi­tion de l’immigration chi­noise [[Ces tra­vailleurs accep­taient des salaires de famine et concur­ren­çaient la main d’œuvre mexi­caine. Il nous semble pour le moins curieux qu’une telle mesure ait pu être pré­co­ni­sée par des anar­chistes, alors que la pari­té de salaires semble la solu­tion la plus équi­table. Sans doute, s’a­git-il là de mesures « déma­go­giques », à l’u­sage de cer­tains anti­por­fo­ristes, bour­geois et patriotes.]] – « rendre obli­ga­toire le repos domi­ni­cal ». Pour les pay­sans : défense aux étran­gers d’acheter des terres – natio­na­li­sa­tion des biens que le cler­gé pos­sède encore – obli­ger les pro­prié­taires à tra­vailler la terre sous peine de la réqui­si­tion­ner – obli­ga­tion pour l’État de don­ner des terres à qui­conque en sollicite.

Le pro­gramme du Par­ti Libé­ral eut une indu­bi­table influence sur toute la révo­lu­tion mexicaine.

« Cette influence se remarque clai­re­ment dans la Consti­tu­tion de 1917, par­ti­cu­liè­re­ment dans l’article 123 qui la légit en matière de tra­vail » (Sil­va Her­zog, page 59).

Premières actions

Le Par­ti Libé­ral orga­nise des socié­tés secrètes armées dans le Nord et l’Est en 1906. En sep­tembre de la même année, les Libé­raux, c’est-à-dire les membres du Par­ti Libé­ral se sou­lèvent (Acayu­can, Jime­nez, Chi­hua­hua) mais sont bat­tus par l’armée. Le gou­ver­ne­ment de Roo­se­velt, pour pro­té­ger les inté­rêts des USA au Mexique, arrête les émi­grés mexi­cains (en 1907 Ricar­do Flores Magon qui se trou­vait à Los Angeles ; en 1906 il avait dû se rendre au Cana­da pour échap­per à la police yankee).

Le 25 jan­vier 1908 (sans doute en sou­ve­nir de « la loi du démem­bre­ment des biens du cler­gé votée… cin­quante deux ans avant ») (Sil­va Her­zog, page 59), une qua­ran­taine de groupes, dont une tren­taine bien armée, se sou­lève dans les pro­vinces de Coa­hui­la, Yuca­tan, Chi­hua­hua. Ils sont orga­ni­sés ou diri­gés par Ricar­do Flores Magon, Juan Sara­bia, Praxide Guer­re­ro, etc., mais les forces gou­ver­ne­men­tales étouffent rapi­de­ment ces mouvements.

« Ces mou­ve­ments pré­sen­taient la tech­nique du putsch… C’est-à-dire qu’un groupe de conju­rés, dix, vingt, cent au maxi­mum, à une heure et à un jour conve­nus ten­taient de s’emparer de quelques vil­lages, atta­quaient les forces de police ou l’armée, et une fois triom­phants, lan­çaient un mani­feste invi­tant la popu­la­tion à se joindre à ce mouvement » 

[/(Rama, idem, page 70)./]

En géné­ral, ces ten­ta­tives n’eurent pas d’écho dans la population.

Le Par­ti Libé­ral reçoit alors l’aide de la IWW des USA (Indus­trial Word Wor­kers : Ouvriers Indus­triels du Monde ; syn­di­cat anar­chiste d’action directe). Mais la FAT (Fédé­ra­tion Amé­ri­caine des Tra­vailleurs) n’appuya jamais pra­ti­que­ment le Par­ti Libé­ral, ni non plus aucune des ten­dances de la révo­lu­tion mexicaine.

Débuts de la Révolution : rôle du Parti Libéral

En 1910, Made­ro forme une oppo­si­tion, le Par­ti Libé­ral ne s’allie pas avec lui. En effet, ils diver­geaient trop : le Par­ti Libé­ral (PL) sou­te­nait que pour être libre poli­ti­que­ment, il faut être libre éco­no­mi­que­ment. Quand Made­ro com­mence la lutte contre Diaz, Ricar­do Flores Magon écrit dans “ Rege­ne­ra­cion ” : « Le chan­ge­ment de maître n’est pas une source de liber­té ni de bien-être ».

