La Presse Anarchiste

Révolution et droit

« … La réac­tion est une pen­sée qui par l’âge est dev­enue une imbécillité.

Mais la révo­lu­tion est plutôt un instinct qu’une pen­sée : elle agit, elle se répand et comme instinct elle livr­era aus­si ses pre­mières batailles.

Je ne crois ni en des con­sti­tu­tions, ni en des lois. La meilleure con­sti­tu­tion ne pour­rait pas me sat­is­faire. Il nous faut autre chose : des pas­sions et de la vie et un monde nou­veau, sans lois, et par con­séquent, libre… » (Bak­ou­nine, 1848).

« … Vous avez com­pris que pour faire une puis­sance il faut l’action col­lec­tive, qui est impos­si­ble sans organ­i­sa­tion sérieuse, qui à son tour est impos­si­ble, sans observ­er notre programme » 

[/(Bakounine, 1869)./]

On voit donc de ces deux cita­tions, que les vingt ans d’expérience ont amené Bak­ou­nine non seule­ment à chercher un accord, des normes libre­ment accep­tées, mais aus­si appli­quer ces accords.

Révo­lu­tion et Droit, sont deux mots dis­so­nants. Sont-ils totale­ment incom­pat­i­bles ? On a pu dire que si l’État autori­taire, cen­tral­isa­teur, devait être détru­it par la Révo­lu­tion, un État (c’est-à-dire une forme de société) – le mot étant pris dans une accep­ta­tion large et entière­ment dif­férente – devait le remplacer.

De même, si le Droit, instru­ment de la classe dirigeante, est sup­primé, il sub­sis­tera des rap­ports entre les indi­vidus et une for­mu­la­tion de ces rap­ports sera prob­a­ble­ment néces­saire. Nous pou­vons avoir une idée de ce qu’ils ne doivent pas être dès aujourd’hui, et peut-être aus­si de ce qu’ils seront. Il n’est pas ques­tion de fab­ri­quer une autre utopie.

Con­sid­érons seule­ment que des phras­es dans le genre « l’individu jouira de la lib­erté la plus large au sein d’une société libre­ment fédérée », peu­vent servir de point de départ pour tous, mais ne doivent pas nous servir de bouche-trou idéologique.

Ain­si, à par­tir, par exem­ple, de cette for­mule, se posent tous les prob­lèmes juridiques des rap­ports col­lec­tivé-indi­vidu. Il nous faut, au moins, les envis­ager, non pour fix­er à l’avance une forme pré­fab­riquée, mais pour envis­ager, à par­tir du con­cret, la société qui pour­rait être, par rap­port à celle qui est. Il est aus­si dan­gereux de marcher à l’aveu­glette en cri­ant des slo­gans pour se ras­sur­er, que de con­stru­ire de ray­on­nantes utopies.

Critique du droit

On a pen­sé au 19e siè­cle que le droit était unique­ment un ensem­ble de règles, de normes rigides émanant de l’autorité par excel­lence, l’État, et ceci sous la forme de lois, d’un appareil lég­is­latif. On appelle cette déf­i­ni­tion la déf­i­ni­tion nor­ma­tiviste du droit. Elle est incom­plète et ne révèle qu’un aspect du droit.

Car on s’est aperçu d’abord, que le droit ne s’exprimait pas for­cé­ment par la seule forme lég­isla­tive, mais aus­si bien en grande par­tie par les déci­sions des tri­bunaux : et peut-on dire, empirique­ment ; c’est le cas de l’Angleterre. Mais dans ces deux cas, il s’agit plus de l’expression du droit que de l’élaboration du droit lui-même : l’expression est le fait des lois ou de la jurispru­dence des tri­bunaux. L’élaboration est le fait de la classe qui s’exprime au tra­vers de l’État.

Or cette classe n’est pas la seule à sécréter un droit ; tout groupe social, dès qu’il a une cer­taine cohérence, secrète lui aus­si son pro­pre droit, droit cou­tu­mi­er, ensem­ble d’habitudes, de « recettes pour vivre » ; le droit n’est donc pas unique­ment un phénomène exis­tant chez la classe au pou­voir, dans l’État, mais il existe aus­si, plus ou moins informel, dans tout groupe social plus ou moins constitué.

Il ne faut donc pas réduire le droit, expres­sion inévitable des groupes soci­aux, au droit de la classe au pou­voir, et à l’expression nor­ma­tive par l’État de ce droit. C’est mal­heureuse­ment l’erreur des cri­tiques révo­lu­tion­naires du droit élaborées au 19e siècle.

