La Presse Anarchiste

Remarques sur la notion et le sentiment de nationalité

Notre cama­rade et ami Arnold van Gen­nep nous com­mu­nique, ci-après, des frag­ments de l’un des chapitres de début d’un livre à paraître prochaine­ment, inti­t­ulé : Intro­duc­tion à l’Étude com­parée des Nationalités.

Par ses nom­breuses et remar­quables pub­li­ca­tions, van Gen­nep s’est acquis le renom de l’un des maîtres de l’Ethnographie mod­erne. Son livre sera un nou­v­el essai d’application à une caté­gorie très com­plexe de phénomènes soci­aux et poli­tiques de la méth­ode d’analyse et d’interprétation dont il avait mon­tré déjà les avan­tages pour l’étude com­par­a­tive des reli­gions, des lit­téra­tures pop­u­laires, des tech­niques, et des arts appliqués.

… La dif­fi­culté à définir au juste la nation­al­ité tient en pre­mier lieu, on vient de le voir, à la nature même des faits soci­aux qui la con­stituent ; elle tient aus­si à ce que le mot n’est pas appliqué partout exacte­ment aux mêmes faits, ni util­isé dans le même sens dans un même pays, aux divers moments de sa durée. La nation­al­ité est au xvi­iie siè­cle la qual­ité de ce qui est nation­al, la nation étant à ce moment iden­ti­fiée avec l’État, et celui-ci étant presque partout alors con­sti­tué sur la base monar­chique. Ce sens a sub­sisté mal­gré le change­ment de la forme poli­tique, à la suite de l’introduction du mot « nation » dans le lan­gage courant par les révo­lu­tion­naires français, au moment de la vogue renou­velée du vocab­u­laire latin. On sait qu’à Valmy, les armées crièrent : « Vive la Nation », et que ce terme représen­ta pen­dant presque toute la péri­ode révo­lu­tion­naire juste autant que le terme « patrie » ; Le nation­al­isme est, à ce moment, l’équivalent de ce que nous nom­mons de nos jours patri­o­tisme, c’est-à-dire davan­tage un sen­ti­ment col­lec­tif qu’une notion fondée sur des raisonnements. 

Par­al­lèle­ment, se dévelop­pait cette idée qu’un groupe­ment homogène, ou du moins qui se con­sid­ère comme homogène, a des droits à vivre indi­vidu­elle­ment : des groupe­ments de ce type se gou­ver­nant eux-mêmes étant dits nations, il a fal­lu désign­er autrement ceux qui, après avoir été autre­fois des nations, comme la Pologne, ou qui voulaient devenir des nations, comme l’Italie, demeu­raient pour­tant sous la dom­i­na­tion d’un État vain­queur. C’est à cette forme de groupe­ment, qui ne parvint à jouer un rôle réel dans la poli­tique inter­na­tionale qu’au début du xixe siè­cle, que s’appliqua le mot « nationalité ».

Mais ce serait une erreur de croire que le sen­ti­ment col­lec­tif désigné par ce mot, que les notions sci­en­tifiques et his­toriques par lesquelles on le jus­ti­fie, n’existaient pas antérieure­ment à la for­ma­tion du mot et à son intro­duc­tion dans le vocab­u­laire com­mun. Le sen­ti­ment nation­al­i­taire est iden­tique à celui qu’on nomme patri­o­tisme, et si la poli­tique dis­tingue entre l’objet de ce sen­ti­ment, c’est là une dis­tinc­tion dont la psy­cholo­gie n’a que faire. Le patri­o­tisme des Français de la guerre de Cent Ans, dom­inés par l’Angleterre, est bien le même que celui des Français attaqués par l’Allemagne ; mais il est iden­tique, non pas supérieur, au patri­o­tisme des Fin­landais, des Roumains de Tran­syl­vanie, des Albanais, bref de tous les groupe­ments qui étaient ou sont encore gou­vernés par d’autres qu’eux-mêmes, quelle qu’en soient les caus­es his­toriques, et con­tré leur volon­té globale.

