La Presse Anarchiste

Casse-cou

Non, mon cher Lecoin, non ! Je ne suis absol­u­ment pas de ton avis en ce qui con­cerne l’amnistie. Je com­prends que tu aies la pho­bie de la prison, et je ne cesse pas d’admirer en toi l’homme qui a passé un quart de son exis­tence der­rière des bar­reaux pour avoir défendu tant de nobles caus­es. Ceux qui t’ont retenu sont-ils les mêmes que ceux qui gar­dent les gens en faveur de qui tu viens d’élever la voix ? Je ne sais. Mais ils appar­ti­en­nent au même monde et cela me suf­fi­rait a pri­ori pour les con­damn­er. Mais cela suf­fit-il pour inno­cen­ter leurs pré­ten­dues « vic­times » ? Non ! Je t’en prie, mon vieux, cesse de t’apitoyer sur celles-ci ! Cesse de plain­dre leurs familles ! Je veux bien, avec toi, pra­ti­quer per­son­nelle­ment le par­don des injures et l’oubli des offens­es ; je veux bien, avec toi, deman­der indul­gence pleine et entière pour les mal­heureux qu’une entorse à des lois humaines jette dans des pris­ons ; je veux bien qu’on soigne les crim­inels et non qu’on les tue — d’un coup ou à petit feu — car je sais bien qu’ils ne sont ce qu’ils sont que parce que la société n’est que ce qu’elle est ; mais, de grâce, veux-tu donc empêch­er les loups de se manger entre eux ?

Car enfin, de quoi s’agit-il ? De restituer à la société — dis­ons à la France, puisque nous vivons dans ce doux pays ! — ceux que l’on a, un temps, flétris du nom de « col­lab­o­ra­teurs ». C’est bien cela ? J’ai bien compris ?

Eh bien, non ! mon vieux, non ! Je ne te suis pas du tout ! J’en arriverais presque à dire : « Péris­sent plutôt deux inno­cents que de voir relancés dans le cir­cuit pub­lic mille de ces gens-là ! » Que m’ont-ils donc fait ? vas-tu dire. À moi ? Rien ! Per­son­nelle­ment, indi­vidu­elle­ment, directe­ment, physique­ment : rien.

À l’homme, à l’être humain que je suis et que je veux rester : le pire.

À quels mobiles ont obéi ces gens qui se sont mis aux genoux du Maître du moment, et qui se sont sig­nalés par leur ardeur à lui léch­er les bottes, parce qu’il leur parais­sait plus ter­ri­ble ou plus puis­sant que celui qui venait d’être détrôné ? Il n’y en a au fond que deux : la peur et l’intérêt. La peur : je sais. C’est une forme de mal­adie. L’intérêt : je sais. C’est une forme de l’égoïsme. J’irais même plus loin. La peur et l’intérêt ne sont-ils pas autre chose que deux formes de l’instinct de con­ser­va­tion ? Mais dis-moi : sont-ils vrai­ment des Hommes ; sont-ils dignes de l’espèce humaine, ces êtres qui, lorsque leur vie n’est pas men­acée, se lais­sent domin­er par cet instinct ? Et vas-tu t’apitoyer vrai­ment parce qu’ils ont eu, depuis qua­tre ans seule­ment, le temps de la réflex­ion ? Non, je ne suis pas indul­gent à ceux qui les reti­en­nent pris­on­niers, et dont beau­coup sans doute ne valent pas cher, mais je me dis : n’y a‑t-il pas assez comme cela de lâch­es et de cyniques ? N’est-ce pas une chance que je ne sois pas exposé à en ren­con­tr­er bien davan­tage chaque jour ?…

* * * *

Ceci n’est encore rien. Moi qui n’ai pra­tique­ment pas souf­fert, je te l’ai dit, du régime nazi (j’étais pris­on­nier de guerre, privé de lib­erté physique et par­fois de pain), je suis obligé de penser au genre de com­plic­ité dont les « col­lab­o­ra­teurs » les plus infimes se rendaient coupables. Il y en a eu jusque dans les camps de pris­on­niers, et nous étions quelques-uns à penser : chaque pris­on­nier de guerre qui, n’y étant pas con­traint, va libre­ment tra­vailler en Alle­magne libère un Alle­mand qui pren­dra l’uniforme et, s’il ne peut com­bat­tre, vien­dra au moins pren­dre place autour des bar­belés. Chaque pris­on­nier tra­vailleur volon­taire ren­force la prison de ses anciens cama­rades. Car, que fût-il advenu de nous si Hitler avait gag­né la partie ?

De même, chaque civ­il tra­vailleur volon­taire ren­forçait les pos­si­bil­ités d’oppression nazie sur les autres Français. Chaque col­lab­o­ra­teur notoire était le com­plice, con­scient ou non, des atroc­ités com­mis­es dans les camps de la mort. Et rien, tu m’entends bien, Lecoin, ne m’empêchera jamais de penser que l’immense majorité de ceux que tu plains, dans un mou­ve­ment dont j’admire la générosité, mais dont je te dis ami­cale­ment qu’il est une erreur, n’étaient pas con­scients. C’est te dire que j’ai par­don­né depuis longtemps à ceux qui s’étaient lais­sé entrain­er par sot­tise à servir les des­seins du loup bot­té. La sot­tise, hélas ! quelle qu’en soit l’origine (hérédité, milieu famil­ial, édu­ca­tion — pro­pa­gande et faux patri­o­tisme), il sem­ble bien qu’elle soit incur­able ! Je crois bien que j’ai par­don­né à Pétain. Il était général… Qu’il crève donc dans un lit. À Mau­r­ras. Il était super-patri­ote… Qu’il crève donc de sa sur­dité mentale.

