La Presse Anarchiste

Remarques sur la notion et le sentiment de nationalité

Notre cama­rade et ami Arnold van Gen­nep nous com­mu­nique, ci-après, des frag­ments de l’un des cha­pitres de début d’un livre à paraître pro­chai­ne­ment, inti­tu­lé : Intro­duc­tion à l’Étude com­pa­rée des Nationalités.

Par ses nom­breuses et remar­quables publi­ca­tions, van Gen­nep s’est acquis le renom de l’un des maîtres de l’Ethnographie moderne. Son livre sera un nou­vel essai d’application à une caté­go­rie très com­plexe de phé­no­mènes sociaux et poli­tiques de la méthode d’analyse et d’interprétation dont il avait mon­tré déjà les avan­tages pour l’étude com­pa­ra­tive des reli­gions, des lit­té­ra­tures popu­laires, des tech­niques, et des arts appliqués.

… La dif­fi­cul­té à défi­nir au juste la natio­na­li­té tient en pre­mier lieu, on vient de le voir, à la nature même des faits sociaux qui la consti­tuent ; elle tient aus­si à ce que le mot n’est pas appli­qué par­tout exac­te­ment aux mêmes faits, ni uti­li­sé dans le même sens dans un même pays, aux divers moments de sa durée. La natio­na­li­té est au xviiie siècle la qua­li­té de ce qui est natio­nal, la nation étant à ce moment iden­ti­fiée avec l’État, et celui-ci étant presque par­tout alors consti­tué sur la base monar­chique. Ce sens a sub­sis­té mal­gré le chan­ge­ment de la forme poli­tique, à la suite de l’introduction du mot « nation » dans le lan­gage cou­rant par les révo­lu­tion­naires fran­çais, au moment de la vogue renou­ve­lée du voca­bu­laire latin. On sait qu’à Val­my, les armées crièrent : « Vive la Nation », et que ce terme repré­sen­ta pen­dant presque toute la période révo­lu­tion­naire juste autant que le terme « patrie » ; Le natio­na­lisme est, à ce moment, l’équivalent de ce que nous nom­mons de nos jours patrio­tisme, c’est-à-dire davan­tage un sen­ti­ment col­lec­tif qu’une notion fon­dée sur des raisonnements. 

Paral­lè­le­ment, se déve­lop­pait cette idée qu’un grou­pe­ment homo­gène, ou du moins qui se consi­dère comme homo­gène, a des droits à vivre indi­vi­duel­le­ment : des grou­pe­ments de ce type se gou­ver­nant eux-mêmes étant dits nations, il a fal­lu dési­gner autre­ment ceux qui, après avoir été autre­fois des nations, comme la Pologne, ou qui vou­laient deve­nir des nations, comme l’Italie, demeu­raient pour­tant sous la domi­na­tion d’un État vain­queur. C’est à cette forme de grou­pe­ment, qui ne par­vint à jouer un rôle réel dans la poli­tique inter­na­tio­nale qu’au début du xixe siècle, que s’appliqua le mot « nationalité ».

Mais ce serait une erreur de croire que le sen­ti­ment col­lec­tif dési­gné par ce mot, que les notions scien­ti­fiques et his­to­riques par les­quelles on le jus­ti­fie, n’existaient pas anté­rieu­re­ment à la for­ma­tion du mot et à son intro­duc­tion dans le voca­bu­laire com­mun. Le sen­ti­ment natio­na­li­taire est iden­tique à celui qu’on nomme patrio­tisme, et si la poli­tique dis­tingue entre l’objet de ce sen­ti­ment, c’est là une dis­tinc­tion dont la psy­cho­lo­gie n’a que faire. Le patrio­tisme des Fran­çais de la guerre de Cent Ans, domi­nés par l’Angleterre, est bien le même que celui des Fran­çais atta­qués par l’Allemagne ; mais il est iden­tique, non pas supé­rieur, au patrio­tisme des Fin­lan­dais, des Rou­mains de Tran­syl­va­nie, des Alba­nais, bref de tous les grou­pe­ments qui étaient ou sont encore gou­ver­nés par d’autres qu’eux-mêmes, quelle qu’en soient les causes his­to­riques, et contré leur volon­té globale.