Pour ces cri­tiques, le droit est l’expression de la classe dirigeante et n’est que cela : sup­primez la classe dirigeante, et vous sup­primez le droit. Pour le rem­plac­er, d’ailleurs, par un ensem­ble de cou­tumes libres qui ne sont pas, à cause de la restric­tion de la déf­i­ni­tion, con­sid­érées par ces cri­tiques comme du droit, et sur lesquelles ils n’insistent pas.

Mais réex­am­inons la par­tie réelle­ment cri­tique de ces analy­ses révo­lu­tion­naires, par­tie d’ailleurs com­mune, aus­si bien aux « autori­taires » qu’aux anar­chistes, et qui est tou­jours utilisable.

Le droit et la lutte des classes

Le droit ne peut être vrai­ment l’expression de la com­mu­nauté générale, mais seule­ment celle d’une classe au pouvoir.

« Le droit habituel a été établi non en ver­tu d’une éthique, mais pour préserv­er les priv­ilèges des class­es sociales qui le rédigeaient ».

Nulle lég­is­la­tion

« … n’a jamais eu d’autre objet que d’établir et de sys­té­ma­tis­er l’exploitation du tra­vail des mass­es pop­u­laires au prof­it des class­es gouvernantes » 

[/(Bakounine, pro­gramme de la sec­tion slave à Zürich, Drago­manov, page 382)./]

« Les lois. On sait ce qu’elles sont et ce qu’elles valent. Toiles d’araignées pour les puis­sants et les rich­es, chaînes qu’aucun aci­er ne saurait rompre pour les petits et les pau­vres, filets de pêche entre les mains du gouvernement » 

[/(Proudhon, Idée générale, pages 147–148)./]

Le Droit est donc, dans la per­spec­tive de la lutte des class­es, une arme opposée aux tra­vailleurs et non une norme imposée à tous.

« Selon que vous serez puis­sant ou mis­érable les juge­ments de cour vous ren­dront blanc ou noir » (les exem­ples récents sont nom­breux à illus­tr­er cette thèse, au moins dans le domaine criminel).

Les change­ments du droit qui ont favorisé les tra­vailleurs sont générale­ment la sanc­tion tar­dive d’un état de fait imposé par la lutte de la classe pro­lé­tari­enne, et sont sans cesse men­acés, soit qu’ils soient mal ou peu appliqués, soit qu’une réac­tion les sup­prime pure­ment et sim­ple­ment, soit encore qu’on tâche d’en per­ver­tir le sens. Un exem­ple frap­pant con­cerne le Droit du Tra­vail et plus par­ti­c­ulière­ment les mesures de sécu­rité dans les usines. Elles ne sont, la plu­part du temps, pas respectées.

De plus, les organes chargés de con­trôler le droit, et de le sanc­tion­ner, se dérobent.

Ain­si, l’Inspection du Tra­vail, soit manque de per­son­nel (mais pourquoi y a‑t-il manque ?), soit « paresse », et « indul­gence », n’effectue pas les con­trôles et ne réclame pas les sanc­tions néces­saires. Les Tri­bunaux, eux aus­si, sont quelque­fois bien inac­t­ifs. Un tri­bunal a dernière­ment obligé une société à pay­er rétroac­tive­ment les salaires dus à un mil­i­tant sac­qué pour activ­ité syn­di­cale sans jus­ti­fi­ca­tions « val­ables » (et quand on con­sid­ère la légende par­fois des « jus­ti­fi­ca­tions val­ables » admis­es…). C’est le seul cas de sanction.

Quand le droit gêne le Prince, (indi­vidu et groupe social) il l’écarte, délibérément.

« Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de com­bat­tre, l’une avec les lois, l’autre avec la force. La pre­mière est pro­pre aux hommes, l’autre nous est com­mune avec les bêtes… Un prince doit savoir à la fois com­bat­tre en homme et en bête ».

Pourquoi cela ?

« Je pose en fait qu’un prince, et surtout un prince nou­veau, ne peut exercer impuné­ment toutes les ver­tus de l’homme moyen, parce que l’intérêt de sa con­ser­va­tion l’oblige sou­vent à vio­l­er les lois de l’humanité » (Le Prince).