Mais pas à Béraud. Non. J’ai su que, jeune, il crevait d’orgueil autant que de faim. La faim apaisée, son orgueil a suf­fi à le per­dre. Tant pis pour lui. On ne l’a pas eu « à la loyale » ? Que veux-tu que j’y fasse ! Mais, sauf peut-être Dumoulin, que je ne con­nais­sais pas et en faveur de qui ton témoignage pèse beau­coup pour moi, je n’ai par­don­né à aucun de ceux qui cro­quent, ou ont fini de cro­quer, en Espagne, en Ital­ie ou ailleurs, les mil­lions sanglants de l’occupation. Je ne par­donne pas à l’ingénieur — libre, celui-là, et qui tient le haut du pavé — qui met­tait au point les brevets d’invention français pour l’industrie de guerre alle­mande. Je ne par­donne pas à l’armateur qui livrait le char­bon, les bateaux, le matériel qui pou­vait être utile à la guerre sur mer. Je ne par­donne pas à l’industriel qui rece­vait les états-majors alle­mands à sa table, et les com­man­des de matériel pour le front russe à ses bureaux. Je ne par­donne pas à l’intellectuel qui mis­ait sur la sot­tise humaine pour engager les pau­vres types à se faire les com­plices du nazi (n’est-ce pas, Albertini !).

Tous, tu m’entends, tous, sans excep­tion, savaient le véri­ta­ble sens qu’il fal­lait don­ner au mot « ter­ror­iste » s’appliquant à ceux du maquis ; tous savaient la sig­ni­fi­ca­tion des raids des trac­tions avant de la Gestapo ; tous savaient ce qui se pas­sait rue Lau­ris­ton ; tous savaient l’existence de Buchen­wald et de Mau­thausen ; tous savaient être les com­plices du sadisme érigé au rang d’une insti­tu­tion d’État et d’une méth­ode de gou­verne­ment. Et tous tiraient prof­it de leur com­plic­ité. Tous insul­taient à la mis­ère générale, et, placés du côté du plus fort, tous étaient des oppresseurs — plus vils que ceux devant lesquels ils cour­baient l’échine !

Alors, excuse-moi, mon vieux Lecoin, mais j’ai peur. Quoi qu’il m’en coûte, je te dirai quelle crainte m’obsède. J’ai peur, vois-tu, qu’abusant de tes bons sen­ti­ments et de ta générosité, quelqu’un ne t’ait lancé sur une piste où tu risques de per­dre beau­coup de bons et loy­aux amis. J’ai peur qu’à ton corps défen­dant, et parce que tu es droit, on ne t’ait entraîné à faire un tra­vail par­al­lèle par exem­ple à celui d’une cer­taine « revue syn­di­cal­iste » pour laque­lle je ne ferai pas autrement de pub­lic­ité, et qui, se cou­vrant des grands noms de Proud­hon, de Pell­outi­er et d’Albert Thomas (dussent les mânes de ceux-ci en être hor­ri­fiées) cherche à faire pass­er pour de petits saints les amis de Mar­cel Déat.

Excuse-moi encore pour le rap­proche­ment qui me vient à l’esprit. Je me sou­viens, vois-tu, d’un temps où cer­tains d’entre nous, pressen­tant les con­séquences qu’aurait pour l’Homme l’attentat con­tre le Reich­stag, dis­aient : « Van der Lubbe a sans doute accom­pli un geste en lui-même héroïque, mais a‑t-il mesuré les inten­tions de ceux qui l’y pous­saient ? A‑t-il même soupçon­né qu’il pou­vait y être poussé ? S’il avait pu, si peu que ce soit, envis­ager les con­séquences de son geste (nous savons main­tenant qu’il con­te­nait en germe et la guerre et toutes ses séquelles), l’aurait-il accom­pli ? » Beau­coup de bons cama­rades n’étaient pas, alors, de notre avis…

Je n’ai pas envie, tu le pens­es bien, d’assimiler une cam­pagne pour l’amnistie avec l’incendie du Reich­stag. Mais, entre nous, ce n’est pas si sou­vent que les loups se man­gent entre eux. Alors, pourquoi cette indul­gence pour les maîtres d’hier — et quels maîtres ! — quand je te sais prêt à lut­ter con­tre ceux qui voudraient, demain, abaiss­er l’homme au niveau de la brute ?

Alors, je te crie : casse-cou ! Réserve ta pitié pour ceux qui en sont dignes, pour les mal­heureuses con­traintes à se faire avorter et qui se sont fait pren­dre, entre autres ; mais, de grâce, ne la gaspille pas !

[/Lau­mière/]


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