Le sentiment nationalitaire dans l’histoire

Une his­toire du sen­ti­ment nation­al­i­taire serait donc à pro­pre­ment par­ler une his­toire du patri­o­tisme, n’était la nuance non pas sci­en­tifique, mais poli­tique, intro­duite dans notre ter­mi­nolo­gie mod­erne. De ce que ce sen­ti­ment est tenace, il n’en reste pas moins qu’il se présente sous des formes vari­ables selon l’organisation poli­tique, formes dites loy­al­isme, quand le sys­tème est monar­chiste ou impér­i­al, dite nationale quand le groupe­ment, objet du sen­ti­ment col­lec­tif, est libre de se gou­vern­er lui-même, et nation­al­i­taire pré­cisé­ment quand cette lib­erté manque au groupe­ment et con­stitue l’une de ses aspi­ra­tions pro­fondes, l’une des affir­ma­tions essen­tielles de sa con­science col­lec­tive. Ain­si que chez Dante, le sen­ti­ment et l’amour d’une Ital­ie unifiée et libre est nation­al­i­taire lors du Risorg­i­men­to ; il est devenu pro­gres­sive­ment nation­al, et actuelle­ment il est, chez tous les Ital­iens du Roy­aume, du patri­o­tisme, en restant nation­al­i­taire dans l’irrédentisme des Ital­iens non encore unis à leurs frères.

Ces vari­a­tions de vocab­u­laire ne doivent donc pas trou­bler les idées et faire croire à des com­pli­ca­tions là où il n’y en a pas : ce qu’il y a de nou­veau au xixe siè­cle, ce n’est pas le sen­ti­ment même d’appartenance à un groupe­ment défi­ni, mais bien cette idée qu’un droit naturel existe qui jus­ti­fie et peut-être déter­mine la réu­nion réelle et matérielle de tous ceux qui désirent s’unir. En ce sens, on recon­naît que le sen­ti­ment patri­o­tique, sous sa forme nation­al­i­taire, n’a pas émergé dans la con­science col­lec­tive partout au même moment. Il n’existait cer­taine­ment pas dans les can­tons suiss­es qui se révoltèrent con­tre la dom­i­na­tion des Hab­s­bourg, car ce mou­ve­ment fut con­sti­tué sur des bases sen­ti­men­tales et réal­istes unique­ment poli­tiques, admin­is­tra­tives et mil­i­taires ; ni davan­tage lors de la réu­nion au noy­au prim­i­tif des autres can­tons, sans dis­tinc­tion de langue ni même de reli­gion, le mou­ve­ment de Son­der­bund étant le seul symp­tôme attardé d’anciennes dis­tinc­tions sen­ti­men­tales sur la base religieuse. Si l’idée et le sen­ti­ment nation­al­i­taires mod­ernes avaient existé à ces divers moments, jamais la Suisse ne se serait con­sti­tuée en État : sa seule unité réelle est d’ordre géo­graphique et la vraie force de cohé­sion d’éléments aus­si hétérogènes a été créée par le fait que, située au point de jonc­tion de trois grandes unités nationales (je ne dis pas éta­tiques, ceci est plus récent), elle ser­vait de champ clos con­tin­uel à leurs luttes mil­i­taires et économiques. Aus­si, l’exemple de la Suisse, sans cesse invo­qué par les par­ti­sans du fédéral­isme ou par ceux qui nient ou dén­i­grent les mou­ve­ments nation­al­i­taires, mod­ernes, est-il le plus mau­vais qu’on puisse invo­quer. Pour main­tenir la cohé­sion inter­can­tonale, il a fal­lu dévelop­per par l’école et par le chas­sé-croisé des recrues, un sen­ti­ment patri­o­tique spé­ci­fique­ment suisse, dont le car­ac­tère arti­fi­ciel et jeune a été bien vis­i­ble pen­dant la dernière guerre. Mais comme ce sen­ti­ment patri­o­tique suisse a, mal­gré tout, résisté aux fac­teurs de dis­so­ci­a­tion, on peut lui prédire main­tenant longue vie et forte durée.