Flores Magon fut conscient que lui et ses amis déclen­chaient une révo­lu­tion et non une simple insur­rec­tion. En 1907 il pro­cla­mait déjà :

« Il (Diaz) n’est pas en pré­sence d’un mou­ve­ment diri­gé par des aven­tu­riers qui veulent les charges publiques pour se livrer au vol et à l’assassinat des diri­geants actuels, mais bien d’un mou­ve­ment qui a ses racines dans les besoins du peuple, et donc, tant que ces besoins ne seront pas satis­faits, la Révo­lu­tion ne mour­ra pas, même si tous ses chefs mour­raient, si tous les otages de la répu­blique se peu­plaient jusqu’à cra­quer et si on assas­si­nait par mil­liers les citoyens du gouvernement » 

[/(Rama, idem, page 72)./]

Les groupes libé­raux agissent ; en décembre 1910 Praxide Guer­re­ro meurt à Chi­hua­hua ; en jan­vier 1911, les Libé­raux luttent dans la Sono­ra, à Tlan­ca­la, Chi­hua­hua, Vera­cruz, Oaxa­ca, Moreles, Duran­go. Ricar­do Flores Magon dénonce Made­ro comme faux révo­lu­tion­naire ; mais « mal­heu­reu­se­ment “Rege­ne­ra­cion” cir­cu­lait avec dif­fi­cul­té au Mexique et le tra­vail d’orientation de Ricar­do Flores Magon est ren­du dif­fi­cile et est très sou­vent com­plè­te­ment igno­ré sur le champ de bataille » (San­tillan, page 72).

Mais ce qui jusqu’à aujourd’hui reste la gloire du PL, est l’invasion de la Basse-Cali­for­nie (qui se trouve dans une lan­guette de terre presque déserte, sur la côte du Pacifique).

« Le nord de la Basse-Cali­for­nie est au pou­voir de Cuda­hy Otis, et autres mul­ti-mil­lion­naires nord-amé­ri­cains. Toute la côte occi­den­tale appar­tient à une puis­sante com­pa­gnie de perles anglaise, et la région où est située San­ta Rosa­lia, appar­tient à une riche com­pa­gnie française ».

« Que pos­sèdent les Mexi­cains de la Basse-Cali­for­nie ? Rien ! Que don­ne­ra le PL aux Mexi­cains ? Tout ! 

[/(Ricardo Flores Magon, 16 juin 1911,

Vida y Obra, Mexi­co, 1923 – I – 168)./]

Un groupe de mago­nistes, une cen­taine, mexi­cains et nord-amé­ri­cains de la IWW, occu­pa la Basse-Cali­for­nie de jan­vier à mai 1911, mais ils furent vain­cus. L’objectif de Ricar­do Flores Magon était de consti­tuer une répu­blique socia­liste selon les prin­cipes de l’anarchisme. C’est alors qu’ont été divul­guées des calom­nies ten­dant à prou­ver que les mago­nistes étaient payés pour annexer ce ter­ri­toire aux USA, répan­dues par les natio­na­listes mexicains.

Cette absurde concep­tion a été com­plè­te­ment reje­tée dans les der­niers congrès d’histoire de la Basse-Cali­for­nie en 1956 et en 1962, aux­quels ont par­ti­ci­pé des his­to­riens sym­pa­thi­sants de la Fédé­ra­tion Anar­chiste du Mexique (notons au pas­sage que la situa­tion éco­no­mique de la Basse-Cali­for­nie n’a pra­ti­que­ment pas chan­gé jusqu’à nos jours. Le Monde du 7/​03/​1963 signale qu’en Basse-Cali­for­nie une pro­prié­taire de 10 155 hec­tares veut expul­ser 150 000 habi­tants de la ville de Tij­va­ni sous pré­texte que celle-ci se trouve sur ses terres !).