Le sentiment nationalitaire dans l’histoire

Une his­toire du sen­ti­ment natio­na­li­taire serait donc à pro­pre­ment par­ler une his­toire du patrio­tisme, n’était la nuance non pas scien­ti­fique, mais poli­tique, intro­duite dans notre ter­mi­no­lo­gie moderne. De ce que ce sen­ti­ment est tenace, il n’en reste pas moins qu’il se pré­sente sous des formes variables selon l’organisation poli­tique, formes dites loya­lisme, quand le sys­tème est monar­chiste ou impé­rial, dite natio­nale quand le grou­pe­ment, objet du sen­ti­ment col­lec­tif, est libre de se gou­ver­ner lui-même, et natio­na­li­taire pré­ci­sé­ment quand cette liber­té manque au grou­pe­ment et consti­tue l’une de ses aspi­ra­tions pro­fondes, l’une des affir­ma­tions essen­tielles de sa conscience col­lec­tive. Ain­si que chez Dante, le sen­ti­ment et l’amour d’une Ita­lie uni­fiée et libre est natio­na­li­taire lors du Risor­gi­men­to ; il est deve­nu pro­gres­si­ve­ment natio­nal, et actuel­le­ment il est, chez tous les Ita­liens du Royaume, du patrio­tisme, en res­tant natio­na­li­taire dans l’irrédentisme des Ita­liens non encore unis à leurs frères.

Ces varia­tions de voca­bu­laire ne doivent donc pas trou­bler les idées et faire croire à des com­pli­ca­tions là où il n’y en a pas : ce qu’il y a de nou­veau au xixe siècle, ce n’est pas le sen­ti­ment même d’appartenance à un grou­pe­ment défi­ni, mais bien cette idée qu’un droit natu­rel existe qui jus­ti­fie et peut-être déter­mine la réunion réelle et maté­rielle de tous ceux qui dési­rent s’unir. En ce sens, on recon­naît que le sen­ti­ment patrio­tique, sous sa forme natio­na­li­taire, n’a pas émer­gé dans la conscience col­lec­tive par­tout au même moment. Il n’existait cer­tai­ne­ment pas dans les can­tons suisses qui se révol­tèrent contre la domi­na­tion des Habs­bourg, car ce mou­ve­ment fut consti­tué sur des bases sen­ti­men­tales et réa­listes uni­que­ment poli­tiques, admi­nis­tra­tives et mili­taires ; ni davan­tage lors de la réunion au noyau pri­mi­tif des autres can­tons, sans dis­tinc­tion de langue ni même de reli­gion, le mou­ve­ment de Son­der­bund étant le seul symp­tôme attar­dé d’anciennes dis­tinc­tions sen­ti­men­tales sur la base reli­gieuse. Si l’idée et le sen­ti­ment natio­na­li­taires modernes avaient exis­té à ces divers moments, jamais la Suisse ne se serait consti­tuée en État : sa seule uni­té réelle est d’ordre géo­gra­phique et la vraie force de cohé­sion d’éléments aus­si hété­ro­gènes a été créée par le fait que, située au point de jonc­tion de trois grandes uni­tés natio­nales (je ne dis pas éta­tiques, ceci est plus récent), elle ser­vait de champ clos conti­nuel à leurs luttes mili­taires et éco­no­miques. Aus­si, l’exemple de la Suisse, sans cesse invo­qué par les par­ti­sans du fédé­ra­lisme ou par ceux qui nient ou dénigrent les mou­ve­ments natio­na­li­taires, modernes, est-il le plus mau­vais qu’on puisse invo­quer. Pour main­te­nir la cohé­sion inter­can­to­nale, il a fal­lu déve­lop­per par l’école et par le chas­sé-croi­sé des recrues, un sen­ti­ment patrio­tique spé­ci­fi­que­ment suisse, dont le carac­tère arti­fi­ciel et jeune a été bien visible pen­dant la der­nière guerre. Mais comme ce sen­ti­ment patrio­tique suisse a, mal­gré tout, résis­té aux fac­teurs de dis­so­cia­tion, on peut lui pré­dire main­te­nant longue vie et forte durée.

