La Presse Anarchiste

Le Système des Soviets ou la Dictature ?

(suite et fin)

Dans la pre­mière par­tie de son étude, Rocker a décrit les ori­gines de l’idée des « Conseils ». Issue de l’aile gauche de la l’Internationale, elle trou­va son prin­ci­pal appui chez les tra­vailleurs des pays latins.

Ces idées de l’aile anti-auto­ri­taire de l’Internationale ont été appro­fon­dies et déve­lop­pées, d’une façon par­ti­cu­liè­re­ment claire et pré­cise, dans les Congrès de la « Fede­ra­cion del tra­ba­jo » espa­gnole. C’est là qu’on a intro­duit les termes de « Bun­tos » et de « Conse­jos del tra­ba­jo » (« Com­munes ouvrières » et « Conseils ouvriers »).

Les socia­listes libres de l’Internationale ont bien com­pris que le socia­lisme ne peut pas être dic­té par un gou­ver­ne­ment, mais doit se déve­lop­per d’une façon orga­nique de bas en haut ; ils ont com­pris que ce sont les ouvriers eux-mêmes qui doivent prendre en mains l’organisation de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion. Et, cette idée, ils l’ont oppo­sée au socia­lisme d’État des poli­ti­ciens parlementaires.

Au cours des années qui ont sui­vi, des per­sé­cu­tions féroces ont eu lieu contre le mou­ve­ment ouvrier dans les pays latins ; le point de départ a été don­né par l’écrasement en France de la Com­mune de Paris ; ensuite, les répres­sions se sont éten­dues à l’Espa­gne et à l’Italie. L’idée des « Conseils » s’est trou­vée repous­sée au second plan, car toute pro­pa­gande ouverte était pour­sui­vie, et, dans les grou­pe­ments secrets que les ouvriers ont dû for­mer, ils étaient obli­gés d’employer toutes leurs forces à com­battre la réac­tion et défendre ses victimes.

Le syndicalisme révolutionnaire et l’idée des conseils

Le déve­lop­pe­ment du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire a réveillé cette idée, l’a appe­lée à une vie nou­velle. Pen­dant l’époque la plus active du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire fran­çais, de 1900 à 1907, l’idée des Conseils a été déve­lop­pée sous sa forme la plus claire et la plus définie.

Il suf­fit de jeter un coup d’œil sur les écrits de Pou­get, Grif­fuelhes, Monatte, Yve­tot et bien d’autres encore, pour se convaincre que ni en Rus­sie ni ailleurs, l’idée des Conseils ne s’est enri­chie, depuis, d’aucun élé­ment nou­veau que les pro­pa­gan­distes du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire n’aient for­mu­lé quinze ou vingt ans auparavant.

Pen­dant ce temps, les par­tis ouvriers socia­listes repous­saient abso­lu­ment l’idée des Conseils ; la grande majo­ri­té de ceux qui en sont main­te­nant les par­ti­sans déci­dés, en Alle­magne sur­tout, consi­dé­raient à cette époque avec le plus grand mépris, cette nou­velle uto­pie. Lénine lui-même décla­rait, en 1905, au pré­sident du Conseil des délé­gués ouvriers de Péters­bourg, que le sys­tème des Conseils est une ins­ti­tu­tion sur­an­née, avec laquelle son par­ti ne peut rien avoir de commun.

Or, cette concep­tion des Conseils dont l’honneur revient aux socia­listes révo­lutionnaires, marque le moment le plus impor­tant et consti­tue la pierre angu­laire de tout le mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal. Nous devons ajou­ter que le sys­tème des Con­seils est la seule ins­ti­tu­tion sus­cep­tible de conduire à la réa­li­sa­tion du socia­lisme, car toute autre voie serait erro­née. L’« uto­pie » s’est mon­trée plus forte que la « science ».

Il est incon­tes­table aus­si que l’idée des Conseils découle logi­que­ment de la concep­tion d’un socia­lisme libre, qui s’est len­te­ment déve­lop­pé au sein du mou­ve­ment ouvrier, en oppo­si­tion avec celle de l’État et avec toutes les tra­di­tions de l’idéologie bourgeoise.