C’est ailleurs qu’on voit naître le sen­ti­ment pro­pre­ment nation­al­i­taire en dehors de tout loy­al­isme monar­chique, bien avant la date que lui assig­nent des théoriciens comme Muir, qui en fait remon­ter la genèse seule­ment à la Révo­lu­tion française, ou Johan­net qui n’en dis­cerne les pro­dromes que vers le début du xvi­iie siè­cle. Lais­sant de côté le cas des Arméniens, qui, défini­tive­ment con­quis par les Turcs vers la fin du xive siè­cle, n’ont cepen­dant pas cessé de proclamer leur patri­o­tisme nation­al­i­taire, je cit­erai de préférence celui des Polon­ais de Poméranie et de Prusse royale, exposé lors des Con­férences de Thorn, en juil­let 1464, par le savant Jacques de Szadek, qu’on pour­rait, à cer­tains égards, con­sid­ér­er comme le pre­mier en date des théoriciens du principe nation­al­i­taire. Pour jus­ti­fi­er la récla­ma­tion du roi de Pologne, Casimir 1V, sur ces ter­ri­toires, il énonça et prou­va quinze propo­si­tions, dont les suivantes :

1° Que la Poméranie, les ter­res de Culm et de Michalow étaient habitées et gou­vernées par des Polon­ais, qui avaient don­né, en leur langue, des noms aux mon­tagnes, riv­ières, villes et vil­lages, bien avant l’existence et l’établissement de l’Ordre teu­tonique. — On recon­naît ici l’argument lin­guis­tique, et spé­ciale­ment topono­mas­tique, qui a joué depuis un si grand rôle dans les récla­ma­tions pangermanistes.

2° Que le pre­mier sou­verain de la Pologne, Lech, et ses suc­cesseurs avaient peu­plé ces con­trées et qu’elles étaient soumis­es en tout à la dom­i­na­tion polon­aise. — C’est l’argument légendaire ou tra­di­tion­nel com­biné à l’argument démo­graphique et à l’argument juridique de la sou­veraineté par pos­ses­sion effective.

3° Qu’il résulte de la posi­tion et de la fig­u­ra­tion géo­graphique de ces provinces qu’elles ont néces­saire­ment et de tout temps fait par­tie du roy­aume de Pologne. — C’est l’argument géo­graphique et celui des fron­tières dites naturelles.

4° Que la noblesse, les bour­geois et sujets de toute espèce des­dites ter­res, ne pou­vant sup­port­er le gou­verne­ment tyran­nique, oppres­sif et usurpa­teur des Grands Maîtres, étaient retournés à leurs droits antérieurs et orig­inels, obéis­sant en cela aux lois divines et humaines. — C’est presque l’argument du droit naturel des « peu­ples à se diriger eux-mêmes », et en tout cas le recours à une forme du droit révo­lu­tion­naire supérieur aux droits de sou­veraineté par conquête.

Les autres argu­ments de Jacques de Szadek se fondent sur les con­cep­tions juridiques courantes du droit mod­erne des nations à l’intérieur, du principe de la sou­veraineté monar­chique, mais leur forme fait déjà de ce savant un digne précurseur du Hol­landais De Groot (Grotius).

Principe oriental et principe européen

Il a fal­lu plusieurs siè­cles pour que se fît, en Europe, cette trans­for­ma­tion essen­tielle des idées qui a fait regarder comme anti­na­turel et dégradant le principe que les peu­ples changent de maître, se vendent ou s’échangent comme du bétail et que la ces­sion d’un ter­ri­toire entraîne légale­ment le trans­fert de pro­priété non seule­ment du sol, du sous-sol, des pro­duits de toute sorte, mais aus­si des hommes qui y vivent. On n’a pas assez remar­qué jusqu’ici le rôle qu’ont joué dans cette trans­for­ma­tion cer­taines sci­ences, comme la géo­gra­phie et surtout l’ethnographie.

Dans ses lignes générales, le point de vue mod­erne du droit des peu­ples à dis­pos­er d’eux-mêmes est le signe d’une réac­tion des con­nais­sances sci­en­tifiques due aux grands voy­ages de décou­verte des xvie-xvi­iie siè­cles con­tre le droit romain et con­tre ce qu’on peut appel­er la con­cep­tion ori­en­tale de la poli­tique eth­nique. C’est seule­ment quand les « philosophes » eurent la pos­si­bil­ité de com­par­er les divers sys­tèmes de vie en com­mun élaborés par les peu­ples non européens que l’idée se répan­dit que l’organisation juridique romaine n’est pas la per­fec­tion défini­tive et que le pro­grès des mœurs peut s’accommoder d’innovations conçues sur d’autres plans que ceux four­nis par la tra­di­tion classique.

