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Le mouvement ouvrier français est l’objet d’une part de la pression des politiciens, d’autre part des attaques des dictateurs de Moscou. Les uns et les autres s’abattent sur la C.G.T. comme les maladies sur un corps affaibli par la lutte.
Le Congrès de la C.G.T. qui va se réunir à Orléans à la fin de ce mois dira si le mouvement ouvrier doit continuer à se diriger lui-même et rester indépendant de tout parti politique.
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Rien n’est plus tenace que l’esprit politique, lorsqu’il conditionne son triomphe à la conquête, à la mise en tutelle d’une œuvre sociale qui pèse sur l’opinion publique, et qui conduit une action d’apparence parallèle.
L’indépendance et le succès offusquent les partis et les sectes. C’est une chose rare par le nombre, que de rencontrer dans les organisations sociales un large et généreux éclectisme ! Ne pas se sentir, comme dans une religion, écrasé par les immuables et impératifs dogmes.
C’est en comparant avec la situation des groupements de l’étranger que l’on apprécie plus particulièrement la valeur de l’indépendance de notre action syndicale. Combien de fois me fit-on la remarque suivante : « Pourquoi isolez-vous votre mouvement, au lieu d’en faire le complément de l’action politique ? » Notre autonomie, notre neutralisme élargi, mais non absurde, étonne les militants qui ont coutume de ne concevoir l’action syndicale qu’en fonction de la politique.
J’avais beau montrer que notre force reposait justement sur ce caractère particulier. Que la politique, chez nous, ne revêtait pas celle de beaucoup de pays, que les clans, les chapelles, les tendances étaient tellement multipliées que nous ne pourrions œuvrer utilement dans leurs cadres. J’étais incompris !
Notre syndicalisme est bien une œuvre unique dans le pays, avec ses principes à lui, ses méthodes orientées par des directives sociales, dont l’élévation n’a jamais été dépassée par aucun groupement national ou étranger. C’est lui et lui seul qui reconstitue l’unité du travail, contre la force capitaliste. Il n’est point soumis aux étroites formules des économistes ou des sociologues, doctrinaires et dogmatisants, dont les théories s’imposent aux partis, mais ne jouent pas sur les masses.
À quelle persévérance, à quelles luttes devons-nous de n’avoir pas été submergés depuis vingt ans ?
Ceux qui n’ont pu digérer la charte d’Amiens, n’ont cessé de mener la campagne de pénétration, d’absorption ou d’encerclement. Toutes les protestations de respect qu’ils ont pu émettre à l’égard de l’autonomie syndicale manquent de franchise, car tous sont convaincus que le syndicalisme est dépourvu de principes à lui propres : « l’idéal du syndicalisme, qu’est-ce que c’est que cela ? » écrivait un rédacteur de L’Humanité, lors des grèves de mai, et Paul Faure renchérissait le 17 du même mois, dans Le Populaire : « Le syndicalisme réduit à lui-même ne possède nulle force morale, ni conscience socialiste susceptible de faire de la grève générale une arme utile ».
Lors du dernier renouvellement électoral nous avons pu juger de l’évolution de beaucoup de militants, par le nombre considérable de candidats, d’origine purement syndicale et l’on peut dire que là est une des causes principales du peu de confiance que tant de syndiqués portent aux organisations ouvrières en dehors des luttes matérielles de chaque jour. L’on préfère remettre le soin de faire de bonnes lois et un meilleur régime social à des mandataires parlementaires.
Jamais depuis Amiens, la nécessité de se mettre en garde contre une telle évolution ne s’est pareillement imposée. Ceux qui, depuis toujours, poursuivent leur action d’encerclement, se trouvent, malgré leur division, unis pour mener la lutte parallèlement avec les « tards venus », qui se soucient peu de la destinée du mouvement ouvrier, mais qui rêvent de réaliser avec ses forces et sans mandat la révolution dictatoriale.