Un com­men­ta­teur de ce pas­sage de Machi­av­el ajoutait :

« Les démoc­ra­ties mod­ernes sont machi­avéliques avec une pru­dence feu­trée, d’honorables scrupules, et cette mod­éra­tion pire que l’excès car c’est d’elle que se nour­rit la Real Poli­tik ; les fas­cismes le sont avec une frénésie stu­pide. Mais le vrai machi­avélisme est froid. Aus­si, ceux qui y réus­sis­sent le mieux sont les « Princes de la Révolution ».

Mais ceci débor­de un peu l’analyse tra­di­tion­nelle de lutte des classes.

Ayant donc con­staté la « rel­a­tiv­ité » du droit, son uni­latéral­isme de classe (et aus­si sa com­plex­ité), on le con­sid­ère comme une super­struc­ture périmée. Cette analyse est, nous l’avons dit, com­mune aux marx­istes et aux anarchistes.

II. La persistance du droit et de l’État

Mais le droit, actuelle­ment, n’est pas seule­ment une expres­sion de classe, il est aus­si un élé­ment du pou­voir éta­tique. Cette phrase est une lapalis­sade pour des marx­istes, puisque l’État, d’après eux, n’a aucune vie pro­pre, il est lui aus­si une sim­ple expres­sion de la classe dom­i­nante. On conçoit donc que pour eux, une fois cette classe chas­sée et le par­ti (donc la classe pro­lé­tari­enne) instal­lé dans l’État, à sa place, État et droit ne soient plus que des instru­ments com­modes con­servés pour met­tre en place un sys­tème entière­ment dif­férent et qui vont dépérir à mesure que ce sys­tème progresse. 

En effet, si l’État-superstructure poli­tique, est pro­vi­soire­ment main­tenu, l’infrastructure économique cap­i­tal­iste, qui cor­re­spondait à cette super­struc­ture, c’est-à-dire la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion, a été sup­primée. Elle a été rem­placée par la pro­priété col­lec­tive (d’État) de ces moyens de pro­duc­tion qui est une infra­struc­ture « social­iste ». L’État dépérit donc parce qu’il est une super­struc­ture qui ne cor­re­spond plus à l’infrastructure nou­velle. Il est d’ailleurs con­trôlé par l’organisation de par­ti, au ser­vice du prolétariat.

Il est toute­fois pos­si­ble qu’État et droit, après la prise du pou­voir, par une phase ascen­dante. Le droit est pro­vi­soire­ment, mais très forte­ment, fondé sur les néces­sités, elles aus­si pro­vi­soires, de la dic­tature du pro­lé­tari­at. Il est à la fois rien et tout.

Cette con­cep­tion soulève d’intéressantes ques­tions de fonc­tion­nement pra­tique (nous ver­rons ce qu’il en a été en URSS).

Les anar­chistes, par con­tre, se défi­ant des tours imprévus de la dialec­tique, pré­conisent la sup­pres­sion immé­di­ate des fonde­ments de l’appareil éta­tique (struc­tures) per­me­t­tant aux mod­èles (habi­tudes, con­duites per­son­nelles) nou­veau-nés à la faveur du courant révo­lu­tion­naire de con­tin­uer à se développer.

Ain­si, le main­tien de la struc­ture : con­trôle strict de l’État, c’est-à-dire d’un patron, nom­mé par lui, non seule­ment dans les pro­duc­tions (plan­i­fi­ca­tions), mais aus­si dans la marche de l’usine, sup­prime, chez l’ouvrier, le développe­ment d’un sen­ti­ment de par­tic­i­pa­tion à l’usine (mod­èle), favorise le retour de l’ancien dégage­ment. Toute pro­pa­gande ten­dant à faire « nor­male­ment » par­ticiper l’ouvrier n’agira que super­fi­cielle­ment. Dans le fond de son cœur demeur­era l’appréciation cor­recte qu’il n’en a rien à faire.

« Le 11 octo­bre 1962, Lau­rikov, secré­taire du Comité Urbain de Leningrad, remar­quait à une réu­nion du comité pour cette région en présence d’Ilyichev, secré­taire du comité cen­tral, qu’en 1961 deux mil­lions et demi de journées de tra­vail ont été per­dus dans les entre­pris­es indus­trielles de Leningrad du fait des absences non motivées et des retards des tra­vailleurs » (« Le Monde »).

La nou­velle sépa­ra­tion entre le groupe social au pou­voir et les class­es pro­duc­tri­ces, qui se mar­que par le dés­in­téresse­ment, peut aus­si se traduire par une oppo­si­tion au pou­voir qui « représente » les travailleurs.