Déclin du parti libéral

En sep­tembre 1911, le PL lance un mani­feste signé par Enrique et Ricar­do Flores Magon, Libra­do Rive­ra, Ansel­mo L. Figue­roa, les trois der­niers mous­que­taires du PL. Ils se déclarent contre la pro­prié­té pri­vée, « contre le capi­tal, l’Autorité et le Cler­gé, le Par­ti Libé­ral Mexi­cain a dres­sé le dra­peau rouge… pour une réforme agraire et la pro­prié­té col­lec­tive des biens. Terre et Liberté ! ”.

« Ces idées influen­cèrent de petits révo­lu­tion­naires alors, et beau­coup plus tard » (Sil­va Her­zog, page 121).

On remarque la dif­fé­rence de ton avec le pro­gramme de 1906 des­ti­né somme toute, à la bour­geoi­sie. En 1911 les libé­raux ne cachent plus leur anarchisme.

En fait, le PL n’était plus que l’ombre de lui-même, ses mili­tants étaient morts en pri­son, ou pas­sés à d’autres ten­dances. Le PL sub­sis­te­ra nomi­na­le­ment, en la per­sonne de Ricar­do Flores Magon, assas­si­né le 21 novembre 1922 au péni­ten­cier de Lea­ven­worth (Kan­sas).

Le PL a eu une grande influence théo­rique, idéo­lo­gique et mili­taire (avec les sou­lè­ve­ments de 1906 et 1908) sur toute la révo­lu­tion mexi­caine. Mais il avait trop peu de mili­tants, sur­veillés par la police et les espions des États-Unis et ils ne purent ou peut-être ne sur­ent pas avoir des groupes orga­ni­sés par­mi les ouvriers et les pay­sans. Ils furent tou­jours une mino­ri­té dont l’idéalisme, dont l’extraordinaire cou­rage et les qua­li­tés humaines entraî­nèrent la masse, mais sans s’y ins­crire, sauf dans quelques foyers. La per­sonne de Ricar­do Flores Magon a for­gé le PL, c’était un apôtre, un être unique, « un des hommes les plus purs du mou­ve­ment ouvrier mexi­cain » (Octa­vio Paz, Le laby­rinthe de la soli­tude, page 168). Le len­de­main de sa mort (il avait 48 ans, 13 en pri­son) la Chambre des Dépu­tés décré­ta un jour de deuil natio­nal, mais les amis, les mili­tants anar­chistes refu­sèrent les funé­railles nationales.

Autres aspects anarchistes ou anarchisants

Le zapa­tisme diri­gé par Emi­lia­no Zapa­ta est, à l’origine, un mou­ve­ment local et pay­san au sud du pays, dans une région de cli­mat tro­pi­cal où l’on cultive la canne à sucre. S’opposant aux grands pro­prié­taires, les par­ti­sans de Zapa­ta par­ta­gèrent les terres, les divi­sèrent entre eux, les tra­vaillèrent et les défen­dirent. L’armée était typi­que­ment pay­sanne, elle ne sor­tait presque pas de sa zone de combat.

« Zapa­ta même, refu­sa d’avoir une armée per­ma­nente, car il disait que cela serait chan­ger le métier des gens, et que, s’il deve­naient sol­dats, ils allaient oublier d’être pay­sans. L’armée était, à tour de rôle, les armes à la main ou à tra­vailler la terre » 

[/(Rama, idem, page 71)./]

Les anciens mili­tants allèrent sur­tout avec Zapa­ta qui était très influen­cé par le PL. Mais il y avait des « diver­gences pro­fondes » à cause des « ten­dances éta­tistes » de Zapa­ta, bien « qu’aucun par­ti poli­tique… n’ait atteint une solu­tion aus­si radi­cale du pro­blème agraire » (San­tillan, page 98).

