La Presse Anarchiste

Le « Moi » féminin

Il y a long­temps que j’aurais vou­lu, cama­rade qui signez « Une Révol­tée », signa­ler la ten­dance de vos articles à l’exal­ta­tion du sacri­fice de la femme à l’homme. Si c’est cela votre révolte, je la crois d’un carac­tère joli­ment dan­ge­reux pour nos compagnes.

Je cite, du n° 13 de la Revue :

« Le rôle de la femme, rôle dif­fi­cile et magni­fique, est non seule­ment de par­ta­ger, par la com­pré­hen­sion, la vie intel­lec­tuelle de l’homme ; mais, par son amour constant et dis­cret, de rele­ver son cou­rage, de faire renaître, s’il le faut, la confiance en lui-même et l’enthousiasme fécond. Lorsqu’on aime vrai­ment, tout devient facile, les plus grands sacri­fices (sic) sont accep­tés avec joie. »

Mer­ci bien, nous sor­tons d’en prendre : un pré­di­ca­teur catho­lique, ou pro­tes­tant, ou « laïc » ne parle pas autre­ment. En un mot comme en dix, la femme doit être la ser­vante intel­lec­tuelle, le reflet de son homme. Vous nous par­lez du « rôle de la femme ». Je n’en connais pas d’autres que d’être soi-même. « Un rôle » exté­rieur à ses aspi­ra­tions indi­vi­duelles ne peut lui appor­ter, comme à l’homme, que déception.

Com­ment ! vous nous posez en exemple « la femme de Car­lyle qui, jeune encore et admi­rée, alla s’enfouir avec lui dans une retraite âpre et hos­tile, accep­tant les plus durs tra­vaux, afin qu’il pût, dans la soli­tude néces­saire, accom­plir une œuvre d’écrivain. »

Mais c’est un monstre, pour moi, qu’une telle femme ; un être qui s’abolit, qui se renonce, qui se mutile, pour un autre être, déjà plus fort qu’elle !

Vous m’objecterez que Car­lyle était un cer­veau qui…, un cer­veau que…, un bon­homme enfin, socia­le­ment plus utile que sa falote et trop dévouée com­pagne peut-être. Et après ?

Sup­po­sons que le contraire soit arri­vé, arrive, c’est-à-dire qu’une femme soit un type épa­tant, supé­rieur comme on dit, supé­rieure en par­ti­cu­lier à son bon­homme … C’est ici que je vous attends : à votre avis, en pareil cas, est-ce que le bon­homme devrait s’effacer comme le fit la femme de Car­lyle, se dévouer corps et âme à l’œuvre de sa compagne ?

Si vous me dites « non », la cause est enten­due : c’est que vous admet­tez le sacri­fice de la femme ordi­naire à l’homme supé­rieur, mais point celui de l’homme ordi­naire à la femme supé­rieure ; c’est que vous êtes au nombre des par­ti­sans de l’homme, des mas­cu­li­nistes.

Ou vous me dites : « Oui, j’admets qu’un homme quel­conque se sacri­fie pour assu­rer la pro­duc­tion céré­brale de sa supé­rieure com­pagne », — et alors, votre cas est bien plus grave, ma char­mante cama­rade qui vous dites révol­tée et vous croyez anar­chiste… C’est qu’alors vous admet­tez que l’être pauvre et faible se sacri­fie à celui que la nature dota plus géné­reu­se­ment ! c’est que vous trou­vez juste le sacri­fice volon­taire des faibles en faveur des forts.

Et je ne connais rien de plus per­ni­cieux qu’une telle concep­tion, non pas dans le cer­veau des forts (ça n’a pas d’importance), mais dans les cer­velles des faibles qui veulent se don­ner en pâture aux forts aimés !