« Moscou, 13/11/1962 (AP). Le jour­nal “Sovi­et-Rossia” révèle que 47 000 ouvri­ers ont fait grève au cours des six pre­miers mois de l’année dans la région de Kemero­vo, en Sibérie cen­trale, en rai­son de salaires trop bas et de con­di­tions de tra­vail non sat­is­faisantes » (« Le Monde »).

Les révoltes de Berlin-Est en 1953, et en Hon­grie en 1956, sont égale­ment dif­fi­ciles à expli­quer par l’unique action de quelques provo­ca­teurs fascistes.

Les exem­ples ici don­nés sont récents, mais la sit­u­a­tion n’a rien de nou­veau. Seule­ment, les sources directes d’information (c’est-à-dire les sources sovié­tiques) sont moins rares et plus explicites.

Cette coupure a été aperçue même quelque­fois assez tôt, par cer­tains marx­istes : Rakovs­ki (les dan­gers pro­fes­sion­nels du pou­voir, let­tre à Valenti­nov, 1928 in « Lot­ta Pro­le­taria »), après avoir con­staté un déclin de com­bat­iv­ité, puis une indif­férence du pro­lé­tari­at à l’égard du nou­v­el État ouvri­er, s’en inquiète et se pose le prob­lème de la con­ser­va­tion, par le pro­lé­tari­at, de son rôle dirigeant dans l’État. Des solu­tions empiriques ont été pro­posées sans rien de sat­is­faisant, car, dit-il, le prob­lème est nou­veau. « Il s’agit de dif­fi­cultés inhérentes à la nou­velle classe dirigeante », on peut les appel­er « les dan­gers pro­fes­sion­nels du pou­voir » et ils appa­rais­sent dans les rangs même de la classe vic­to­rieuse et non dans les rap­ports avec les autres class­es ; « quand une classe prend le pou­voir, une de ses par­ties devient l’agent de ce pou­voir, c’est ain­si que naît la bureaucratie ».

« L’unité et la cohé­sion, qui aupar­a­vant, étaient la con­séquence naturelle de la lutte révo­lu­tion­naire de classe, ne peu­vent plus être con­servées que grâce à tout un sys­tème de mesures ayant pour objet de préserv­er l’équilibre entre les dif­férents groupes de cette classe ».

Ou ailleurs : « c’est une ques­tion d’éducation ».

Rakovs­ki ne sem­ble pas s’être demandé par qui et dans quelles con­di­tions ces mesures pou­vaient être pris­es, cette édu­ca­tion faite. Une bonne édu­ca­tion est tou­jours plus ou moins une auto-édu­ca­tion, et les meilleurs édu­ca­teurs ne peu­vent qu’aider à une prise de con­science, non incul­quer une prise de conscience.

Le droit a donc per­sisté comme instru­ment de l’État et d’un groupe au pou­voir, après la Révo­lu­tion sovié­tique. Les anar­chistes, à la lumière de cette cri­tique assez juste, essaient, dès le départ, de sup­primer les fonde­ments éta­tiques, pure­ment autoritaires.

Pas­sons briève­ment sur le prob­lème du fonde­ment du droit dans une société à struc­ture prin­ci­pale­ment fédéral­iste et syn­di­cal­iste, tel qu’il a été conçu au 19e, début 20e siècle.

Bak­ou­nine, « Dieu et l’État » :

« Les lois naturelles – la nature – sont inévita­bles. Nous en sommes esclaves, mais ces lois ne nous sont plus extérieures, elles con­stituent notre être. En résumé. Nous recon­nais­sons l’autorité absolue de la sci­ence, car la sci­ence n’a d’autre fin que la repro­duc­tion men­tale, réfléchie et aus­si ordon­née que pos­si­ble, des lois naturelles inhérentes à la vie matérielle, morale et intel­lectuelle des mon­des physique et social, qui en fait ne sont qu’un même monde dans la nature. Sauf cette autorité, la seule légitime, car elle est rationnelle et con­forme à la lib­erté humaine, nous déclarons toutes les autres fauss­es, arbi­traires et pernicieuses ».

Notons l’appréciation que le monde social a des « lois » naturelles que la révo­lu­tion doit exprimer. Ce fonde­ment de la loi se retrou­ve aus­si chez les marx­istes, cf. Engels.

