La Presse Anarchiste

L’Esprit militaire

Au cercle mili­taire d’une petite ville de gar­ni­son. Un chi­rur­gien-major et un com­man­dant, seuls, assis en face l’un de l’autre dans la vaste salle. Devant le com­man­dant, une absinthe plu­tôt légère ; devant le chi­rur­gien-major, un quinquina-citron.

Le Com­man­dant

Je ne sau­rais te dire, mon vieux, jusqu’où va mon, conten­te­ment. Cette fois, déci­dé­ment, ça tourne bien.

Le Chi­rur­gien

Bien?… Tu me fais peur.

Le Com­man­dant

Poule mouillée!… Depuis le lycée, je t’ai tou­jours connu le même. Tou­jours rêvant de rac­com­mo­der les hommes !

Le Chi­rur­gien

Et toi, de leur cas­ser quelque chose.

Le Com­man­dant

Pour ce qu’ils valent quand ils sont entiers !

Le Chi­rur­gien

Tu fais une petite excep­tion en ta faveur ?

Le Com­man­dant

En ma faveur!… Je sau­rai ça après la guerre. Mais des excep­tions, j’en fais assu­rément. Quelques hommes, très rares, ont une valeur réelle et impres­sion­nante. Les Turenne, les Fré­dé­ric, les Napo­léon, les de Moltke…

Le Chi­rur­gien

Si le génie mili­taire n’avait jamais paru dans le monde, je n’y ver­rais pas grand inconvénient.

Le Com­man­dant

Mais, pauvre ami, le monde serait décou­ronne de sa plus haute gloire!… Mais le monde ne serait que pla­ti­tude et ennui !

Le Chi­rur­gien

Tes façons de te désennuyer…

Le Com­man­dant

Ne sens-tu pas, mal­heu­reux, que tu parles contre toi-même ? Sans la guerre, quelle pau­vre­té que la chirurgie !

Le Chi­rur­gien

Je ne boude pas le tra­vail qui se pré­sente. Mais, pour bien rac­com­mo­dé qu’il soit, l’homme tel qu’il sort de mes mains ne vaut jamais, tout à fait, me semble-t-il, l’homme tel que le fit la nature. Et j’aimerais sur­tout que vous ne me don­niez pas trop de besogne.

Le Com­man­dant

Il ne s’agit plus de tes pré­fé­rences. Pré­pare-toi à tur­bi­ner comme jamais on ne turbine.

Le Chi­rur­gien

Je suis tout prêt.

Le Com­man­dant

… Et dans des pay­sages que tu ne connais guère. Nous t’apprendrons un peu de géo­gra­phie, vieil igno­rant. La pre­mière ambu­lance, sais-tu où je la vois ?

Le Chi­rur­gien

Les pen­sées des mili­taires m’ont tou­jours paru dif­fi­ciles à devi­ner. Je n’essaie plus depuis longtemps.

Le Com­man­dant

Tu tra­vaille­ras dès les pre­miers jours, à Mul­house, à moins que ce soit à Col­mar. Et la seconde ambu­lance enten­dra, aux heures de silence du canon, le bruit du Rhin qui coule. Le Rhin, de nou­veau, tien­dra dans notre verre.

Le Chi­rur­gien

Es-tu beau­coup moins fou que les fous qui en 1870 criaient : À Ber­lin ! à Berlin !

Le Com­man­dant

Ber­lin?… Nous n’aurons pro­ba­ble­ment pas le temps d’y aller nous-mêmes. Pour ce voyage-là, les Russes ont notre délé­ga­tion. Le qua­rante-cin­quième jour après la décla­ra­tion de guerre…

Le Chi­rur­gien

Le qua­rante-cin­quième jour ! Vous avez des pré­ci­sions qui m’effarent.

Le Com­man­dant

La guerre moderne est une mathé­ma­tique en action. L’exactitude de nos cal­culs, tu l’admireras tout le long de la cam­pagne. On peut pré­voir la marche et le retour d’une comète et tu voudrais…

Le Chi­rur­gien

La comète ne se heurte pas tous les jours à une autre comète.

Le Com­man­dant

Les facul­tés de résis­tance et les facul­tés de péné­tra­tion des diverses armées, pour­quoi seraient-elles moins cal­cu­lables que la résis­tance des atmo­sphères ou que…

Le Chi­rur­gien

Il me semble qu’il entre un jeu de hasard dans la guerre.

Le Com­man­dant

Un savant qui parle de hasard !

Le Chi­rur­gien

Tu me com­prends. Tout n’est pas cal­cu­lable. N’est-ce pas Bis­marck qui par­lait de l’influence des impondérables ?