En 1918, Zapa­ta écri­vait, à pro­pos de la révo­lu­tion russe d’intéressantes idées, toutes impré­gnées de saveur anarchiste :

« Nous gagne­rions beau­coup, et la jus­tice humaine y gagne­rait beau­coup, si tous les peuples de notre Amé­rique et de tous les pays de la vieille Europe com­pre­naient que la cause du Mexique révo­lu­tion­naire et la cause de la Rus­sie irré­dente sont et repré­sentent la cause de l’humanité, l’intérêt suprême de tous les oppri­més… Il n’est pas éton­nant que, de même que le pro­lé­ta­riat mon­dial applau­dit et admire la Révo­lu­tion russe, de même il accor­de­ra toute son adhé­sion et sa sym­pa­thie et son appui à cette Révo­lu­tion mexi­caine, lorsqu’il se ren­dra compte de sa fina­li­té. Il faut sur­tout ne pas oublier que… l’émancipation de l’ouvrier ne peut s’effectuer si on ne réa­lise pas à la fois la libé­ra­tion des pay­sans. S’il en allait autre­ment, la bour­geoi­sie pour­rait mettre ces deux forces l’une en face de l’autre et pro­fi­ter de l’ignorance des pay­sans pour com­battre et réfré­ner les impul­sions des tra­vailleurs des villes de la même façon que si l’occasion se pré­sente, elle pour­ra uti­li­ser les ouvriers peu conscients et les lan­cer contre leurs frères des champs » 

[/(Rama, idem, page 73)./]

Zapa­ta ne par­lait pas dans le vide. En 1912, des anar­cho-syn­di­ca­listes, en majo­ri­té d’origine espa­gnole et igno­rants de la situa­tion mexi­caine, avaient fon­dé « la Mai­son de l’Ouvrier Mon­dial ». Ce syn­di­cat grou­pait les tra­vailleurs des grandes villes. Quand le gou­ver­ne­ment de Car­ran­za fut mena­cé par les armées pay­sannes du Nord – Pan­cho Vil­la – et du Sud – Emi­lia­no Zapa­ta – il signa un accord avec la « Mai­son de l’Ouvrier Mon­dial », pour créer une force armée ouvrière. L’accord consis­tait en deux articles, pre­miè­re­ment le gou­ver­ne­ment s’engage « à amé­lio­rer, au moyen de lois adé­quates, la condi­tion des tra­vailleurs » ; deuxiè­me­ment, « les ouvriers de la Mai­son de l’Ouvrier Mon­dial… font connaître la déci­sion qu’ils ont prise de col­la­bo­rer de manière effec­tive et pra­tique pour le triomphe de la Révo­lu­tion, soit en pre­nant les armes pour pro­té­ger les villes qui sont au pou­voir du gou­ver­ne­ment consti­tu­tion­nel, soit pour com­battre la réaction ».

« Les bataillons rouges » furent ain­si for­més et ils per­mirent à Car­ran­za de repous­ser Zapa­ta et Vil­la, ce qui don­nait ain­si un exemple écla­tant de divi­sion des classes exploitées.

Le Parti Libéral et les anarchistes

On l’accuse de ne pas être anar­chiste, de ne pas être révo­lu­tion­naire, de res­ter à des cen­taines de kilo­mètres de la bataille. Ces accu­sa­tions furent faites par Jean Grave dans les « Temps Nou­veaux », lors d’une polé­mique avec « Rege­ne­ra­cion ». Kro­po­tine l’apaisa un peu avec ces paroles : 

« Mal­heu­reu­se­ment les 910 (peut-être 99 %) des anar­chistes, ne conçoivent pas la Révo­lu­tion autre­ment que sous la forme de com­bats sur des bar­ri­cades ou d’expéditions triom­phantes à la Gari­bal­di » (27/​04/​1912).

Importance du Parti Libéral pour notre expérience

Il ne s’agit pas pour nous de faire une ana­lyse exhaus­tive, mais de sou­li­gner les aspects les plus importants.

Le PL était par­ti­san de l’action directe, orga­ni­sée mili­tai­re­ment. Il était diri­gé par les anar­chistes et refu­sait les alliances avec les hommes poli­tiques (Made­ro) ; mais il accep­tait de mili­ter avec les mili­tants de base (mou­ve­ment de Zapata).

Il était enga­gé pro­fon­dé­ment dans l’action, mal­gré les sabo­tages des enne­mis, et des pseu­do par­ti­sans de la révo­lu­tion. Il est curieux de consta­ter que les cri­tiques adres­sées par les anar­chistes non mexi­cains ont été répé­tées aujourd’hui. Ces cri­tiques consistent à repro­cher à des anar­chistes de ne pas se décla­rer tels dans l’action, et à leur repro­cher d’agir en les trai­tant de phi­lo-com­mu­nistes ou d’étatistes.