Il se retrou­ve aus­si chez bien des auteurs juristes du 19e siè­cle, ser­vant à jus­ti­fi­er sous l’appellation droit naturel, leur pro­pre con­cep­tion. Cette idée (peut-être vraie) que le monde social a ses lois naturelles que le droit doit exprimer, n’est pas la seule avancée.

« Le Droit en soi est “l’ensemble des actions que l’individu peut faire au sein de la com­mu­nauté sans en lés­er les intérêts” » (Bak­ou­nine, cité par Cano Ruiz T.L, jan­vi­er 1962).

Cette déf­i­ni­tion est d’une appli­ca­tion rel­a­tive­ment aisée dans les rap­ports inter­per­son­nels. Appliquée par exem­ple, au prob­lème crim­inel. Aucune société ne peut per­me­t­tre à quelqu’un de se promen­er avec une mitrail­lette en tuant les gens à qui mieux mieux. Si cette déf­i­ni­tion ne con­cer­nait que les rap­ports inter­per­son­nels, elle ne serait que le dou­ble de la fameuse for­mule : « la lib­erté d’un citoyen s’arrête là où com­mence celle d’un autre citoyen ». Mais elle vise aus­si les rap­ports com­mu­nauté-indi­vidu. Il s’agit non plus de sup­primer l’autorité, mais de la répar­tir dif­férem­ment en la pri­vant de son car­ac­tère mag­ique, abstrait, de sa voca­tion à l’illimité.

La notion de propriété

Nous avons briève­ment passé sur le prob­lème du fonde­ment du droit en citant quelques déf­i­ni­tions générales du droit. Abor­dons main­tenant celui, plus intéres­sant et plus fructueux, du mécan­isme d’une notion de droit : la Propriété.

Il est par­fois admis que tous les révo­lu­tion­naires sont con­tre la pro­priété. Il est égale­ment admis que la pro­priété est une notion pré­cise et absolue. Tout cela, sans être faux, est très inex­act. Il y a une déf­i­ni­tion dans notre société actuelle de la propriété.

« La pro­priété est le droit de jouir et de dis­pos­er les choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage pro­hibé par la loi ou par les règle­ments » (Arti­cle 544, Code civil).

Notons que cette déf­i­ni­tion est aujourd’hui dev­enue inex­acte, même en régime capitaliste.

Mais la notion de pro­priété est dif­férente au Moyen-Âge (super­po­si­tion de dif­férentes formes de pro­priétés sur les fonds ter­riens). Dif­férente est la notion du « mir russe » (si sou­vent citée) coex­is­tence d’une pro­priété émi­nente du vil­lage et d’une pro­priété annuelle des familles par l’attribution suc­ces­sive de lots (nous citons le mir russe unique­ment à titre d’exemple, cette forme de pro­priété sem­blant être peu com­mode. De plus, his­torique­ment, le fait que ce soit sou­vent le Con­seil des Anciens qui ait décidé du tirage au sort des lots vicie con­sid­érable­ment le car­ac­tère égal­i­taire de cette con­sti­tu­tion). Dif­férente, la notion pro­priété, pos­ses­sion romaine, à toutes les époques.

Pro­priété, pos­ses­sion, ne sont qu’un ensem­ble de modes d’appréhension des biens des objets, la for­mu­la­tion théorique de la façon de se con­duire avec ces objets par rap­port à d’autres sujets.

Il faut se ren­dre compte que tout effort (col­lec­tif ou autori­taire) pour inter­dire la pro­priété indi­vidu­elle est une mod­i­fi­ca­tion du statut juridique de la con­duite à l’égard des biens. Le révo­lu­tion­naire qui croit sup­primer le droit, au prof­it de l’é­conomie, est donc en plein domaine juridique. Ce sont les con­séquences qui, elles, sont économiques. Con­statant la nociv­ité de la for­mule pro­priété du Code civ­il (même très trans­for­mée comme elle l’est actuelle­ment), on espère donc faire pré­val­oir une autre con­cep­tion mieux adap­tée et plus juste, soit en l’imposant par la loi (sur­vivance d’une légal­ité social­iste en URSS), soit en la répan­dant dans la con­science générale, soit les deux à la foi. Quelle conception ?

Prenons la for­mule célèbre :

« La pro­priété indi­vidu­elle des biens de pro­duc­tion est rem­placée par leur pro­priété collective ».