Le Com­man­dant

Les impon­dé­rables sont de notre côté. Les Russes gagne­raient quelques jours sur nos cal­culs, nous n’en serions pas autre­ment éton­nés. Quant au contraire, impos­sible. Songe qu’ils jet­te­ront sur l’Allemagne l’écrasement pro­gres­sif de douze mil­lions d’hommes.

Le Chi­rur­gien

N’est-ce pas là une foule et une cohue plu­tôt qu’une armée?… À quoi leur a ser­vi leur nombre dans la guerre contre les Japonais ?

Le Com­man­dant

Ils ont bou­gre­ment pro­gres­sé depuis.

Le Chi­rur­gien

Tu en es certain ?

Le Com­man­dant

Abso­lu­ment.

Le Chi­rur­gien

As-tu une grande estime pour leur commandement ?

Le Com­man­dant

Pour­quoi pas ?

Le Chi­rur­gien

J’ai enten­du dire que les offi­ciers russes n’étaient pas d’une pro­bi­té scru­pu­leuse. Le capi­taine ne majo­re­ra-t-il pas le chiffre de ses hommes ? Le colo­nel, le chiffre de ses com­pa­gnies ? le général?…

Le Com­man­dant

Si tu écoutes de telles balivernes ! 

Le Chi­rur­gien

Je crains que les douze mil­lions de sol­dats russes qui seront sur le papier ne soient pas tous sur le terrain.

Le Com­man­dant

Ils y seront.

Le Chi­rur­gien

Je crains que ceux qui y seront soient conduits par des ânes et par des ânes saouls. Com­bien de fois géné­raux et capi­taines seront-ils ivres-morts à l’heure de l’action opportune ?

Le Com­man­dant

Cesse d’insulter des offi­ciers et des frères d’armes.

Le Chi­rur­gien

Si tu pousses le cou­rage jusqu’à me garan­tir la sobrié­té de l’aristocratie russe…

Le Com­man­dant

Crois-tu que l’officier alle­mand ne boive pas aus­si ? Mais il y a boire et boire. Moi-même, une petite absinthe m’éclaircit les idées.

Le Chi­rur­gien

Par­lons sérieusement.

Le Com­man­dant

Sérieu­se­ment, les Russes n’ont plus aujourd’hui qu’un seul défaut. Mais il tient en grande par­tie à des néces­si­tés géo­gra­phiques. Leur mobi­li­sa­tion est d’une lenteur…

Le Chi­rur­gien

Pen­dant cette lente mobi­li­sa­tion, ne crains-tu pas que toutes les forces de la Tri­plice, se jetant sur nous, nous écrasent sans remède ?

Le Com­man­dant

C’est le cal­cul et l’espoir de l’Ennemi. Mais ce qu’il se fout le doigt dans l’œil, l’Ennemi ! L’Italie ? Épui­sée par sa cam­pagne de Lybie. Tout est désor­ga­ni­sé dans cette pauvre armée qui la tou­jours réus­si à se faire battre par n’importe qui, même par les Autri­chiens. Les Autri­chiens, aucune valeur mili­taire, eux non plus. Peu de troupes suf­fi­ront à défendre les pas­sages des Alpes. Et contre l’Allemagne, adver­saire sérieux, dès le pre­mier jour nous pre­nons l’offensive…

Le Chi­rur­gien

Bien sûr ?

Le Com­man­dant

Et dans des condi­tions épa­tantes, comme disent ces mes­sieurs de l’Académie. L’Alsace, tou­jours fran­çaise de cœur…

Le Chi­rur­gien

Moi, je n’y connais rien. Ce n’est pas mon métier. Heu­reu­se­ment ! Mais j’ai tou­jours enten­du dire que l’armée alle­mande est une machine for­mi­da­ble­ment construite.

Le Com­man­dant

Dans un duel entre l’armée fran­çaise et l’armée alle­mande, le résul­tat final serait peut-être dou­teux. Ils nous sont trop supé­rieurs par le nombre. Mais pour tout le reste…

Le Chi­rur­gien

La supé­rio­ri­té du nombre, ils l’auront long­temps, pen­dant toute cette mobi­li­sa­tion russe dont tu signales la len­teur. Et ils auront tou­jours la rigou­reuse dis­ci­pline ; et ils seront toujours…

Le Com­man­dant

Comptes-tu pour rien notre ardeur, notre élan, notre mor­dant, l’initiative dont cha­cun de nos hommes est capable ?

Le Chi­rur­gien

Et nos prompts décou­ra­ge­ments, et notre manque d’esprit de suite.

Le Com­man­dant

Quand fini­ras-tu de nous calom­nier au pro­fit de la lour­deur allemande ?

Le Chi­rur­gien

Quand tu tien­dras un compte suf­fi­sant de la légè­re­té française.