La dictature, héritage de la bourgeoisie

On ne peut aucu­ne­ment en dire autant de l’idée de la dic­ta­ture. Elle ne dérive pas du monde des concep­tions socia­listes. Elle n’est pas un pro­duit du mou­ve­ment ouvrier, mais un piteux héri­tage de la bour­geoi­sie, dont on a doté le pro­lé­ta­riat pour faire son bon­heur. Elle est étroi­te­ment liée avec l’aspiration au pou­voir poli­tique, laquelle est éga­le­ment d’origine bourgeoise.

La dic­ta­ture est une cer­taine forme que prend la puis­sance de l’État. C’est l’État sou­mis à l’état de siège. Comme tous les autres adeptes de l’idée éta­tiste, les par­ti­sans de la dic­ta­ture pré­tendent pou­voir — comme mesure pro­vi­soire — impo­ser au peuple leur volon­té. Cette concep­tion est, par elle-même, un obs­tacle à la révo­lu­tion sociale, dont l’élément vivant propre est pré­ci­sé­ment la par­ti­ci­pa­tion construc­tive et l’initiative directe des masses.

La dic­ta­ture est la néga­tion, la des­truc­tion de l’être orga­nique, du mode d’organisation natu­relle, de bas en haut. On allègue que le peuple n’est pas encore majeur, qu’il n’est pas prêt à être son propre maître. C’est la domi­na­tion sur les masses, c’est leur mise en tutelle par une mino­ri­té. Ses par­ti­sans peuvent avoir les meilleures inten­tions, mais la logique du pou­voir les for­ce­ra tou­jours à entrer dans la voie du des­po­tisme le plus extrême.

L’idée de la dic­ta­ture a été emprun­tée par nos socia­listes-éta­tistes à ce par­ti petit-bour­geois que furent les Jaco­bins. Ce par­ti qua­li­fiait de crime toute grève et inter­di­sait, sous peine de mort, les asso­cia­tions ouvrières. Saint-Just et Cou­thon furent ses porte-paroles les plus éner­giques, et Robes­pierre agis­sait sous leur influence.

La façon fausse et uni­la­té­rale de repré­sen­ter la grande Révo­lu­tion, qui est celle des his­to­riens bour­geois et qui a for­te­ment influen­cé la majo­ri­té des socia­listes, a beau­coup contri­bué à don­ner à la dic­ta­ture des Jaco­bins un éclat qu’elle ne méri­tait pas, mais que le mar­tyre de ses prin­ci­paux chefs a encore gran­di. La majo­ri­té est tou­jours por­tée au culte des mar­tyrs, et cela la rend inca­pable d’un juge­ment cri­tique sur les idées et les actes.

Nous connais­sons l’œuvre créa­trice de la Révo­lu­tion : l’abolition du féo­da­lisme et de la monar­chie ; les his­to­riens l’ont glo­ri­fiée comme l’œuvre des Jaco­bins et des révo­lu­tion­naires de la Conven­tion, et il en ait résul­té, avec le temps, une concep­tion com­plè­te­ment fausse de l’histoire tout entière de la Révolution.

Aujourd’hui, nous savons que cette concep­tion est basée sur une igno­rance volon­taire des faits his­to­riques, de cette véri­té sur­tout que la véri­table œuvre créa­trice de la grande Révo­lu­tion a été accom­plie par les pay­sans et les pro­lé­taires des villes, à l’encontre de la volon­té de l’Assemblée Natio­nale et de la Conven­tion. Les Jaco­bins et la Conven­tion ont tou­jours vive­ment com­bat­tu les inno­va­tions radi­cales, jusqu’à ce qu’ils fussent en face du fait accom­pli et qu’il ne leur fût plus pos­sible de résis­ter. Ain­si, l’abolition du sys­tème féo­dal est due uni­que­ment aux inces­santes révoltes pay­sannes, féro­ce­ment per­sé­cu­tées par les par­tis politiques.

En 1792 encore, l’Assemblée Natio­nale main­te­nait le sys­tème féo­dal et c’est seule­ment en 1793, lorsque les pay­sans se mirent éner­gi­que­ment à conqué­rir leurs droits, que la Conven­tion « révo­lu­tion­naire » sanc­tion­nait l’abolition des droits féo­daux. Il en fut de même pour l’abolition de la monarchie.

Les traditions jacobines et le socialisme

Les pre­miers fon­da­teurs d’un mou­ve­ment socia­liste popu­laire en France sont venus du camp des Jaco­bins, et il était par­fai­te­ment natu­rel que l’héritage du pas­sé eût pesé sur eux.