J’ai mon­tré ailleurs com­ment l’étude appro­fondie et sys­té­ma­tique des « Sauvages » renou­vela celle des reli­gions. Une étude par­al­lèle devrait être entre­prise en ce qui con­cerne la con­cep­tion du droit inter­na­tion­al ; on ver­rait que des obser­va­teurs comme Lafi­tau, Poivre, Bernier et même Chardin, ou plus anci­en­nement Mar­co Polo, ont fourni aux théoriciens européens des matéri­aux de réflex­ion qui ont influé ensuite sur les con­cep­tions de l’État, de la Nation et ultérieure­ment de la Nation­al­ité. Par­mi les ouvrages théoriques où cette influ­ence est vis­i­ble, je me con­tenterai de citer ici ceux de Goguet, de Fer­gu­son et de Rousseau, dont le Con­trat Social se ter­mine par des notes d’ethnographie com­parée, au sur­plus naïves et incomplètes.

C’est après seule­ment que les his­to­riens se sont mis à l’œuvre pour ten­ter de dis­cern­er quelles ont été les mœurs et les cou­tumes des peu­ples dis­parus de L’Europe : mou­ve­ment cel­tique en France, en Écosse et en Irlande, mou­ve­ment des frères Grimm en Alle­magne, plus tard mou­ve­ment panslav­iste. Que ces recherch­es et leurs résul­tats aient été util­isés soit par des exaltés (il y en a eu dans les trois direc­tions), soit par des demi-savants, soit par des politi­ciens avides ou incon­scients, cela ne change rien au fait que l’étude des « Sauvages » mod­ernes a causé l’étude des « Sauvages » dis­parus de l’Europe, his­toriques d’abord, puis préhis­toriques ; la con­stata­tion que ces ancêtres éloignés vivaient sociale­ment sur des bases dif­férentes de celles de l’Europe mod­erne a déter­miné eu grande par­tie le mou­ve­ment dit nation­al­i­taire du xixe siècle.

Cer­tains théoriciens ont vu là un mal. Mais on remar­quera que leur con­nais­sance des prob­lèmes anthro­pologiques et ethno­graphiques n’est que de sec­onde main, et qu’ils ne peu­vent for­muler un juge­ment de valeur que par rap­port à une norme établie d’avance. Le droit ger­manique, par exem­ple, où les femmes avaient les mêmes droits élec­toraux que les hommes, était cer­taine­ment plus équitable que le droit romain où, comme dans tout l’Orient, la femme est sub­or­don­née à l’homme : c’est de nos jours seule­ment que cette con­cep­tion reprend des forces, et il est évi­dent que sur ce point la roman­i­sa­tion et la chris­tian­i­sa­tion qui s’y est super­posée ont fait le plus grand mal à l’humanité européenne. De même, la notion que les peu­ples ont un droit nor­mal à s’administrer et à se gou­vern­er eux-mêmes d’après des principes élec­tifs et démocra­tiques est une notion qui exis­tait chez les Gaulois et se retrou­ve chez maints peu­ples mod­ernes dits « sauvages » ; mais pour l’Europe, elle est une nou­veauté, parce que le principe ori­en­tal des peu­ples-bes­ti­aux, des peu­ples-marchan­dis­es, s’est imposé à l’Europe pen­dant les siè­cles qui ont suivi l’adaptation du sys­tème romain aux sys­tèmes indigènes. De même encore, l’étatisme cen­tral­isa­teur est la car­ac­téris­tique des empires assyrien, égyp­tien, perse, byzan­tin, arabe et russe ; il a pris pied très tar­di­ve­ment en Europe, y a atteint sa per­fec­tion, puis a dû dis­paraître devant le principe opposé, pro­pre­ment européen prim­i­tif, de l’équivalence des groupes et de la décen­tral­i­sa­tion admin­is­tra­tive et économique. Il est donc con­traire à l’histoire et à la sci­ence com­parées de l’Homme de pré­ten­dre que l’application à la poli­tique de la notion nation­al­i­taire est, soit une inno­va­tion sim­pliste, soit une régres­sion par rap­port à un stade plus par­fait d’organisation nationale. En fait, nos ancêtres européens nous avaient légué un héritage de lib­ertés que nous avons lais­sé, tous tant que nous sommes, mod­i­fi­er et péri­cliter aux mains de représen­tants des sys­tèmes oppres­sifs qui sont car­ac­téris­tiques des empires de l’Asie antérieure. C’est tant pis pour nous ; mais puisque nous le savons, il faut repren­dre pos­ses­sion de cet héritage dilapidé presque en entier et recon­stru­ire notre Europe con­for­mé­ment à nos ten­dances per­son­nelles [[On remar­quera que le bolchevisme russe est une appli­ca­tion inté­grale non pas des principes d’organisations européens, mais des principes asi­a­tiques : des mass­es hétérogènes sont soumis­es à une oli­garchie, d’origine étrangère, appuyée sur un corps mil­i­taire (janis­saires ou gardes rouges).]].