Le Com­man­dant

Il y a des mots ana­chro­niques aux­quels on ne répond plus depuis long­temps que par un haus­se­ment d’épaules… Et si tu savais com­bien notre artille­rie est supé­rieure. Quant à nos offi­ciers ils donnent le plus magni­fique démen­ti au pré­ju­gé qui nous accuse de légè­re­té ; ils sont, tout sim­ple­ment, incomparables.

Le Chi­rur­gien

Qui le dit ? Nos officiers?…

Le Com­man­dant

Je te rabâche des choses que tu es seul à igno­rer depuis la guerre bal­ka­nique. Les canons venus de chez nous, rap­pelle-toi avec quelle auto­ri­té ils impo­saient silence aux canons venus d’Allemagne.

Le Chi­rur­gien

Peut-être réser­vons-nous notre meilleure mar­chan­dise pour l’exportation et les Alle­mands livrent-ils leur pire camelote.

Le Com­man­dant

Hypo­thèse ridi­cule. Sup­poses-tu leurs indus­triels moins avides de vendre que les nôtres?… Quant aux troupes ins­truites par des offi­ciers fran­çais, elles se sont mon­trées tel­le­ment supé­rieures aux sol­dats exer­cés à l’allemande…

Le Chi­rur­gien

Ce sont là les grandes rai­sons pour les­quelles notre État-Major désire la guerre ?

Le Com­man­dant

Si elles ne te suf­fisent pas, tu es dif­fi­cile. Quel aveugle ne serait ébloui par ces rayon­nantes pro­messes de revanche?…

Le Chi­rur­gien

J’admire la facul­té de sim­pli­fi­ca­tion des sol­dats et com­ment, tou­jours vain­queurs d’avance sur le papier ils se font battre par la com­pli­ca­tion impré­vue des situa­tions et des événements.

Le Com­man­dant

Du diable si je com­prends ce que tu veux dire.

Le Chi­rur­gien

J’admire votre façon de mépri­ser ce que vous appe­lez dédai­gneu­se­ment la psychologie.

Le Com­man­dant

Tu te fous de moi!… Au moment où je viens de te van­ter en termes plus modernes et plus fran­çais, la fameuse furia fran­ce­sa… Quel est le géné­ral qui ne tient pas le plus grand compte du moral de ses troupes et du moral de l’adversaire ?

Le Chi­rur­gien

Vous ne son­gez pas que, com­man­dés à l’allemande, nos sol­dats mar­che­raient mal, alour­dis d’une amer­tume qui, pro­gres­si­ve­ment, s’irriterait jusqu’à la révolte ; mais, sous des offi­ciers fran­çais, les sol­dats alle­mands qui demandent à être pous­sés, non à être entraî­nés, res­te­raient presque inertes.

Le Com­man­dant

C’est pos­sible.

Le Chi­rur­gien

Vous ne son­gez pas que la méthode fran­çaise, aimable et per­sua­sive, péné­trante et exal­tante, peut sur des étran­gers réus­sir mieux que la méthode allemande.

Le Com­man­dant

C’est, au contraire, ce que je me tue à te dire.

Le Chi­rur­gien

Et vous ne son­gez pas qu’entre les méthodes de l’officier alle­mand et la nature du sol­dat alle­mand, il peut y avoir éta­blie ou pré­éta­blie, une rigou­reuse har­mo­nie. Parce que la com­bi­nai­son com­po­sée par des offi­ciers alle­mands et des sol­dats turcs s’est mani­fes­tée médiocre, vous ne son­gez pas que la com­bi­nai­son offi­cier alle­mand et troupe alle­mande doit don­ner des résul­tats pré­cis, for­mi­dables, peut-être lour­de­ment irrésistibles.

Le Com­man­dant

Et toi tu ne songes pas que si notre état-major désire la guerre, c’est qu’après avoir tout cal­cu­lé, il est cer­tain de la victoire.

Le Chi­rur­gien

Si la guerre éclate, c’est que les deux états-majors pro­mettent la vic­toire à leurs gou­ver­ne­ments res­pec­tifs. Quand d’un côté ou de l’autre on hésite à affir­mer qu’il ne manque pas un bou­ton de guêtre, on ne se bat pas. Quel est le côté qui se trompe aujourd’hui ?

Le Com­man­dant

Tu oublies vrai­ment trop que la confiance en nos chefs est ver­tu patriotique.