Lorsque Babeuf et Dar­they créaient la conspi­ra­tion des « Égaux », ils vou­laient faire de la France, au moyen de la dic­ta­ture, un État agri­cole com­mu­niste. Comme commu­nistes, ils com­pre­naient que pour atteindre l’idéal de la grande Révo­lu­tion, il fal­lait résoudre la ques­tion éco­no­mique ; mais comme Jaco­bins, ils croyaient que ce but pou­vait être atteint par la puis­sance de l’État muni des pou­voirs les plus vastes. La croyance à la toute-puis­sance de l’État a atteint chez les jaco­bins son plus haut degré ; elle les a péné­trés si pro­fon­dé­ment qu’ils ne pou­vaient plus se repré­sen­ter aucune autre voie à suivre.

Babeuf et Dar­they furent traî­nés mou­rants à la guillo­tine, mais leurs idées sur­vé­curent dans le peuple et trou­vèrent un refuge dans les Socié­tés secrètes des babou­vistes, sous le règne de Louis-Phi­lippe. Des hommes comme Bar­bès et Blan­qui ont agi dans le même sens, lut­tant pour la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, des­ti­née à réa­li­ser les buts communistes.

C’est de ces hommes que Marx et Engels ont héri­té l’idée de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, expri­mée dans le Mani­feste com­mu­niste. Ils enten­daient pat là rien d’autre que l’instauration d’un pou­voir cen­tral puis­sant dont la tâche serait de bri­ser, par de radi­cales lois coer­ci­tives, la puis­sance de la bour­geoi­sie, et d’organiser la socié­té dans l’esprit du socia­lisme d’État.

Ces hommes sont venus au socia­lisme du camp de la démo­cra­tie bour­geoise ; ils étaient pro­fon­dé­ment péné­trés des tra­di­tions jaco­bines. De plus, le mou­ve­ment socia­liste de l’époque n’était pas encore suf­fi­sam­ment déve­lop­pé pour se frayer sa propre voie ; il vivait pins ou moins sur les tra­di­tions bourgeoises.

Tout par les Conseils !

C’est seule­ment avec le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment ouvrier à l’époque de l’Internationale que le socia­lisme s’est trou­vé en état de secouer les der­niers ves­tiges des tra­di­tions bour­geoises et de voler entiè­re­ment de ses propres ailes. La concep­tion des Conseils aban­don­nait la notion de l’État et de la poli­tique du pou­voir, sous quelque forme qu’elle se pré­sen­tât ; elle se trou­vait ain­si en oppo­si­tion directe avec toute idée de dic­ta­ture ; celle-ci, en effet, veut non seule­ment arra­cher l’instrument du pou­voir aux forces pos­sé­dantes et à l’État, mais tend aus­si à déve­lop­per le plus pos­sible sa propre puissance.

Les pion­niers du sys­tème des Conseils ont très bien vu qu’avec l’exploitation de l’homme par l’homme doit aus­si dis­pa­raître la domi­na­tion de l’homme sur l’homme. Ils ont com­pris que l’État, la puis­sance, orga­ni­sée des classes domi­nantes, ne peut pas être trans­for­mé en ins­tru­ment d’émancipation pour le tra­vail. Aus­si pen­saient-ils que la des­truc­tion de l’ancien appa­reil du pou­voir doit être la tâche la plus impor­tante de la révo­lu­tion sociale, pour rendre impos­sible toute forme nou­velle d’exploitation.

Qu’on ne vienne pas nous objec­ter que la « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » ne peut pas être com­pa­rée à une autre dic­ta­ture quel­conque, car il s’agit là de la dic­ta­ture d’une classe. La dic­ta­ture d’une classe ne peut pas exis­ter comme telle, car ii s’agit tou­jours, en fin de compte, de la dic­ta­ture d’un cer­tain par­ti qui s’arroge le droit de par­ler au nom d’une classe. C’est ain­si que la bour­geoi­sie, en lutte contre le des­po­tisme, par­lait au nom du « peuple » ; chez les par­tis qui n’ont jamais été au pou­voir, l’aspiration au pou­voir devient extrê­me­ment dangereuse. 