Une fois de plus le problème de l’unité d’action sera mis sur le tapis à Orléans. Non pas d’une façon absolue — les politiciens ont compris qu’ils iraient à un échec — mais de façon déguisée, par des moyens d’apparence anodine, qui leur permettront de pouvoir un jour se réclamer d’être les animateurs de l’action révolutionnaire et de s’imposer à elle.
La manœuvre réussira-t-elle ? C’est douteux ! Cependant, il faut loyalement confesser que l’état de servilisme moral en face du dogmatisme de la dictature dite communiste, est tel, que la lutte indépendante en sera rendue plus difficile.
Peut-être faut-il espérer une réaction générale et ferme précisant la volonté d’indépendance de nos groupements, la définition nouvelle de nos principes s’harmonisant avec les réalités !
La charte d’Amiens a besoin de s’affirmer une fois de plus pour que ses principes pénètrent l’esprit des masses et lui redonne confiance dans la solidarité confédérale.
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De même que les politiciens tentent de pénétrer dans le cadre des organisations syndicales nationales, une action pareille se confirme sur le plan international. Ce qui ne sera pas réalisé par la pénétration le sera par la désorganisation de l’unité ouvrière mondiale. Il n’est point nécessaire de rappeler les appels à la scission lancée par quelques isolés qui savent pertinemment qu’ils n’ont aucune influence sur les travailleurs, mais il faut tirer les enseignements que comporte la fameuse proclamation de Zinoview.
Sa publication n’était point désirée par ceux-là qui, mieux que personne, sont à même de connaître les moindres manifestations de bolchevisme. Ils s’étaient gardés de le faire, attendant sans doute le Congrès d’Orléans et les résultats de la campagne des deux pèlerins socialistes dont l’enthousiaste adhésion au bolchevisme devait, paraît-il, jeter la masse ouvrière française dans les bras du Pape rouge.
La circulaire du ministre de Lénine mérite une, attention toute particulière en raison même de la parenté qu’elle a avec les thèses des partisans de l’unité d’action. Son avantage est d’être nette et de faire au mouvement syndical le sort que peut mériter, dans une période révolutionnaire, aussi idéaliste que celle dominée par la dictature bolcheviste, une organisation qui, selon Paul Faure, Renoult et tutti quanti, « ne possède nulle force morale, ni conscience socialiste susceptible de faire de la grève générale une arme révolutionnaire efficace ».
Voilà pourquoi sans doute Zinoview définit ainsi les caractéristiques du nouveau mouvement ouvrier international :
Le nouveau mouvement syndical devra se libérer résolument des reliquats de l’ancienne routine. Il devra mener, de concert avec le parti communiste, la lutte directe pour la dictature du prolétariat et l’autorité des Conseils. Il doit renoncer aux améliorations conformes au programme réformiste des anciennes formes du capitalisme.
Comme arme principale, il devra accepter la grève générale et préparer cette grève générale accompagnée de mouvements de révolte énergiques. Les nouvelles organisations syndicales devront englober la masse ouvrière en son entier et non seulement l’aristocratie du travail. Elles doivent répandre le principe immuable de la centralisation la plus rigoureuse et le principe de l’organisation d’après les branches de la production (fédération syndicale) et non d’après les professions. Elles doivent réaliser le contrôle effectif de la production par les ouvriers et, une fois la bourgeoisie renversée, participer à l’organisation même de la production par la classe ouvrière. Elles devront livrer la lutte révolutionnaire pour la socialisation des principales industries sur lesquelles se base la vie économique et ne doivent pas oublier que, sans la conquête de l’autorité des Conseils, toute socialisation devient impossible. Elles doivent impitoyablement destituer toute cette clique de fonctionnaires des syndicats qui, imbue des opinions bourgeoises, se refuse à la lutte révolutionnaire des masses prolétaires ; elles devront réaliser cette destitution de la bureaucratie syndicale comme l’ont fait les camarades russes, il y a quelques années et comme les organisations en Allemagne et dans d’autres pays sont en voie de le faire. Les leçons de la guerre ne sont pas restées sans effet et les masses prolétariennes sont à la veille d’exprimer leur façon de voir à ce sujet. Les organisations n’ont pas rempli leur devoir lorsqu’elles ont contribué à majorer de quelques centimes les salaires : la majoration des prix de tous les articles indispensables sur toute la surface du globe rend absolument illusoires toutes les « Victoires » dont se prévalent les militants de la vieille école. Les organisations syndicales se trouveront devant deux alternatives : ou bien elles mourront de déperdition de forces, ou bien elles se transformeront en véritables organisations de combat de la classe ouvrière.