C’est ailleurs qu’on voit naître le sen­ti­ment pro­pre­ment natio­na­li­taire en dehors de tout loya­lisme monar­chique, bien avant la date que lui assignent des théo­ri­ciens comme Muir, qui en fait remon­ter la genèse seule­ment à la Révo­lu­tion fran­çaise, ou Johan­net qui n’en dis­cerne les pro­dromes que vers le début du xviiie siècle. Lais­sant de côté le cas des Armé­niens, qui, défi­ni­ti­ve­ment conquis par les Turcs vers la fin du xive siècle, n’ont cepen­dant pas ces­sé de pro­cla­mer leur patrio­tisme natio­na­li­taire, je cite­rai de pré­fé­rence celui des Polo­nais de Pomé­ra­nie et de Prusse royale, expo­sé lors des Confé­rences de Thorn, en juillet 1464, par le savant Jacques de Sza­dek, qu’on pour­rait, à cer­tains égards, consi­dé­rer comme le pre­mier en date des théo­ri­ciens du prin­cipe natio­na­li­taire. Pour jus­ti­fier la récla­ma­tion du roi de Pologne, Casi­mir 1V, sur ces ter­ri­toires, il énon­ça et prou­va quinze pro­po­si­tions, dont les suivantes :

1° Que la Pomé­ra­nie, les terres de Culm et de Micha­low étaient habi­tées et gou­ver­nées par des Polo­nais, qui avaient don­né, en leur langue, des noms aux mon­tagnes, rivières, villes et vil­lages, bien avant l’existence et l’établissement de l’Ordre teu­to­nique. — On recon­naît ici l’argument lin­guis­tique, et spé­cia­le­ment topo­no­mas­tique, qui a joué depuis un si grand rôle dans les récla­ma­tions pangermanistes.

2° Que le pre­mier sou­ve­rain de la Pologne, Lech, et ses suc­ces­seurs avaient peu­plé ces contrées et qu’elles étaient sou­mises en tout à la domi­na­tion polo­naise. — C’est l’argument légen­daire ou tra­di­tion­nel com­bi­né à l’argument démo­gra­phique et à l’argument juri­dique de la sou­ve­rai­ne­té par pos­ses­sion effective.

3° Qu’il résulte de la posi­tion et de la figu­ra­tion géo­gra­phique de ces pro­vinces qu’elles ont néces­sai­re­ment et de tout temps fait par­tie du royaume de Pologne. — C’est l’argument géo­gra­phique et celui des fron­tières dites naturelles.

4° Que la noblesse, les bour­geois et sujets de toute espèce des­dites terres, ne pou­vant sup­por­ter le gou­ver­ne­ment tyran­nique, oppres­sif et usur­pa­teur des Grands Maîtres, étaient retour­nés à leurs droits anté­rieurs et ori­gi­nels, obéis­sant en cela aux lois divines et humaines. — C’est presque l’argument du droit natu­rel des « peuples à se diri­ger eux-mêmes », et en tout cas le recours à une forme du droit révo­lu­tion­naire supé­rieur aux droits de sou­ve­rai­ne­té par conquête.

Les autres argu­ments de Jacques de Sza­dek se fondent sur les concep­tions juri­diques cou­rantes du droit moderne des nations à l’intérieur, du prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té monar­chique, mais leur forme fait déjà de ce savant un digne pré­cur­seur du Hol­lan­dais De Groot (Gro­tius).

Principe oriental et principe européen

Il a fal­lu plu­sieurs siècles pour que se fît, en Europe, cette trans­for­ma­tion essen­tielle des idées qui a fait regar­der comme anti­na­tu­rel et dégra­dant le prin­cipe que les peuples changent de maître, se vendent ou s’échangent comme du bétail et que la ces­sion d’un ter­ri­toire entraîne léga­le­ment le trans­fert de pro­prié­té non seule­ment du sol, du sous-sol, des pro­duits de toute sorte, mais aus­si des hommes qui y vivent. On n’a pas assez remar­qué jusqu’ici le rôle qu’ont joué dans cette trans­for­ma­tion cer­taines sciences, comme la géo­gra­phie et sur­tout l’ethnographie.

Dans ses lignes géné­rales, le point de vue moderne du droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes est le signe d’une réac­tion des connais­sances scien­ti­fiques due aux grands voyages de décou­verte des xvie-xviiie siècles contre le droit romain et contre ce qu’on peut appe­ler la concep­tion orien­tale de la poli­tique eth­nique. C’est seule­ment quand les « phi­lo­sophes » eurent la pos­si­bi­li­té de com­pa­rer les divers sys­tèmes de vie en com­mun éla­bo­rés par les peuples non euro­péens que l’idée se répan­dit que l’organisation juri­dique romaine n’est pas la per­fec­tion défi­ni­tive et que le pro­grès des mœurs peut s’accommoder d’innovations conçues sur d’autres plans que ceux four­nis par la tra­di­tion classique.