Que faut-il enten­dre par pro­priété col­lec­tive ? Est-ce la pro­priété d’État ? La nation­al­i­sa­tion faite par un État non pro­lé­tarien ne crée évidem­ment pas une pro­priété col­lec­tive. La nation­al­i­sa­tion faite par un État pro­lé­tarien ne le fait que dans la mesure où le pro­lé­tari­at con­trôle directe­ment l’État et donc sa pro­priété. Or, jusqu’ici il n’y a eu, comme dans le cas de la nation­al­i­sa­tion réformiste, qu’un change­ment du sujet de la pro­priété absolue (l’État-groupe social au pou­voir rem­place l’individu-propriétaire) et non un change­ment de nature en pro­priété véri­ta­ble­ment collective.

Pou­vons-nous entrevoir ce qu’est la pro­priété collective ?

Division de la propriété

Pour qu’elle ne dégénère pas en plaisan­terie sophiste où tous les indi­vidus sont dépos­sédés en faveur d’une abstrac­tion… éta­tique qu’ils ne con­trô­lent pas, il faut donc, d’une manière ou d’une autre, faire par­ticiper plus directe­ment le groupe social à la pro­priété, pour obtenir une pro­priété vrai­ment col­lec­tive ; cela implique une mul­ti­tude de par­tic­i­pa­tions indi­vidu­elles par­tielles évidem­ment, chaque fois que possible.

Mais un con­trôle et une par­tic­i­pa­tion à cette pro­priété des dif­férentes col­lec­tiv­ités en tant que « per­son­nes morales », c’est-à-dire abstraites, reste néces­saire, d’abord pour empêch­er d’éventuelles ten­ta­tives d’appropriations indi­vidu­elles, ensuite pour per­me­t­tre la plan­i­fi­ca­tion, pour éviter l’émiettement qui serait aus­si une néga­tion de la pro­priété collective.

Nous voyons ici la néces­sité d’une divi­sion de la pro­priété. Com­ment cela ? Divi­sion qui risque d’être d’autant plus poussée qu’il y aura des col­lec­tiv­ités de « taille » dif­férente (com­munes, can­tons, fédéra­tion de com­munes, etc.).

NB : une cer­taine pro­priété des com­munes est quelque­fois admise dans les régions cap­i­tal­istes, mais très faible et sans portée. Divi­sion qui ne doit pas être trop com­pliquée, et net­te­ment établie, sous peine de provo­quer con­flits et désordres.

La possession et le contrôle

La pos­ses­sion est plus une notion de fait matériel que ne l’est la pro­priété (encore qu’elle soit actuelle­ment tein­tée de droit et con­sid­érée sou­vent comme une apparence de pro­priété). La pos­ses­sion ne peut se divis­er. Celui qui tient matérielle­ment une chose ne peut divis­er sa pos­ses­sion (il ne peut que divis­er la chose). La pro­priété, elle, dans la mesure où elle est un droit abstrait qui peut s’exercer à dis­tance, peut se divis­er dans la mesure où elle est un con­trôle de l’usage de la chose.

On peut con­cevoir que le con­trôle, con­cer­nant tels usages, soit réservé à X, et le con­trôle con­cer­nant tels autres, réservé à Y. La pos­ses­sion, elle-même, en fait, ne va pas sans un cer­tain con­trôle. En est-il ain­si en URSS ? D’une cer­taine manière, oui. L’État a, en principe, un con­trôle absolu sur le bien.

Une plan­i­fi­ca­tion éta­tique aboutit à fix­er à chaque entre­prise indus­trielle la pro­duc­tion qui lui incombe ; de même à fix­er à chaque entre­prise com­mer­ciale la part de pro­duits qu’elle aura à répar­tir dans son ray­on d’action entre les con­som­ma­teurs. Mais pour accom­plir ces tâch­es, les entre­pris­es doivent entr­er en rap­port les unes avec les autres (achats machines, de four­ni­tures, livrai­son de pro­duits, etc.).

Il serait con­cev­able que la plan­i­fi­ca­tion admin­is­tra­tive éta­tique entre « dans le détail » de ces opéra­tions ; toute la vie économique serait réglée par un sys­tème de bons de livrai­son, délivrés par l’administration à chaque entre­prise à val­oir sur le stock de telle autre entre­prise. C’est ce qui fut ten­té sans lende­main en 1917. Il n’en est pas ain­si.