Jamais, d’ailleurs, le sou­venir de cet héritage ne s’était entière­ment per­du dans les pays de l’Europe occi­den­tale et l’histoire intérieure des Pays-Bas, des îles Bri­tan­niques, de la France et de l’Espagne septen­tri­onale n’est, en somme, que la lutte des deux principes provinces, roy­aumes, com­munes, bour­geois, paysans y ont sans cesse pré­ten­du à l’égalité de traite­ment et y ont péri­odique­ment résisté à nou­veau con­tre l’extension de l’absolutisme cen­tral­iste, tant roy­al­iste ou impér­i­al que répub­li­cain. Nous assis­tons en ce moment à une nou­velle phase de cette lutte, plus âpre parce que la den­sité des pop­u­la­tions a aug­men­té et que leurs intérêts col­lec­tifs se sont diver­si­fiés. Si donc l’ethnographie a con­tribué à cette renais­sance de ce qu’on nomme les idées de lib­erté et d’autonomie, c’est dans la mesure où ces décou­vertes coïn­cidaient avec des ten­dances spé­ci­fique­ment européennes et pou­vaient leur fournir une jus­ti­fi­ca­tion directe.

Les sci­ences créées et dévelop­pées par les Européens ont fourni ensuite aux peu­ples des autres con­ti­nents des raisons de s’affirmer eux-mêmes. L’histoire vrai­ment sci­en­tifique — dans la mesure où elle est pos­si­ble — des Slaves, des Arabes, des Per­sans, des Arméniens, des habi­tants de la Chine, du Japon, et plus récem­ment des Nègres Ban­tous, c’est aux Européens que ces peu­ples la doivent ; et c’est con­tre les Européens qu’ils tour­nent main­tenant et cette his­toire de leur pays, et nos principes de lib­erté et d’autonomie des peu­ples. Ain­si la poli­tique dite colo­niale, qui est l’application des principes ori­en­taux de dom­i­na­tion des mass­es soi-dis­ant moins civil­isées par des mass­es qui se pré­ten­dent plus civil­isées (parce que munies de moyens per­fec­tion­nés de destruc­tion), se retourne main­tenant con­tre ceux qui n’en veu­lent plus chez eux. Le prob­lème se pose déjà dans un cer­tain nom­bre de pays africains et asi­a­tiques soumis à des États européens. Le fait, que je ne con­sid­ère exprès que sous son aspect dynamique, est qu’un principe est val­able partout et que si le fort oublie le principe à son prof­it, le faible fera de son mieux pour acquérir une puis­sance telle que le fort doive lui recon­naître le droit effec­tif d’appliquer le principe à son tour.

On décrira plus loin le mécan­isme, de cette exten­sion de la notion du sen­ti­ment et du principe des nation­al­ités aux groupe­ments extra-européens. Il suf­fit de sig­naler ici que cette exten­sion a été due à celle des sci­ences de l’homme. Que, pour cer­tains, il y ait là un mal, je le sais. Quant à moi, je crois qu’il y faut voir un bien, et hâter, au moins en Europe, cette évo­lu­tion, qui est néces­sitée par les qual­ités physiques et men­tales de l’Homme même.

Tout comme la sup­pres­sion de l’esclavage a établi un cer­tain niveau d’équiva­lence entre les divers­es races et entre les divers­es class­es pro­fes­sion­nelles, de même l’extension des principes nation­al­i­taires sup­primera l’une des raisons les plus con­stantes qu’il y ait de guer­res, sinon de luttes. Et c’est déjà un pro­grès que le recours au mas­sacre devi­enne l’exception, au lieu d’être la règle comme jusqu’ici. La sci­ence aura donc con­tribué une fois de plus, non certes à sup­primer des antag­o­nismes naturels, mais à les trans­porter sur un ter­rain plus sta­ble et moins cruel.