À Cuba, il a été repro­ché tour à tour aux anar­chistes d’appuyer Cas­tro (c’est-à-dire un non-liber­taire) et de le com­battre (c’est-à-dire, selon ces cri­tiques, d’être avec les USA).

Pour l’Algérie, il a été repro­ché à des cama­rades d’aider le FLN (mou­ve­ment natio­na­liste, donc anti-anar­chiste) et de ne pas aider le ***(mou­ve­ment de libé­ra­tion, donc pro-anarchiste).

Pour l’Espagne, il a été et il est tou­jours repro­ché à des cama­rades d’agir en dehors de la CNT (Saba­ter, Mou­ve­ment Popu­laire de Résis­tance) parce que leur action est anti-fas­ciste, mais pas nom­mé­ment libertaire.

Nous voyons donc, que depuis 1912, nous, les anar­chistes, nous avons été inca­pables d’avoir une posi­tion nette sur l’action vio­lente et orga­ni­sée contre l’État. Nous confon­dons la par­ti­ci­pa­tion et la non-par­ti­ci­pa­tion, le comble étant atteint par la CNT, avec sa par­ti­ci­pa­tion au gou­ver­ne­ment pen­dant la guerre d’Espagne, erreur dont il est per­mis de se deman­der si elle est bien com­prise aujourd’hui.

Deux choses devraient nous gui­der en dehors du fait que l’absolu, la pure­té anar­chiste sont impos­sibles dans un milieu non anar­chiste. Ces deux choses sont l’intérêt du peuple et la pro­pa­ga­tion des idées anar­chistes. Là encore, nous devons insis­ter sur une évi­dence : nous n’avons pas le pri­vi­lège, le mono­pole des idées anar­chistes. Cer­tains cama­rades, pour ne pas dire la majo­ri­té, se scan­da­lisent presque quand quelqu’un, non liber­taire, émet des idées liber­taires, ils y voient un petit bour­geois, ou un déma­gogue… un espion, même. On croi­rait qu’ils ont le sen­ti­ment de la pro­prié­té des idées… mais si l’anarchisme sub­siste et a même des pos­si­bi­li­tés dans l’avenir, c’est qu’il est ser­vi et dési­ré par la masse.

Cette atti­tude de tour d’ivoire, de sec­ta­risme de cer­tains anar­chistes condamne auto­ma­ti­que­ment tout ce qui peut sem­bler liber­taire. Cette atti­tude est en réa­li­té de la lâche­té consciente et avouée.

Quand un anar­chiste s’engage dans une lutte à Cuba, pour l’Algérie, ou pour l’Espagne, il est conscient à la fois qu’il lutte contre un État, une dic­ta­ture, et que si l’organisation pour qui il milite triomphe, elle ne décré­te­ra jamais le com­mu­nisme liber­taire. Mais c’est là qu’il se mon­tre­ra vrai­ment anar­chiste en essayant par tous les moyens d’impulser les idées et les réa­li­sa­tions anar­chistes. Chose com­plè­te­ment impos­sible s’il n’avait pas par­ti­ci­pé à la lutte.

Ces déduc­tions ont été éga­le­ment for­mu­lées par Archi­nov, dans l’Histoire du Mou­ve­ment Makh­no­viste (nos cita­tions sont tirées de l’édition ita­lienne de 1954).

« On pou­vait pen­ser que les anar­chistes qui avaient tant par­lé d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de masse et l’avaient atten­du pen­dant des années comme on attend un mes­sie, se seraient empres­ser d’entrer dans ce mou­ve­ment, à s’y fondre, à se don­ner com­plè­te­ment. En réa­li­té cela n’arriva pas.

