Au cercle militaire d’une petite ville de garnison. Un chirurgien-major et un commandant, seuls, assis en face l’un de l’autre dans la vaste salle. Devant le commandant, une absinthe plutôt légère ; devant le chirurgien-major, un quinquina-citron.
Je ne saurais te dire, mon vieux, jusqu’où va mon, contentement. Cette fois, décidément, ça tourne bien.
Bien?… Tu me fais peur.
Poule mouillée!… Depuis le lycée, je t’ai toujours connu le même. Toujours rêvant de raccommoder les hommes !
Et toi, de leur casser quelque chose.
Pour ce qu’ils valent quand ils sont entiers !
Tu fais une petite exception en ta faveur ?
En ma faveur!… Je saurai ça après la guerre. Mais des exceptions, j’en fais assurément. Quelques hommes, très rares, ont une valeur réelle et impressionnante. Les Turenne, les Frédéric, les Napoléon, les de Moltke…
Si le génie militaire n’avait jamais paru dans le monde, je n’y verrais pas grand inconvénient.
Mais, pauvre ami, le monde serait découronne de sa plus haute gloire!… Mais le monde ne serait que platitude et ennui !
Tes façons de te désennuyer…
Ne sens-tu pas, malheureux, que tu parles contre toi-même ? Sans la guerre, quelle pauvreté que la chirurgie !
Je ne boude pas le travail qui se présente. Mais, pour bien raccommodé qu’il soit, l’homme tel qu’il sort de mes mains ne vaut jamais, tout à fait, me semble-t-il, l’homme tel que le fit la nature. Et j’aimerais surtout que vous ne me donniez pas trop de besogne.
Il ne s’agit plus de tes préférences. Prépare-toi à turbiner comme jamais on ne turbine.
Je suis tout prêt.
… Et dans des paysages que tu ne connais guère. Nous t’apprendrons un peu de géographie, vieil ignorant. La première ambulance, sais-tu où je la vois ?
Les pensées des militaires m’ont toujours paru difficiles à deviner. Je n’essaie plus depuis longtemps.
Tu travailleras dès les premiers jours, à Mulhouse, à moins que ce soit à Colmar. Et la seconde ambulance entendra, aux heures de silence du canon, le bruit du Rhin qui coule. Le Rhin, de nouveau, tiendra dans notre verre.
Es-tu beaucoup moins fou que les fous qui en 1870 criaient : À Berlin ! à Berlin !
Berlin?… Nous n’aurons probablement pas le temps d’y aller nous-mêmes. Pour ce voyage-là, les Russes ont notre délégation. Le quarante-cinquième jour après la déclaration de guerre…
Le quarante-cinquième jour ! Vous avez des précisions qui m’effarent.
La guerre moderne est une mathématique en action. L’exactitude de nos calculs, tu l’admireras tout le long de la campagne. On peut prévoir la marche et le retour d’une comète et tu voudrais…
La comète ne se heurte pas tous les jours à une autre comète.
Les facultés de résistance et les facultés de pénétration des diverses armées, pourquoi seraient-elles moins calculables que la résistance des atmosphères ou que…
Il me semble qu’il entre un jeu de hasard dans la guerre.
Un savant qui parle de hasard !
Tu me comprends. Tout n’est pas calculable. N’est-ce pas Bismarck qui parlait de l’influence des impondérables ?
Les impondérables sont de notre côté. Les Russes gagneraient quelques jours sur nos calculs, nous n’en serions pas autrement étonnés. Quant au contraire, impossible. Songe qu’ils jetteront sur l’Allemagne l’écrasement progressif de douze millions d’hommes.
N’est-ce pas là une foule et une cohue plutôt qu’une armée?… À quoi leur a servi leur nombre dans la guerre contre les Japonais ?
Ils ont bougrement progressé depuis.
Tu en es certain ?
Absolument.
As-tu une grande estime pour leur commandement ?
Pourquoi pas ?