Le Chi­rur­gien

La confiance aux chefs alle­mands est sans doute ver­tu patrio­tique de l’autre côté des Vosges. Per­mets à mon patrio­tisme de n’avoir pas pré­ci­sé­ment les mêmes exi­gences que le tien ou que celui d’un jun­ker. Avec une confiance modé­rée, je salue les Lebœuf d’aujourd’hui. D’autre part, mes sen­ti­ments d’humanité…

Le Com­man­dant

Tes sen­ti­ments d’humanité, tu auras l’occasion de les exer­cer sur les bles­sés. Mais tu per­met­tras que moi, pour ma part, pen­dant la durée de la guerre, je m’en fiche com­plè­te­ment de tes sen­ti­ments d’humanité et tu n’exigeras pas que l’état-major les fasse entrer dans ses cal­culs. Ils faus­se­raient tout et seules les consi­dé­ra­tions d’ordre militaire…

Le Chi­rur­gien

Les hommes…

Le Com­man­dant

Les hommes, pour un sol­dat, des moyens de vic­toire, et rien d’autre chose. Qu’il s’agisse de lui-même ou d’autrui, souf­france et mort ne comptent pas. Sui­vant le pro­verbe que citait Napo­léon avec une fami­lia­ri­té sublime au moine du mont Saint-Ber­nard, on ne fait pas une ome­lette sans cas­ser des œufs. 

Le Chi­rur­gien

Les œufs que tu te pro­poses de cas­ser sont d’étranges œufs qui pensent et qui souffrent.

Le Com­man­dant

Quoi qu’en dise Nietzsche, elle n’a rien de nou­veau et les natures géné­reuses l’ont tou­jours connue cette table de la Loi : Deve­nons durs.

Le Chi­rur­gien

Ce mot allemand…

Le Com­man­dant

Nous le ferons français.

Le Chi­rur­gien

Ne serait-ce pas toi qui te serais fait une men­ta­li­té alle­mande ? Quand un homme de mon pays désire la guerre, j’éprouve le sen­ti­ment et l’affront de la pire des défaites, la défaite de la rai­son et du cœur. Qui­conque sou­haite la guerre ne me semble plus appar­te­nir à France la doulce. Il me semble conquis par les concep­tions alle­mandes et bar­bares. Il me semble…

Le Com­man­dant

Chut ! Des cama­rades… Par­lons d’autre chose. Ou plu­tôt, si tu veux, fai­sons une par­tie d’échecs. Pour te prou­ver que mes cal­culs valent tou­jours un peu mieux que les tiens, je te rends une tour.

* * * *

(Deux mois plus tard, sur les rives de l’Aisne. Le com­man­dant n’est plus com­man­dant ; il est lieutenant-colonel.)

Le Lieu­te­nant-Colo­nel (se frot­tant les mains)

Ça marche, ça marche. Et ça n’est pas fini. Ça dure­ra bien assez pour que je sois général.

Le Chi­rur­gien

Mal­gré notre vieille ami­tié, je ne le sou­haite pas. 

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Pour­quoi donc, je te prie ?

Le Chi­rur­gien

Tes galons nous coûtent un peu cher.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Il me semble que par mon éner­gie, mon ini­tia­tive, mon mépris du dan­ger et, à l’occasion mes trou­vailles tac­tiques, c’est moi qui les ai payés. 

Le Chi­rur­gien

Toi et quelques autres. Com­bien de morts nous a coû­tés celui qu’on vient de te don­ner, sans comp­ter la cathé­drale de Reims ?

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Comp­tons-la, au contraire. Et pro­cla­mons bien haut que la vic­toire ne coûte jamais trop cher.

Le Chi­rur­gien

Ce qui ne coûte jamais trop cher, c’est la paix.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Péquin indé­crot­table ! Tu me ferais rou­gir. Toi qui appar­tiens à l’armée depuis ta pre­mière jeu­nesse, com­ment as-tu encore, si peu l’esprit militaire ?

Le Chi­rur­gien

C’est peut-être, comme dit l’autre, pour conser­ver quelque chose d’humain.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Cette armée à laquelle tu t’es don­né par libre choix…

Le Chi­rur­gien

Est-ce que j’appartiens à l’armée telle que tu la com­prends ? Est-ce que je suis un ins­tru­ment de guerre, comme un colo­nel ou un canon ? Je suis de ceux qui limitent la guerre et je m’efforce de la com­battre dans ses odieux résul­tats. Dans mon action comme dans mes sen­ti­ments, je reste un enne­mi de la guerre.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Je ne hausse pas les épaules ; je fais effort pour conti­nuer à valoir mieux que toi, même par la lar­geur d’esprit. Je te com­prends et tu refuses de me com­prendre. Pour­tant nous nous com­plé­tons l’un l’autre et, comme disent les bonnes gens de mon pate­lin, il faut toutes sortes d’hommes pour faire un monde.