Nationalité et Humanité

Peut-on dire que l’idée de nation­al­ité du xixe siè­cle ait été une régres­sion par rap­port à la notion d’Humanité, con­sid­érée glob­ale­ment et sans dis­tinc­tion de couleur, de race ni de langue, qu’on a vu sur­gir au milieu du xvi­iie ? Je ne le crois pas l’idée de la fra­ter­nité humaine uni­verselle est par­tielle­ment une con­séquence des recherch­es ethno­graphiques, mais elle est aus­si une idée chré­ti­enne trans­portée dans le domaine laïque et pré­sup­pose, pour son appli­ca­tion inté­grale, l’uniformisation com­plète des croy­ances religieuses, des mœurs poli­tiques, des sys­tèmes juridiques et admin­is­trat­ifs. Le meilleur moyen de l’atteindre serait, non pas un règne uni­versel de lib­erté, mais la dom­i­na­tion d’un impéri­al­isme comme celui de Tamer­lan ou même comme celui que rêvait peut-être Guil­laume II, non pas même d’un impéri­al­isme du mod­èle romain ou bri­tan­nique. Le seul cas his­torique d’une fra­ter­nité réelle­ment uni­ver­sal­iste a été celui des esclaves du fait même qu’on était esclave, on n’avait plus ni race, ni patrie, ni croy­ances pro­pres, ni droits com­plets ; aus­si l’esclavage antique nous mon­tre-t-il l’accession à la puis­sance et aux hon­neurs d’allogènes affran­chis de toutes orig­ines, par exem­ple à Rome de Syriens et de Nègres, à Byzance d’Arméniens, en Afrique de rené­gats divers, et sans que te peu­ple autochtone s’y soit opposé ou même s’en soit éton­né. D’autre part c’est dans le milieu des esclaves que la doc­trine de fra­ter­nité chré­ti­enne a recruté aus­sitôt ses adeptes les plus nom­breux, parce que dans ce milieu, il n’existait plus de dif­féren­ci­a­tion eth­nique ni nationale.

L’idée d’Humanité frater­nelle du xvi­iie siè­cle, il est vrai, est intime­ment liée à l’idée de lib­erté ; mais c’était par rap­port à quelque chose, par rap­port « aux tyrans ». Les tyrans étant détru­its, rien n’empêche de laiss­er main­tenant aux divers groupe­ments leurs car­ac­tères de dif­féren­ci­a­tion, et rien ne doit les empêch­er, en théorie, de s’unir entre eux sur la base d’une entente frater­nelle pour leur con­duite poli­tique et juridique. C’est donc arbi­traire­ment qu’on a voulu oppos­er la con­cep­tion des nation­al­ités à celle de l’humanité, puisque des nation­al­ités libérées n’ont plus de rai­son de se com­bat­tre entre elles et, suiv­ant le droit naturel qu’elles invo­quent, ne le doivent pas, mais doivent vivre côte à côte sans se gên­er récipro­que­ment. Ce qui, au con­traire, s’est opposé, en théorie et en pra­tique, à l’humanité du xvi­iie siè­cle, c’est la notion des class­es économiques, et davan­tage encore le principe de la lutte de class­es. Ceci encore est une intro­duc­tion en Europe d’une atti­tude ori­en­tale, celle des souks ou bazars, et, mieux sys­té­ma­tisée, celle des castes de l’Inde, entre lesquelles il y a des bar­rières infran­chiss­ables. Mais en Europe, étant don­né le stade déjà atteint au xixe siè­cle par l’évolution économique, ce sys­tème de classe­ment et d’opposition des activ­ités n’a pu être adap­té que dans les grandes lignes, non dans le détail, jusqu’à se sim­pli­fi­er par le sym­bole physique des mains et de la tête. Le social­isme marx­iste est ain­si le digne frère du chris­tian­isme venu d’Orient et de l’absolutisme, venu lui aus­si d’Orient. Sur ce point encore, l’Europe cherche en ce moment une for­mule qui réponde à ses aspi­ra­tions propres.

[/A. van Gen­nep./]


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