J’ai entendu dire que les officiers russes n’étaient pas d’une probité scrupuleuse. Le capitaine ne majorera-t-il pas le chiffre de ses hommes ? Le colonel, le chiffre de ses compagnies ? le général?…
Si tu écoutes de telles balivernes !
Je crains que les douze millions de soldats russes qui seront sur le papier ne soient pas tous sur le terrain.
Ils y seront.
Je crains que ceux qui y seront soient conduits par des ânes et par des ânes saouls. Combien de fois généraux et capitaines seront-ils ivres-morts à l’heure de l’action opportune ?
Cesse d’insulter des officiers et des frères d’armes.
Si tu pousses le courage jusqu’à me garantir la sobriété de l’aristocratie russe…
Crois-tu que l’officier allemand ne boive pas aussi ? Mais il y a boire et boire. Moi-même, une petite absinthe m’éclaircit les idées.
Parlons sérieusement.
Sérieusement, les Russes n’ont plus aujourd’hui qu’un seul défaut. Mais il tient en grande partie à des nécessités géographiques. Leur mobilisation est d’une lenteur…
Pendant cette lente mobilisation, ne crains-tu pas que toutes les forces de la Triplice, se jetant sur nous, nous écrasent sans remède ?
C’est le calcul et l’espoir de l’Ennemi. Mais ce qu’il se fout le doigt dans l’œil, l’Ennemi ! L’Italie ? Épuisée par sa campagne de Lybie. Tout est désorganisé dans cette pauvre armée qui la toujours réussi à se faire battre par n’importe qui, même par les Autrichiens. Les Autrichiens, aucune valeur militaire, eux non plus. Peu de troupes suffiront à défendre les passages des Alpes. Et contre l’Allemagne, adversaire sérieux, dès le premier jour nous prenons l’offensive…
Bien sûr ?
Et dans des conditions épatantes, comme disent ces messieurs de l’Académie. L’Alsace, toujours française de cœur…
Moi, je n’y connais rien. Ce n’est pas mon métier. Heureusement ! Mais j’ai toujours entendu dire que l’armée allemande est une machine formidablement construite.
Dans un duel entre l’armée française et l’armée allemande, le résultat final serait peut-être douteux. Ils nous sont trop supérieurs par le nombre. Mais pour tout le reste…
La supériorité du nombre, ils l’auront longtemps, pendant toute cette mobilisation russe dont tu signales la lenteur. Et ils auront toujours la rigoureuse discipline ; et ils seront toujours…
Comptes-tu pour rien notre ardeur, notre élan, notre mordant, l’initiative dont chacun de nos hommes est capable ?
Et nos prompts découragements, et notre manque d’esprit de suite.
Quand finiras-tu de nous calomnier au profit de la lourdeur allemande ?
Quand tu tiendras un compte suffisant de la légèreté française.
Il y a des mots anachroniques auxquels on ne répond plus depuis longtemps que par un haussement d’épaules… Et si tu savais combien notre artillerie est supérieure. Quant à nos officiers ils donnent le plus magnifique démenti au préjugé qui nous accuse de légèreté ; ils sont, tout simplement, incomparables.
Qui le dit ? Nos officiers?…
Je te rabâche des choses que tu es seul à ignorer depuis la guerre balkanique. Les canons venus de chez nous, rappelle-toi avec quelle autorité ils imposaient silence aux canons venus d’Allemagne.
Peut-être réservons-nous notre meilleure marchandise pour l’exportation et les Allemands livrent-ils leur pire camelote.
Hypothèse ridicule. Supposes-tu leurs industriels moins avides de vendre que les nôtres?… Quant aux troupes instruites par des officiers français, elles se sont montrées tellement supérieures aux soldats exercés à l’allemande…
Ce sont là les grandes raisons pour lesquelles notre État-Major désire la guerre ?
Si elles ne te suffisent pas, tu es difficile. Quel aveugle ne serait ébloui par ces rayonnantes promesses de revanche?…
J’admire la faculté de simplification des soldats et comment, toujours vainqueurs d’avance sur le papier ils se font battre par la complication imprévue des situations et des événements.