Le Chi­rur­gien

Un monde que la guerre dimi­nue et enlai­dit. Elle détruit la beau­té dans l’âme humaine comme sur la face de la terre.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Connais-tu beau­té plus belle que le courage?…

Le Chi­rur­gien

Un tigre est cou­ra­geux, et aus­si le bou­le­dogue. Le cou­rage guer­rier, le cou­rage qui affronte la dou­leur et la mort parce qu’il veut bles­ser et tuer, le cou­rage fait de haine et de réflexes ven­geurs, chose ani­male et sans noblesse.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Nous le ren­dons humain et glo­rieux par le sang-froid, par la science et ses calculs.

Le Chi­rur­gien

Bru­ta­li­té du loup ou ruse du renard…

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Pous­se­ras-tu l’amour du para­doxe et l’esprit de contra­dic­tion jusqu’à com­pa­rer notre science?…

Le Chi­rur­gien

Je ne juge pas les êtres sur la quan­ti­té de leur habi­le­té ou de leur puis­sance. L’usage qu’ils en font, leurs inten­tions, la direction…

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Mora­liste, va !

Le Chi­rur­gien

J’aime le cou­rage du brancardier…

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

À quoi ser­vi­rait-il, sans le nôtre ?

Le Chi­rur­gien

Tu as rai­son. À quoi ser­vi­raient les asiles d’aliénés, sans la folie ?

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Fou toi-même ! Ta phi­lo­so­phie, men­songe pré­ten­tieux et man­teau qu’on jette sur le décou­ra­ge­ment et l’impuissance. Au vain­cu et au faible, s’il manque de res­sort, de prê­cher le pacifisme.

Le Chi­rur­gien

Dans l’humanité bru­tale et avide que vous contri­buez à nous faire, c’est vrai, presque seuls les faibles et les vain­cus louent la jus­tice ou la pitié. Dès qu’ils espèrent deve­nir les plus forts, c’est de revanche qu’ils parlent et leur cœur infâme, leur cœur de repré­sailles pro­met d’être au jour de la vic­toire, injuste et sans pitié.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Puisqu’ils ne valent pas mieux que les autres, pour­quoi te ranges-tu volon­tai­re­ment avec eux ? Pour­quoi parles-tu un lan­gage qu’ils ne demandent qu’à renier ?

Le Chi­rur­gien

Ce lan­gage est le seuil qui puisse se revê­tir de beau­té humaine. Dans la bouche du mar­tyr qui sau­rait à l’occasion refu­ser de deve­nir bour­reau, ce lan­gage est le seul qui…

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Gloire ! vic­toire ! mots rayon­nants comme des soleils.

Le Chi­rur­gien

Non. Comme des incendies.

(Un long silence, peu­plé, de part et d’autre, de sou­rires indulgents.)

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Te rap­pelles-tu notre conver­sa­tion au cercle, la veille de la guerre ?

Le Chi­rur­gien

Si je me la rappelle !

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Ton aveu­gle­ment croyait à la vic­toire allemande.

Le Chi­rur­gien

Lequel de nous deux était le plus aveugle ? Sans cer­tains détails que tu igno­rais autant que moi, je n’avais que trop raison.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Je sais. Nous ne pou­vions encore pré­voir la neu­tra­li­té de l’Italie, l’héroïque résis­tance des Belges, l’appui tenace de l’Angleterre. Nous ne savions pas à quel point Dieu était avec nous.

Le Chi­rur­gien

Écarte ces atouts de notre jeu, la par­tie serait déjà perdue.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Pos­sible.

Le Chi­rur­gien

Mal­gré ces chances impré­vues, il me semble que nous sommes un peu loin des espé­rances que tu expri­mais. L’eau qui coule devant nous n’est pas tout à fait celle du Rhin. Et ces Russes, que tu voyais à Ber­lin le qua­rante-cin­quième jour après la décla­ra­tion de guerre, où sont-ils ?

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Si nous ne connais­sions pas tous nos avan­tages, nous igno­rions aus­si quelques obs­tacles qui comptent. La mitrailleuse des Alle­mands est plus meur­trière qu’on n’aurait cru. Quant à leur artille­rie de siège, qui pou­vait soup­çon­ner cette lourde puis­sance à laquelle aucun fort ne résiste ?

Le Chi­rur­gien

La voi­là bien la démence de l’État-Major. Jamais il ne sait à quel point Dieu est aus­si avec l’ennemi. Jamais il ne soup­çonne que le jeu de l’adversaire peut conte­nir des cartes incon­nues et redoutables.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

L’État-major alle­mand n’a pas été moins sur­pris par la valeur de notre canon de 75 millimètres.