La plu­part des anar­chistes russes qui avaient sui­vi l’école de l’anarchisme théo­rique, res­tèrent iso­lés dans leurs cercles, qui alors n’étaient utiles à per­sonne, tous dis­per­sés, dis­cu­tant sur ce que serait la nature de ce mou­ve­ment, et quels rap­ports entre­te­nir avec lui, sans rien faire, cher­chant à apai­ser leur conscience en décla­rant que le mou­ve­ment n’était pas authen­ti­que­ment anarchiste.

Et pour­tant… La masse avait un urgent besoin de col­la­bo­ra­teurs qui sachent for­mu­ler et déve­lop­per ses idées, les intro­duire dans la vaste concré­ti­sa­tion de la vie réelle, et éla­bo­rer de nou­velles formes, ouvrir de nou­velles voies au mou­ve­ment (page 244).

… Rete­nons que ce fait dou­lou­reux n’est point arri­vé par hasard, mais qu’il avait des causes pré­cises et déter­mi­nées, voyons-les. S’occupant plus que les autres de théo­ries anar­chistes, ils se sont peu à peu convain­cus qu’ils étaient les guides du monde anar­chiste et se sont crus cer­tains que le mou­ve­ment anar­chiste en per­sonne aurait pris son essor grâce à eux, ou du moins avec leur par­ti­ci­pa­tion immé­diate. Au lieu de cela, le mou­ve­ment com­men­ça loin des théo­ri­ciens, presque à la péri­phé­rie et pour­tant au plus pro­fond de la socié­té contemporaine.

Natu­rel­le­ment, ce fait ne dit rien contre le makh­no­visme ni contre l’anarchisme, mais seule­ment contre ces anar­chistes et ces orga­ni­sa­tions anar­chistes qui en pré­sence d’un mou­ve­ment social ouvrier et pay­san de por­tée his­to­rique, se mon­trèrent presque pas­sifs et d’esprit si étroit, qu’ils ne sur­ent ou ne vou­lurent pas venir à son aide (…) quand en chair et en os, ce mou­ve­ment a appe­lé à lui tous ceux pour qui sont chers la liber­té des tra­vailleurs et les buts de l’anarchisme (page 245)

L’anarchisme est la véri­té et la jus­tice pour les masses. Par son héroïsme, par sa force de volon­té, c’est actuel­le­ment la seule doc­trine sociale sur laquelle les masses peuvent s’appuyer avec confiance, dans le cours de leur lutte. Mais pour jus­ti­fier cette confiance, l’anarchisme ne doit pas être seule­ment une grande idée et les anar­chistes ses pla­to­niques défen­seurs. Il faut que les anar­chistes par­ti­cipent constam­ment au mou­ve­ment des masses, que les tra­vailleurs du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire des masses y soient : c’est comme cela seule­ment que le mou­ve­ment res­pi­re­ra plei­ne­ment l’atmosphère des idéaux anar­chistes. On n’obtient rien sans rien : chaque tâche exige des efforts et des sacri­fices conti­nus. L’anarchisme doit trou­ver l’unité de volon­té et d’action, doit se pla­cer devant une repré­sen­ta­tion pré­cise de ses objec­tifs his­to­riques. L’anarchisme doit entrer dans les masses et s’y confondre » (page 247, 248).

L’expérience de la Révo­lu­tion mexi­caine nous inté­resse à double titre. Ce fut une révo­lu­tion pay­sanne, dans un pays sous-déve­lop­pé. Ce fut une révo­lu­tion for­te­ment mar­quée par les anarchistes.

Comme à Cuba, on voit que l’élément révo­lu­tion­naire est la classe pay­sanne, et que l’élément ouvrier, quand il est mino­ri­té pri­vi­lé­giée, fait cause com­mune avec les puis­sances oppressives.

Ce carac­tère est nor­mal dans le mou­ve­ment ouvrier, on connaît des exemples « d’avant-garde » où les ouvriers s’abstiennent de tout mou­ve­ment d’opposition.

Il nous semble que les théo­ries anar­chistes, sur­tout bakou­ni­niennes, s’appliquent bien aux pays du « tiers-monde », alors que d’un point de vue mar­xisme PC, ces pays sont condam­nés à attendre l’initiative révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat (quand il existe).

[/​Israël Renov/​]

La Presse Anarchiste