Du diable si je comprends ce que tu veux dire.
J’admire votre façon de mépriser ce que vous appelez dédaigneusement la psychologie.
Tu te fous de moi!… Au moment où je viens de te vanter en termes plus modernes et plus français, la fameuse furia francesa… Quel est le général qui ne tient pas le plus grand compte du moral de ses troupes et du moral de l’adversaire ?
Vous ne songez pas que, commandés à l’allemande, nos soldats marcheraient mal, alourdis d’une amertume qui, progressivement, s’irriterait jusqu’à la révolte ; mais, sous des officiers français, les soldats allemands qui demandent à être poussés, non à être entraînés, resteraient presque inertes.
C’est possible.
Vous ne songez pas que la méthode française, aimable et persuasive, pénétrante et exaltante, peut sur des étrangers réussir mieux que la méthode allemande.
C’est, au contraire, ce que je me tue à te dire.
Et vous ne songez pas qu’entre les méthodes de l’officier allemand et la nature du soldat allemand, il peut y avoir établie ou préétablie, une rigoureuse harmonie. Parce que la combinaison composée par des officiers allemands et des soldats turcs s’est manifestée médiocre, vous ne songez pas que la combinaison officier allemand et troupe allemande doit donner des résultats précis, formidables, peut-être lourdement irrésistibles.
Et toi tu ne songes pas que si notre état-major désire la guerre, c’est qu’après avoir tout calculé, il est certain de la victoire.
Si la guerre éclate, c’est que les deux états-majors promettent la victoire à leurs gouvernements respectifs. Quand d’un côté ou de l’autre on hésite à affirmer qu’il ne manque pas un bouton de guêtre, on ne se bat pas. Quel est le côté qui se trompe aujourd’hui ?
Tu oublies vraiment trop que la confiance en nos chefs est vertu patriotique.
La confiance aux chefs allemands est sans doute vertu patriotique de l’autre côté des Vosges. Permets à mon patriotisme de n’avoir pas précisément les mêmes exigences que le tien ou que celui d’un junker. Avec une confiance modérée, je salue les Lebœuf d’aujourd’hui. D’autre part, mes sentiments d’humanité…
Tes sentiments d’humanité, tu auras l’occasion de les exercer sur les blessés. Mais tu permettras que moi, pour ma part, pendant la durée de la guerre, je m’en fiche complètement de tes sentiments d’humanité et tu n’exigeras pas que l’état-major les fasse entrer dans ses calculs. Ils fausseraient tout et seules les considérations d’ordre militaire…
Les hommes…
Les hommes, pour un soldat, des moyens de victoire, et rien d’autre chose. Qu’il s’agisse de lui-même ou d’autrui, souffrance et mort ne comptent pas. Suivant le proverbe que citait Napoléon avec une familiarité sublime au moine du mont Saint-Bernard, on ne fait pas une omelette sans casser des œufs.
Les œufs que tu te proposes de casser sont d’étranges œufs qui pensent et qui souffrent.
Quoi qu’en dise Nietzsche, elle n’a rien de nouveau et les natures généreuses l’ont toujours connue cette table de la Loi : Devenons durs.
Ce mot allemand…
Nous le ferons français.
Ne serait-ce pas toi qui te serais fait une mentalité allemande ? Quand un homme de mon pays désire la guerre, j’éprouve le sentiment et l’affront de la pire des défaites, la défaite de la raison et du cœur. Quiconque souhaite la guerre ne me semble plus appartenir à France la doulce. Il me semble conquis par les conceptions allemandes et barbares. Il me semble…
Chut ! Des camarades… Parlons d’autre chose. Ou plutôt, si tu veux, faisons une partie d’échecs. Pour te prouver que mes calculs valent toujours un peu mieux que les tiens, je te rends une tour.