On recon­naît aux entre­pris­es un large degré d’autonomie (principe de la respon­s­abil­ité compt­able de chaque entre­prise). Une par­tie du cap­i­tal de l’entreprise (cap­i­tal cir­cu­lant) lui per­met de con­tracter avec d’autres, pour ses besoins de pro­duc­tion. Soit que son « co-con­trac­tant » soit déjà prévu par l’administration : il reste néan­moins à la charge de l’entreprise de fix­er une grande par­tie des modal­ités pra­tiques du con­trat. Soit même que le plan se con­tente de fix­er une tâche de pro­duc­tion à l’entreprise, et la laisse libre pour le reste (elle ne peut évidem­ment s’adresser, sauf excep­tion, qu’à une autre entre­prise sovié­tique et ne peut lui deman­der que ce que cette dernière doit fabriquer).

Ce mécan­isme de l’économie sovié­tique exposé un peu som­maire­ment ici, a ten­du après la mod­i­fi­ca­tion de 1957, à plus de libéral­isme : les min­istères chargés du secteur indus­triel étaient sup­primés et leurs attri­bu­tions trans­mis­es à des con­seils régionaux ou sov­nark­hoses. Puis, cette ten­dance s’est atténuée, des comités d’État ont peu à peu repris une part des pou­voirs détenus par les min­istères supprimés.

En Pologne, après 1958, plusieurs entre­pris­es étaient dotées d’une autonomie de ges­tion. Les deux entre­pris­es mar­itimes com­mer­ciales (PLO et PZM) fai­saient place à qua­tre entre­pris­es cha­cune avec un secteur géo­graphique dans lesquels elle devait dévelop­per son activ­ité au max­i­mum. Les « respon­s­ables » de cha­cune des entre­pris­es, béné­fi­ciant d’une large ini­tia­tive pour traiter avec la clien­tèle, dis­posant des pou­voirs les plus éten­dus pour l’investissement.

Même chose pour six usines chim­iques (Cra­covie, Oswiec­im, Szczecin, Tarnow et Varsovie).

En URSS, dernière­ment (14 mars 1963) une recen­tral­i­sa­tion a eu lieu : créa­tion d’un sov­nark­hose suprême, prenant en charge presque tous les comités d’État, et dom­i­nant l’administration du Pal (gos­plan), le sov­nark­hose chargé de la ges­tion (plan­i­fi­ca­tion à court terme) et un organ­isme chargé de la con­struc­tion (gostroï).

Les raisons de cette réforme peu­vent être trou­vées dans l’incurie des « cadres respon­s­ables des usines » ou des organ­ismes paysans, quo­ti­di­en­nement dénon­cée par la presse soviétique.

Mais ces alter­nances « libéral­isme-cen­tral­i­sa­tion » sont rel­a­tives et ont peu affec­té le cir­cuit et le mécan­isme économique. Il reste plus ou moins une « autonomie de l’entreprise ». Mais que veut-on dire par là ?

Les anar­chistes-com­mu­nistes admet­tent les néces­sités d’une plan­i­fi­ca­tion (plan­i­fi­ca­tion ges­tion­naire). Ils récla­ment une autonomie des entre­pris­es (auto­ges­tion). Quelle dif­férence ? Elle n’est pas tant dans la plan­i­fi­ca­tion, dans la mesure où même un syn­di­cat peut se bureau­cra­tis­er, elle est dans la garantie d’une lib­erté min­i­mum, d’une dig­nité min­i­mum qu’est l’autogestion qui implique une cer­taine autonomie de l’entreprise, autonomie qu’on nous dit impos­si­ble, du moins en régime stricte­ment plan­i­fié. Or, elle existe en URSS. À la dif­férence que l’autonomie est recon­nue à la direc­tion de l’entreprise et non aux con­seils ouvri­ers. Cette autonomie a d’ailleurs été don­née non dans un but idéologique (« tout le pou­voir aux Sovi­ets ») mais parce qu’on a recon­nu que « c’était plus effi­cace ». Le jour où des marx­istes oseront essay­er de recon­naître vrai­ment un pou­voir direct de con­trôle aux sovi­ets, peut-être s’apercevront-ils que la révo­lu­tion peut, elle aus­si, gag­n­er en effi­cac­ité par l’autonomie.

