La Presse Anarchiste

La lutte expropriatrice des Métallurgistes Italiens

« Est-il vrai que l’industrie métal­lur­gique ita­lienne ne per­met pas de payer des salaires plus éle­vés ? » Telle est la ques­tion sur laquelle a com­men­cé une lutte des plus âpres, des plus pal­pi­tantes, en Ita­lie, entre ouvriers métal­lur­gistes et maîtres de forges, orga­ni­sés de part et d’autres.

Cette lutte, dont l’évolution attire l’attention du monde ouvrier inter­na­tio­nal, avait ame­né, de la part des patrons, la pro­cla­ma­tion du lock-out géné­ral. Mais les ouvriers ne se sont pas lais­sés faire ; ils se sont empa­rés des usines métal­lur­giques dans presque tous les centres industriels.

Dans cer­tains éta­blis­se­ments, les direc­teurs, ingé­nieurs et autres intel­lec­tuels ont été séques­trés ; dans d’autres, une par­tie du per­son­nel des tech­ni­ciens col­la­bore volon­tai­re­ment avec les ouvriers manuels à l’exploitation des établissements.

Cer­tains faits démontrent que non seule­ment le monde ouvrier orga­ni­sé prête une impor­tance essen­tielle aux évé­ne­ments qui se suivent du jour au jour ; mais que la lutte pour la haute direc­tion des éta­blis­se­ments ren­contre éga­le­ment des sym­pa­thies sin­cères chez une grande par­tie du monde scien­ti­fique, artis­tique et politique.

De l’autre côté de la bar­ri­cade, l’union des grands indus­triels, qui com­prend toutes les branches de l’industrie a pro­cla­mé son entière soli­da­ri­té avec la métal­lur­gie et jeté un cri d’alarme contre les dan­gers dont l’agitation ouvrière menace les capi­ta­listes d’Italie.

Ce qui nous inté­resse ici, sur­tout, c’est la pos­si­bi­li­té de réus­site du mou­ve­ment. À ce pro­pos, il ne faut peut-être pas se nour­rir de trop grandes illusions.

Inévi­ta­ble­ment, le défaut de tra­vailleurs intel­lec­tuels de toute caté­go­rie direc­teurs, ingé­nieurs, chi­mistes, comp­tables, se fait sen­tir dure­ment ; et la « dis­ci­pline » que main­tiennent les ouvriers dans l’intérieur des éta­blis­se­ments ne sau­rait contre­ba­lan­cer au point de vue de la pro­duc­tion, le manque de direc­tion tech­nique et com­mer­ciale com­pé­tente et d’expérience pra­tiques en matière d’organisation de l’industrie et de gérance des établissements.

Les ouvriers, rap­porte encore la grande presse ita­lienne, se trouvent aux prises avec deux dif­fi­cul­tés capi­tales : la pénu­rie de matière pre­mières et le manque d’argent.

Il est évident que ce sont les patrons qui dis­posent et des appro­vi­sion­ne­ments en matières pre­mières et de l’argent. Mais en sup­po­sant que les ouvriers orga­ni­sés seraient effec­ti­ve­ment aidés dans ces deux direc­tions — par exemple par l’appui de l’État ou des com­munes —, ce n’est pas seule­ment l’inexpérience dans la recherche des matières pre­mières et secon­daires sur le mar­ché natio­nal ou inter­na­tio­nal, ni seule­ment la recherche des débou­chés, aux quatre coins du monde, c’est l’inexpérience dans tous les domaines de la pro­duc­tion qui doit néces­sai­re­ment entra­ver comme un lourd bou­let l’exploitation des éta­blis­se­ments par les ouvriers. Et même au cas où des indi­vi­dus extrê­me­ment com­pé­tents et expé­ri­men­tés prê­taient, en nombre suf­fi­sant, leur appui aux ouvriers orga­ni­sés, — même dans ce cas le dan­ger sub­sis­te­rait que le capi­ta­lisme inter­na­tio­nal, toute la haute finance des deux mondes se dresse contre eux ren­dant impos­sible la conti­nua­tion nor­male de la pro­duc­tion. Cou­pure du cré­dit, arrêt de l’envoi des matières pre­mières, chi­canes de la part des com­pa­gnies de che­mins de fer, coups de mas­sue à la Bourse sous la forme de spé­cu­la­tions har­dies favo­ri­sées par une presse ven­due au capi­tal — les orga­ni­sa­tions ouvrières ne pour­raient que som­brer, en fin de compte, devant d’innombrables obstacles.

C’est pour­quoi nous avons tou­jours pen­sé que seule une révo­lu­tion sociale et éco­no­mique inter­na­tio­nale pour­rait mettre les tra­vailleurs orga­ni­sés à même de s’emparer défi­ni­ti­ve­ment de la production. 

Les condi­tions seraient cer­tai­ne­ment autres si les métal­lur­gistes ita­liens pos­sé­daient depuis une dizaine ou une ving­taine d’années des délé­gués au sein des Conseils de direc­tion de toutes les grandes usines du pays. Au cou­rant de la marche géné­rale des affaires de leur propre éta­blis­se­ment, ren­sei­gnés par les tech­ni­ciens de leur propre orga­ni­sa­tion, les per­son­nels des grandes usines de métal­lur­gie ne pour­raient pas seule­ment se pri­ver plus faci­le­ment des direc­teurs tech­niques actuels, mais un grand nombre de ces der­niers seraient aus­si plus faci­le­ment gagnés à la cause ouvrière et aban­don­ne­raient volon­tiers leurs man­da­taires capi­ta­listes. Il serait de même tout autre­ment facile, dans ce cas, de trou­ver les fonds de rou­le­ment néces­saires pour conti­nuer les affaires.

Quoi qu’il en soit, l’accaparement des usines métal­lur­giques par les ouvriers ita­liens n’en signi­fie pas moins le com­men­ce­ment d’une révo­lu­tion sociale effec­tive, fai­sant contre­poids, dans l’Histoire, à l’accaparement de la nature et des indus­tries par les capi­ta­listes, par­ti­cu­liers. Le mou­ve­ment pré­sente un inté­rêt tout autre, pour l’émancipation des popu­la­tions ouvrières, qu’une révo­lu­tion poli­tique quel­conque consis­tant dans la sub­sti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment par­le­men­taire dit « socia­liste » un gou­ver­ne­ment dit « bourgeois. »

Il n’est pas pos­sible de dire avec quelque exac­ti­tude en consi­dé­rant tous les fac­teurs qui entrent en jeu, com­ment le conflit social actuel se déve­lop­pe­ra en Ita­lie. Cepen­dant, il nous semble d’ores et déjà per­mis d’admettre qu’il res­te­ra quelque chose de la puis­sance éco­no­mique nou­velle que les métal­lur­gistes exercent dans les grandes usines et ate­liers. Ce sera pro­ba­ble­ment sous la forme de quelque droit de contrôle ouvrier, d’abord pris vio­lem­ment et de haute lutte, puis conso­li­dé et consa­cré par une loi quel­conque que les ouvriers auront pour tâche de déve­lop­per dans le cou­rant des années par un labeur tenace et la foi eu l’idéal communiste.

Et ce sera là le com­men­ce­ment de la révo­lu­tion sociale effec­tive dont nous avons par­lé plus haut et qui a été le rêve de nos meilleurs jours.

Le réfor­ma­teur Ulrich von Hüt­ten, disait au début du xvie siècle : « Les esprits sont réveillés, c’est une joie de vivre ! »

Il se peut que bien­tôt nous dirons de même, de la période d’après-guerre que nous traversons.

[/​Christian Cor­né­lis­sen./​]

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