* * * *
(Deux mois plus tard, sur les rives de l’Aisne. Le commandant n’est plus commandant ; il est lieutenant-colonel.)
Ça marche, ça marche. Et ça n’est pas fini. Ça durera bien assez pour que je sois général.
Malgré notre vieille amitié, je ne le souhaite pas.
Pourquoi donc, je te prie ?
Tes galons nous coûtent un peu cher.
Il me semble que par mon énergie, mon initiative, mon mépris du danger et, à l’occasion mes trouvailles tactiques, c’est moi qui les ai payés.
Toi et quelques autres. Combien de morts nous a coûtés celui qu’on vient de te donner, sans compter la cathédrale de Reims ?
Comptons-la, au contraire. Et proclamons bien haut que la victoire ne coûte jamais trop cher.
Ce qui ne coûte jamais trop cher, c’est la paix.
Péquin indécrottable ! Tu me ferais rougir. Toi qui appartiens à l’armée depuis ta première jeunesse, comment as-tu encore, si peu l’esprit militaire ?
C’est peut-être, comme dit l’autre, pour conserver quelque chose d’humain.
Cette armée à laquelle tu t’es donné par libre choix…
Est-ce que j’appartiens à l’armée telle que tu la comprends ? Est-ce que je suis un instrument de guerre, comme un colonel ou un canon ? Je suis de ceux qui limitent la guerre et je m’efforce de la combattre dans ses odieux résultats. Dans mon action comme dans mes sentiments, je reste un ennemi de la guerre.
Je ne hausse pas les épaules ; je fais effort pour continuer à valoir mieux que toi, même par la largeur d’esprit. Je te comprends et tu refuses de me comprendre. Pourtant nous nous complétons l’un l’autre et, comme disent les bonnes gens de mon patelin, il faut toutes sortes d’hommes pour faire un monde.
Un monde que la guerre diminue et enlaidit. Elle détruit la beauté dans l’âme humaine comme sur la face de la terre.
Connais-tu beauté plus belle que le courage?…
Un tigre est courageux, et aussi le bouledogue. Le courage guerrier, le courage qui affronte la douleur et la mort parce qu’il veut blesser et tuer, le courage fait de haine et de réflexes vengeurs, chose animale et sans noblesse.
Nous le rendons humain et glorieux par le sang-froid, par la science et ses calculs.
Brutalité du loup ou ruse du renard…
Pousseras-tu l’amour du paradoxe et l’esprit de contradiction jusqu’à comparer notre science?…
Je ne juge pas les êtres sur la quantité de leur habileté ou de leur puissance. L’usage qu’ils en font, leurs intentions, la direction…
Moraliste, va !
J’aime le courage du brancardier…
À quoi servirait-il, sans le nôtre ?
Tu as raison. À quoi serviraient les asiles d’aliénés, sans la folie ?
Fou toi-même ! Ta philosophie, mensonge prétentieux et manteau qu’on jette sur le découragement et l’impuissance. Au vaincu et au faible, s’il manque de ressort, de prêcher le pacifisme.
Dans l’humanité brutale et avide que vous contribuez à nous faire, c’est vrai, presque seuls les faibles et les vaincus louent la justice ou la pitié. Dès qu’ils espèrent devenir les plus forts, c’est de revanche qu’ils parlent et leur cœur infâme, leur cœur de représailles promet d’être au jour de la victoire, injuste et sans pitié.
Puisqu’ils ne valent pas mieux que les autres, pourquoi te ranges-tu volontairement avec eux ? Pourquoi parles-tu un langage qu’ils ne demandent qu’à renier ?
Ce langage est le seuil qui puisse se revêtir de beauté humaine. Dans la bouche du martyr qui saurait à l’occasion refuser de devenir bourreau, ce langage est le seul qui…
Gloire ! victoire ! mots rayonnants comme des soleils.
Non. Comme des incendies.
(Un long silence, peuplé, de part et d’autre, de sourires indulgents.)