Quand je ren­contre sur ma route, moi — et j’en ai trop ren­con­tré — des « femmes de Car­lyle », je les déteste et je les débine, je dis à mes jeunes cama­rades femmes : « Regar­dez-moi cette oie en contem­pla­tion devant son cygne : y a‑t-il rien de plus écœurant ? »

Cela m’attriste et m’indigne, de voir une femme — qui n’était pas, évi­dem­ment, à l’origine, une bien forte indi­vi­dua­li­té — se résor­ber volon­tai­re­ment, se fondre avec délices dans la per­son­na­li­té débor­dante, acca­pa­reuse, du plus ou moins génial « être aimé ».

Cet « être aimé », si grand qu’il vous paraisse, ô ma chère cama­rade, me fait l’effet d’un assas­sin, de l’espèce de l’automobiliste qui écrase, dans la nuit ou dans la vitesse, un pié­ton : il a écra­sé une per­son­na­li­té ; elle était minus­cule, peut-être, mais il l’a réduite en bouillie.

Et vous vou­driez leur foutre, à ces mal­heu­reuses, l’orgueil du sacri­fice, l’orgueil du néant, l’orgueil de la mort ?

Non, non et non ! Je leur crie, moi : « Vous n’avez pas honte d’être à genoux devant ce grand homme et son œuvre ? Au lieu de vous éver­tuer à le com­prendre, cher­chez à vous pré­ser­ver de son rayon­ne­ment, à res­ter vous-mêmes ; et si vous ambi­tion­nez d’être son reflet vivant, lais­sez-moi vous dire, ô caste supé­rieure d’esclaves, que vous me dégoûter ! »

Si nous sommes pour l’absorption des faibles par les forts, pour la régé­né­ra­tion du vieux Salo­mon par ses femmes-fillettes (qu’il s’agisse du sang ou de l’intellect), c’est que nous sommes aris­to­crates, mais non pas anar­chistes. Nous ne vou­lons pas davan­tage la tyran­nie des faibles, c’est enten­du : nous vou­lons à cha­cun sa part de soleil, ni oppri­més ni oppres­seurs.

Je le sais, la per­son­na­li­té forte a ten­dance à pom­per les faibles, à se les annexer, et c’est peut-être là la source la plus empoi­son­née de l’autorité, la mieux cachée, la plus dif­fi­cile à déce­ler ! Mais glo­ri­fier avec des mots ce phé­no­mène, hélas ! natu­rel et si dan­ge­reux pour la vie des indi­vi­dus comme des peuples, pas cela, non pas cette divi­ni­sa­tion de l’impérialisme individuel !

Vous nous dites que la poé­sie a chan­té les sacri­fices volon­taires des femmes ?

Bien sûr. La poé­sie a chan­té aus­si les dieux, les rois, les guerres… Elle a sou­vent chan­té les gestes consa­crés par l’usage, cette vieille vache fidèle à l’étable, aux prés enclos, à l’abreuvoir communal !

Peut-être un jour chan­te­ra-t-elle la beau­té du geste nou­veau, du geste qui rompt les chaînes, qui brise avec les habi­tudes ances­trales de rési­gna­tion et de ser­vi­tude plus ou moins enthousiaste?…

Quant à moi, je pré­fère, aux dis­tin­guées « femmes de Car­lyle », les plé­béiennes toutes d’instinct qui envoient pro­me­ner le cher grand homme et s’arrachent à son orbite. « Pour aller au ciné­ma, peut-être ? » me direz-vous amèrement.

Peut-être bien ; et si ça convient ce soir-là à leur nature, en réac­tion contre les splen­deurs éthé­rées du génial ché­ri ? voi­là-t-il pas un beau malheur !

Je sais bien que toutes les révoltes ne sont pas des ascen­sions ; mais j’aime mieux bau­det qui se rebiffe que chien qui suit. Il est si intel­li­gent et si dévoué le chien, n’est-ce pas ? Eh ! bien, je n’aime pas les esclaves d’amour, même très raffinés.

Mes chères jeunes cama­rades, je vous en sup­plie, soyez vous-mêmes, ne vous immo­lez pas à l’autel du génie mas­cu­lin, ne soyez pas des chiens fidèles, des « femmes de Car­lyle » ! lais­sez-le libre et res­tez libres !

[/​Eugénie Cas­teu./​]

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