Le Chi­rur­gien

Tu me per­met­tras de ne pas éprou­ver pour l’État-Major alle­mand plus de res­pect et d’enthousiasme que pour l’État-Major fran­çais. Dans n’importe quel pays, l’homme qui désire la guerre m’apparaît mul­ti­ple­ment fou.

Le Lieu­te­nant-Colo­nel

Si tout le monde pen­sait comme toi, ce serait donc tou­jours la paix?…

Le Chi­rur­gien

Certes !

Le Lieu­te­nant-Colo­nel (haus­sant les épaules)

Alors, mon pauvre vieux, à quoi ser­vi­rait l’armée ?

II

(Dans une ville de gar­ni­son allemande.)

Un Haupt­mann (se frot­tant les mains)

Je suis heu­reux, heu­reux. Enfin décla­ré, l’état de menace de guerre.

Un méde­cin militaire

Tu te réjouis?…

Le Haupt­mann

Comme tout bon Allemand.

Le Méde­cin

Tu te réjouis de la mort pro­chaine de beau­coup de bons Allemands.

Le Haupt­mann

On ne dira pas de ces héros qu’ils sont morts, on dira qu’il sont tom­bés au champ d’honneur !

Le Méde­cin

Dif­fé­rence qui ne m’émeut guère.

Le Haupt­mann

Tu n’as pas une âme de sol­dat, une âme de Germain.

Le Méde­cin

On a van­té, pen­dant des siècles, notre bon­ho­mie et notre sen­ti­ment sublime.

Le Haupt­mann

Ne les raillait-on pas plus qu’on ne les vantait ?

Le Méde­cin

L’Allemand avait un cœur plein de pitié.

Le Haupt­mann

Nos cœurs aujourd’hui débordent de légi­time orgueil et de cou­rage. Des cœurs de maîtres et de vain­queurs. Sois digne d’aujourd’hui et de notre glo­rieuse hégé­mo­nie. Sois un Alle­mand d’aujourd’hui.

Le Méde­cin

J’aime mieux res­ter un homme de toujours.

Le Haupt­mann

Tou­jours les hommes ont fait la guerre.

Le Méde­cin

Jésus…

Le Haupt­mann

Tu ne parles pas d un homme, tu parles d’un dieu.

Le Méde­cin

« Soyez par­faits comme votre père céleste est parfait. »

Le Haupt­mann

C’est un peu difficile.

Le Méde­cin

Oui, il est plus dif­fi­cile de réa­li­ser l’homme en son cœur et en ses gestes que de s’enivrer de gloire alle­mande et de se pro­cla­mer un surhomme.

Le Haupt­mann

L’homme se recon­naît au courage.

Le Méde­cin

Et davan­tage à l’amour, si j’en crois ton dieu. Il est venu sur la terre uni­que­ment pour ensei­gner la fra­ter­ni­té de tous les hommes.

Le Haupt­mann

Uni­que­ment!… Non, par exemple ! « Ren­dez à César ce qui appar­tient à César. » Ce qui appar­tient à César, notre obéis­sance enthou­siaste, notre vie, notre sang…

Le Méde­cin

« … Et ren­dez à Dieu ce qui appar­tient à Dieux. » Que réserves-tu pour Dieu, toi qui donnes tout à César ?

Le Haupt­mann

Par César me par­viennent les ordres de Dieu.

Le Méde­cin

Com­bien de fois Jésus a par­lé contre les princes de ce monde.

Le Haupt­mann

Ceux qui étaient contre lui. Tu confonds le par­ti­cu­lier et le local avec l’universel et l’éternel.

Le Méde­cin

« Bien­heu­reux les pacifiques. »

Le Haupt­mann

Ah ! ça, te pro­po­se­rais-tu de te faire pasteur !

Le Méde­cin

Et ce mot qui pénètre eu moi comme un glaive : « Celui qui frappe par l’épée péri­ra par l’épée. »

Le Haupt­mann

Mais nous l’appelons de tous nos cœurs, la mort glo­rieuse. Si tu pré­fères la fin du lâche dans son lit…

Le Méde­cin

Tu vou­dras bien croire que je ne songe pas à moi quand la menace de Jésus me déchire. J’ai peur qu’elle s’adresse aux nations autant qu’aux individus.

Le Haupt­mann

Tu dis?…

Le Méde­cin

Notre Alle­magne, fille de la guerre, je tremble qu’elle soit à la veille de périr par la guerre.

Le Haupt­mann

Tu connais mal notre puis­sance. L’Allemagne invincible…

Le Méde­cin

D’autres nations déjà furent invin­cibles… quelque temps.

Le Haupt­mann

L’Allemagne immor­telle…

Le Méde­cin

Nulle construc­tion humaine n’est immortelle. 