Te rappelles-tu notre conversation au cercle, la veille de la guerre ?
Si je me la rappelle !
Ton aveuglement croyait à la victoire allemande.
Lequel de nous deux était le plus aveugle ? Sans certains détails que tu ignorais autant que moi, je n’avais que trop raison.
Je sais. Nous ne pouvions encore prévoir la neutralité de l’Italie, l’héroïque résistance des Belges, l’appui tenace de l’Angleterre. Nous ne savions pas à quel point Dieu était avec nous.
Écarte ces atouts de notre jeu, la partie serait déjà perdue.
Possible.
Malgré ces chances imprévues, il me semble que nous sommes un peu loin des espérances que tu exprimais. L’eau qui coule devant nous n’est pas tout à fait celle du Rhin. Et ces Russes, que tu voyais à Berlin le quarante-cinquième jour après la déclaration de guerre, où sont-ils ?
Si nous ne connaissions pas tous nos avantages, nous ignorions aussi quelques obstacles qui comptent. La mitrailleuse des Allemands est plus meurtrière qu’on n’aurait cru. Quant à leur artillerie de siège, qui pouvait soupçonner cette lourde puissance à laquelle aucun fort ne résiste ?
La voilà bien la démence de l’État-Major. Jamais il ne sait à quel point Dieu est aussi avec l’ennemi. Jamais il ne soupçonne que le jeu de l’adversaire peut contenir des cartes inconnues et redoutables.
L’État-major allemand n’a pas été moins surpris par la valeur de notre canon de 75 millimètres.
Tu me permettras de ne pas éprouver pour l’État-Major allemand plus de respect et d’enthousiasme que pour l’État-Major français. Dans n’importe quel pays, l’homme qui désire la guerre m’apparaît multiplement fou.
Si tout le monde pensait comme toi, ce serait donc toujours la paix?…
Certes !
Alors, mon pauvre vieux, à quoi servirait l’armée ?
II
(Dans une ville de garnison allemande.)
Je suis heureux, heureux. Enfin déclaré, l’état de menace de guerre.
Tu te réjouis?…
Comme tout bon Allemand.
Tu te réjouis de la mort prochaine de beaucoup de bons Allemands.
On ne dira pas de ces héros qu’ils sont morts, on dira qu’il sont tombés au champ d’honneur !
Différence qui ne m’émeut guère.
Tu n’as pas une âme de soldat, une âme de Germain.
On a vanté, pendant des siècles, notre bonhomie et notre sentiment sublime.
Ne les raillait-on pas plus qu’on ne les vantait ?
L’Allemand avait un cœur plein de pitié.
Nos cœurs aujourd’hui débordent de légitime orgueil et de courage. Des cœurs de maîtres et de vainqueurs. Sois digne d’aujourd’hui et de notre glorieuse hégémonie. Sois un Allemand d’aujourd’hui.
J’aime mieux rester un homme de toujours.
Toujours les hommes ont fait la guerre.
Jésus…
Tu ne parles pas d un homme, tu parles d’un dieu.
« Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait. »
C’est un peu difficile.
Oui, il est plus difficile de réaliser l’homme en son cœur et en ses gestes que de s’enivrer de gloire allemande et de se proclamer un surhomme.
L’homme se reconnaît au courage.
Et davantage à l’amour, si j’en crois ton dieu. Il est venu sur la terre uniquement pour enseigner la fraternité de tous les hommes.
Uniquement!… Non, par exemple ! « Rendez à César ce qui appartient à César. » Ce qui appartient à César, notre obéissance enthousiaste, notre vie, notre sang…
« … Et rendez à Dieu ce qui appartient à Dieux. » Que réserves-tu pour Dieu, toi qui donnes tout à César ?
Par César me parviennent les ordres de Dieu.
Combien de fois Jésus a parlé contre les princes de ce monde.
Ceux qui étaient contre lui. Tu confonds le particulier et le local avec l’universel et l’éternel.