Les par­ve­nus du pou­voir sont encore plus répu­gnants et plus dan­ge­reux que les par­ve­nus de la pro­prié­té. L’Allemagne nous montre à cet égard un exemple ins­truc­tif : nous y vivons main­te­nant sous la dic­ta­ture puis­sante des poli­ti­ciens pro­fes­sion­nels de la social-démo­cra­tie et des fonc­tion­naires cen­tra­listes — des syn­di­cats. Aucun moyen ne leur paraît assez bru­tal et assez bas contre des membres de leur propre « classe » qui osent ne pas, être d’accord avec eux. Ces hommes se sont débar­ras­sés de toutes les conquêtes de la révo­lu­tion bour­geoise qui garan­tis­saient la liber­té et l’inviolabilité de la per­sonne ; ils ont déve­lop­pé le plus effrayant sys­tème de police, à tel point qu’ils peuvent mettre la main sur toute per­sonne qui leur déplaît et la rendre inof­fen­sive pour un temps déter­mi­né. Les célèbres « lettres de cachet » des des­potes fran­çais et la dépor­ta­tion par ordre admi­nis­tra­tif du tza­risme russe ont été rap­pe­lés à l’existence par ces sin­gu­liers par­ti­sans de la « démocratie ».

Certes, ces hommes allèguent à chaque occa­sion leur consti­tu­tion, qui garan­tit aux bons Alle­mands tous les droits pos­sibles ; mais cette consti­tu­tion n’existe que sur le papier ; il en a été de même de la célèbre consti­tu­tion répu­bli­caine de 1793, qui n’a jamais été appli­quée, Robes­pierre et ses adeptes ayant décla­ré qu’elle ne pou­vait être mise en pra­tique, la patrie étant en dan­ger. Ils ont donc main­te­nu la dic­ta­ture, et celle-ci a conduit au 9 ther­mi­dor, à la domi­na­tion hon­teuse du Direc­toire et, enfin, à la dic­ta­ture de l’épée napo­léo­nienne. En Alle­magne, on est déjà arri­vé au Direc­toire ; il ne manque plus que l’homme qui joue­ra le rôle de Napoléon.

Certes, nous savons que la révo­lu­tion ne peut pas se faire avec de l’eau de rose ; nous savons aus­si que les classes pos­sé­dantes n’abandonneront pas volon­tai­re­ment leurs pri­vi­lèges. Le jour de la révo­lu­tion vic­to­rieuse, les tra­vailleurs doivent impo­ser leur volon­té aux pos­ses­seurs actuels du sol, du sous-sol et des moyens de pro­duc­tion. Mais cela ne pour­ra se pro­duire, selon nous, que si les tra­vailleurs prennent eux-mêmes en mains le capi­tal social, et, avant tout, s’ils démo­lissent l’appareil de force poli­tique, lequel a été jusqu’à pré­sent et sera tou­jours la for­te­resse qui per­met­tait de trom­per les masses. Cet acte est, pour nous, un acte de libé­ra­tion, une pro­cla­ma­tion de la jus­tice sociale ; c’est l’essence même de la révo­lu­tion sociale, qui n’a rien de com­mun avec l’idée pure­ment bour­geoise de la dictature.

Le fait qu’un grand nombre de par­tis socia­listes ont adhé­ré à l’idée des Conseils, qui est celle des socia­listes libres et des syn­di­ca­listes, est un aveu ; ils recon­naissent par là que la tac­tique sui­vie jusqu’à pré­sent a été fausse et que le mou­ve­ment ouvrier doit créer pour lui, dans ces Conseils, un organe qui, seul, lui per­met­tra de réa­li­ser le socia­lisme. D’autres parts, on ne doit pas oublier que cette adhé­sion sou­daine risque d’introduire dans la concep­tion des Conseils beau­coup d’éléments étran­gers, n’ayant rien de com­mun avec ses tâches ori­gi­nelles et devant être éli­mi­nés, comme dan­ge­reux pour son déve­lop­pe­ment ulté­rieur. Par­mi ces élé­ments étran­gers, la pre­mière place appar­tient à l’idée de la dic­ta­ture. Notre tâche doit être de parer à ce dan­ger et de pré­mu­nir nos cama­rades de classe contre des expé­riences qui ne peuvent pas accé­lé­rer, mais peuvent, au contraire, retar­der l’émancipation sociale.

Aus­si notre mot d’ordre reste : « Tout par les Conseils ! Aucun pou­voir au-des­sus d’eux ! » et ce mot d’ordre sera en même temps celui de la révo­lu­tion sociale.

[/​R. Rocker./​]

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