Le Haupt­mann

La forme actuelle de l’Allemagne, arbi­traire et trop étroite, va écla­ter. L’Allemagne va conqué­rir ses limites néces­saires. Elle sera alors construc­tion natu­relle et que rien ne peut détruire.

Le Méde­cin

Debe­mur mor­ti nos nostraque.

Le Haupt­mann

Encore de l’Écriture !

Le Méde­cin

Non. Je répète un mot d’Horace.

Le Haupt­mann

Alors tu per­met­tras que je ne le prenne pas pour parole d’Évangile.

Le Méde­cin

Tu l’écoutés si bien, l’Évangile.

Le Haupt­mann (riant)

Tiens, je vais te faire la plus énorme des conces­sions. Oui, tous les hommes et tout ce qui les concerne est pro­mis à la mort. Après le juge­ment der­nier, plus d’Allemagne. Moi, jusque-là…

Le Méde­cin

Jusque-là plus d’une nation suc­com­be­ra à un juge­ment particulier.

Le Haupt­mann

Certes ! Notre poids cour­be­ra la France jusqu’à la briser.

Le Méde­cin

La France n’est pas notre seul adver­saire. L’énorme et immense Russie…

Le Haupt­mann

Énorme, comme tu dis bien, et immense, et inver­té­brée. Lente comme un ver de terre, et l’Oural est une serpe qui la coupe en deux. L’énorme para­ly­tique nous lais­se­ra tout le temps d’écraser la France de façon défi­ni­tive. Ensuite, nous bou­te­rons les cosaques hors d’Europe.

Le Méde­cin

Tu parles avec une assurance…

Le Haupt­mann

Les cal­culs de notre État-Major sont mathématiques.

Le Méde­cin

Quand les mathé­ma­tiques s’appliquent au concret, ne leur arrive-t-il jamais de se tromper ?

Le Haupt­mann

Nos cal­culs sont faits avec une large marge. Ils font place aux pires impré­vus, à l’invraisemblable, j’allais dire à l’impossible. Avec un peu de chance, il nous faut huit jours pour être devant Paris. Si tous les hasards se liguent contre nous, il en faut quinze. Avec la puis­sance de nos obu­siers de 420 — tu m’en diras des nou­velles, de ceux-là ! — deux jours suf­fisent pour péné­trer dans la moderne Baby­lone comme dans une vieille garce. Cepen­dant je suis l’exemple de pru­dence don­né par notre glo­rieux Empe­reur, et c’est seule­ment dans quatre semaines bien comp­tées que je t’invite à dîner sur le bou­le­vard des Italiens.

Le Méde­cin

Dans quatre semaines, où seront les Russes ?

Le Haupt­mann

Les Russes ? Devant Vil­na, qu’ils défen­dront péni­ble­ment contre les troupes autrichiennes.

Le Méde­cin

Tu pro­phé­tises comme un clairon. 

Le Haupt­mann

Dis comme un mathématicien.

Le Méde­cin

Com­bien de pro­phètes furent démen­tis par l’événement ! Et que pro­phé­tise-t-on de l’autre côté des Vosges ?

Le Haupt­mann

Je n’en sais rien et je m’en fous.

Le Méde­cin

Si la guerre éclate, c’est que l’ennemi aus­si escompte la victoire.

Le Haupt­mann

Remer­cions le Sei­gneur, s’il les aveugle à ce point.

* * * *

(Deux mois plus tard, sur les rives de l’Aisne.)

Le Méde­cin

Je me rap­pelle tes paroles à la veille de la guerre et tout mon être inté­rieur est secoué par un grand rire douloureux.

Le Haupt­mann (Écla­tant d’un rire bruyant et qui, en effet,
sonne, se pro­longe et reprend comme un hen­nis­se­ment.
)

Moi, je le laisse échap­per, mon vaste rire comme le galop et le cri d’appel d’un étalon.

Le Méde­cin

Ne calom­nie pas un rire qui vou­drait pleu­rer. Il est, ce même rire réflexe par quoi, devant les séna­teurs indi­gnés et incom­pré­hen­sifs, Anni­bal expri­ma, plus pro­fon­dé­ment que tous les sou­lè­ve­ments et toutes les cas­cades de san­glots, son déses­poir patriotique.

Le Haupt­mann

Tu es sourd, si tu n’y entends pas, au contraire, la joie et la fan­fare du combat.

Le Méde­cin

Ton effort…

Le Haupt­mann

L’allégresse même de la vic­toire fré­mit à de moindres pro­fon­deurs. La vic­toire serait, hélas ! la fin de la guerre. Com­bien il y a plus de haine amas­sée, et de vie, et de res­sort, au cœur du vaincu !

Le Méde­cin

Tu deviens fou ?