La classe ouvrière perçoit la nécessité des forces organisées du prolétariat. Toute arme est nécessaire pour l’assaut dirigé contre le capitalisme. Il est du devoir de l’internationale Communiste de servir en toute chose le prolétariat, et elle s’efforce par conséquent d’établir les liens étroits entre les organisations révolutionnaires qui ont compris les exigences de notre époque.
L’internationale Communiste veut unir non seulement les organisations ouvrières qui luttent non seulement par la parole, mais par des actes pour la dictature de la classe ouvrière. Le Comité Exécutif de l’Internationale est d’opinion que ce ne sont pas seulement les partis politiques qui doivent participer au Congrès de l’internationale Communiste, mais aussi les Fédérations Syndicales adhérant à la Révolution. Ces organisations devront s’unir sur une base commune et former une section de la IIIe Internationale.
Nous adressons cet appel aux organisations du monde entier. Dans le mouvement ouvrier, le même développement et la même scission, qui ont eu lieu dans le mouvement politique, sont inéluctables. Comme tous les grands partis ouvriers se sont détachés de la IIe Internationale jaune, les différentes fédérations syndicales se verront obligées de rompre avec la Fédération Syndicale internationale jaune d’Amsterdam.
Voilà qui est net. Voilà une œuvre qui sent son origine impérialiste, son marxisme intégral. De quoi réjouir nos guesdistes inconsolés, qui n’osent pas encore prendre nettement parti, car leur tactique de guerre ne les a pas mis en odeur de sainteté auprès des farouches inquisiteurs moscovites, mais quand même leur satisfaction doit être grande et c’est pour cela qu’ils iront à la IIIe Internationale. Ce qui n’aura pas abouti dans le cadre national se réalisera grâce aux encycliques du Saint Concile de Moscou, les trois volumes du Capital constituant la somme théologique de la nouvelle Église et Karl Marx ayant dit qu’il n’y aurait « qu’une internationale groupant les Partis nationaux et les Fédérations syndicales », il en sera ce que sa toute-puissante volonté aura voulu et nous n’aurons plus qu’à dire amen !
Comme la population française n’atteint pas celle de la Russie, il n’y aura pas besoin d’un Comité Central de dix-neuf membres choisis parmi les purs qui se sont révélés depuis 1914, il se trouvera bien pour cela une demi-douzaine de génies de lettres. Rappoport en sera le pape, Raymond Lefèvre, l’enfant de chœur et Georges Pioch, le Suisse.
Et voilà quelle peut être la perspective ouverte à notre activité si le mouvement syndical ne s’affirme nettement décidé à poursuivre son œuvre, d’après les principes définis dans la charte d’Amiens
En attendant que les jours qui viennent situent notre position n’est-il pas nécessaire de préciser la fonction du syndicalisme dans un pays comme le nôtre ? L’on a récemment redonné une large publication aux articles que Jaurès publiait en 1913. Nous ne songeons nullement à en nier le caractère élevé, ni même la valeur, cependant il serait bon de se remémorer les réponses qu’ils provoquèrent. Entre autre celle de Jouhaux (Bataille Syndicaliste, 4 octobre 1913) :
Non, le syndicalisme, dans les temps présents, ne peut songer à résoudre tous les problèmes qui s’imposent à l’attention des humains ; le parti socialiste, lui non plus, ne peut, sans être une cause de risée, prétendre suffire à tout.