« Bienheureux les pacifiques. »
Ah ! ça, te proposerais-tu de te faire pasteur !
Et ce mot qui pénètre eu moi comme un glaive : « Celui qui frappe par l’épée périra par l’épée. »
Mais nous l’appelons de tous nos cœurs, la mort glorieuse. Si tu préfères la fin du lâche dans son lit…
Tu voudras bien croire que je ne songe pas à moi quand la menace de Jésus me déchire. J’ai peur qu’elle s’adresse aux nations autant qu’aux individus.
Tu dis?…
Notre Allemagne, fille de la guerre, je tremble qu’elle soit à la veille de périr par la guerre.
Tu connais mal notre puissance. L’Allemagne invincible…
D’autres nations déjà furent invincibles… quelque temps.
L’Allemagne immortelle…
Nulle construction humaine n’est immortelle.
La forme actuelle de l’Allemagne, arbitraire et trop étroite, va éclater. L’Allemagne va conquérir ses limites nécessaires. Elle sera alors construction naturelle et que rien ne peut détruire.
Debemur morti nos nostraque.
Encore de l’Écriture !
Non. Je répète un mot d’Horace.
Alors tu permettras que je ne le prenne pas pour parole d’Évangile.
Tu l’écoutés si bien, l’Évangile.
Tiens, je vais te faire la plus énorme des concessions. Oui, tous les hommes et tout ce qui les concerne est promis à la mort. Après le jugement dernier, plus d’Allemagne. Moi, jusque-là…
Jusque-là plus d’une nation succombera à un jugement particulier.
Certes ! Notre poids courbera la France jusqu’à la briser.
La France n’est pas notre seul adversaire. L’énorme et immense Russie…
Énorme, comme tu dis bien, et immense, et invertébrée. Lente comme un ver de terre, et l’Oural est une serpe qui la coupe en deux. L’énorme paralytique nous laissera tout le temps d’écraser la France de façon définitive. Ensuite, nous bouterons les cosaques hors d’Europe.
Tu parles avec une assurance…
Les calculs de notre État-Major sont mathématiques.
Quand les mathématiques s’appliquent au concret, ne leur arrive-t-il jamais de se tromper ?
Nos calculs sont faits avec une large marge. Ils font place aux pires imprévus, à l’invraisemblable, j’allais dire à l’impossible. Avec un peu de chance, il nous faut huit jours pour être devant Paris. Si tous les hasards se liguent contre nous, il en faut quinze. Avec la puissance de nos obusiers de 420 — tu m’en diras des nouvelles, de ceux-là ! — deux jours suffisent pour pénétrer dans la moderne Babylone comme dans une vieille garce. Cependant je suis l’exemple de prudence donné par notre glorieux Empereur, et c’est seulement dans quatre semaines bien comptées que je t’invite à dîner sur le boulevard des Italiens.
Dans quatre semaines, où seront les Russes ?
Les Russes ? Devant Vilna, qu’ils défendront péniblement contre les troupes autrichiennes.
Tu prophétises comme un clairon.
Dis comme un mathématicien.
Combien de prophètes furent démentis par l’événement ! Et que prophétise-t-on de l’autre côté des Vosges ?
Je n’en sais rien et je m’en fous.
Si la guerre éclate, c’est que l’ennemi aussi escompte la victoire.
Remercions le Seigneur, s’il les aveugle à ce point.
* * * *
(Deux mois plus tard, sur les rives de l’Aisne.)
Je me rappelle tes paroles à la veille de la guerre et tout mon être intérieur est secoué par un grand rire douloureux.
sonne, se prolonge et reprend comme un hennissement.)
Moi, je le laisse échapper, mon vaste rire comme le galop et le cri d’appel d’un étalon.
Ne calomnie pas un rire qui voudrait pleurer. Il est, ce même rire réflexe par quoi, devant les sénateurs indignés et incompréhensifs, Annibal exprima, plus profondément que tous les soulèvements et toutes les cascades de sanglots, son désespoir patriotique.