Le Haupt­mann

Les plus nobles exal­ta­tions prennent aux bouches vul­gaires, le nom de folies. Mais le géné­reux qui ne se laisse point séduire par « les maîtres du bon som­meil » et de l’inerte sagesse, qu’est-ce qui peut, hors la guerre, le jeter dans son élé­ment et dans son allégresse ?

Le Méde­cin

Mal­heu­reux ! la défaite…

Le Haupt­mann

La défaite, mère des revanches, vaut mille fois mieux que la paix. .

Le Méde­cin

Cette démence nietzchéenne…

Le Haupt­mann

Est la vraie sagesse du sol­dat. Une longue vie endor­mie et qui bâille dans un rêve morne, nous ne vou­lons pas cela. Pour le vaillant, la vie se mesure non à sa durée, mais à son inten­si­té. Qu’est-ce qu’une vie qui n’est pas émo­tion et fièvre ? En véri­té, voi­ci deux mois qui valent, à eux seuls, plus que dix existences.

Le Méde­cin

Es-tu encore ivre du cham­pagne déjà lointain ?

Le Haupt­mann

Ne suis-je pas plu­tôt moi-même le champagne ?

Le Méde­cin

Tu dis?…

Le Haupt­mann

Aujourd’hui que le vilain n’est plus taillable, cor­véable et tuable à mer­ci, aujourd’hui qu’il n’y a plus dans la paix de liber­té pour per­sonne, conven­tions, lois, tri­bu­naux com­priment trop dou­lou­reu­se­ment les hommes supé­rieurs. Seule la guerre fait sau­ter le bou­chon et je m’élance, enfin deve­nu moi-même, dans une joie qui mousse.

Le Méde­cin

Qui bave plutôt.

Le Haupt­mann

Enfin, homme éter­nel repousse son étouf­fe­ment, et il jaillit en volup­tés sanglantes.

Le Méde­cin

Tu me fais horreur.

Le Haupt­mann

Ah ! tuer sans être appe­lé assas­sin, brû­ler sans être tra­duit devant les juges, déployer libre­ment par­mi le bruit des accla­ma­tions, toute la vigueur et l’envergure de sa puis­sance ! Où peut-elle plus magni­fi­que­ment se mani­fes­ter et s’épanouir, une puis­sance, que devant la beau­té, le cré­pi­te­ment, le fré­mis­se­ment qui monte d’un vaste rideau de flammes et d’incendie ? Cette cathé­drale qui brûle, m’est mille fois plus exal­tante que toutes les trom­pettes de la victoire.

Le Méde­cin

Le moindre par­mi les arti­sans qui por­tèrent leur pierre à ce grand ouvrage me paraît digne d’envie.

Le Haupt­mann

Patient et lent apol­li­nien, il a pré­pa­ré mes dio­ny­siaques allé­gresses. Il a dres­sé la car­casse du feu d’artifice dont se réjouissent mes yeux et mon cœur. Dans les, cou­lisses de l’histoire, il a écha­fau­dé mon apothéose.

Le Méde­cin

Comme elle mau­dit les Van­dales, nos loin­tains ancêtres, l’histoire nous maudira.

Le Haupt­mann

C’est donc que l’histoire serait incom­pré­hen­sion et démence. Le divin Zara­thous­tra l’a dit : « l’homme est fait pour la guerre. »

Le Méde­cin

Je sais : « Et la femme pour l’amusement du guer­rier. » Ces paroles absurdes, à la fois bru­tales et pauvres…

Le Haupt­mann

C’est peut-être toi qui les com­prends pau­vre­ment, si tu as la naï­ve­té d’entendre le mot « femme » au sens propre… Vois comme il est ici mer­veille de sym­bo­lisme et de richesse. Devant la viri­li­té dres­sée du guer­rier, c’est tout qui devient femme ; c’est tout qui devient trem­ble­ment de ter­reur et d’admiration. Ce que Zara­thous­tra appelle la femme, — com­prends donc, — ce qui est fait pour notre amu­se­ment — élar­gis donc ton cœur et ton désir — c’est la terre entière. Ne sens-tu pas que le rut de notre âme a vio­lé la cathédrale ?

Le Méde­cin

Mais…

Le Haupt­mann

Écoute… L’alerte… Je cours à la joie de tuer, à la joie peut-être de mou­rir, dans la volup­tueuse vision du sang et du feu qui enva­hissent, pourpre royale, et conquièrent l’univers.

(Il part en courant.)

Le Méde­cin

Je le soup­çon­nais depuis long­temps, que ce qu’on appelle l’esprit mili­taire relève de la douche et de la cami­sole de force.

[/​Han Ryner./​]
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La Presse Anarchiste