Mais, dans la mesure où le syndicalisme peut agir dans le domaine qui l’a fait éclore et le fait se développer, il entend suffire à toutes les parties de la tâche qui lui revient, et c’est en cela qu’il prétend se suffire à lui-même.
Est-il une force sociale capable de mettre en œuvre, du jour au lendemain, toute sa capacité de réalisation ?
Le Parti socialiste prétendrait-il avoir rempli cette tâche ? Ses militants oseraient-ils affirmer que leurs efforts aient été toujours efficaces ?
Chaque jour, ils ont, ou emprunté à la bourgeoisie, aux partis adverses, des moyens de réalisation. Devons-nous en déduire que le Parti socialiste soit impuissant à grouper en lui les conditions mêmes de ce progrès ?
Nous ne le ferons pas, car nous considérons que nous aurions tort, et notre esprit systématique ne va pas jusqu’à dénaturer la réalité.
Que parfois donc la C.G.T. qui tend à tirer de la classe ouvrière tous les éléments de son action, qui entend travailler exclusivement pour les intérêts des travailleurs, ne puisse, à chaque heure, suffire à tout, c’est l’évidence même.
Pareille constatation ne saurait la diminuer. Ce qu’il faut retenir de l’affirmation syndicaliste, c’est le souci pour le prolétariat de dresser en face du capitalisme une organisation faite du cerveau, de la pensée, de l’action, de la vie même des ouvriers et dont, tous les efforts sont dirigés vers la suprématie du travail, facteur essentiel de civilisation et de progrès.
Au fur et à mesure que le mouvement syndical croit en force il doit, du même coup, élargir son champ d’action et, par là, exercer une influence toujours plus grande.
Que dans la réalisation de cet objectif il se produise des pas en avant et des arrêts, c’est là chose inhérente à toute force en mouvement, qui en même temps qu’elle agit sur les autres, doit agir sur elle-même, profiter des expériences pour renforcer sa puissance.
Nous osons dire que l’action syndicale accuse sa supériorité sur toute autre action en ce sens que, pour l’obtention des conquêtes, elle exige de tous un effort personnel et soutenu qui doit s’exercer sur le propre terrain du travail, l’atelier et l’usine.
En faisant appel à l’initiative individuelle, elle développe les consciences, élève les hommes et ainsi augmente sa force de réalisation.
Voilà ce que nous avons toujours dit, ce que nous continuerons à proclamer.
Maintenant, que Jaurès poursuive un plan déjà ancien, l’unité du mouvement que nous considérons toujours comme distincts, c’est son droit. Mais qu’il n’attende pas de nous une attitude de neutralité.
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Nombreux sont ceux qui restent fidèles à ces vues, tout en faisant la part nécessaire aux événements. Nous savons malheureusement qu’il y a eu la guerre, la guerre que nous n’avons pas voulue, mais que nous avons dû subir. L’on nous accuse de n’être pas restés fidèles aux formules et à l’action purement critique du passé, d’avoir trahi l’idéal et de nous refuser à entreprendre à la suite de quelques théoriciens autoritaires l’œuvre de chambardement qui nivellera l’état social ! C’est là du verbalisme de songes creux, de passionnés et d’arrivistes qui feraient facilement de l’univers et des hommes, le champ d’expériences de leur prétentieuse suffisance.
Notre œuvre suppose une capacité morale et sociale humaine générale, en constante amélioration. Un Comité de dix-neuf membres est insuffisant, on serait de trop ; Clemenceau régnant, nous l’avons, compris ; avec Millerand, nous l’avons expérimenté.
Pour ces raisons, nous disons à la IIIe Internationale et aux politiciens : « Merci, nous sortons d’en prendre ! »
[/Adolphe