J’ai mon­tré ailleurs com­ment l’étude appro­fon­die et sys­té­ma­tique des « Sau­vages » renou­ve­la celle des reli­gions. Une étude paral­lèle devrait être entre­prise en ce qui concerne la concep­tion du droit inter­na­tio­nal ; on ver­rait que des obser­va­teurs comme Lafi­tau, Poivre, Ber­nier et même Char­din, ou plus ancien­ne­ment Mar­co Polo, ont four­ni aux théo­ri­ciens euro­péens des maté­riaux de réflexion qui ont influé ensuite sur les concep­tions de l’État, de la Nation et ulté­rieu­re­ment de la Natio­na­li­té. Par­mi les ouvrages théo­riques où cette influence est visible, je me conten­te­rai de citer ici ceux de Goguet, de Fer­gu­son et de Rous­seau, dont le Contrat Social se ter­mine par des notes d’ethnographie com­pa­rée, au sur­plus naïves et incomplètes.

C’est après seule­ment que les his­to­riens se sont mis à l’œuvre pour ten­ter de dis­cer­ner quelles ont été les mœurs et les cou­tumes des peuples dis­pa­rus de L’Europe : mou­ve­ment cel­tique en France, en Écosse et en Irlande, mou­ve­ment des frères Grimm en Alle­magne, plus tard mou­ve­ment pan­sla­viste. Que ces recherches et leurs résul­tats aient été uti­li­sés soit par des exal­tés (il y en a eu dans les trois direc­tions), soit par des demi-savants, soit par des poli­ti­ciens avides ou incons­cients, cela ne change rien au fait que l’étude des « Sau­vages » modernes a cau­sé l’étude des « Sau­vages » dis­pa­rus de l’Europe, his­to­riques d’abord, puis pré­his­to­riques ; la consta­ta­tion que ces ancêtres éloi­gnés vivaient socia­le­ment sur des bases dif­fé­rentes de celles de l’Europe moderne a déter­mi­né eu grande par­tie le mou­ve­ment dit natio­na­li­taire du xixe siècle.

Cer­tains théo­ri­ciens ont vu là un mal. Mais on remar­que­ra que leur connais­sance des pro­blèmes anthro­po­lo­giques et eth­no­gra­phiques n’est que de seconde main, et qu’ils ne peuvent for­mu­ler un juge­ment de valeur que par rap­port à une norme éta­blie d’avance. Le droit ger­ma­nique, par exemple, où les femmes avaient les mêmes droits élec­to­raux que les hommes, était cer­tai­ne­ment plus équi­table que le droit romain où, comme dans tout l’Orient, la femme est subor­don­née à l’homme : c’est de nos jours seule­ment que cette concep­tion reprend des forces, et il est évident que sur ce point la roma­ni­sa­tion et la chris­tia­ni­sa­tion qui s’y est super­po­sée ont fait le plus grand mal à l’humanité euro­péenne. De même, la notion que les peuples ont un droit nor­mal à s’administrer et à se gou­ver­ner eux-mêmes d’après des prin­cipes élec­tifs et démocra­tiques est une notion qui exis­tait chez les Gau­lois et se retrouve chez maints peuples modernes dits « sau­vages » ; mais pour l’Europe, elle est une nou­veau­té, parce que le prin­cipe orien­tal des peuples-bes­tiaux, des peuples-mar­chan­dises, s’est impo­sé à l’Europe pen­dant les siècles qui ont sui­vi l’adaptation du sys­tème romain aux sys­tèmes indi­gènes. De même encore, l’étatisme cen­tra­li­sa­teur est la carac­té­ris­tique des empires assy­rien, égyp­tien, perse, byzan­tin, arabe et russe ; il a pris pied très tar­di­ve­ment en Europe, y a atteint sa per­fec­tion, puis a dû dis­pa­raître devant le prin­cipe oppo­sé, pro­pre­ment euro­péen pri­mi­tif, de l’équivalence des groupes et de la décen­tra­li­sa­tion admi­nis­tra­tive et éco­no­mique. Il est donc contraire à l’histoire et à la science com­pa­rées de l’Homme de pré­tendre que l’application à la poli­tique de la notion natio­na­li­taire est, soit une inno­va­tion sim­pliste, soit une régres­sion par rap­port à un stade plus par­fait d’organisation natio­nale. En fait, nos ancêtres euro­péens nous avaient légué un héri­tage de liber­tés que nous avons lais­sé, tous tant que nous sommes, modi­fier et péri­cli­ter aux mains de repré­sen­tants des sys­tèmes oppres­sifs qui sont carac­té­ris­tiques des empires de l’Asie anté­rieure. C’est tant pis pour nous ; mais puisque nous le savons, il faut reprendre pos­ses­sion de cet héri­tage dila­pi­dé presque en entier et recons­truire notre Europe confor­mé­ment à nos ten­dances per­son­nelles [[On remar­que­ra que le bol­che­visme russe est une appli­ca­tion inté­grale non pas des prin­cipes d’organisations euro­péens, mais des prin­cipes asia­tiques : des masses hété­ro­gènes sont sou­mises à une oli­gar­chie, d’origine étran­gère, appuyée sur un corps mili­taire (janis­saires ou gardes rouges).]].