Tu es sourd, si tu n’y entends pas, au contraire, la joie et la fanfare du combat.
Ton effort…
L’allégresse même de la victoire frémit à de moindres profondeurs. La victoire serait, hélas ! la fin de la guerre. Combien il y a plus de haine amassée, et de vie, et de ressort, au cœur du vaincu !
Tu deviens fou ?
Les plus nobles exaltations prennent aux bouches vulgaires, le nom de folies. Mais le généreux qui ne se laisse point séduire par « les maîtres du bon sommeil » et de l’inerte sagesse, qu’est-ce qui peut, hors la guerre, le jeter dans son élément et dans son allégresse ?
Malheureux ! la défaite…
La défaite, mère des revanches, vaut mille fois mieux que la paix. .
Cette démence nietzchéenne…
Est la vraie sagesse du soldat. Une longue vie endormie et qui bâille dans un rêve morne, nous ne voulons pas cela. Pour le vaillant, la vie se mesure non à sa durée, mais à son intensité. Qu’est-ce qu’une vie qui n’est pas émotion et fièvre ? En vérité, voici deux mois qui valent, à eux seuls, plus que dix existences.
Es-tu encore ivre du champagne déjà lointain ?
Ne suis-je pas plutôt moi-même le champagne ?
Tu dis?…
Aujourd’hui que le vilain n’est plus taillable, corvéable et tuable à merci, aujourd’hui qu’il n’y a plus dans la paix de liberté pour personne, conventions, lois, tribunaux compriment trop douloureusement les hommes supérieurs. Seule la guerre fait sauter le bouchon et je m’élance, enfin devenu moi-même, dans une joie qui mousse.
Qui bave plutôt.
Enfin, homme éternel repousse son étouffement, et il jaillit en voluptés sanglantes.
Tu me fais horreur.
Ah ! tuer sans être appelé assassin, brûler sans être traduit devant les juges, déployer librement parmi le bruit des acclamations, toute la vigueur et l’envergure de sa puissance ! Où peut-elle plus magnifiquement se manifester et s’épanouir, une puissance, que devant la beauté, le crépitement, le frémissement qui monte d’un vaste rideau de flammes et d’incendie ? Cette cathédrale qui brûle, m’est mille fois plus exaltante que toutes les trompettes de la victoire.
Le moindre parmi les artisans qui portèrent leur pierre à ce grand ouvrage me paraît digne d’envie.
Patient et lent apollinien, il a préparé mes dionysiaques allégresses. Il a dressé la carcasse du feu d’artifice dont se réjouissent mes yeux et mon cœur. Dans les, coulisses de l’histoire, il a échafaudé mon apothéose.
Comme elle maudit les Vandales, nos lointains ancêtres, l’histoire nous maudira.
C’est donc que l’histoire serait incompréhension et démence. Le divin Zarathoustra l’a dit : « l’homme est fait pour la guerre. »
Je sais : « Et la femme pour l’amusement du guerrier. » Ces paroles absurdes, à la fois brutales et pauvres…
C’est peut-être toi qui les comprends pauvrement, si tu as la naïveté d’entendre le mot « femme » au sens propre… Vois comme il est ici merveille de symbolisme et de richesse. Devant la virilité dressée du guerrier, c’est tout qui devient femme ; c’est tout qui devient tremblement de terreur et d’admiration. Ce que Zarathoustra appelle la femme, — comprends donc, — ce qui est fait pour notre amusement — élargis donc ton cœur et ton désir — c’est la terre entière. Ne sens-tu pas que le rut de notre âme a violé la cathédrale ?
Mais…
Écoute… L’alerte… Je cours à la joie de tuer, à la joie peut-être de mourir, dans la voluptueuse vision du sang et du feu qui envahissent, pourpre royale, et conquièrent l’univers.
(Il part en courant.)
Je le soupçonnais depuis longtemps, que ce qu’on appelle l’esprit militaire relève de la douche et de la camisole de force.
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