Ces quelques con­stata­tions nous per­me­t­tent de nous faire une idée de l’autogestion. L’autogestion par le con­seil d’usine n’implique pas le con­trôle total du plan par ce même con­seil. Comme l’indique le mot lui-même il s’agit de gér­er l’usine. Pas plus – mais pas moins. Une fois le plan défi­ni par la col­lec­tiv­ité locale, le con­seil d’usine va con­cré­tis­er le plan dans son usine, par ses moyens. Il y aura des accrocs : inca­pac­ité par­tielle ou totale, bêtise, mal­hon­nêteté de cer­tains. Mais quand on con­sid­ère les cri­tiques que les Sovié­tiques eux-mêmes font de leurs directeurs d’usine…

L’autogestion n’est pas ici un sim­ple procédé tech­nique, mais une inté­gra­tion dans la vie : respon­s­abil­ité réelle, pou­voir de déci­sion sur les investisse­ments, sur l’écoulement de la pro­duc­tion, les œuvres sociales, etc.

Pour con­clure, il nous faut remar­quer que, quand on part avec des sché­mas sim­plistes, rig­oristes et out­ranciers à but révo­lu­tion­naire, on les aban­donne bien­tôt au con­tact de la réal­ité et cela au prof­it d’attitudes rel­e­vant à la fois d’un empirisme à court terme et d’une sur­vivance inutile et défor­mée des anciens sché­mas. Ain­si, la plan­i­fi­ca­tion cen­tral­iste extrême de 1917, qui sédui­sait par son car­ac­tère de for­mi­da­ble effi­cac­ité mise par l’intermédiaire de la dic­tature (du pro­lé­tari­at) au ser­vice du pro­lé­tari­at, a été aban­don­née juste­ment par effi­cac­ité au prof­it d’une autonomie, d’une décen­tral­i­sa­tion. Seule­ment, cette autonomie n’est pas exer­cée par la classe ouvrière mais par les directeurs d’usines. On aurait en France à peu près le même résul­tat en liq­uidant la petite pro­priété cap­i­tal­iste et en por­tant la société Péchiney et le cap­i­tal­isme « éclairé » au pou­voir. Il y aurait peut-être amélio­ra­tion, mais où serait la révolution ?

Les con­seils ouvri­ers, l’autogestion, la plan­i­fi­ca­tion syn­di­cales, sont des sché­mas à notre avis utiles. Ils ne sont pas des for­mules mag­iques qui créent défini­tive­ment la révo­lu­tion. Ain­si, il peut arriv­er qu’un pou­voir col­lec­tif syn­di­cal se fige et se mette en devoir de trans­former son pou­voir con­cédé en autorité pro­pre, d’étendre cette autorité ici et là. Com­ment résoudre le con­flit ? Par le droit « ce qui est pro­pre aux hommes » ? C’est alors le prob­lème d’une juri­dic­tion qui se pose. Par la force, ce qui nous est « com­mun avec les bêtes » ? Mais le droit n’est-il pas aus­si sou­vent une sim­ple cou­ver­ture des forces qu’il pré­tend nier ?

On a pré­ten­du au 19e siè­cle sup­primer la force, et cer­tains, pour la sup­primer, ont voulu d’abord la con­cen­tr­er : de la « monar­chie » à l’anarchie. Or le prob­lème, tout en anni­hi­lant les forces réac­tion­naires préex­is­tantes, est non pas de sup­primer la force, ce qui est une utopie, mais de la répar­tir et de la recon­naître pour mieux la lim­iter. Il faut réfléchir si l’on veut éviter de tomber dans le style « front démoc­ra­tique pour la république », où les seuls qui aient une idée cohérente de trans­for­ma­tion sont les par­ti­sans d’une nou­velle république, mieux adap­tée au « citoyen » en général et à la « réal­ité » indus­trielle en par­ti­c­uli­er. Ce que nous voyons, c’est qu’actuellement, aus­si bien en URSS, qu’en Pologne, qu’en Amérique, qu’en Angleterre, qu’ici, la majorité des pro­duc­teurs est certes traitée (pas tou­jours) avec un min­i­mum d’égards matériels, mais que la coupure demeure, que le mécan­isme social est tou­jours entre les mains d’une classe, les autres class­es étant rejetées à l’écart et amusées avec des « mass-media » (émis­sions de radio TV, ciné­ma, presse, etc.) qui les démolis­sent. Cela est petit à petit com­pris. Mais il reste à savoir si la lutte doit con­tin­uer avec les mêmes méth­odes, les mêmes erreurs, les mêmes com­plai­sances de départ.

[/Pierre Vidal/]


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