Jamais, d’ailleurs, le sou­ve­nir de cet héri­tage ne s’était entiè­re­ment per­du dans les pays de l’Europe occi­den­tale et l’histoire inté­rieure des Pays-Bas, des îles Bri­tan­niques, de la France et de l’Espagne sep­ten­trio­nale n’est, en somme, que la lutte des deux prin­cipes pro­vinces, royaumes, com­munes, bour­geois, pay­sans y ont sans cesse pré­ten­du à l’égalité de trai­te­ment et y ont pério­di­que­ment résis­té à nou­veau contre l’extension de l’absolutisme cen­tra­liste, tant roya­liste ou impé­rial que répu­bli­cain. Nous assis­tons en ce moment à une nou­velle phase de cette lutte, plus âpre parce que la den­si­té des popu­la­tions a aug­men­té et que leurs inté­rêts col­lec­tifs se sont diver­si­fiés. Si donc l’ethnographie a contri­bué à cette renais­sance de ce qu’on nomme les idées de liber­té et d’autonomie, c’est dans la mesure où ces décou­vertes coïn­ci­daient avec des ten­dances spé­ci­fi­que­ment euro­péennes et pou­vaient leur four­nir une jus­ti­fi­ca­tion directe.

Les sciences créées et déve­lop­pées par les Euro­péens ont four­ni ensuite aux peuples des autres conti­nents des rai­sons de s’affirmer eux-mêmes. L’histoire vrai­ment scien­ti­fique — dans la mesure où elle est pos­sible — des Slaves, des Arabes, des Per­sans, des Armé­niens, des habi­tants de la Chine, du Japon, et plus récem­ment des Nègres Ban­tous, c’est aux Euro­péens que ces peuples la doivent ; et c’est contre les Euro­péens qu’ils tournent main­te­nant et cette his­toire de leur pays, et nos prin­cipes de liber­té et d’autonomie des peuples. Ain­si la poli­tique dite colo­niale, qui est l’application des prin­cipes orien­taux de domi­na­tion des masses soi-disant moins civi­li­sées par des masses qui se pré­tendent plus civi­li­sées (parce que munies de moyens per­fec­tion­nés de des­truc­tion), se retourne main­te­nant contre ceux qui n’en veulent plus chez eux. Le pro­blème se pose déjà dans un cer­tain nombre de pays afri­cains et asia­tiques sou­mis à des États euro­péens. Le fait, que je ne consi­dère exprès que sous son aspect dyna­mique, est qu’un prin­cipe est valable par­tout et que si le fort oublie le prin­cipe à son pro­fit, le faible fera de son mieux pour acqué­rir une puis­sance telle que le fort doive lui recon­naître le droit effec­tif d’appliquer le prin­cipe à son tour.

On décri­ra plus loin le méca­nisme, de cette exten­sion de la notion du sen­ti­ment et du prin­cipe des natio­na­li­tés aux grou­pe­ments extra-euro­péens. Il suf­fit de signa­ler ici que cette exten­sion a été due à celle des sciences de l’homme. Que, pour cer­tains, il y ait là un mal, je le sais. Quant à moi, je crois qu’il y faut voir un bien, et hâter, au moins en Europe, cette évo­lu­tion, qui est néces­si­tée par les qua­li­tés phy­siques et men­tales de l’Homme même.

Tout comme la sup­pres­sion de l’esclavage a éta­bli un cer­tain niveau d’équiva­lence entre les diverses races et entre les diverses classes pro­fes­sion­nelles, de même l’extension des prin­cipes natio­na­li­taires sup­pri­me­ra l’une des rai­sons les plus constantes qu’il y ait de guerres, sinon de luttes. Et c’est déjà un pro­grès que le recours au mas­sacre devienne l’exception, au lieu d’être la règle comme jusqu’ici. La science aura donc contri­bué une fois de plus, non certes à sup­pri­mer des anta­go­nismes natu­rels, mais à les trans­por­ter sur un ter­rain plus stable et moins cruel.

Nationalité et Humanité

Peut-on dire que l’idée de natio­na­li­té du xixe siècle ait été une régres­sion par rap­port à la notion d’Humanité, consi­dé­rée glo­ba­le­ment et sans dis­tinc­tion de cou­leur, de race ni de langue, qu’on a vu sur­gir au milieu du xviiie ? Je ne le crois pas l’idée de la fra­ter­ni­té humaine uni­ver­selle est par­tiel­le­ment une consé­quence des recherches eth­no­gra­phiques, mais elle est aus­si une idée chré­tienne trans­por­tée dans le domaine laïque et pré­sup­pose, pour son appli­ca­tion inté­grale, l’uniformisation com­plète des croyances reli­gieuses, des mœurs poli­tiques, des sys­tèmes juri­diques et admi­nis­tra­tifs. Le meilleur moyen de l’atteindre serait, non pas un règne uni­ver­sel de liber­té, mais la domi­na­tion d’un impé­ria­lisme comme celui de Tamer­lan ou même comme celui que rêvait peut-être Guillaume II, non pas même d’un impé­ria­lisme du modèle romain ou bri­tan­nique. Le seul cas his­to­rique d’une fra­ter­ni­té réel­le­ment uni­ver­sa­liste a été celui des esclaves du fait même qu’on était esclave, on n’avait plus ni race, ni patrie, ni croyances propres, ni droits com­plets ; aus­si l’esclavage antique nous montre-t-il l’accession à la puis­sance et aux hon­neurs d’allogènes affran­chis de toutes ori­gines, par exemple à Rome de Syriens et de Nègres, à Byzance d’Arméniens, en Afrique de rené­gats divers, et sans que te peuple autoch­tone s’y soit oppo­sé ou même s’en soit éton­né. D’autre part c’est dans le milieu des esclaves que la doc­trine de fra­ter­ni­té chré­tienne a recru­té aus­si­tôt ses adeptes les plus nom­breux, parce que dans ce milieu, il n’existait plus de dif­fé­ren­cia­tion eth­nique ni nationale.

L’idée d’Humanité fra­ter­nelle du xviiie siècle, il est vrai, est inti­me­ment liée à l’idée de liber­té ; mais c’était par rap­port à quelque chose, par rap­port « aux tyrans ». Les tyrans étant détruits, rien n’empêche de lais­ser main­te­nant aux divers grou­pe­ments leurs carac­tères de dif­fé­ren­cia­tion, et rien ne doit les empê­cher, en théo­rie, de s’unir entre eux sur la base d’une entente fra­ter­nelle pour leur conduite poli­tique et juri­dique. C’est donc arbi­trai­re­ment qu’on a vou­lu oppo­ser la concep­tion des natio­na­li­tés à celle de l’humanité, puisque des natio­na­li­tés libé­rées n’ont plus de rai­son de se com­battre entre elles et, sui­vant le droit natu­rel qu’elles invoquent, ne le doivent pas, mais doivent vivre côte à côte sans se gêner réci­pro­que­ment. Ce qui, au contraire, s’est oppo­sé, en théo­rie et en pra­tique, à l’humanité du xviiie siècle, c’est la notion des classes éco­no­miques, et davan­tage encore le prin­cipe de la lutte de classes. Ceci encore est une intro­duc­tion en Europe d’une atti­tude orien­tale, celle des souks ou bazars, et, mieux sys­té­ma­ti­sée, celle des castes de l’Inde, entre les­quelles il y a des bar­rières infran­chis­sables. Mais en Europe, étant don­né le stade déjà atteint au xixe siècle par l’évolution éco­no­mique, ce sys­tème de clas­se­ment et d’opposition des acti­vi­tés n’a pu être adap­té que dans les grandes lignes, non dans le détail, jusqu’à se sim­pli­fier par le sym­bole phy­sique des mains et de la tête. Le socia­lisme mar­xiste est ain­si le digne frère du chris­tia­nisme venu d’Orient et de l’absolutisme, venu lui aus­si d’Orient. Sur ce point encore, l’Europe cherche en ce moment une for­mule qui réponde à ses aspi­ra­tions propres.

[/​A. van Gen­nep./​]

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